Text
Turquie : au lieu de l’UE, l’OCS ?
Des bijoux, de la colère et des pleurs. En ce dimanche 20 novembre 2016, à Quetta, capitale de la province du Balouchistan, des dizaines d’élèves accompagnés de leurs proches sont venus dire adieu à leurs professeurs. Entre les larmes, un père de famille, inquiet d’éventuels escrocs et profiteurs, propose 45 000 dollars pour racheter à bon prix leurs voitures.
Racontée par le quotidien Daily Pakistan, la scène fait suite à la décision du Ministère des affaires étrangères et du Ministère de l’intérieur pakistanais, prise quelques jours plus tôt, de répondre favorablement à la demande de la Turquie d’expulser hors du Pakistan — par l’annulation et le non-renouvellement de leur visa — les cadres et enseignants turcs travaillant pour les établissements scolaires de la fondation PakTurk. Installée depuis 1995 dans le pays et depuis 2000 à Quetta, cette fondation est soupçonnée par les autorités turques d’appartenir à la confrérie Gülen, elle-même accusée d’être responsable de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
Saluée par le Président turc Recep Tayyip Erdoğan en visite officielle dans le pays les 16 et 17 novembre, cette décision contestée, entraînant le départ précipité d’environ 450 personnes selon la fondation, consolide les relations entre les dirigeants de ces deux pays amenés à se côtoyer davantage ces prochaines années dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Le Pakistan, en effet, qui avait manifesté son intérêt pour l’organisation dès sa création et y bénéficiait, depuis 2005, du statut d’observateur, a entamé en juillet 2015 le processus d’adhésion et devrait être, selon toute vraisemblance, reconnu membre à part entière de l’OCS à l’occasion du prochain sommet qui aura lieu en juin 2017 à Astana (Kazakhstan). Quant à la Turquie, elle ne se satisfait pas de son statut actuel de « dialog partner » de l’organisation — statut qui ne confère pas de droit de vote — et, comme l’a indiqué le 20 novembre Recep Tayyip Erdoğan de retour d’une visite en Ouzbékistan, souhaite donc accéder, comme ce dernier, au rang d’État membre de l’organisation.
Si elle a été réaffirmée à cette occasion, l’intention n’est pas nouvelle. Ainsi en janvier 2013 déjà, Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre, s’exprimait à la télévision en faveur d’une adhésion pleine et entière de son pays à l’OCS. Propos répétés en novembre de la même année, quelques semaines après les événements de Gezi et en présence de Vladimir Poutine. Précédemment, la Turquie avait candidaté auprès de l’organisation en 2007, 2009 et 2010, sans succès, pour être reconnue en tant que pays « invité » de l’organisation, puis avait finalement accédé au statut de « dialog partner », déjà évoqué, lors du sommet de Pékin (Chine) en 2012. Ainsi il semble possible de relier l’intérêt répété d’Ankara pour l’OCS, sous ses différentes modalités (pays membre, invité, partenaire…), à cette phase particulière de l’histoire contemporaine turque correspondant à un virage de la politique étrangère vers de nouveaux acteurs — stratégie imaginée et impulsée par Ahmet Davutoğlu, surnommé « le Professeur » — au premier rang desquels les pays asiatiques. Une phase également marquée par de vives tensions avec l’OTAN et caractérisée ces dernières années par ce que certains observateurs appellent, sur le plan intérieur, une période de « dé-européanisation ». Ainsi n’apparaît-il guère étonnant que cette accession réclamée à l’OCS soit à chaque fois présentée comme une alternative à l’adhésion à l’Union Européenne, laquelle paraît sur la même période de plus en plus compromise et incertaine :
« — Si nous entrons dans l’OCS, nous dirons au revoir à l’UE. » (Recep Tayyip Erdoğan, citation datée du 20/11/16, source)
Créée en 2001 avec l’arrivée de l’Ouzbékistan, l’Organisation de coopération de Shanghai a succédé au « Shanghai Five » (ou « Shanghai Pact ») qui regroupait depuis 1996 la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Un groupement informel qui s’intéressait principalement au règlement des disputes et remises en cause des frontières entre ces pays. Le passage à l’OCS en 2001 en a à la fois institutionnalisé le fonctionnement et élargi le périmètre : ainsi l’organisation, première de la sorte à être initiée et pilotée par la Chine, s’est-elle dotée d’un Secrétariat basé dans ce pays et embrasse désormais aussi la lutte contre le terrorisme, le développement économique et la coopération énergétique. A cet élargissement qualitatif s’ajoute un élargissement quantitatif : en effet, comme l’illustrent les cas du Pakistan et de la Turquie, l’organisation fait l’objet d’un vif intérêt de la part des autres pays de la région. L’Iran, la Mongolie, le Sri Lanka et la Biélorussie sont ainsi aux portes de l’OCS, tout comme l’Inde qui devrait y faire son entrée en 2017. Un agrandissement d’une ampleur telle que Elaheh Koolaee et Mandana Tisheyar, universitaires iraniennes, y voient l’émergence d’une véritable « Organisation de coopération asiatique ».
L’affirmation d’une organisation multilatérale à vocation militaire, économique et politique comme celle-ci, à l’échelle du continent eurasiatique tout entier, a favorisé en retour une lecture essentiellement formulée en termes d’affrontement de puissances et d’opposition est/ouest, comme le soulignent Nicklas Norling et Niklas Swanström de l’Institute for Security and Development Policy (basé en Suède). L’arrivée programmée de l’Inde au sein de l’organisation, déjà évoquée, ne manquera certainement pas de renforcer cette tendance. L’OCS comptera en effet alors trois des cinq BRICS de la planète, dotant celle-ci d’une surface économique et diplomatique substantielle. Le dynamisme commercial des pays membres de l’organisation — à titre d’exemple, la Chine a multiplié par 15 son volume d’échange avec les pays de la région entre 2000 et 2010 — très éloigné de celui connu par l’Union Européenne sur la même période, ainsi que les ambitions de ces pays de voir se constituer un « espace unifié de l’énergie » et de travailler davantage leur coopération militaire, sont autant de sujets propres à susciter interrogation, méfiance voire crainte chez les diplomates et responsables des pays occidentaux (Union Européenne et États-Unis d’Amérique en tête). Et si la taille de l’organisation peut avant tout être une menace pour elle-même — va-t-elle réussir à gérer les disparités entre ses pays membres ? va-t-elle réussir à ne pas être prise à partie dans leurs rivalités propres, à commencer par le conflit entre l’Inde et le Pakistan ? va-t-elle réussir à s’affirmer comme plateforme multilatérale pour des pays et des domaines où le bilatéralisme est encore très ancré ? — elle ne lui en confère pas moins une importance réelle, qui fait de l’OCS bien plus qu’un simple coup de « bluff » géopolitique.
Toutefois, s’en tenir à une lecture de ce type, imprégnée de l’idée d’une nouvelle opposition bloc contre bloc, n’est pas suffisant. Selon N. Norling et N. Swanström, présentés plus haut, celle-ci rend en réalité difficilement compte des intérêts propres et des enjeux régionaux amenant les pays concernés à se réunir :
1. Le premier sujet concerne la lutte contre le terrorisme et, pour reprendre la terminologie chinoise, le « séparatisme ». En plus de voir certains de leurs individus rejoindre les rangs de l’État Islamique, comme l’ont révélé le site d’information Meduza ou l’International Crisis Group, les pays de l’OCS, nés pour la plupart suite à la disparition de l’URSS, sont également confrontés, diversement, �� l’activisme et aux mobilisations de leurs « minorités ethniques ». Afin d’agir dans ce domaine, et sans préjuger ici du bien-fondé d’une telle approche, l’OCS s’est dotée en 2004 d’une structure régionale anti-terroriste, le RATS, laquelle a notamment pour missions de renforcer les liens entre les services anti-terroristes nationaux et de coopérer avec les autres organismes internationaux compétents, à l’image d’Interpol (un protocole d’accord a été signé entre les 2 organismes en novembre 2014). Associée à la lutte contre le terrorisme, la coopération militaire est aussi un sujet majeur pour les membres de l’OCS, bien qu’encore relativement balbutiant dans sa mise en œuvre et, surtout, divisé entre l’OCS d’un côté et l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) de l’autre, regroupement créé en 2002 à l’initiative de la Russie avec ses voisins proches (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan) et duquel la Chine est exclue ;
2. Le second pilier de l’OSC est celui du développement économique et commercial. Volet ajouté en 2003 avec l’adoption par l’organisation d’un « Multilateral Trade and Development Program », détaillé en 127 projets l’année suivante au sommet de Tashkent (Ouzbékistan). Comme souligné précédemment, le dynamisme commercial entre les pays membres de l’OCS est très fort et réel, et l’ensemble des acteurs souhaitent le renforcer. Toutefois, la capacité de l’OCS à regrouper sous son sein les différentes initiatives de libre-échange, jusqu’ici le plus souvent bilatérales, reste en suspens — l’intégration régionale étant un aspect davantage travaillé ces dernières années par la Communauté économique eurasiatique (2000-2014) et son successeur l’Union économique eurasiatique (depuis 2015). Une capacité de fédération et de coopération de l’organisation sur laquelle la Chine compte par ailleurs fortement, afin d’assurer la réussite de son gigantesque projet d’infrastructures « One Belt, One Road » reliant l’Asie à l’Europe, une initiative plus connue sous le nom évocateur de « Nouvelle Route de la Soie » ;
3. Enfin, l’énergie, qui revêt une importance toute particulière pour l’organisation. Vladimir L. Likhachev, aujourd’hui directeur adjoint de l’Institut de recherche sur l’énergie de Moscou, souligne la diversité des profils énergétiques des pays membres : des pays importants en matière de production énergétique et d’exportation (en premier lieu la Russie, mais également le Kazakhtan, l’Ouzbékistan et l’Iran), des pays dotés de ressources en énergie hydraulique mais sans stocks d’hydrocarbures (Kyrghizistan, Tadjikistan), des pays dits « de transit » à l’importance stratégique énorme (Afghanistan, Mongolie) et enfin un pays qui, bien que producteur de rang mondial, exprime des besoins énergétiques considérables (Chine). Ce paysage inédit a poussé à la création, en 2007, au sein de l’OCS, d’un « Club de l’énergie », que la Turquie, suite aux dernières déclarations de Recep Tayyip Erdoğan, présidera en 2017.
Sur ces différents enjeux, on ne peut que constater que la rhétorique généralement employée par le Président turc est singulièrement pauvre. Se contentant de brandir à chaque fois l’adhésion à l’OCS comme une menace envers l’UE, il ne dit pas grand chose, du moins publiquement, des attendus d’une telle adhésion ni de ses conséquences, et encore moins des éventuelles clarifications qu’elle ne manquera pas d’appeler, si elle se réalise.
L’implication de la Turquie dans le « Club de l’énergie » de l’OCS, dont la création a notamment été poussée par Vladimir Poutine en 2006 lors d’une réunion des chefs de gouvernement des états-membres à Shanghai (Chine), lève néanmoins un petit peu le voile sur les ambitions et priorités que le pays souhaite porter au sein de l’organisation :
1. Il est en effet raisonnable de penser qu’en raison de sa faible production d’énergie domestique, comme le relève Lenore G. Martin, la Turquie veuille se saisir de l’OCS pour consolider ses importations et faire émerger une véritable filière nucléaire domestique, en particulier via des partenariats avec la Chine ;
2. Dans le domaine économique et commercial, la faiblesse du dynamisme européen ces dernières années, suite à la crise de 2008, a rendu extrêmement attractive pour la Turquie la région d’Asie centrale. Le rapprochement avec l’OCS et ses pays membres est considéré comme à même d’assurer de nouveaux débouchés pour les domaines dans lesquels la Turquie est reconnue, à l’image du secteur de la construction ;
3. Quant au domaine de la coopération militaire et de la lutte contre le terrorisme, le développement du « problème kurde » au nord de la Syrie aboutit à un rapprochement pragmatique de la Turquie avec la Russie et la Chine, effaçant les tensions de novembre 2015. L’adhésion à l’OCS permettrait en quelque sorte de couronner ce rapprochement.
Ces différents points soulèvent néanmoins un certain nombre de questions pour la Turquie : en matière énergétique, comment faire face à la concurrence chinoise dans la région d’Asie centrale pour les approvisionnements ? En matière économique, la libéralisation du commerce avec les pays de l’OCS ne risque-t-elle pas de se traduire par une importation encore plus grande de produits manufacturés, le plus souvent de basse qualité, aggravant d’autant la balance commerciale nationale ? En matière militaire enfin, les gains stratégiques d’un rapprochement avec la Russie et la Chine, compte tenu du dossier kurde, sont-ils suffisamment élevés pour justifier d’un éloignement durable avec l’OTAN (qui ne manquerait pas d’intervenir) ?
A ces questions s’ajoutent également des interrogations sur les relations entre la Turquie et les peuples turcophones du Caucase et de l’Asie Centrale, dont la Turquie était considérée comme le gardien de facto depuis la chute de l’URSS. En effet, au cas où la Turquie intègre pleinement l’OCS, quel avenir pour une organisation telle que le Conseil de coopération des États turciques (Turquie, Kazakhstan, Kirghizistan, Azerbaïdjan) ? Et quelle attitude de la Turquie dans le conflit opposant la République de Chine à la minorité Ouïghoure ?
Ne pas répondre à ces questions, s’en détourner ou apporter des éléments de réponse n’allant pas dans le sens d’une intégration régionale poussée ne signifient pas, automatiquement, l’échec d’une adhésion à l’OCS. Après tout, l’ensemble des organisations multilatérales, notamment inter-gouvernementales, regroupent des pays aux agendas et horizons d’attente différents. En revanche, il est permis de penser qu’un pays ayant dans un premier temps envisagé son adhésion sous la forme d’une blague, dont les intérêts sont divergents dans un certain nombre de domaines, dont la coopération militaire ne pourra être que limitée (sauf à quitter l’OTAN) et dont la position, sur un sujet sensible (le « séparatisme » Ouïghour), ne pourra être infléchie qu’à condition de remettre en cause sa propre politique intérieure actuelle (à savoir le champ libre donné à l’aile dure de l’AKP et au MHP, parti nationaliste), n’est pas dans la meilleure configuration possible pour susciter de la confiance dans l’esprit des responsables chargés de statuer sur sa demande. Tout comme les relations de travail, à l’image de la collaboration turco-chinoise actuelle, qui seront empreintes de méfiance et de suspicion.
Alors la Turquie, entre l’UE et l’OCS, se retrouve-t-elle au milieu du gué ?
0 notes
Text
De l‘art du caviardage
Le 14 décembre dernier, Jean-Dominique Merchet, correspondant « défense et diplomatie » de l'Opinion, faisait paraître sur le site web de ce même journal une tribune intitulée « Alep : pourquoi les rebelles ont-ils perdu ? ». Dans ce texte, le journaliste avançait l'idée d'une « fragmentation communautaire » traversant la Syrie mais ignorée des révolutionnaires et rebelles. En appui de son argumentation : un beau caviardage.
Le 14 décembre dernier, Jean-Dominique Merchet, correspondant « défense et diplomatie » de l'Opinion, faisait paraître sur le site web de ce même journal une tribune intitulée « Alep : pourquoi les rebelles ont-ils perdu ? ».
Sans revenir ici sur la totalité de l’article, l’auteur y avance, entre autres, l’idée d’une « fragmentation communautaire » comme clé d’explication de « la défaite » des révolutionnaires et rebelles syriens. Par manque de clairvoyance, ces derniers auraient, selon l’auteur, sous-estimé cette fragmentation, laquelle aurait été ensuite exploitée « de bonne guerre » (sic) par le régime qui n’aurait eu, toujours selon l’auteur, que cette « seule arme » (re-sic) à sa disposition. Ainsi reviendrait aux rebelles et révolutionnaires, dénués de lucidité sociologique, la « responsabilité morale et politique » des événements, au premier rang desquels les drames humains. Si l’on laisse volontiers à l’auteur son cynisme et la responsabilité de tels propos (quand sont par ailleurs évoqués le non respect du droit de la guerre et des crimes contre l’humanité), il est intéressant de s’attarder sur la manière dont Jean-Dominique Merchet exhume et justifie cet argument de la « fragmentation communautaire ». A l’appui de sa thèse, J.-D. Merchet mobilise un article de Fabrice Balanche publié en 2003 dans la revue Les Annales de Géographie, librement accessible sur la plateforme HAL, et consacré aux relations entre la fabrication de l’espace national syrien et les réseaux de transports. De cet article, que le correspondant de l’Opinion réduit à une approche du « transport local », est extrait le passage suivant : « A une vingtaine de kilomètres au nord de Lattaquié, deux villages turkmènes sont isolés au milieu de la campagne alaouite. Les minibus qui relient ces villages à Lattaquié utilisent un autre itinéraire que ceux provenant des villages alaouites voisins, car le chauffeur ne souhaite pas prendre des passagers alaouites sur le trajet. Dans l’autre sens, les femmes alaouites hésitent à monter dans les bus turkmènes : non voilées et habillées à l’occidentale, elles se sentent mal à l’aise dans un groupe habitué à la séparation des sexes. » Entre un chauffeur turkmène qui ne souhaite pas prendre de passagers alaouites et des femmes alaouites qui ne souhaitent pas monter dans des bus turkmènes, se dessinerait donc, si l’on accepte de monter en généralité cette observation localisée, le portrait d’un pays en proie à la « fragmentation communautaire » et à « la peur de l’autre ». Mais il y a un (gros) problème. Sous toutes les apparences de la scientificité (mobilisation d’un « article scientifique », indication des références, renvoi vers la plateforme HAL, citation clairement indiquée), Jean-Dominique Merchet transforme en réalité radicalement l'article original. Sous la plume de Fabrice Balanche, le passage concerné ressemble en effet plutôt à cela : « A une vingtaine de kilomètres au nord de Lattaquié deux villages turkmènes (Musulmans Sunnites) : Burj Islam et Slîeb Turkmân sont isolés au milieu de la campagne alaouite. Les minibus qui relient ces villages à Lattaquié utilisent un autre itinéraire que les minibus provenant des villages alaouites voisins : ils longent la côte déserte au lieu d’utiliser la route nationale qui traverse les villages alaouites du Sahel de Lattaquié, alors qu’elle est plus rapide et qu’ils pourraient y trouver de nouveaux passagers. En fait, les passagers turkmènes n’ayant aucune relation avec leurs voisins alaouites n’ont pas besoin de descendre sur le trajet; par ailleurs le chauffeur ne souhaite pas prendre de passagers alaouites sur le trajet afin de préserver l’intimité de ses clients. Le bus n’est pas ici un espace public mais privé ; des personnes extérieures à la communauté sont considérées comme des intrus dans cet espace, en particulier lorsqu’il transporte des femmes. C’est une exigence de la communauté villageoise que d’avoir un bus où ses femmes soient « protégées » qui oblige le chauffeur à prendre un itinéraire spécial; mais dans l’autre sens, les femmes alaouites hésitent à monter dans les minibus turkmènes : non voilées et habillées à l’occidentale, elles se sentent mal à l’aise dans un groupe habitué à la séparation des sexes. » Ainsi le journaliste de l'Opinion a-t-il dû se livrer à un véritable exercice de contorsionniste pour passer de l’un à l’autre. L’image ci-dessous témoigne de l’étendue de la manœuvre :
Si l'article initial se veut mesuré et invite à éventuellement formuler l'idée d'une distance entre les communautés (en y intégrant une dimension sociale, de genre et de relation public/privé), Jean-Dominique Merchet efface quant à lui des passages entiers et modifie l'articulation entre les différents éléments pour asseoir coûte que coûte son idée : une « fragmentation communautaire » et la « peur entre les communautés ». Des expressions absentes du passage original comme de l'ensemble de l'article de Fabrice Balanche, qui, dès lors, devrait constituer pour le journaliste de l'Opinion une base argumentative bien faible et fragile.
Si l'on doit remercier Jean-Dominique Merchet pour avoir renvoyé directement vers l'article qu'il mobilise, permettant ainsi une vérification aisée et rapide, on ne peut que regretter qu'il s'agisse là davantage d'un vernis de scientificité, en espérant (secrètement) que le lecteur n'ira rien vérifier, que de véritable honnêteté intellectuelle. Augmentez le tout par la cécité du caviardé qui, par quelque sympathie que ce soit, préfère ne rien relever, et vous obtenez la recette d'un caviardage parfait.
0 notes
Text
Lille : l’impossible agitation des idées ?
« Un capharnaüm de communes ! », « Lille, un nain politique et économique ! », « Des élus en pagaille ! » : Ainsi se succèdent les formules chocs et peu flatteuses à l’égard de la capitale des Hauts-de-France dans un document mis en ligne le 26 novembre par l’association Axe Culture. Repris parLa Voix du Nord et Médiacités, ce document mérite cependant un examen approfondi.
« Un capharnaüm de communes ! », « Lille, un nain politique et économique ! », « Des élus en pagaille ! », « Ingérable, coûteux et source d’inefficacités ! » Ainsi se succèdent les formules chocs et peu flatteuses à l’égard de la capitale des Hauts-de-France dans un document mis en ligne le 26 novembre par l’association Axe Culture et intitulé, non moins sobrement, « Métropole lilloise, l’impossible gouvernance ! » Un document repris quelques jours après sa publication par le quotidien régional La Voix du Nord et qui aura également accompagné le lancement du journal en ligne d’investigation locale Médiacités.
Présidée par Thomas Werquin — docteur en économie et chargé d’études à l’Agence de développement et d’urbanisme de la vallée de l’Oise, l’association Axe Culture créée en 2005 se présente, sur son site internet et sa page Facebook, comme « le think-tank de Lille et de sa région », composé de citoyens « de droite, de gauche ou écolo » souhaitant « port[er] un regard différent » sur leur territoire. Une promesse bienvenue mais vite balayée par la lecture du document évoqué précédemment. Celui-ci en effet, quand même bien élaboré dans le cadre d’une organisation officiellement libre et indépendante, multiplie, sous la plume de son ou de ses auteurs, les propos les plus attendus en matière de réforme territoriale et réussit même l’exploit d’en caricaturer à l’extrême les tenants et aboutissants.
Tout d’abord, l’époque. Marquée par « la concurrence entre les grandes métropoles », elle obligerait chacune des grandes villes, selon Axe Culture, à réaliser sa « mutation urbaine » et à entrer dans la « compétition » pour monter toujours plus haut dans les classements. « Leader » politique, « locomotive » économique, la métropole devrait avoir une « ambition internationale » construite à base de « grands équipements » et de « grands projets », lesquels témoigneraient et assureraient dans le même temps de son « rayonnement ». Parallèlement, l’organisation politique et administrative des territoires elle-même ferait face aujourd’hui à un impératif de « concentration » et d’« efficacité ». En-dehors de cet agenda, point de salut. Telle est la rhétorique employée par Axe Culture, en cela parfaitement conforme à la vulgate aménagiste actuelle, entretenue par les élites administratives urbaines et répétée dans le monde entier — de Vancouver à Ankara en passant par Turin, Nottingham, Melbourne, Barcelone sans oublier, bien sûr, Lille. S’il ne s’agit pas ici d’ôter tout crédit à cette approche, il n’en apparaît pas moins étonnant qu’un think-tank, qui se présente volontiers comme poil-à-gratter et situé à hauteur d’« habitants », se fasse le relais de ce genre de discours sans aucune nuance ou distance critique. Une littérature abondante et sérieuse existe pourtant en la matière, qu’il s’agisse de travaux plutôt théoriques — on peut renvoyer ici à l’ouvrage Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain paru en 2014 — ou d’articles empiriques produits soit par des universitaires (à l’image des travaux de Nicolas Douay ou de Guillaume Poiret sur la métropole de Toronto) soit par des journalistes (voir les révélations de Médiapart sur le Grand Stade de Lille). Sans en tirer d’enseignements définitifs (les terrains et les époques varient), ces travaux invitent, pour le moins, à examiner de près les phénomènes sur lesquels on souhaite intervenir, ainsi qu’à faire preuve d’une certaine prudence dans l’expression des arguments avancés.
Mais le(s) auteur(s) du rapport ne s’embarasse(nt) pas d’une telle prudence. Après l’air du temps, il(s) poursui(ven)t et nous livre(nt) donc leurs conseils et prescriptions pour l’avenir de la métropole lilloise : il faut impérativement « grossir », « afficher une certaine unité », « lancer des grands projets » et « envoyer un message clair pour l’extérieur ». Pour remplir l’ensemble de ces objectifs, est proposée la création de la « Grande Ville de Lille », regroupant 17 communes de l’actuelle métropole et adossée à un schéma de cohérence s’étendant jusqu’aux villes de l’ancien bassin minier. Selon le document, la création de cette « Grande Ville » permettrait de regrouper les communes, d’atteindre une taille critique, de mettre fin à « l’éparpillement » des moyens, et ainsi d’accéder (enfin) au rang qui est le sien. Sans statuer ici sur l’opportunité ou non d’une telle création, force est de remarquer que les propos avancés sont encore une fois problématiques :
Premièrement, la réussite du projet, tel que décrit dans le document, semble automatique et mécanique : ainsi suffirait-il de « grossir » (c’est-à-dire, concrètement, d’additionner des populations au sein d’un nouveau périmètre) pour assurer à une ville son développement économique, et suffirait-il par ailleurs de se « réunir » pour être plus efficace. Un double caractère automatique et mécanique qui fait fi des nombreuses expériences passées au bilan mitigé (voir l’expérience, déjà évoquée, de Toronto) ainsi que des difficultés d’expériences en cours (cf. la Métropole du Grand Paris). Ce même type de raisonnement, qui s’appuie sur une vision purement comptable, est adopté par Axe Culture quand est abordée la question des polices municipales.
Deuxièmement, des arguments bancals sont mis en avant. Un de ces arguments concerne le nombre de communes sur le territoire de la métropole lilloise et, plus largement, de la région des Hauts-de-France. Considéré comme trop élevé par l’association, qui relève que 5 des départements de la région sont dans le « Top 10 » au niveau national, celle-ci indique que ce nombre ne trouve aucune explication dans la taille des départements, laissant ainsi sous-entendre, bien que cela ne soit pas exprimé, une affection toute particulière des élus locaux du nord de la France pour les communes : « En effet, aucun département des Hauts-de-France ne rentre dans le top 10 des départements français les plus grands. » Or ce qui est sans doute vrai pour la superficie ne l’est pas pour le nombre d’habitants : ainsi au 1er janvier 2015 le département du Nord est le département le plus peuplé de France, et le Pas-de-Calais arrive en 8e position. Si cela n’épuise certainement pas le sujet — d’autres facteurs historiques, culturels et, bien sûr, politiques doivent jouer — et ne vaut pas corrélation, cela permet assurément de porter un autre regard sur ce phénomène.
Enfin, le document ne cesse de surprendre par ses impensés. Sans hiérarchisation ni garantie d’exhaustivité, peuvent être évoquées :
- L’absence de la dimension trans-frontalière et européenne de la métropole lilloise. Une absence d’autant plus étonnante que la collectivité travaille ce sujet depuis de nombreuses années et que sa prise en compte semble évidente quand on s’inscrit, comme le fait Axe Culture, dans une démarche voulant faire correspondre les périmètres administratifs aux pratiques quotidiennes des individus (le fameux « mythe » de l’échelle pertinente) ;
- La réduction du territoire lillois à une réalité (le « nain ») et à un objectif (le « rayonnement ») unique . En cela, le document passe à côté de la réalité de la structuration géographique du territoire, de son caractère « dual » et de son polycentrisme économique — réalité pourtant essentielle pour proposer toute stratégie de développement crédible — tout en survalorisant les effets de métropolisation ;
- L’absence de toute observation concrète et sérieuse de la gouvernance actuelle et la fusion comme seul horizon pour le fonctionnement inter-institutionnel ;
- L’absence de la question démocratique, pourtant directement interrogée par les regroupements et organismes de coopération intercommunale, ainsi que le soulevait Fabien Desage dans sa thèse de doctorat ;
- L’évacuation des problèmes liés aux politiques de grands travaux, de grands équipements et de grandes manifestations, que ce soit en termes de partenariats publics privés (cf. le Grand Stade de Lille) ou de bien-être des populations ;
- Et enfin, l’absence complet d’intérêt, dans ce document, envers la question sociale et les inégalités, qu’il s’agisse de son traitement par les autorités locales ou de leur perpétuation à travers les formes et projets urbains.
A l’issue de cet examen, il apparaît que le document « Métropole lilloise, l’impossible gouvernance ! » publié par l’association Axe Culture, constitue, en l’état, une bien piètre contribution intellectuelle. Si cela méritait déjà en soi d’être souligné, il convient également de s’interroger sur ses effets. Car issu d’une association qui se présente volontiers comme apolitique — ce dont raffole la presse quotidienne régionale, ce document, en ne s’exprimant que sur le même plan et dans les mêmes termes que ceux de l’institution ciblée (la « gouvernance », l’« efficacité », le « schéma de cohérence », etc.), ne participe-t-il pas davantage à une fermeture du débat au niveau local qu’à son ouverture démocratique et à l’intégration de thématiques jusque-là peu traitées ou négligées ? Un aspect que pourrait expliquer le profil professionnel du Président d’Axe Culture et qu’a sans doute très bien saisi la Métropole de Lille en ouvrant au(x) représentant(s) de l’association, depuis octobre 2016, les portes de son Conseil de développement.
0 notes