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Exposition "Isidore Isou, from lettrism to eternity" à la Plaque Tournante, Berlin. Vernissage le 29 août. Plus d'infos ici :http://www.laplaquetournante.org/03-12.html
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Damien Dion : Lettrisme et culture populaire : une stratégie du cheval de troie
Le rapport entre le lettrisme et la culture populaire a toujours été pour le moins ambigu. Si ce mouvement, comme la plupart des mouvements dits « d'avant-garde », regarde généralement la culture populaire avec méfiance, voire un certain mépris, à qui il dénie toute force révolutionnaire et émancipatrice, il sera pourtant amené à puiser dans plusieurs de ces formes pour servir ses propres fins. Ce sont notamment la bande dessinée et le polar qui vont être convoqués dans certaines œuvres lettristes, notamment chez Isidore Isou et Maurice Lemaître.
Fondé à Paris en 1945 par Isidore Isou, le lettrisme s'inscrit en digne héritier des mouvements d'avant-garde tels que le futurisme, Dada ou le surréalisme, dont il entend assurer la relève dans le Paris d'après-guerre. Son objectif est ambitieux : révolutionner l'ensemble de la culture, à commencer évidemment par les arts, et notamment la poésie. Le lettrisme tire d'ailleurs son nom de la révolution poétique voulue par Isou dans son Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique[1] : celle d'une poésie qui ne puise plus dans les mots, mais dans les lettres. Désormais, pour lui, le poème doit être alphabétique, phonétique. Le sens est remplacé par le son, le but étant la création d'un nouvel art sonore fusionnant poésie et musique. Mais Isou ne s'arrête pas là. En 1950, constatant l'épuisement des possibilités du roman en prose depuis le Finnegans Wake de James Joyce, qui pousse la narration et la forme romanesque à son point de non-retour, Isou publie Les Journaux des Dieux, précédé d’un Essai sur la définition, l’évolution et le bouleversement total de la prose et du roman. En une cinquantaine de planches, Les Journaux des Dieux incarne un premier exemple de récit métagraphique.
Pour l’auteur, le seul avenir possible du roman est ainsi de se « plasticiser », c'est-à-dire d'intégrer en son sein le matériel de la peinture (et inversement, intégrer à la peinture les possibilités de l'écriture et sortir, de fait, du paradigme « figuration/abstraction »), et de se transformer ainsi en métagraphie (que les lettristes rebaptiseront rapidement « hypergraphie »), un nouvel art à la fois plastique et romanesque puisant dans l’intégralité des signes et des systèmes de notation de la communication visuelle. Dès lors, outre les mots, les récits peuvent s’écrire avec des dessins, des pictogrammes, des photographies, des symboles mathématiques, des partitions musicales, du braille, mais également des signes codés ou inventés, à l'instar de certaines œuvres de Maurice Lemaître, qui rejoint le lettrisme en 1950. En effet, dès 1953, cet artiste, à partir du concept de métécisation[2] développé par Isou en 1950 dans son Essai, va inventer plusieurs alphabets personnels au sein de ses peintures hypergraphiques, qui deviennent de véritables œuvres à déchiffrer. Dans ses premiers tableaux, basés sur un système de signes figuratifs, où chaque pictogramme a également une valeur phonétique personnelle, le public troque sa casquette de spectateur pour celui de cryptologue, aidé en cela de l'ouvrage de Lemaître Qu'est-ce que le lettrisme ? (Bordas, 1953), essai dans lequel l'auteur révèle quelques clés pour « lire » ses toiles. Il va rapidement abandonner les pictogrammes pour des signes plus abstraits, qui renverront également à des lettres ou des syllabes phonétiques (un rond barré correspond par exemple au son « a », un carré au son « b », ou encore une étoile à cinq branches au son « gn »). Nombre des peintures de Lemaître des années cinquante et soixante reposent sur le principe du cryptage, même si, pour les « non-initiés », les œuvres peuvent être regardées dans leur seule dimension formelle, esthétique. En 1964, dans le cadre d'un dossier sur le lettrisme publié dans la revue Bizarre[3], Maurice Lemaître reviendra sur les différents alphabets qu'il a crées, avec son article illustré « Sachez lire Lemaître ». Il est l'un des lettristes à avoir le plus expérimenté les possibilités de transcription d'une écriture existante dans un alphabet inventé[4].
Mais l'hypergraphie ne se limite pas à la toile, à la page ou au livre. Dans son essai, Isou propose d’élargir le roman à tous types de supports : objets, architecture, êtres vivants : « On pourra s’asseoir, fumer, boire dans le roman (métagraphique) ; on l’amènera avec soi comme les voitures de camping. […] Le roman deviendra herbier, insectaire, zoo. Il débitera des bêtes qu’on pourra tirer à mille exemplaires... »[5]. Le roman devient alors un véritable happening avant l'heure, vivant, sonore et odorant, une sorte de « cosmoprose » (le terme est d’Isou) pouvant s’étendre dans le temps et l’espace. Isou songe notamment à la réalisation d’un roman dans le rue, dont l’action se serait manifestée in vivo à Saint-Germain-des-Prés d’un bar à l’autre, d’une boutique à l’autre. Il prit ainsi contact avec les gérants du Café de Flore ou de La Malène et imaginait que chaque lieu accueillerait une partie du récit. Faute de temps et de disponibilité, le projet ne put aboutir, il faudra attendre douze ans, soit 1962, pour qu’Isou réalise L’Esth-polis, ou Fresque-roman dans la rue, constitué de pages hypergraphiques disséminées dans l’espace public parisien, lisibles suivant un parcours spécifique, et dont l’épilogue s’incarnait dans une affiche présentée au sein du Salon Comparaisons, au Musée d’Art Moderne de Paris. C'est également dans le cadre du même essai qu'Isou soulève pour la première fois la question de la bande dessinée, à la fois pour la dénigrer tout en en faisant paradoxalement l'un des instruments de la révolution plastique et romanesque qu'il entend mener. Selon Isou, la bande dessinée n'est qu'un système de bi-écriture combinant écriture latine banale et dessins figuratifs sans ambition, « qui s'additionnent sans se fondre, sans s'unifier dans une forme originale ayant des possibilités d'évolution »[6], et qui plus est, à des fins de distraction infantile, entretenant ainsi un discours très en vogue en Europe comme aux États-Unis ne voyant dans la bande dessinée qu'un médium abêtissant et vulgaire[7].
Isou continue sa charge : « Dans les comic's, seule intéresse l'aventure stupide qu'on raconte ; le but (…) est seul important pour ces arriérés que sont les lecteurs de magazines. La signification de l'aventure est telle dans le comic's que la forme n'existe pas. Je veux dire qu'il n'y a pas une préoccupation de technique en soi. Aucun désir d'atteindre les étendues pictographiques et de varier les phrases pour intégrer toutes les possibilités de la nouvelle richesse. Regardez n'importe quel ''illustré''. Toujours des visages d'hommes et encore des visages d'hommes et au-dessous le texte qui raconte l'intrigue... »[8].
Et pourtant, la volonté d'Isou de bouleverser le roman et les arts plastiques va le pousser à ne pas balayer la bande dessinée d'un revers de main mais au contraire à l'intégrer, voyant en elle le pressentiment – vulgaire certes, mais tout de même – d'un art hypergraphique futur. Mais, poursuit Isou, « il fallait ce Manifeste pour que ces comic's sachent qu'ils forment un art. M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Mais on est La Rochefoucauld lorsqu'on le sait »[9]. Ainsi, contre toute attente, les lettristes vont prendre la défense de la bande dessinée, voyant en elle un des moyens pour renouveler radicalement le roman : « Nous élevons, pour la première fois, cette forme anonyme, vulgaire, mais terrible, au rang de l'art et nous l'assimilons à la prose des messieurs sérieux et réfléchis ; nous l'introduisons dans le roman, donc dans le déterminisme culturel ».
Intégrée à l'hypergraphie, la bande dessinée participe, avec les possibilités qui lui sont propres (bulles, mise en page en gaufrier, récitatifs, agencements en strips...) au renouvellement formel, syntaxique et sémantique du roman. On notera cependant chez Isou une certaine méconnaissance de la bande dessinée en tant que telle, avec ce qu'elle possède d'innovations graphiques, littéraires et narratives (il n'y a qu'à lire Little Nemo de Winsor Mc Cay ou Krazy Kat de George Herriman pour s'en convaincre), mais cela est en partie dû à l'époque de la rédaction de son essai. La plupart des innovations en bande dessinée et l'exploitation de tout son potentiel artistique et narratif n'ont pas encore vu le jour, il faudra en effet attendre les années 1960 et 1970 pour que la bande dessinée, grâce à des auteurs comme Gotlib, Mandryka, Fred, Crumb, Spiegelman ou Moebius, trouve ses lettres de noblesses, jusqu'à l'essor de la bande dessinée d'auteur, parfois expérimentale, qui se développera à partir des années 1990 notamment avec les auteurs édités chez L'Association, Frémok ou Atrabile (Trondheim, Menu, Lécroart, Ibn Al Rabin, Alex Barbier, Marc-Antoine Matthieu...), ou chez des auteurs d'outre-atlantique comme Chris Ware, Charles Burns, Daniel Clowes ou Martin Vaughn-James. Mais pour l'heure, revenons au roman hypergraphique.
Si Les Journaux des Dieux, d'Isou, évoquait plutôt le rébus (procédé qu'il réutilisera en 1952 avec une série de toiles intitulée Les Nombres), c'est avec Canailles de Maurice Lemaître, dont les dix premières planches sont publiées en 1950 dans le revue lettriste Ur, que les codes de la bande dessinée sont utilisés pour la première fois dans une prose hypergraphique. Ce court récit narre la vie de François Choucas, avatar autobiographique de Lemaître, dans le Paris des années 1940. La deuxième planche notamment, évoque l'enfance du héros, sa détestation de l'école et ses lectures assidues de magazines illustrés lui offrant un imaginaire plein d'aventure et d'exotisme, permettant au jeune François de s'évader au moins mentalement d'un quotidien morose et difficile (rappelons que Maurice Lemaître est né en 1926 et qu'il est donc adolescent au début de l'Occupation de Paris par les nazis). Ainsi, dans Canailles, nombre d'éléments sont empruntés à la bande dessinée, que ce soit dans la composition des pages elles-mêmes avec leur séquentialité graphique, que dans l'intégration de deux véritables cases de bande dessinée (une quelconque aventure de pirates et de flibustiers), collés sur la page pour illustrer les lectures du jeune Choucas. A ces deux vignettes s'ajoutent deux autres, dessinées à la main par Lemaître, nous présentant Tarzan luttant avec une panthère, et Buffalo Bill en pleine chevauchée. Antoine Sausverd dit, à propos de la vision de Maurice Lemaître du héros de comics, qu'il est élevé au rang « de modèle de l'insoumission exemplaire, de celui qui, tout jeune déjà, désobéit aux règles des adultes, une révolte qu'il s'obstinera à cultiver tout au long de sa vie. D'ailleurs, le titre Canailles est tout aussi bien une référence à un passage d'Ulysse de James Joyce qu'un terme emprunté à Isou qui l'applique aux ''externes'', notion développée par le père du lettrisme dans ses Manifestes du Soulèvement de la Jeunesse dès 1950 »[10]. Effectivement, parallèlement à ses écrits sur l'art, Isou entend également renouveler l'économie politique en publiant en 1949 le premier tome de son Soulèvement de la Jeunesse, dans lequel il voit la jeunesse – et plus largement ce qu'il appelle « l'externité » – comme une force révolutionnaire en puissance, que les économistes ont eu le tort d'ignorer en ne se concentrant que sur les « internes », c'est-à-dire les intégrés au système en place. Pour Isou, il faut dépasser le clivage bourgeois/prolétaire ou marxisme/libéralisme et s’intéresser à ces « externes », qui restent en marge de la société, qui gravitent autour d’elle sans pouvoir s’y intégrer (Isou parle d’ailleurs d’économie nucléaire). Parmi ces externes on compte les marginaux, les ambitieux, les insatisfaits et, évidemment, les jeunes « dépourvus de libre disposition sur les biens, dépendant de leurs parents, et dont les énergies sont dilapidées dans des scolarités interminables avant de s’épuiser dans la surexploitation hiérarchique que leur impose le circuit »[11]. Isou analyse la situation des jeunes, esclaves de leur famille, maintenus à un rang inférieur de l’échelon social : « Il s’agit de s’adresser à la jeunesse comme à un organisme spécifique, possédant non seulement des intérêts indépendants, mais contraires aux intérêts dans lesquels on les englobe. Seule une conception partant de l’analyse réelle de la situation, aboutissant aux bouleversements sociaux nécessaires à sa libération, rendra à la jeunesse la conscience de son rôle et de son droit, en la menant sur le chemin de son insurrection »[12]. En marge de la publication de Canailles, Lemaître précise d'ailleurs dans ses « Notes de travail » également publiées dans Ur, que les « externes » sont à comparer à ces « héros d'épopées de toujours, comme les cow-boys (toujours plus à l'Ouest, là où est la liberté), Tarzan, les sans-culottes, les bolcheviks, les jeunes nazis, les maquisards »[13], autant d'archétypes opposant leur subjectivité et leur désirs à un modèle ambiant et dominant. Archétypes dont les lettristes, avec leurs ambitions révolutionnaires, se réclament. Ainsi, la bande dessinée, aussi bien dans sa forme que dans certains de ses aspects thématiques – mise en scène d'aventures de personnages outsiders (cow-boys, pirates, voleurs...) comme autant de représentations de cette « externité » pensée par Isou – montrent qu'aussi « bas de gamme » et « vulgaires » qu'elle puisse paraître, elle peut être source d'inspiration pour les avant-gardes. Les lettristes en font d'ailleurs un usage finalement assez respectueux quand l'Internationale Situationniste, mouvement issu du lettrisme, ne voit en la bande dessinée qu'une production de la société spectaculaire-marchande, juste bonne à être détourner pour en faire des tracts de propagande politique en remplaçant le contenu des bulles par des slogans.
En terme de propagande, le lettrisme n'est cependant pas en reste. C'est sous la forme d'un polar érotique que Isou va continuer à propager ses idées philosophiques, artistiques mais également « érotologiques », avec la parution en 1960 de son second roman hypergraphique, Initiation à la Haute Volupté. Ce roman détonne par rapport aux précédents romans hypergraphiques, d'abord par sa taille : un volume de plus de 500 pages. Formellement, il alterne une écriture romanesque en prose tout à fait traditionnelle, dactylographiée comme n'importe quel roman, et des planches dessinées et manuscrites à l'encre, regroupées en plusieurs sections allant de 16 à 32 pages consécutives, réparties tout au long du roman. La texte se déroule indifféremment sur les parties dactylographiées, où il prend toute la place, et les parties dessinées, où il devient manuscrit et cohabite avec différentes catégories de signes, d'images figuratives, de schémas et d'alphabets codés. On retrouve d'ailleurs dans certaines planches des essais de métécisation, où la prose en notation latine est juxtaposée à sa transcription graphique codée, mais un code propre à Isou, différents des alphabets inventés de Lemaître. L'intrigue quant à elle, est une succession volontaire de clichés du genre : « Un jeune tueur professionnel recherche une jeune fille dont le témoignage dans une affaire de meurtre risque de faire tomber Didier, un caïd pour lequel il travail. La mission du jeune homme est d'abattre la jeune fille. Mais, dans son rapport au désir, le réel se pose comme marginal : l'amour intense qui naît de leur rencontre refuse cette fin qui, pourtant, survient, après de longues tergiversations, juste avant que le héros ne soit lui-même abattu, ''sans rien comprendre, seul avec ce qui le dépasse, son seul avenir'', par Moshé, l'autre tueur du caïd »[14]. L'intrigue, aussi distrayante qu'elle puisse être, n'est, pour Isou, pas très importante, elle ne sert qu'à entraîner le lecteur là il veut véritablement l'emmener, c'est-à-dire à la découverte de ses conceptions aussi bien artistiques et romanesques, qu'érotologique, puisque ce roman est aussi un véritable « traité scientifique » sur l'amour, la sensualité et la sexualité. Car finalement, la mission criminelle donnée au héros n'occupe dans ses journées qu'une place restreinte, la majorité de son temps libre étant consacrée à l'amour et à la discussion : « Le lit et dit se succèdent ou s'enchevêtrent interminablement en abordant l'infinité des propositions et des positions intellectuelles et charnelles possibles »[15]. L'amour sous toutes ses formes est au cœur des préoccupation de notre héros, notamment dans sa liaison avec celle qui sera sa future victime, mais également lors de ses nombreuses virées nocturnes, entre soirées, partouzes et orgies, prétextes narratifs et sulfureux permettant à Isou de décrire méthodiquement nombre de configurations sensuelles et sexuelles des plus classiques ou plus étranges, afin de mieux exposer ses apports dans ce domaine (« la conquête voluptueuse », « l'étreinte ininterrompue pure », « l'étreinte suggérée », « l'amour prodigieux », « l'anti-amour »... la liste est non-exhaustive), et ce à grand renfort de formules mathématiques[16]. Qu'ils parlent d'amour ou fassent l'amour, ce sujet est central pour les protagonistes, mais ce n'est pas le seul thème abordé. Le devenir du roman, son renouvellement, est un sujet tout aussi récurent et central, notamment via les conversations passionnées entre le héros principal et son ami Jean, surnommé « Jean l'Hypergraphe », qui nous est présenté comme un intellectuel désœuvré travaillant continuellement à un livre destiné à bouleverser l'art de la prose. Jean l'Hypergraphe est l'incarnation à peine voilée d'Isou lui-même en tant qu'artiste et théoricien.
La forme du polar érotique est ainsi mise au service d'un ensemble de manifestes théoriques où toutes les conceptions développées et promues par les lettristes, de l'hypergraphie à l'érotologie en passant par l'éthique, la philosophie et l'économie politique, sont explicités, sur fond d'histoires de gangsters. Car Isou se montre ici plutôt bon conteur et sait tenir son lecteur en haleine, en usant d'un style finalement moins ampoulé que beaucoup de ses textes purement théoriques, et arrivent de fait mieux à ses fins. Mais il faut savoir qu'Isou n'en est pas à son coup d'essai puisqu'il est également l'auteur, sous divers pseudonymes, d'un certain nombre de romans policiers ou érotiques, parfois pornographiques, écrits pour des raisons alimentaires afin de pouvoir continuer ses activités avant-gardistes. Avec Initiation à la Haute Volupté, Isidore Isou réussit le pari de mêler les deux dans un roman étrange, qui incarne à la fois l'exigence novatrice de son auteur en matière de forme (l'hypergraphie), et le souci de séduire et divertir en puisant dans les mécanismes stylistiques du roman de gare. Le low au service du high.
Le lettrisme reste avant tout un mouvement d'avant-garde, au sens moderniste du terme, avec tout ce que cela comporte de purisme et d'élitisme, s'inscrivant dans une certaine histoire faite d'avancées successives et décisives dans laquelle la culture populaire ne tient qu'une place marginale. Si les formes populaires sont convoquées, c'est d'abord pour servir le grand projet propre à toutes les avant-gardes : révolutionner la culture, changer la société. Mais elles restent finalement toujours pensées par ses mouvements dans une logique d'asservissement de l'une par l'autre, comme si la culture populaire ne pouvait se légitimer qu'en se mettant au service de la culture savante. Le lettrisme n'échappe pas à cette vision idéologique critiquable puisque la culture populaire n'a ici d'intérêt que comme Cheval de Troie pour propager des conceptions théoriques et artistiques elles-seules considérées comme importantes. Mais c'est peut-être également son caractère élitiste et sans concession qui a fait du lettrisme un mouvement qui a réellement su renouveler un certain nombre de domaines culturels, en poussant ceux-ci à chaque fois dans leurs retranchements, en éprouvant leur limites pour mieux les dépasser. Et de démontrer que des éléments de la culture populaire tels que la bande dessinée ou le roman de gare possèdent en eux les moyens de subvertir, et donc de révolutionner la Culture avec un grand C, l'empêchant de se reposer sur ses lauriers, et nous empêchant, nous, de la considérer comme acquise et immuable.
[1] Isidore Isou, Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique, Paris , Gallimard, 1947
[2] La métécisation, définie comme une « barbarisation de l'écriture », consiste, au sein de l'hypergraphie, à utiliser des signes inventés équivalant à des lettres ou des syllabes de l'alphabet latin. Un alphabet codé, en somme.
[3] Bizarre n°32-33, 1er trimestre 1964
[4] On retrouvera néanmoins ce procédé chez Philippe Broutin, qui rejoint le lettrisme en 1968, et qui va créer un alphabet personnel composé de pictogrammes aux formes végétales et animales pour transcrire, via ce code, des textes théoriques d'Isidore Isou (cf. sa série de toiles Le Désir paradisiaque et l'Externité, qu'il commence commence en 1969 et continuera tout au long des années 1970.
[5] Isidore Isou, « Essai sur la définition, l’évolution et le bouleversement total de la prose et du roman », in Les Journaux des Dieux, Aux Escaliers de Lausanne, 1950.
[6] Isidore Isou, op. cit., 1950, pp. 192-193.
[7] Cf. l'article édifiant de Gershon Legman « Psychopathologie des ''comics'' », paru en mai 1949 dans le n°43 la revue Les Temps modernes, et se rappeler du célèbre pamphlet anti-comics paru en 1954 Seduction of the Innocent, du psychiatre américain Frederic Wertham, qui y dénonçait la mauvaise influence de la bande dessinée sur la jeunesse, incitant cette dernière à commettre des crimes et autres actes violents. Un essai qui a laissé une empreinte durable aux États-Unis vu qu'elle a amené les éditeurs de comics à créer un label d'auto-censure, le « Comics Code Authority », qui est resté en vigueur jusqu'en 2011.
[8] Isou, op.cit, pp.192-193
[9] Ibid.
[10] Antoine Sausverd, « Trop feignants pour faire les dessins ? Le détournement de bande dessinée par les situationnistes », L’Éprouvette, n°3, janvier 2007, p. 136
[11] Roland Sabatier, « Du Soulèvement de la Jeunesse à la Carte de la Culture », postface aux Manifestes du soulèvement de la jeunesse (1950-1966), d’Isidore Isou, Al Dante, 2004.
[12] Isidore Isou, Traité d’économie nucléaire – Le Soulèvement de la Jeunesse, tome 1, Aux Escaliers de Lausanne, 1949.
[13] Maurice Lemaître, « Notes de travail », Ur, n°1, 1950
[14] Roland Sabatier, « Le Dit et le Lit dans Initiation à la Haute Volupté », in catalogue de l'exposition Isidore Isou : Initiation à la Haute Volupté, Fondazione Europea Alberto Cravanzola, Milan, 1999.
[15] Ibid.
[16] Cf. Isou, Je vous apprendrai l'Amour, suivi de Traité d'Erotologie Mathématique et infinitésimale, Paris, Le Terrain Vague, 1959.
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Introduction a la pensee theorique et esthetique de Isidore Isou / Frederic Alix
Une question se pose d’emblée vis-à-vis d’un travail qui aborde et analyse la pensée théorique et esthétique d’un acteur de l’histoire des avant-gardes contemporaines. De quelle manière, sous quel angle aborder cette pensée ? Quelle serait la méthode la plus adéquate pour tenter de comprendre ou simplement d’approcher un tant soit peu cet acteur-là ? Cette recherche ne consistera pas à situer au premier plan l’œuvre plastique d’Isidore Isou. Une certaine logique, ou si l’on veut, un sens particulier préside aux œuvres réalisées par Isidore Isou, ainsi qu’à ses analyses théoriques. L’œuvre plastique possède parfois ses propres spécificités, ses lois internes. Mais celle d’Isou ayant une dette inappréciable à l’égard des théories, nous privilégierons l’étude de ces dernières. A ce titre, la méthode que nous envisagerons ici consistera à considérer Isidore Isou comme un homme dont les cheminements intellectuels s’inscrivent à l’intérieur de systèmes de réflexions globaux qui, pour le dire ici rapidement, se « succèdent » ou se chevauchent, et sont légions dans la seconde moitié du XXème siècle. La pensée du fondateur du lettrisme est englobante et totalisante. Elle est une vision du monde et de l’Homme, qui incorpore le domaine de l’art mais pas seulement. Elle est une prétention à englober tout le champ du savoir et à orienter ce savoir. Nous devons noter, remarquer et préciser qu’Isou, en secrétant de multiples théories a en même temps ressenti le désir de couvrir ces théories d’une sorte de vocabulaire, à prétention scientiste, qui selon lui était indispensable pour définir les concepts nouveaux. Il nous a fallu prendre garde à ne pas nous laisser coloniser. A laisser coloniser ce que nous avons tenté de penser par ces mots qui nous le savons sont toujours une sorte de cheval de Troie. Cheval de Troie qui vient enfoncer un coin dans notre esprit et vient nous contraindre, si nous n’y prenons garde, à « réfléchir » selon des catégories mentales qui ne sont guère les nôtres mais celles des « autres » ou de l’ « autre » qui n’aspire qu’à prendre le pouvoir sur notre conscience, à nous gouverner intellectuellement en nous obligeant à utiliser, par l’entremise de ses mots, ses propres outils cognitifs. Ainsi, si nous évoquons les concepts théoriques lettristes avec le vocabulaire qui lui est associé, nous ne ferons jamais nôtres les définitions isouiennes de l’art et d’autre chose, car elles ne nous appartiennent pas, car elles ne nous ressemblent pas1. Nous refusons toutes les colonisations, toutes les prises de pouvoir par le vocabulaire, car elles sont autant de tentatives de prises de contrôle idéologiques, qu’elles soient d’essence politique, morale, économique ou « culturelle ». Utiliser le langage de l’autre, celui de la puissance conquérante ou du militant est selon nous une abdication de la pensée autonome, du « libre arbitre », autant que celui-ci puisse exister2. Si l’ « avant-garde » devait être pensée à partir de la rhétorique solidifiée et militante de ses prosélytes, il devient peut-être plus « évident » que ce qui se joue souvent ici pour l’historien est une sorte de combat pour parvenir à garder une manière d’ « objectivité ». Il sera peut-être intéressant par ailleurs de pouvoir un jour se projeter sur la relation de cet historien à son sujet, lorsque celui-ci concerne les « avant-gardes ». Car si l’on devait également considérer, toujours indistinctement, ces « avant-gardes » comme un inverse d’une neutralité idéologique, socio-politique, pour utiliser de bien grands termes, il serait alors peut-être éclairant de comprendre de quelle manière cet objet d’études agit sur celui qui le pense en même temps que celui-ci le sécrète. En même temps que la pensée est fabriquée par son sujet. Peut-être aurions-nous l’occasion alors d’assister à un phénomène pour le moins « curieux », celui de la fabrication et de l’entretien toujours renouvelés d’une mythologie. Encore qu’il faudrait souscrire de facto, dans la situation présente, à l’énoncé « avant-garde » désignant usuellement le « lettrisme ». A ce titre, il peut paraître problématique d’envisager ici cette grande marotte tant de fois associée à l’énoncé « avant-garde », que serait l’idée de la « rupture », sachant que nous ne pouvons raisonnablement parler en termes de rupture dans l’histoire des idées, avec nos catégories mentales construites et conformées. Penser en termes de « rupture » relève à la fois d’une facilité et d’une divagation de l’esprit. Nous pensons que le moment est venu de sortir l’ « avant-garde » d’elle-même et de rompre avec certains poncifs. Les « avant-gardes » appellent ou réclament des partisans, nous n’en sommes pas. Partisans nous ne sommes donc pas, tout en admettant malgré cela une possible porosité lorsqu’il s’agit des idées. Certaines d’entre-elles venant du cerveau d’Isidore Isou ont exercé sur nous un certain attrait, qu’il s’agisse d’art en particulier ou non, nous le reconnaissons.
Il est également nécessaire à savoir comprendre ce qu’est le « système de pensée » lettriste. Bien que nous ne voulions à un aucun moment se faire coïncider strictement la pensée d’Isidore Isou et celle lettriste, nous sommes obligés d’admettre, d’après ce que nous savons du fonctionnement du mouvement lettriste et du rapport de son créateur aux membres de celui-ci, que le lettrisme, dans ses fondations et développements théoriques, est le fruit exclusif de la personnalité du roumain. Les publications à ce titre sont explicites, puisque les textes fondamentaux sont tous signés par Isidore Isou. Une certaine mouvance actuelle3 tend à affirmer la prééminence de Gabriel Pomerand dans la genèse intellectuelle du lettrisme. Il s’agit là d’une posture abusive. L’ensemble de ces textes, que nous venons d’évoquer, forme un système « autonome », représentatif d’une forme de cohérence interne à l’esprit d’Isidore Isou. Il est le seul personnage de ce groupe qui eut suffisamment d’envergure intellectuelle pour produire une réflexion d’ensemble sur l’art et la « culture », quoi que l’on pense de cette réflexion dont les principes peuvent être discutés. Ils le méritent, sans doute, et c’est ce que nous nous proposons de faire ici notamment. Il importe pour cela de cibler notre « réflexion », car il serait trop tentant, comme cela aurait pu nous arriver, de s’égarer sur un terrain qui prédispose à la dispersion. Dispersion qui tient à l’activité intellectuelle même d’Isidore Isou et à celle, éditoriale, lettriste. Il s’agit là de ne pas se noyer dans la profusion. D’autre part, nous nous devons de fixer un point de départ à cette réflexion qui deviendra à son tour discutable et qui, nous l’espérons, sera poursuivie par d’autres travaux qui iront plus loin encore, point de départ en manière de « préambule » devant nous permettre de proposer des repères nous permettant de situer intellectuellement et historiquement ce qu’est la « pensée isouienne ». Nous l’écrivons d’une manière tout à fait immodeste, ce travail qui n’existait pas jusqu’à présent est essentiel. Car la « réponse » que nous devons apporter à un ensemble d’interrogations doit trouver un mode de « résolution » ou de traitement adapté à la nature du problème posé. Il s’agit ici d’envisager une pensée systémique, de la resituer et de la mettre en perspective dans l’évolution du paysage mental, philosophique, intellectuel, qui court de l’immédiat après-guerre à la « période 1968 ». Entre ces deux points, ce sont plusieurs systèmes de pensées qui se succèdent et se chevauchent, qui tous possèdent une approche bien particulière de cette entité que l’on appelle « Homme ». Approche changeante, évolutive, au fil des idéaux persistants et mourants, au gré de nouvelles perceptions de la façon dont cet « Homme » agit sur son destin, sur son existence, sur sa capacité à se penser, à penser son éventuelle « liberté » d’action et son rapport aux idéologies. L’Histoire, la « grande » histoire de cette période n’est évidemment pas sans laisser sa marque sur cette évolution. De la perte de confiance née du second conflit mondial, de la déroute du modèle « humaniste » universalisant et prometteur, au refus des grands modèles, c’est une lente infusion qui passe d’un groupe d’intellectuels se situant hors du champ universitaire légitimé pour venir se vérifier avec la fin des « avant-gardes » et l’abandon des grands soirs après l’effervescence du « moment 68 ». Du modèle communiste, soviétique, avec le marxisme comme clé de compréhension des ressorts « cachés » du fonctionnement de l’univers, pour nombre d’intellectuels des années 1940 aux années 1960, à la dilution ou à l’effondrement de toute prétention de ce type, c’est une sorte de basculement des consciences qui s’opère. Basculement préparé dès le milieu des années 1940 avec les premières publications de Claude Lévi-Strauss, qui commence de remettre en question le « Sujet », les téléologies occidentales, donc, tout positivisme dix-neuvièmiste et tout cartésianisme, au profit d’une lecture relativiste et synchronique ou, synchroniste, de l’Homme et de l’Histoire. Cette nouvelle forme de pensée, cette critique de la toute-puissance de la subjectivité, du règne de la conscience, va se développer tout au long de la guerre-froide, discrètement et parallèlement aux grands discours dominants, ceux qui continuent de croire envers et contre tout à l’arbitraire du sens donné au cours des choses par la figure militante, animée par une cause dernière, par une sorte de finalisme paradisiaque ayant la prétention de détenir une pierre philosophale. L’Homme, pour ceux-là, devait avoir un but. Ce but consistait en un « mieux » assis sur une tradition, sur une lecture diachronique et « progressiste » possible de l’Histoire. Or, les effets de la Seconde-Guerre, sur le plan philosophique, mettront du temps à se faire sentir en France. Le poids moral du Parti communiste, autoproclamé « parti des fusillés », retardera la remise en question des conformismes et des morales idéologiques binaires. De même que sera sévèrement combattue l’influence des hétérodoxies marxiennes, jusqu’à Louis Althusser qui entreprit une lecture « désidéologisée » du Capital4. La mise en doute, si elle fut le fruit d’une pensée originale qui prétendait faire le deuil du Sujet, et de Sartre à Michel Foucault, de toute téléologie, viendra d’une reconnexion à la pensée philosophique allemande qui sera qualifiée d’anti-humanisme par ceux qui tiendront à renouer avec une morale « humaniste ». L’après-guerre verra la déclaration de la mort de l’Homme et plus précisément de l’idée de l’Homme comme centre de l’univers et comme sujet tel qu’il avait commencé de se construire au moment du quattrocento florentin5. Le déclin de l’existentialisme suivra cette mort du questionnement ontologique, cette destitution de la conscience transparente à elle-même. L’après-guerre verra également l’éclatement de la philosophie en tant que science reine et l’affirmation de l’anthropologie, de la psychanalyse, de la sémiologie, après une lente mais sûre infusion dans ces disciplines du modèle linguistique saussurien. Est aussi opérée une remise en question de l’Histoire, de la causalité, de la notion de « progrès » par une réflexion touchant à la relativité du développement des civilisations et de la conception diachronique de l’Histoire au profit d’une approche synchronique des sociétés humaines dans leur « spatialité ». Dans ce contexte de l’épuisement de l’ « Homme », nous assistons à l’émergence et à l’affirmation du structuralisme comme mode de pensée régénérateur et à l’influence du « Heideggero-Nietzschéisme » sur les tenants de la structure. Apparaît la question de la primauté des « grands ensembles formels », selon Michel Foucault, sur l’action individuelle ou collective. En fond vient s’installer le pouvoir de la « technocratie » économico-politique. Cette évolution se réalise durant la dizaine d’années succédant à la guerre et vient travailler les consciences, saper des modes de pensée « traditionnels » et remettre en question certaines bases intellectuelles qui semblaient être vouées à durer éternellement.
Nous pensons par conséquent, si nous concevons pour ce travail que le lettrisme doit d’abord être caractérisé en tant que forme de pensée, que notre analyse ne peut se limiter à situer celle-ci dans une histoire des « avant-gardes » esthétiques. Même si au cours de notre développement, nous nous attarderons à considérer cette expression qui demeure vague, à malgré tout la prendre en compte et à tenter de situer Isidore Isou vis-à-vis de celles-ci à travers une sorte de maillage « comparatif », en sachant que les « comparaisons » comportent leur part d’arbitraire et d’imprécision, nous ne pouvons, dans le cadre de notre réflexion, nous limiter strictement à des références qui ressortent d’une téléologie autoréférentielle de l’ « avant-garde ». Car après tout, si celle-ci peut également être considérée comme une « forme de pensée », c’est-à-dire ne se limitant pas à des questions esthétiques car prenant en charge un questionnement socio-politique qui se voudrait « radical », elle prend place, aussi flous que soient ses contours, nous le verrons avec Isou, dans un contexte intellectuel plus général, et par ailleurs s’en nourrit en positif ou en négatif. Nous n’irons pas jusqu’à prétendre que l’ « avant-garde » n’est que l’épiphénomène mineur d’une situation donnée culturellement et sociologiquement, mais que son histoire recèle en creux, notamment, les problématiques d’une situation, à un moment de l’histoire des idées et de la situation matérielle vécue. Cela est une évidence, dirons-nous, mais c’est une évidence dont il faut tenir compte tant qu’il nous est nécessaire de relativiser le rôle et l’importance concrète de l’objet « avant-garde » dans le champ social global. Il nous importe donc en premier lieu, ici, non pas d’essayer de « situer » la pensée isouienne dans le cadre autoréférentiel, peu fiable selon nous d’une « tradition » floue, mais de la « confronter », pour le dire un peu trivialement, à l’ « air du temps ». Une autre « évidence » est celle qui consiste pour nous, et nous l’oublions très souvent, à penser comme des « occidentaux », c’est-à-dire selon un cadre de pensée spécifique. A tel point que nous l’oublions bien volontiers et qu’inconsciemment nous essayons de penser sans nous départir de reflexes ancrés au plus profond de nos conditionnements. Nous pensons ce que nous essayons de penser en tant qu’êtres conformés jusqu’au langage que nous employons. Il n’existe aucune raison pour que cela ne concerne pas notre propre discipline ainsi que l’auteur de ces lignes. Il sera peut-être un jour intéressant, après les mises en garde railleuses et salutaires de Friedrich Nietzsche6, de comprendre de quelle manière ce qui nous conditionne, de l’endroit dans lequel nous nous tenons, influe sur le langage que nous employons et sur les valeurs que nous sécrétons. A cet arbitraire qui n’est en quelque sorte qu’un imaginaire et qui entend être un fondement et par là même imposer des normes, pour autant fluctuantes selon les époques. Cet aspect de la réflexion aura son importance dans notre développement, car la pensée d’Isidore Isou nous a emmenés vers son envers, surgi d’un décentrement de l’Homme occidental, dans le contexte de l’épanouissement d’une forme de pensée anthropologique sur un mode généalogique, dans le sens nietzschéen. Nous tenons par ailleurs à dire que notre manière de penser ce sujet n’est qu’une façon que nous avons de plaquer nos propres préoccupations intellectuelles sur une réalité que nous n’atteindrons jamais. Nous interprétons d’une certaine manière des pensées que nous essayons de comprendre et parfois de comparer. Les données « objectives » de l’histoire étant infiniment réinterprétables, notre démarche est ici une sorte d’aventure lorsqu’il est nécessaire de créer du sens et une « cohésion », une illusion rétrospective, à travers notre propre vision, individuelle et réductrice par méthode, de ces « choses ». Or, notre démarche d’historien ne pourra se borner ici à une collecte d’informations et à leur présentation judicieusement élaborée. Il nous appartient de livrer une vision d’une pensée, c’est-à-dire que nous allons nous livrer à un travail d’identification, de synthèse et d’interprétation, à une reconstruction arbitraire, ce qui suppose d’une manière viscérale la recherche d’une « synthèse », forcément réductrice puisqu’échappant au vécu direct. Réductrice également puisque rétrospective et par conséquent injectant du sens là où les acteurs principaux de cette histoire n’en virent pas obligatoirement la présence. Nous pourrions écrire alors que certains éléments échappent à notre conscience lorsque nous les vivons dans l’instant. Certes, le recul dans le temps permet de saisir d’une manière différente la signification de ce qui a pu être pensé à un moment, sa signification ou bien son rôle dans un jeu d’interrelations et d’interpénétrations de sources intellectuelles diverses. Il n’en reste pas moins que nous ne pourrons jamais atteindre ce qui a été vécu, cette vérité première de celui qui se confronte au monde en tant que créateur. La construction d’un passé, la reconstitution d’une pensée, ne sont en partie que des projections de nous-mêmes et de nos préoccupations du moment qui tendent à construire une image, une mythologie en quelque sorte. Ce que nous écrivons ici à titre personnel aura également une certaine résonnance vis-à-vis du sujet que nous allons essayer de développer. Car la pensée d’Isidore Isou nous a obligés de poser cette question de l’ « illusion rétrospective », cette façon de fabriquer l’Histoire qui sera également combattue et mise en pièces par les pensées de la « structure » à l’intérieur du champ chronologique dont nous avons décidé les frontières, ou plutôt les limites.
Il est également important de signaler un fait essentiel. Le lettrisme existe encore aujourd’hui, non pas seulement en tant que passé de l’histoire de l’art et de l’histoire des idées. Il existe encore aujourd’hui parce que des lettristes continuent de créer selon les principes esthétiques et théoriques d’Isidore Isou. Cela tout en continuant d’utiliser ses concepts et le vocabulaire qui leur est attaché. Souligner ce point nous semble crucial dans notre façon d’aborder le sujet sur lequel nous nous proposons de réfléchir, dans notre façon de le traiter en sa dimension temporelle. Le lettrisme ne peut être encore tout à fait considéré comme un objet de réflexion appartenant au passé. Dans un sens, celui-ci ne serait pas encore dans l’Histoire, puisqu’il demeure. Par conséquent, il serait risqué de le considérer comme figé, comme un entomologiste considérerait l’objet de ses observations. A ce titre, la longévité de la pratique des principes esthétiques légués par Isidore Isou, une soixantaine d’années maintenant, participe notamment de la réflexion quant au qualificatif d’ « avant-garde » donné à ce mouvement, qui par ailleurs, précisons-le, n’existe plus que sous une forme « éclatée », sans cohésion de ses membres, dont certains par ailleurs ont décidé de refuser aux historiens toute légitimité et compétence analytique vis-à-vis du lettrisme7. Cela précisé, l’histoire du lettrisme se déroule en plusieurs phases, dont celle décrite par Fabrice Flahutez dans son ouvrage fondateur Le lettrisme était une avant-garde8, et qui vient se concentrer sur les années d’émergence nerveuse et bruyante du mouvement. Notre réflexion souhaite également « partir » de l’immédiat après-guerre et couvrir la période qui mène jusqu’à ce « moment 68 » que nous avons brièvement mentionné plus haut, et pour les raisons que nous avons également rapidement exposées. Encore une autre période du lettrisme est celle qui suit les années 1968-1970, c’est-à-dire les années signifiant la « fin des avant-gardes », accompagnée, comme le signifia Michel Foucault, de la fin des grandes idéologies en manière de « refroidissement », et d’un retour à l’ordre post-« 68 » dans les sociétés industrielles. Des « clans lettristes », plus ou moins formels, se renforceront jusqu’à une autonomisation de chacun d’entre eux, distincts les uns des autres, souvent en fonction de l’idée que chacun se fait de son positionnement vis-à-vis d’une fidélité orthodoxe qui serait due à la pensée d’Isidore Isou. Mais nous nous trouvons à cet instant sur la bordure du champ chronologique que nous nous sommes fixés. Signalons seulement que les principes théoriques et esthétiques d’Isidore Isou ne varieront pas jusqu’à son décès en 2007. Ne commettons toutefois pas l’erreur de penser que ces principes auraient été constitués en un bloc, dès les années 1940. Isou continuera son œuvre théorique après que la plupart des ouvrages fondateurs du mouvement aient été rédigés par lui dans les années 1940 et 1950. Mais le plus important, en ce qui concerne notre sujet, est de considérer que nous pouvons établir, dans une chronologie qui finalement peut paraître stable, et c’est d’ailleurs le cas sur le plan théorique et esthétique, une chronologie, disions-nous, qui offre peut-être à l’observateur une ligne de rupture en ce qui concerne l’attitude et le comportement d’Isou. Ce changement d’attitude pourrait-être détecté durant l’année 1952. Changement qui, pensons-nous, correspond au passage de la stratégie du scandale, pratiquée depuis 1946, à un affermissement des positions intellectuelles du fondateur du lettrisme. Et il faut le dire, au début d’un isolement rompu seulement parfois par quelques manifestations dans lesquelles le scandale et l’injure, ayant perdu cette fois le charme du romantisme de la révolte juvénile, se réinvitèrent. Après la Seconde-Guerre, Isou vint avec fracas dans le ciel de Paris, se présentant avec violence comme celui qui nettoierait l’art, la culture, l’avant-garde. La démarche fut guerrière, non dénuée de sensualité dans sa radicalité et dans sa négation de ce qui était « établi ». Evoquons rapidement quelques épisodes célèbres de l’ « épopée » des débuts : le 21 janvier 1946, perturbation de la lecture de La fuite de Tristan Tzara, au théâtre du Vieux Colombier ; en 1950, un commando lettriste emmené par Michel Mourre, déguisé en chanoine, à Notre-Dame le jour de pâques, vient annoncer la mort de Dieu. Cet « épisode » au romantisme plaisant s’est retrouvé largement abordé par des exégètes du lettrisme (nous pensons par exemple à Greil Marcus mais il n’est pas le seul) et notamment par un certain « philosophe libertaire » et médiatique connu pour son anti-freudisme, lors d’une conférence consacrée aux « avant-gardes ». Toujours en 1950, la revue lettriste Ur publie un article demandant la libération des ex-miliciens encore détenus dans les prisons françaises ; la même année, une autre expédition commando est menée à l’orphelinat d’Auteuil pour dénoncer les traitements infligés aux pensionnaires. Mais six années après le surgissement brutal, sauvage, et une seule année après un dernier scandale version romantique, à Cannes, où Isou, giflé, conspué, mais soutenu par Cocteau était venu présenter son film Traité de bave et d’éternité, le jeune roumain ne surprenait plus personne, et au contraire, exaspérait. Cette exaspération se traduisit par le départ, en 1952, de futurs acteurs majeurs du paysage contemporain : Guy Debord, Gil J. Wolman, François Dufrêne, pour n’en citer que quelques-uns qui en l’occurrence existeront en dehors du lettrisme et créeront leur propre « destin ». Entendons-nous bien, notre propos n’est pas d’établir la chronologie et l’histoire d’une forme de pensée. Il est de situer cette forme de pensée, comme nous l’écrivions plus haut, parmi celles qui baignent une « époque », et d’en dégager les linéaments. Une telle chronologie, par ailleurs, serait loin, pensons-nous, d’être probante en ce qui concerne la pensée d’Isidore Isou. Car si sur le plan du « comportement », comme nous le disions, Isou a connu une sorte d’ « infléchissement », son œuvre de théoricien, si elle a connu une « amplification » au cours des années, n’a subi de modification d’aucune sorte quant à sa substance, déjà repérable en 1947. Il est à ce propos « étonnant » de considérer l’ « écart » entre le déploiement public du scandale et de la provocation, d’un côté, et d’un autre côté, d’une manière simultanée, l’effort théorique très dense auquel se livre Isou dans les mêmes années. A ce compte, bien trompeuse est la position que ne viserait qu’à retenir la soi-disant « geste libertaire » d’Isou, et d’en faire l’un des éléments d’une sorte de joyeuse histoire de la subversion avant-gardiste, mêlant le lettrisme au situationnisme (aux « situs » écrivent certains, « situs » méprisés par Debord lui-même), au rock, à la mode punk, aux Sex-Pistols etc. Nous pensons ici bien évidemment à l’ouvrage de Greil Marcus, Lipstick traces, publié en France par Gérard Berreby pour les éditions Allia9. Nous nous méfions des légendes et des séductions, forcément « faciles », des coagulations approximatives. En réalité, Isidore Isou aura démontré une belle constance dans un effort de concentration austère et de théorisation, dès l’époque des déclamations de poésie phonétique par Gabriel Pomerand au Tabou, jusqu’à ses derniers textes. Autre fait « exemplaire » de la constance de cette rigueur intellectuelle désirée ardemment, et entretenue tout au long d’une existence tendue entièrement vers un objectif que d’aucuns considéreraient comme le produit d’une ambition démiurgique et mégalomaniaque. Le lecteur l’aura donc compris. Ce qui nous anime ici n’est pas simplement une volonté de reconstitution historique, diachronique, d’un mouvement artistique, dans une période choisie. Nous ne ferons pas d’histoire chronologique, car cela supposerait de trouver une cohérence dans le temps, une succession de causes et d’effets dont la désignation et les fondements ne seraient qu’arbitraires et sans doute trompeurs. Nietzsche l’a écrit bien avant nous. Cette histoire là nous semble en bien des points dépassée et intellectuellement contre-productive.
Une autre chose qu’il nous importe de préciser. Travailler et réfléchir sur la pensée d’Isidore Isou suppose une prise en considération du sérieux de l’entreprise intellectuelle et artistique de celui-ci. Entreprise qui, de la responsabilité d’Isou lui-même, a souvent été considérée comme une tentative risible et maladroite d’accéder à un niveau de célébrité et de reconnaissance à laquelle il n’a pu accéder de son vivant. Selon le docteur Guy Maruani, si Isou pouvait être qualifié de « génie », celui-ci eut le tort de le dire lui-même10. Le lettriste a souvent exercé une fascination sur ceux qui l’ont approché. En tous les cas nous pensons qu’il est trop simple de se « débarrasser » du personnage en se contentant de le considérer comme un histrion bavard. Isou fut un artiste, un critique, et avant toute autre chose, un théoricien. Mégalomane, mais sans doute pas davantage que Salvador Dali ou André Breton, vindicatif, mais il ne fut pas le seul loin s’en faut, inapte aux compromis, ce qui est un lieu commun des comportements « avant-gardistes ». Certains diront au mieux de son œuvre plastique qu’elle fut brouillonne ou mal finie. Nous ne savons selon quels critères précis engagés. Voici par conséquent le dossier Isou réglé. Mais ce dossier Isou nous a, pour notre part, obligé de chercher à comprendre comment comprendre le personnage. Il nous a alors été nécessaire, puisque nous ne pouvions nous appuyer sur la critique et sur les professionnels de l’art pour réfléchir à notre sujet, de nous diriger davantage vers des champs de réflexion qui, d’une part nous ont permis de cadrer le contexte dans lequel se déploie la pensée d’Isou, et d’autre part nous ont donné la possibilité de comprendre celle-ci par une approche plus large que celle, seulement, de l’histoire des formes et de l’esthétique contemporaines. Approche selon nous conservatrice, car se repaissant du prétexte de l’avant-garde pour réduire l’art à une rhétorique des formes, étrangère à l’Histoire.
Notes :
1Voir la contribution de Fabrice Flahutez à ce débat : Flahutez Fabrice, « Le lettrisme et la bataille des appellations », dans Ceci n’est pas un titre, les artistes et l’intitulation, » actes de colloque, Lyon, Editions Farge, 2014, p. 140-146. Fabrice Flahutez expose la nécessité pour l’historien de se confronter au vocabulaire mis en avant par le lettrisme en dédramatisant sa portée. Il s’agit selon l’auteur de prendre en charge ce vocabulaire, de l’accepter, de ne pas être impressionné par une prolifération de termes abscons. F. Flahutez effectue un parallèle avec les expressions sécrétées par les surréalistes et signale le fait que celles-ci sont aujourd’hui couramment utilisées par les historiens. Précisons toutefois le fait que le discours lettriste s’apparente davantage à un discours militant, organisé et systématique. Le vocabulaire isouien est l’expression d’une manière d’organiser le monde et d’une prise en charge non pas « poétique » ou littéraire de celui-ci, mais intellectuelle, totale, systémique. Nous pensons à ce compte qu’il est nécessaire d’être vigilant.
2Nous ne saurions mésestimer les limites posées à ce « libre arbitre » comportant lui aussi sa part d’illusions que décrivit avec force lucidité mais également avec « pessimisme » Arthur Schopenhauer dans son Essai sur le libre Arbitre, écrit en 1838 pour l’Académie Royale de Norvège. Dans ce texte, le philosophe s’en prend ouvertement à René Descartes. Voir Arthur Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre (1838), Paris, Editions Payot et Rivages, coll. Rivages poche/Petite bibliothèque, 1992. Traduction de l’allemand par Salomon Reinach.
3Essentiellement représentée par François Letaillieur.
4Louis Althusser (dir.), Lire le capital (1968), Paris, PUF, 2008.
5Voir à ce sujet le travail d’Iveta Slavkova, L’homme n'est peut-être pas le centre de l'univers : la crise de l'humanisme et l'Homme nouveau des avant-gardes (1909-1930), thèse de doctorat, Paris 1 Panthéon Sorbonne, juin 2006, sous la direction de Philippe Dagen. Cette thèse aborde déjà largement la question de la déchéance de l’humanisme dans les alentours de la première guerre mondiale. Nous nous concentrerons ici quant à nous, et notre sujet l’exige, sur l’après Seconde-Guerre. Mais assurément, un lien pourrait être réalisé entre ces deux périodes à travers les mises en doute exprimées ici et là, mises en doute contestant la « raison occidentale » et ses schémas de pensée.
6L’œuvre de Friedrich Nietzsche est traversée, et nous aurons l’occasion de nous y référer largement dans le cadre de ce travail, par une remise en question fondamentale des grands dogmes occidentaux : la prétention à l’universalisme, la « morale » comme outil de cette prétention, l’Histoire comme vectrice d’un « progrès », toutes les projections figées par la « raison », par le cogito ergo sum. Ce sont bien ces remises en question qui seront l’une des influences majeures de la « pensée structuraliste ».
7Au premier chef Roland Sabatier. Il ressort des entretiens que nous avons eus avec R. Sabatier que le discours sur lettrisme ne saurait échapper à une lecture « orthodoxe », attitude décourageant par avance toute interprétation indépendante. Une autre tendance existe, plus ouverte à la révision. Tendance incarnée par François Poyet, entré dans le mouvement en 1968. Alors étudiant en philosophie à l’université de Nanterre, F. Poyet est un témoin historique des évènements de mai auxquels il prit part en tant que lettriste particulièrement averti des formes de pensée alors en présence. Nombreux ont été nos échanges durant ce travail, échanges marqués par une large ouverture d’esprit concernant chacun des aspects du lettrisme, ouverture d’esprit permettant parfois le débat contradictoire, vif. Il est crucial d’apporter des éléments de précision, nuancés, sur ce sujet car nous savons que le lettrisme a longuement pâti d’une image d’intolérance et d’excès. Ce qui ne se vérifie pas d’une manière systématique. Signalons par ailleurs que F. Poyet travaille actuellement à l’élaboration d’un ouvrage à la fois biographique, à la fois historique, évoquant son expérience personnelle du lettrisme.
8Fabrice Flahutez, Le lettrisme historique était une avant-garde, Dijon, Les presses du réel, coll. L’écart absolu, 2011. Premier ouvrage de fond consacré au lettrisme. Il inaugure à ce titre, avec la prise de risques que cela peut contenir, une réflexion rénovée et systématique sur le mouvement lettriste.
9Greil Marcus, Lipstick traces, une histoire secrète du vingtième siècle, Paris, Allia, 1998.
10Guy Maruani, psychiatre, fut l’interlocuteur d’Isidore Isou depuis 1975. Une solide amitié critique lia les deux hommes, basée sur une longue complicité intellectuelle, jusqu’au décès du fondateur du lettrisme. M. Maruani nous a cordialement ouvert ses archives (non médicales) et évoqué auprès de nous les conceptions d’Isou. Ses réflexions nous ont été très utiles pour ce travail.
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exposition Tre Momenti del Lettrismo
"Tre Momenti del Lettrismo", une exposition lettriste avec Hugo Bernard, Anne-Catherine Caron et Roland Sabatier à voir à la Villa Cernigliaro (Sordevolo, Italie) du 18 septembre au 18 octobre
http://ripostelettriste.blogspot.fr/2016/08/tre-momenti-del-lettrismo.html

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REVUE TOTH #04
Après cinq ans d'absence, le numéro 4 de la revue Toth, "antipériodique lettriste" est enfin sorti ! Ce numéro est consacré aux rapports entre le lettrisme et le corps, la danse et le théâtre, avec un texte d'Isidore Isou sur l'art corporel lettriste et des oeuvres de Hugo Bernard, Philippe Broutin, Anne-Catherine Caron, Damien Dion, Jean-Pierre Gillard, Isidore Isou, François Poyet et Roland Sabatier, ainsi que des citations d'Isou sur le théâtre regroupées par Frédéric Alix 72 pages noir et blanc (couverture couleur), 5 euros Vous êtes intéressé ? Contacter Damien Dion à l'adresse [email protected]

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Retrospective Broutin a Berlin
Jusqu’au 18 août à La Plaque Tournante, importante exposition rétrospective de Broutin, membre du mouvement lettriste depuis 1968.
Plus d’infos ici : http://www.laplaquetournante.org/03-4.html
La Plaque Tournante, Sonnennallee 99, 12045 BERLIN

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Jean-Pierre Gillard a Garage Cosmos
Exposition de l’artiste lettriste Jean-Pierre Gillard à Garage Cosmos, Bruxelles, du 24 avril au 27 juin.
Plus d’informations sur le lien ci-dessous :
http://www.garagecosmos.be/exhibition.php?id=17&lang=en

Ci-dessus : J-P Gillard, La Démarche Infinitésimale n°1, 1967
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[Infinitesimal] art as experience / Damien Dion

(Roland Sabatier, De la loi de la jungle à la loi des créateurs, 1975)
Envisager l'art infinitésimal sous l'angle de l'expérience est resté, chez Isidore Isou, de l'ordre de l'impensé. En effet, hormis son manifeste de 19561, surtout consacré à la possibilité d'intégrer les mathématiques en art ainsi qu'à la justification de l'emploi du terme infinitésimal, et quelques précisions ultérieures, il n'existe au sein du mouvement lettriste aucun réel approfondissement théorique quant à l'art infinitésimal2. Mais cette quasi-absence apparaît comme une véritable opportunité d'explorer tout un pan théorique laissé de côté, celui de l'expérience esthétique de cet art, notamment par un rapprochement avec les thèses du philosophe pragmatiste américain John Dewey, auteur de l'essai Art as Experience (« l'Art comme Expérience »)3. Rapprocher Dewey d'Isou peut sembler de prime abord pour le moins incongru. Le dédain avec lequel Isou considère la partie perceptible et sensible de l'art infinitésimal – qu'il réduit à un ensemble de moyens (de supports-tremplins) dépourvus « de tout sens intrinsèque » ne servant qu'à stimuler l'imagination de formes intangibles, elles-seules dignes d'intérêt – peut être interprété comme étant ancré dans une vision néo-platonicienne du réel, où le monde physique n'est qu'un succédané du monde intelligible. Selon cette approche, les supports-tremplins et les données infinitésimales ne seraient que les avatars respectifs de ces deux mondes. Et l'on sait l'empreinte durable qu'a laissé Platon dans l'histoire de la philosophie (et par conséquent de l'esthétique) occidentale, forgeant pour des siècles une vision dualiste du réel (sensible vs intelligible, corps vs esprit, matériel vs idéal...) que l'on retrouve chez Descartes, Kant et jusque dans certains aspects de la philosophie analytique du début du XXe siècle, entretenant une tradition de pensée à laquelle s'oppose Dewey et son « naturalisme esthétique »4. En effet pour Dewey, l'esthétique est enracinée dans les besoins vitaux de l'être humain, dans sa constitution et ses activités fondamentales, il est le produit d'une interaction entre l'organisme vivant et son environnement. Ainsi, la forme artistique n'est pas seulement un ensemble de rapports spatiaux et statiques, mais dépend « d'une interaction dynamique des éléments entre eux »5, et Dewey d'affirmer que « sous le rythme de chaque art et de chaque œuvre gît le motif fondamental des relations que la créature vivante entretient avec son environnement » et que « le naturalisme dans le sens le plus large du mot ''nature'' est une nécessité pour tout grand art digne de ce nom »6. Ainsi, il ne s'agit plus pour l'art de nier les besoins organiques de l'homme au profit d'une expérience éthérée, mais de répondre à notre double dimension corporelle et intellectuelle que, selon Dewey, nous avons eu le tort de trop séparer. C'est ce raisonnement qui pousse Dewey à privilégier l'expérience esthétique dynamique sur l'objet matériel fixe. Pour le philosophe, l'essence et la valeur de l'art ne résident pas dans les seuls objets d'art – qui constitueraient à eux seuls l'art – mais dans « la dynamique et le développement d'une expérience active au travers de laquelle ils sont à la fois créés et perçus »7. Il y a donc chez Dewey une distinction entre « les produits artistiques » physiques et concrets, existants « en dehors de l'expérience humaine » et « la véritable œuvre d'art, ce que le produit fait de et dans l'expérience »8. En privilégiant le processus artistique face au produit, l'art apparaît comme « une qualité d'expérience » plus que comme une collection d'objets. Et c'est notamment sur ce point que la pensée de Dewey rejoint celle d'Isou quant à l'art infinitésimal.
L'indifférence du fondateur du lettrisme quant aux supports matériels est également le signe d'un intérêt plus grand pour une expérience esthétique d'autant plus active qu'elle ne repose, nous l'avons vu, que sur le bon-vouloir du spectateur quant à sa capacité à penser, imaginer des formes invisibles et toujours changeantes. D'ailleurs, dans la conception esthétique de Isou, l'art n’est pas réductible au médium ou à la technique, aussi, tous peuvent être utilisés indifféremment, dans toutes les disciplines artistiques. Un point important pour saisir l'importance relative de l'objet ou du support dans la pensée isouienne est le concept de méca-esthétique. C'est une notion qu'Isidore Isou forge en 19529 et qui est le regroupement de ce qu'il nomme les « mécaniques de l'art », à savoir l'ensemble des outils, instruments, processus, substances et supports utilisés – ou potentiellement utilisables – dans le cadre de la conception d’une œuvre d’art. En d’autres termes il s’agit de l’ensemble des moyens de réalisation artistiques. La méca-esthétique naît d’une volonté de séparer le secteur de la forme et celui de l’outillage, pour mieux les décortiquer et les explorer comme autant d’en-soi. Mais au-delà de sa valeur d’outil, de moyen artistique, la méca-esthétique envisagée en tant que tel a surtout une fonction sociale critique à l’encontre d’artistes faisant passer pour une révolution artistique fondamentale l’usage d’un nouvel outil ou d’une nouvelle technique. Pour Isou, seule les révolutions formelles et conceptuelles priment, le reste, et notamment tout ce qui est du ressort de l’outillage, est secondaire et ne peut apporter que des innovations secondaires10. Chaque support, chaque médium est donc au service de la démarche, du discours de l’artiste et non l’inverse. C’était également une gifle donnée à l’encontre du « style » et à sa capacité à réduire l’artiste à un outil ou à une technique, à l’enfermer dans une « pratique ». Ainsi, en revendiquant toute une diversité, voire une disparité, de supports et de procédés pour lui interchangeables, Isou démontre que l’art ne se réduit pas au seul médium. Ceci va de pair avec sa conception lettriste de l'Homme total et polyvalent pouvant s'impliquer et innover dans tous les domaines de la vie (ensemble des arts évidemment, mais également science, technique, philosophie, politique, économie...)11. Finalement, qu'importe qu'une œuvre infinitésimale s'incarne dans tel ou tel objet spécifique, seule l'expérience esthétique mentale compte. Le dédain pour les éléments concrets de l'œuvre infinitésimale n'est donc pas à saisir chez Isou comme un rejet du monde sensible au profit d'un monde idéal (le monde intelligible de Platon) mais plutôt comme une méfiance vis-à-vis d'une possible réification de l'art, réduit à de simples objets fétichisés, méfiance qui est au cœur des réflexions esthétiques de Dewey, notamment dans sa critique des musées et galeries comme institutions responsables de l'idée que l'art est déconnecté de la réalité quotidienne, empêchant de fait toute véritable expérience esthétique. Isou ne s'est cependant pas penché sur ces questions quant à l'art infinitésimal et ne cite d'ailleurs jamais Dewey comme référence potentielle, contrairement à un artiste comme Allan Kaprow par exemple. C'est en effet à ce dernier que l'on doit l'invention du happening, dont le concept s'est forgé par une lecture assidue du livre de John Dewey. D'ailleurs, la critique des lieux institutionnels et de la valeur marchande des œuvres, qui éloigneraient l'art de son public, est une thématique récurrente chez Kaprow qui, à la suite de Dewey, prône un art intégré à l'existence ordinaire12. L'objectif de Kaprow est clair, l'art, tel un « révélateur phénoménologique », doit « montrer comme si c’était la première fois, le monde que nous avons toujours eu autour de nous »13. Le lien avec le lettrisme repose peut-être dans le fait qu'un certain nombre de propositions d'Isou datant du début des années cinquante anticipent à plus d'un titre les happenings de Kaprow14.
Pour que l'expérience infinitésimale ait lieu, il faut bien évidemment un corps et des sens. L'expérience conceptuelle passe obligatoirement par l'expérience sensible, y compris lorsque l'œuvre se réduit à des formules linguistiques. En 1963, Isou réalise une série de trois œuvres, regroupées sous le titre de Dans le cadre de l'art infinitésimal..., chaque pièce commençant par cette sentence. On peut lire notamment sur l'une des pièces la formule suivante : « Dans le cadre de l'art infinitésimal, respirez l'air ou le vide, imaginez des parfums inconcevables ». Les moyens employés sont pour le moins sobres : une phrase écrite en noir sur une feuille de papier blanc. Et pourtant, cette proposition en appelle directement à notre expérience sensible et sensorielle15. Dans le même esprit, Micheline Hachette propose en 1970 ce qu'elle présente comme un film infinitésimal : À propos de Nice, dans le cadre du 1er Festival d'Art infinitésimal16. Hachette avait demandé à l'artiste Fluxus Ben Vautier ainsi qu'à sa femme, qui tenaient alors une boutique à Nice, de distribuer aux passants des brins de mimosa à sentir17. C'est donc l'expérience olfactive qui permettait la réalisation du film, qui n'est pas sans rappeler un autre « film infinitésimal », réalisé deux ans plus tôt par Roland Sabatier, uniquement constitué de la formule suivante : « Respirez. Le film est votre respiration »18. Au cours des années 1970, Sabatier va réaliser un certain nombre d'installations infinitésimales entièrement tournées vers une participation du public tant intellectuelle que physique. Ainsi, en 1975, il conçoit De la loi de la jungle à la loi des créateurs, composé d'une série d'accessoires sportifs (trampoline, haltères, poids, ballons, gants de boxe...) et d'accessoires « intellectuels » (livres, enregistrements, documents divers...) que les spectateurs étaient conviés à manipuler ou consulter, afin qu'à partir de leurs activités physiques et intellectuelles, ils élaborent « des images esthétiques mentales imaginaires ou infinitésimales virtuelles et toujours changeantes »19.
1Introduction à l'Esthétique imaginaire, cf. supra.
2En 1962, dans son texte Ce qu'il faut savoir de la peinture lettriste et infinitésimale, publié à l'occasion du Salon Comparaison 1962, Isou va figer la définition de l'art infinitésimal en une formule qu'il ne cessera de réutiliser dans tous ses textes ultérieurs, formule par ailleurs amplement paraphrasé par l'ensemble des lettristes et qui présente l'art infinitésimal comme une structure « composée de particules obtenues à l'aide de tout moyen plastique ou extra-plastique, – visibles ou invisibles, dépourvues de tout sens intrinsèque mais utilisables autant qu'elles permettent d'imaginer d'autres éléments inexistants ou possibles »
3John Dewey, Art as Experience, New York, Putnam, 1934.
4Cf. Richard Shusterman, L'art à l'état vif – La pensée pragmatiste et l'esthétique populaire (Paris, Les éditions de Minuit, 1991) et notamment le chapitre 1 (« Situation du pragmatisme) : « La notion kantienne de désintéressement trouve une nouvelle expression dans la philosophie analytique de l'art, s'opposant en cela à l'esthétique pragmatiste de Dewey » (p.25), ou encore : « Le naturalisme esthétique vise à retrouver une continuité entre l'expérience esthétique et les processus normaux de la vie, et tente ainsi de rompre le carcan qui enserre les beaux-arts dans un compartiment spécial, en luttant contre une idéologie, solidement implantée dans nos institutions, qui distingue l'art de la vie réelle et le place, en marge, dans les théâtres et les salles de concert […] Pour retrouver une continuité générale dans l'esthétique, Dewey s'en prend alors à la pensée dichotomique, de façon à saper les dualités fondamentales qui soutiennent et renforcent la séquestration et la fragmentation de notre expérience de l'art […] il est important de remarquer combien cet accent mis sur la continuité contraste avec l'orientation [de la philosophie] analytique – dont le nom même signifie la division en parties – qui s'enorgueillit de la clarté et de la rigueur de ses distinctions. » (pp.31-32)
5R. Shusterman, op. cit. p.22
6J. Dewey, op. cit. pp.155-156
7R. Shusterman, op. cit. p. 48
8J. Dewey, op. cit. p.9 et p.167
9Isidore Isou, « Esthétique du Cinéma, Ion, n°1, avril 1952
10Cf. Isou, De l'impressionnisme au lettrisme – L'évolution des moyens de réalisation de la peinture moderne (Paris, Filipacchi, 1973), sur la question de la méca-esthétique, sa définition, son rôle et sa place dans la création artistique.
11Lire à ce sujet l'article de Frédéric Alix « Isou et les avant-gardes » sur le blog du G.R.A.L (Groupe de Recherche et d'Archivage sur le Lettrisme) : http://g-r-a-l.tumblr.com/post/65040399069/isou-et-les-avant-gardes-frederic-alix, consulté le 20 mars 2014.
12Cf. Allan Kaprow, « L’Héritage de Jackson Pollock », in L’art et la vie confondus, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, pp. 38-39 : « Nous devons nous préoccuper et même être éblouis par l’espace et les objets de notre vie quotidienne, que ce soient nos corps, nos vêtements, les pièces où l’on vit, ou si le besoin s’en fait sentir, par le caractère grandiose de la 42e rue ».
13Ibid.
14Dès 1950, Isou développe le concept de « roman tridimensionnel », un éclatement du roman hors du livre, proposant la mise en place de narrations dans la rue même le long d'un parcours, où l'architecture et les objets feraient partie intégrante d'un récit immergeant (cf. Isou, « Essai sur la définition, l'évolution et le bouleversement total de la prose et du roman », in Les Journaux des Dieux, Paris, Aux Escaliers de Lausanne, 1950). Par ailleurs, il réalise en 1952 au ciné-club du Musée de l'Homme à Paris, une séance de Film-débat, où le film, qui n'a plus ni pellicule ni projection (et encore moins d'images et de sons), se voit réduit au débat des spectateurs, dont les propos forment seuls le film en tant que tel. Au sujet de l'influence du lettrisme sur l'art contemporain, lire l'essai de Guillaume Robin Lettrisme, le bouleversements des arts (Paris, Hermann, 2010), qui propose une étude comparant les théories et œuvres lettristes avec les conceptions d'autres mouvements artistiques apparus ultérieurement (l'Internationale Situationniste, Fluxus, l'Art conceptuel ou encore la poésie visuelle).
15Les deux autres pièces de la série reposent sur le même principe, mais en faisant appel au toucher et au goût.
16Le Festival d'Art infinitésimal a été fondé par le lettriste Roland Sabatier. La première édition s'est déroulée entre le 15 mai et le 15 juin 1970 et se composait d'un ensemble de propositions, souvent sous forme d'actions furtives et de micro-évènements, qui avaient lieu à des dates et des heures précises en divers endroits de Paris et de la région parisienne. La plupart se déroulait dans la rue, les squares ou les parcs municipaux, parfois dans des cafés ou des appartements. La seule trace tangible de cette manifestation étant son programme, publié dans le numéro 33 de la revue C.R.L (bulletin du centre de la recherche lettriste), daté de mai/juin 1970.
17« Micheline Hachette propose une version « imaginaire » du film de Jean Vigo, en suggérant notamment les réminiscences des plans où l’on voit les Niçois offrir des fleurs à des passants ou encore des chiens les ramassant comme des bribes infimes et dérisoires du Carnaval de Nice. » Anne-Catherine Caron, « Panoramique sur quelques œuvres de l'anti-cinéma lettriste », in L'Anti-cinéma lettriste (1952-2009), Sordevolo, Zero Gravita, 2009.
18Cf. le chapitre consacré au cinéma de Roland Sabatier dans l'ouvrage de Frédérique Devaux Le cinéma lettriste (éd. Paris Expérimental, 1992).
19Cf. la présentation de cette œuvre sur le site personnel de Roland Sabatier : http://www.rolandsabatier.com/0/de_la_loi_de_la_jungle.html (consulté le 20 mars 2014).
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Peinture redefinie et roman a cles / Frederic Alix

La peinture, dans sa redéfinition lettriste, dépasse les cadres de sa pratique « habituelle », telle que nous pouvons la connaître. La « peinture » lettriste devient elle-même un cosmos de moyens plastiques telle qu’elle a pu être parfois utilisée dans l’histoire de l’art contemporain, avec la pratique du collage et l’intégration de photographies, notamment : « la peinture qui était au début une simple schématisation graphique du monde objectif, alphabet réduit à son plus simple dénominateur, est devenu, par sa rupture d’avec l’écriture, un domaine en soi, enrichi de ses propres attributs plastiques (exactitude, perspective, clair-obscur) et matérielles (couleurs, photos, collages etc.) »1. Isou exprime les choses clairement : « Ainsi, par l’introduction de la peinture dans le roman, la métagraphie devient non seulement pictoprose mais aussi collaprose (art des collages), photoprose, coloroprose (plusieurs couleurs) »2. Ici est signifiée la prise en compte et l’incorporation de techniques ou de procédés venus se greffer à la peinture au cours de son histoire, dans la conception de certaines œuvres. Cela veut dire que des éléments comme les photos ou les collages divers, éléments donc, notons-le, « préexistants », participeront à la pictoprose en tant qu'objets considérés à leur tour comme les « lettres » ou comme les signes d'un alphabet total, à l'instar des éléments tracés par la peinture ou des symboles mathématiques. Les exemples d’assemblage de différentes pratiques, des constructivistes aux néo-dadaïstes sont nombreux dans l’histoire de l’art. Mais pas sous la forme réductrice à laquelle souhaite parvenir Isou. Il sera également possible d'intégrer les images de bandes dessinées, considérées à leur tour comme des « lettres » puisque « dans la phrase isouienne on remarque incessamment toute une série d’objets. Le nombre ne cesse de s’élargir, en attirant des choses nouvelles »3. Et, par ailleurs, « Ici, pour la première fois, on élève cette « mixture », devenue forme en soi, au rang d’un art propre qui cesse d’être le dérivé misérable d’un art (cinéma) ou des arts (texte-peinture). La métagraphie est l’élément de recherche esthétique du comic’s, la valorisation réductrice de la caricature intégrée à la prose ou au roman, c’est à dire à l’art. La caricature, qui était une donnée hors picturale et une matière a-artistique est rehaussée à son tour jusqu’au rang de particule en soi »4. Comme dans le cinéma, les comics seront également utilisés par Lemaître, dans certaines de ses planches métagraphiques, et par la suite, par l’I.S., dans les pages du Bulletin de l’Internationale Situationniste5. Précisons rapidement, que le roman situationniste Mémoires6 sera un exemple de la pictoprose lettriste. À la suite de la fusion des divers éléments plastiques et des caractères linguistiques et scientifiques dans une sorte de creuset sémiotique, Isou va proposer d’ouvrir la page à une troisième dimension imaginaire, cette fois par l’intégration de la « sculpture » dans la narration.
Sculptoprose et coloroprose : vers une troisième dimension dans le roman métagraphique
De l’intégration technique de différents types de médias ou de moyens plastiques, on arrive à une intégration de la troisième dimension dans le roman : « L’ouvrage dédié au roman explique comment, dans sa progression, la prose se détache des lettres héritées, non seulement en faveur d’une représentation picturale, mais par l’introduction d’une structure géologique, tridimensionnelle (sculptoprose) »7. La sculpture était également épuisée, à l'instar des autres domaines artistiques, mais grâce à la métagraphie, « La peinture et la sculpture mortes retrouvent leur dernière filière (l’objet-lettre) élément cohérent d’un art neuf : la narration romanesque. Les deux anciennes spécialités libres, jointes comme arts à cause d’une matière propre qui les justifiait respectivement, se découvrent réunies dans un élément synthétique dont le plus grand dénominateur commun (la tridimensionnalité) est le point représentatif »8. Il s’agit donc, notamment, de fusionner la sculpture et la peinture dans le roman, pour faire de la sculpture un élément de tridimensionnalité du signe phonétique, ou de la « lettre », prise dans un sens large, au service de la nouvelle narration romanesque, et ainsi : « La peinture et la sculpture obéiront à la narration, exactement comme durant l’antiquité et la renaissance, elles ont obéi à d’anciennes transcendances religieuses »9. Isou semble oublier, en se référant à l'antiquité et à la Renaissance, qu'il n'existait pas uniquement un art « total », celui des temples, des demeures bourgeoises et des églises. De plus, si l'on parle de narration, en ce qui concerne par exemple un temple comme le Parthénon et sa frise ionique, nous sommes évidemment, si l'on emploie la logique lettriste, dans l'ancien amplique, dans une narration qui incorpore à l'art des éléments « extrinsèques » à ses moyens matériels, des éléments qui sont historiques et culturels. Ainsi, la « lettre », dans le sens que lui donne Isou, et la « sculpture » sont mêlées dans une tridimensionnalité qui doit ouvrir la page vers une dimension infinie. Mais de quelle façon est-il possible d’intégrer la « sculpture » et par conséquent, une troisième dimension au roman? Isou va utiliser la mise en page dite « géologique », qui superpose des couches d’écriture indépendantes.

(Ci-dessus: un exemple de mise en page "géologique". Planches extraites de Les Journaux des Dieux, Isidore Isou, éd. Aux Escaliers de Lausanne, 1950)
En se servant de couleurs différentes, c’est la technique de la coloroprose, il accumule plusieurs récits sur une même surface, intégrant le palimpseste dans le support, comme nous l'avions constaté déjà avec la pellicule : « Il faut dépasser la vision plate d’une page. On ne se découvre que devant un étalage de lignes sur une feuille dépourvue de profondeur. Mais avant tout il faut envisager le problème essentiel qui est celui du meublement de la page. On doit s’arracher à l’habitude ancestrale qui veut la superficialité et la platitude de la page. Il faudrait offrir à la page un droit de repli incessant vers des espaces qu’elle n’a jamais eues. Créer la troisième dimension du papier d’imprimerie. Avant de travailler au bouleversement du papier même du roman, la couleur offre, au premier stade, une possibilité infinie pour la multiplication des couches de l’écriture »10. La coloroprose offre par conséquent une simultanéité de récits possibles, comme les ciselures en offriront au cinéma hypergraphique : « Par une juxtaposition de textes, en couleurs différentes, on aboutit au roman stratifié. Il portera le nom de « roman géologique ». Le roman polycolor s’avère, en ligne évolutive, la descendance nécessaire, la suite normale de la pictoprose. La simultanéité deviendra graphique et non seulement idéatique. On offrait une image au même moment où les autres images disparaissaient déjà de notre regard. Ici, pour la première fois les couches des aventures s’étalent les unes au dessus des autres. On les embrasse du même regard. Le lecteur explore jusqu’au fond des âmes ; à travers les peaux et les chairs successifs par lesquels la matérialité s’efforce de l’arrêter »11. La tridimensionnalité d’un plan construit par une perspective géométrique ou bien atmosphérique est ici remplacée par une tridimensionnalité « alphabétique », par une superposition colorée des couches ou des phrases constituées des « lettres » de l’alphabet total conduisant ainsi à une narration multiple. Avec l’adoption des procédés modernes d’impression et de reproduction, la coloroprose connaîtra en quelque sorte un perfectionnement dans la surimpression mécanique d’images, de textes, et de tout élément graphique. Cette ouverture de la page du roman à une profondeur inusitée doit provoquer chez le lecteur la sensation d’un déplacement possible, d’une sortie de ce cadre matériel que représente le livre.
Le roman visuel : troisième dimension imaginaire pour une action imaginaire
En effet, d’une part, et consécutivement à la mise au point de la pictoprose, « comme la peinture, le roman métagraphique devient un art du regard, qui prend sa force de l’œil. On rend visuels les mots, comme on a rendu, en sens inverse, parlantes les images du cinéma ou mouvantes les photos figées »12. D’autre part, la concentration des éléments graphiques, quelle que soit leur nature, réduits à un rôle de « lettres », ajoutée à la création d’une troisième dimension par la coloroprose a pour effet d’offrir une densité « inédite » au regard, par la superposition des récits possibles : « Le roman cosmographique, attaché entièrement à l’événement ne peut plus retourner purement et simplement vers la narration des actions primitives. Dans l’ancien roman amplique, chaque « histoire », par son étendue, comblait des pages. Dans le nouvel amplique (ou l’inédit épique) chaque phrase contiendra des dizaines d’aventures. Par cela on s’opposera à l’ancienne épopée où toute aventure était racontée en des dizaines de phrases. L’épuration même du matériel narratif impose la concentration de la plus grande quantité d’aventures sur la plus minime étendue possible »13. Il faut bien évidemment comprendre ici la « phrase » lettriste comme l’assemblage des éléments plastiques et « alphabétiques » considérés comme les « lettres » ou les signes, ou bien même encore comme les particules d’un alphabet infini. Le caractère multiple de la narration, par la superposition des récits, ajoutée à la transformation des « mots » en objets visibles, disposés ici et là sur la page va, d’une part, mobiliser et entraîner le regard du lecteur, et le transportera, d’autre part, dans une action imaginaire : « N’importe quelle fuite, toute pensée, devient fait. Le mouvement de sensibilité se transforme en action »14. Les procédés techniques et graphiques employés doivent inciter à un déplacement du regard au travers de la page, mais également à un déplacement mental. Nous verrons que certains des membres de l'I.L. et de l'I.S. vont reprendre ces recettes, avec notamment Mémoires. Il s’agira effectivement, et ce, dès les réalisations métagraphiques de l’Internationale Lettriste, d’intégrer une dimension à la fois visuelle, plastique, et psychologique propre à suggérer au « lecteur » une sensation de mobilité. Mais dans le même temps, ce que nous avions souligné dans nos précédents chapitres, à propos de la neutralisation par les lettristes des concepts et des idées est confirmé également ici. Isou associe la stérilisation conceptuelle à la visibilité de l’objet : « La manière isouienne, dans son ensemble, ne joue plus sur le contenu intérieur des phrases mais sur leur vision. La forme mène à la superficialisation des événements qui échappent au contenu des nuances pour devenir travail de façade »15. Nous savons, à ce sujet, quelle est l’approche adoptée par l’I.L. et par l’I.S.Nous le voyons, le roman lettriste n’est plus vraiment un roman. En s’appuyant sur les moyens modernes de la reproduction mécanique, et en utilisant les progrès de l’imprimerie, Isou désire faire de son roman le réceptacle de l’univers des signes. Le réceptacle de l’unité d’avant la tour de Babel. Puisqu’il semblait que pullulaient autant de Nemrod que de prétendus créateurs, il fallait apprendre à ceux-là, individus aux démarches fragmentaires, que la création était dans le Tout. Et d’abord dans le Tout du langage, c'est-à-dire dans une totalité de la communication, car c’est bien par la perte de son unité que les hommes se sont dispersés. Le livre métagraphique, qui n’est plus un livre, mais qui devient le Livre n’appellera pas alors des lecteurs, mais des croyants.
Écriture anti-typographique pour roman à clés
Les possibilités techniques qu’Isou souhaite utiliser vont permettre d’atteindre à une complexité narrative inédite du roman. En profitant de l’existence d’une troisième couche, dans les « phrases » géologiquement superposées de son roman, Isou souhaite éprouver le lecteur en soumettant son intelligence à la résolution d’énigmes : « Le jeu à déchiffrer fait, lui aussi, partie d’un dépassement de l’écriture en tant que chance de complication jouisseuse du style. Il est donc aussi métagraphique. On n’assimilera pas les jeux sous le prétexte des secrets pratiques des discours utilitaires mais en tant qu’effets artistiques (jouissance de l’entraînement des muscles de l’intelligence). On créera sans doute des jeux neufs : de tous les alphabets donnés et de tous les jeux existants. On mélangera les rébus aux jeux de mots, les cryptogrammes aux énigmes, les charades aux anagrammes etc. On fera du « jeu de mots » une partie intégrante du texte de base »16. Le but d’Isou est d’exercer l’intelligence du lecteur-spectateur qui doit entrer dans les méandres des significations multiples, dans le dédale de sens ainsi proposé : « Je voudrais un lecteur autodidacte car il n y’a que les autodidactes qui aient vraiment l’amour de la lecture. Ce dont on souffre aujourd’hui reste justement la facilité de la connaissance qui s’offre partout, toute rognée, toute réglée et prête à la communication sérielle immédiate. Je veux être lu des novices croyants et je me fiche du reste. Voilà mon public : les détectives. Qu’on dise de mes lecteurs : « Ils l’aimaient tellement qu’ils l’ont lu jusqu’au bout. Ils ont déchiffré tout le roman d’Isou »17. À ce compte, seuls ceux qui auront assez de foi sauront décoder les mystères du roman isouien. Concernant Isou, cela ne nous surprend guère. Mais le livre situationniste par excellence, Mémoires, sera également un livre à clés, déchiffrable par une poignée d’initiés, qui sauront décoder le langage utilisé. Le fait de proclamer une démarche « révolutionnaire » et collective n’empêchera effectivement pas les situationnistes de cultiver parfois le goût du secret, avec le sens réel d’une certaine coquetterie « élitiste ». Pour en revenir à Isou, la volonté lettriste de dépasser la typographie habituelle du roman, va trouver un prolongement vers l’extension de celui-ci à tout type de support.
1 Ibid., p. 143.
2 Ibid., p. 136.
3 Ibid., p. 192-193.
4 Ibid., p. 193.
5 Internationale Situationniste, 1958-1969, n° 1-12, Paris, Fayard, 1997.
6 Jorn Asger, Debord Guy, Mémoires (Copenhague, 1959), Paris, Allia, 2004.
7 Isou Isidore, «La mort des arts plastiques et la Métagraphie », Ur, n°1, 1950. Réédité dans Mémoires sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort, Paris, Cahiers de l’Externité, 1998 p. 46-47.
8 Ibid., p. 74.
9 Ibid., p. 75.
10 Isou Isidore, « Le bouleversement intégral de la prose et du roman », dans Isou Isidore, Lemaître Maurice, Les Journaux des Dieux, Paris, Aux Escaliers de Lausanne, 1950, p. 153.
11 Ibid., p. 154.
12 Ibid., p. 149.
13 Ibid., p. 184.
14 Ibid., p. 183.
15 Ibid., p. 183.
16 Ibid., p. 175.
17 Ibid., p. 178.
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les theories du lettrisme
Le G.R.A.L salue l’initiative de Hugo Bernard pour la création d’un site internet résumant l’essentiel des conceptions et théories d’Isidore Isou : www.lelettrisme.org, avec des contributions d’Anne-Catherine Caron, Eric Monsinjon et Roland Sabatier.
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LE LETTRISME ET LES AVANT-GARDES ITALIENNES DES ANNEES SOIXANTE / Guillaume Robin
Un peu de contribution extérieure ne fait pas mal : voici une contribution proposée par Guillaume Robin (auteur de Lettrisme, le bouleversement des arts, éd. Hermann, 2010) sur le lettrisme et les avants-gardes italiennes des années 60 :
L’énoncé, présenté ici, entend expliquer les différences majeures qui résident entre l’Arte Povera, la Poésie visuelle et le Lettrisme. Tout en prenant le parti-pris de passer sous silence la Trans-avant-garde, nous nous attacherons plus particulièrement aux deux positions citées et nous tenterons de montrer comment le Lettrisme a, en quelque sorte, distillé ses apports.
I. ARTE POVERA, ET LE LETTRISME
A - L’Arte Povera
Dans la désignation de cette mouvance, le terme « Pauvre » serait à prendre au second degré. Le nom aura été, dans sa genèse, emprunté à une pratique du théâtre expérimental. Il caractériserait au-delà un certain détachement vis-à-vis d’une histoire italienne riche de faits historiques. Pour parfaire le blason, l’Arte Povera recouvrerait, de même, une dimension mystique que l’on pourrait facilement rattacher à la culture italienne. Si l’on tient à être un peu plus précis sur ce point, il puiserait même sa référence dans le culte de Saint-François d’Assise, cet homme pieux qui allait renier son rang social pour consacrer sa vie à la plus grande œuvre, celle de Dieu. L’artiste pauvre, ainsi libéré de cet esprit matériel viendrait donc se découvrir sous l’angle de cet illustre frère d’arme du Christ.
Seulement, est-il nécessaire de préciser que les plaies de Saint-François auront encore du mal à se refermer au début des années soixante en Italie, précisément dans la période où naît cette tendance de l’art. Les blessures liées à la nouvelle crise industrielle qui commençait tout juste à frapper la nation1, ainsi que le passé empesé d’une avant-garde très présente - L’empreinte du Futurisme, par exemple, avec la figure de Marinetti, aura été difficilement contournable - justifierait en soubassement l’arrivée de cette inclinaison artistique labelliséepar le critique d’art Germano Celant qui allait s’efforcer, tout au long de sa carrière, de regrouper autour de lui un grand nombre d’artistes : Giovanni Anselmo, Alighiero e Boetti, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Janis Kounellis, Mario Merz, Giulio Paolini, Pino Pascali, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto et Gilberto Zorio.
C’est dans la ville de Turin que l’on voit se profiler l’émergence de l’Arte Povera. Turin, cité la plus industrialisée d’Italie a les moyens d’activer cette pensée nouvelle, déchargée d’une emprise culturelle romaine et milanaise trop forte. Grâce aux nombreuses démarches de Michelangelo Pistoletto, Turin va vite devenir une place de choix. Beaucoup d’artistes italiens, à sa demande, vont venir se produire dans ce nouvel eldorado italien, même s’il faudrait au demeurant accepter l’idée que cette nouvelle assise culturelle tiendrait des multiples identités locales. En fait, l’Italie, forte de ses disparités régionales est à l’image de l’Arte Povera, solidaire en théorie mais fragmenté dans la pratique. Cette volonté de fédérer proviendrait même, si l’on veut pousser l’analyse, de la forte trace laissée par les vestiges de l’art antique2.
Recadrer les faits, définir cette spécificité, choisir les artistes et inventer un terme de ce genre ne sera pas, pour l’analyste, chose aisée : « Les étiquettes sont terribles, les définitions deviennent odieuses au moment même où on les produit. Aussi lorsque je me suis retrouvé à théoriser ce terme, je me suis rendu compte qu’il était nominatif »3 nous confiera, non sans crainte, Germano Celant.
Généralement, l’Arte Povera se présente comme un mouvement qui défendrait l’idée d’une utilisation concrète de matériaux bruts ; néanmoins, il faut bien se résoudre à ajouter des variations externes comme celle de sa dimension conceptuelle4. De même, les dissidences se sont manifestées très tôt, avec des plasticiens voulant s’affranchir dés le début à l’exemple de Luciano Fabro : « L’Arte Povera n’a jamais existé… C’est un terme qui réunit une génération de gens qui travaillait dans une certaine période (…) »5. L’historienne Margit Rowell, quant-à-elle, renvoie à sa dimension éthique: « Instinctif et subjectif, lyrique, poétique, paradoxal, à l’image des aspects irrationnels et incontrôlables de l’expérience vécue. En outre, l’Arte Povera n’était pas un mouvement formaliste, mais il traduisait plutôt une attitude morale et une position critique. »6 Par ailleurs, Harald Szeeman, le célèbre commissaire d’exposition suisse, lors de la célèbre exposition Quand les attitudes deviennent forme en 1969, avait, sans plus de réussite, tenté de caractériser cet art comme une « nouvelle éthique, très politique ». C’est à n’en pas douter une relégation de l’Arte Povera à sa seule dimension sociale, pleinement représentative des ramifications intrinsèques auxquelles se livre le collectif. Ajoutées à cela, les expositions nombreuses sur l’Arte Povera, notamment celles qui ouvrent l’acte de naissance (La manifestation à la galerie La Bertesca à Gênes, puis celle de New York The Knot/Arte Povera, traduit comme Le Nœud/Arte Povera) permettent tout de même de suivre les adhésions et appartenances de tel et tel artiste et de suivre la ligne directrice, ce « chemin de pensée » proposé par Celant.
B – Le Lettrisme, justification d’une révolution
Le Lettrisme est, en fait, difficilement définissable tant les créations émises par cet ensemble abondent dans toutes les disciplines.
Roland Sabatier, un de ses plus importants acteurs, résume la spécificité du mouvement dans son introduction à l’exposition "Lettrisme, vue d'ensemble sur quelques dépassements précis" qui s’était déroulé en novembre 2010 à la Villa Tamaris-Centre d'art : « Depuis son origine, qui coïncide, en 1945, avec l’arrivée en France de son promoteur, Isidore Isou, le Lettrisme s'expose comme la continuité authentiquement créatrice des grands mouvements culturels passés. De tous, il s'affirme le seul, au dehors des généralisations dialectiques, outrancières et erronées, à avoir effectué le plus grand nombre de bouleversements spécifiques qu'il inscrit, avec précision, dans les cadres déterminés des domaines de la culture et de la vie — de l’Art, de la Science, de la Philosophie, de la Théologie et de la Technique — à l'intérieur desquels, aux acquis séculaires, ils ajoutent des acquis neufs, en cela susceptibles d'augmenter les possibilités d'existence de l'être. »
Dès son origine, le lettrisme propose comme étape artistique essentielle le seul élément de la lettre latine dans La Dictature Lettriste publié en 1946, détruisant ainsi le principe des mots formés au hasard par les interprètes du Surréalisme. S’en suivra, peu après, en 1947, dans Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique la poésie alphabétique qui tachera, par l’organisation savante de consonnes et voyelles, de réagencer un nouveau mode de communication, débarrassé du signifié et qui allait bientôt s’amplifier avec un univers sonore riche de tous les bruits manifestés par le corps humain. En 1952, Le Lettrisme va se particulariser en cherchant à définir le support, du matériel, du thème et de l’acte même. La méca-esthétique intégrale serait un terme donné à la section de l'équipement de l'art. Elle regrouperait toutes les substances et les matières existantes, utilisées ou non, qu'elle rangeait à leur juste place, para-esthétique, de manière à empêcher le détournement de la création formelle de son but essentiel, les formes nouvelles. Isou, quelques années plus tard, en 1956, produira un nouveau brûlot sous forme de manifeste esthétique, Introduction à l’Esthétique imaginaire, qui viendra révéler par la notion même de l’esthapéïrisme, les possibilités de la versification virtuelle et infini ; cette possible partition de l’imagination humaine démultipliée qui n’échappera d’ailleurs pas aux futurs adeptes de l’art conceptuel. L’Art Infinitésimal ou Imaginaire, basé sur la particule infinitésimale obtenue à l’aide de tout moyen formel ou extra-formel, visible ou invisible, pourra être utilisé dans tous les sections de l’art. En 1960, le cadre supertemporel est un nouveau modèle du genre qui délivre aux participants des cadres formels vides pour qu’ils puissent eux-même les compléter par des créations intégrant en elles-mêmes les valeurs progressistes de l’ensemble des branches du savoir. Véritable support pour des « works in progress » infinis, celui-ci pourra abolir le vieux cadre esthétique prédéfini par un cadre original, avec des actes artistiques en perpétuel rénovation.
Mais, bien plus que ces bouleversements, Isou ouvre une nouvelle dimension au Savoir : celle de la créativité, pénétrant tous les territoires de la culture. Cet « Hyper-créatisme » exhaustif, terme plus adéquate par rapport à l’appellation fondatrice, trop réductrice quant il s’agit d’évoquer les multiples rénovations dans les secteurs de la pensée, sera attesté dans l’ouvrage La Créatique ou Novatique (1941-1976).
Le Lettrisme serait donc une école de pensée reposant sur des bases saines, actées. D’ailleurs, au sein du groupe même, la fraternité, régie par Isou (avec certes des artistes qui se sont exclus d’eux-mêmes, on pense à Guy Debord, François Dufrêne etc.) était placée sous le signe d’une rigueur éthique7 afin de promouvoir l’unité de ce système, résultant d’une renaissance esthétique tant attendue. C’est bien là une des grandes différences qui s’observent entre l’Arte Povera et Le Lettrisme. La primauté d’un ensemble de règles accordés au groupe d’Isou, entraînant obligatoirement l’unité du discours, d’un ensemble d’actes et de créations corollaires au mouvement.
Isidore Isou, lui, aura constitué un protocole obligatoire afin de diffuser au mieux les thèses et le postulat de départ du mouvement, homologués dans un dialogue publié entre Isou et Lemaître en mars 1966, (Dialogue Isou-Lemaître). Plus qu’une morale, il s’agit pour le créateur du lettrisme de solidifier les relations entre ses artistes pour qu’ils puissent agir avec plus de force, sans querelles intestines. Tous les rapports du quotidien autant qu’artistique seront alors gérer par Isidore Isou afin que la connaissance et la création n’efface pas le socle de son esprit initial. En outre, les rassemblements fréquents (les réunions, expositions en tout genre, manifestations) auront permis d’affiner le sens de la pensée lettriste.
C – Des exemples concrets dans le Lettrisme et l’Arte Povera
Sans considérer ces mouvements d’art comme des frères, il faudrait pouvoir les envisager comme des cousins par alliance. Les identités divergent mais comportent aussi des similitudes visibles, si ce n’est que le Lettrisme aura agi dans une période plus ancienne, montrant dans son déroulement, la voie à ses héritiers. Quelques exemples permettront d’illustrer notre propos.
En 1960, l’artiste romain d’origine grecque Yannis Kounellis présente dans sa première exposition une suite de chiffres et de lettres, tout droit influencer par les données de la Poesia Visual. Les lettres de Kounellis dans cette œuvre Sans Titre seront ensuite chantées, s’intégrant à une poésie vocale, à la suite des Glossolalies du surréaliste Antonin Artaud et des symphonies lettristes d’Isidore Isou, de Gabriel Pomerand et Maurice Lemaître. Cette œuvre présente au niveau formel des affinités avec la série Les Electrographies de Roland Sabatier en 1963, bien que ces dernières se présentent comme un développement d’une partition scénique enveloppée de lumière et intégrée à la rénovation d’un ensemble théâtrale.
Dans un autre registre, l’œuvre de Giulio Paolini nommé de la même manière Sans Titre de 1962-1963 se présente comme une multitude de cadres en bois, apposés les uns sur les autres, du plus petit au plus grand. La valeur de l’œuvre tient par son côté formel, le cadre redéfinissant les frontières de la matière et par extension, la peinture. Sans le savoir, Paolini rentre dans une des catégories qu’avait prédéfini Isou avec la méca-esthétique intégrale. De nombreux exemples de créations perpétués par les acteurs du Lettrisme s’assureront de suivre la thèse émise comme l’Œuvre poudriste d’Isou en 1962 composé de confettis et la Peinture liquide de Gil Wolman en 1963.
Le géniteur lettriste propose, encore et ce, dès les années 1960, le cadre supertemporel ou infinitésimal permettant aux spectateurs de devenir les co-auteurs d’une pièce d’art qu’ils pourront manœuvrer à l’infini. C’est l’expérience esthétique, en commun, qui alors entre en scène. La théorie embrasse la dématérialisation de l’art relié au public, problématique de l’espace performatif qui sera repris plus tard par Luciano Fabro, à travers l’œuvre In Cubo, réalisée en 1970. Le grand cube, sorte d’habitat précaire, va être manipulé par les spectateurs tels des Sisyphe roulant leur fardeau. Fabro pose cette question de l’observateur agissant sur son environnement et modifiant l’œuvre dans l’espace. Maurice Lemaître, proposera, par la suite, en 1964, une Stèle pour sculpture temporelle où le visiteur pourra agir sur une pierre et reformuler à l’aide d’outils mis à sa disposition, le geste des grands sculpteurs de la Renaissance.
Michelangelo Pistoletto est un des artistes les plus importants de l’Arte Povera. Son Art Action, créé en 1967, propose des manifestations dans la rue grâce à une troupe de théâtre expérimentée, créée pour l’occasion. Son but sera d’investir l’art dans la vie quotidienne (à travers les rues, les bâtiments et jardins publics, les studios, galeries dans les grandes villes), par le biais d’actions significatives impliquant autant les acteurs que les spectateurs. L’autre programme du Progetto Arte propose d’investir et d’unir tous les domaines de l’existence humaine. Les fondements réflexifs de ces combinaisons multiples, créés en 1994, semble se fondre dans cet aspect de l’art total, revendiqué de longue date par la plupart des artistes et intellectuels au début du siècle. Ce centre et laboratoire d’idées peut se rattacher à l���idée que s’en fait Isou dans sa volonté d’élargir tous les domaines du savoir, avec sa Créatique qui jette les bases d’une révolution en marche. L’ouvrage, véritable manuel et outil de travail, va servir de base de données en activant les nouvelles ressources du savoir. Les alternatives seront infinies, les ressources innombrables de telle manière qu’aujourd’hui encore, le simple exégète qui se penche sur la question risque de se perdre dans ce magma novateur, clé de voute du mouvement. Opuscule édifiant, œuvre d’une vie, c’est un manuel du futur et une Biblepour celui qui se décide à « inventer » plus qu’à « imiter ».
II. LA POESIE VISUELLE ET LA POESIE LETTRISTE
Dans un autre registre, bien que le cas soit similaire, il convient d’entendre, comme un écho, les résonnances du lettrisme dans ce qu’il est possible d’appeler La Poésie Visuelle.
L’enchantement qu’a pu provoquer le mouvement lettriste grâce au livre Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique du fondateur lettriste a beaucoup compté dans la régénération philosophique et esthétique de notre époque. A l’étranger, ces réverbérations poétiques associées, aurait agi par ricochet sur les plasticiens en Italie et ailleurs…8 Les multiples impulsions poétiques extérieures au Lettrisme ont profité de la libéralisation de la « lettre », voulue par son mentor. Dépouillée de toutes influences, la conception lettriste allait absorber toute la pensée intellectuelle des années cinquante et continuera d’étendre son empire jusqu’à aujourd’hui.
La poésie est définie, depuis sa genèse, comme l’art des vers composés des éléments inhérentsà son domaine : les mots, le rythme, la composition et la lettre… Le Lettrisme va se caractériser par la poésie de lettres9, critère central dans l’édification du mouvement et va s’élargir d’une nouvelle musique s’ajustant au principe premier. Il y aura des sons inusités, jusque-là non théorisés, (hoquet, claquement de langue, râle, aspiration etc.) Le nouvel alphabet lettriste va donc pouvoir se structurer avec un certain nombre de lois, de propriétés qui vont permettre d’enfanter un grand nombre d’œuvres poétiques et musicales. Cette écriture nouvelle sera dépassé par l’Hypergraphie, un art qui se place au-delà de la figuration et de l’abstraction par l’alliage astucieux entre les lettres et les signes : « Des signes phonétiques, lexicaux, idéographiques possibles (existant et à inventer) ».
La poésie infinitésimale située dans un cadre supertemporel créé en 1956 donne la possibilité aux hommes de créer grâce à des phonèmes virtuels. Partant des données infinitésimales inscrites chez Leibniz et Newton, le fondateur du Lettrisme opte pour la puissance de l’incommensurable. Il semble que le principal précurseur de la Poésie Visuelle en Italie, Carlo Belloli, a dû être informé de cette nouvelle dimension. En 1970, il évoque même le cas d’une « Machine pour la poésie » destinéeaux visiteurs d’une exposition. Belloli, alors, perpétue la finalité de la poésie lettriste, sans pourtant vouloir s’y associer.
Carlo Belloli est le principal précurseur de la Poésie Visuelle en Italie. Il a su être l’intermédiaire entre la poésie futuriste et la poésie concrète ; celle qui se caractérise par la visualité à travers l’organisation de mots et de lettres dans l’espace. L’artiste va confectionner toute une série de poèmes murales, audiovisuelles et hologrammes etc. En 1970, il évoque même le cas d’une « Machine pour la poésie » destinéeaux visiteurs d’une exposition, capable d’élaborer « mécaniquement » des poèmes. Le cas d’une poésie totale, globale où le spectateur devient le concepteur fait irrésistiblement penser à la poésie supertemporelle lettriste dans laquelle tous les hommes du monde sont incités à créer de façon illimitée grâce à cette invitation déterminée. Belloli, intellectuel de premier ordre, prolonge ainsi la finalité de la poésie lettriste. C’est une progression double qui abolit le tangible pour se recentrer sur l’homme. Dans un cas comme dans l’autre, leurs actions méritent d’être vues, leurs poésies d’être écoutées ou lues.
La poésie visuelle en Italie s’est aussi rassemblé autour du Groupe 70, crée en juin 1964,par Eugenio Miccini et Lamberto Pignotti ; un affaire suivie de près par Umberto Eco avec ses fameux essais, Communications de masse et L’Œuvre ouverte. Le Groupe 70 va confectionner à l’époque une sorte de poésie technologique, avec l’emploi de documents et matériaux tirés du langage d’aujourd’hui, (publicité, journalisme, mode, bureaucratie, commerce, etc.) détournés de leur usage commun. Cette pratique du détournement fait penser au procédé mis en place par Isou et ses partisans quelques années plus tôt avec le concept du montage discrépant, utilisé dans le cinéma(Le Traité de Bave et d’Eternité d’Isidore Isou réalisé 1951 en témoigne). Cette technique surclasse le synchronisme par la disjonction entre le son et l’image. Après cela, la Cinepoesia, inventé par Bueno, Marcucci, Miccini et Pignotti proposera une nouvelle expression filmique, avec des techniques particulières de montage proche de certains lettristes (des bouts de pellicules de différentes provenances avec des inserts d’actualité, de films comiques, de documentaires etc.)
La Poésie Visuelle sera dépassée par les codes de la poésie aphoniste, supertemporelle et excoordiste. A titre d’exemple, Le Roman à Equarrir de Anne-Catherine Caron, réalisé en 1978 est un roman hypergraphique composé de pages entrecoupées de planches juxtaposées de dessins en noir et blanc. Le livre « mal équarri » suivant l’expression consacrée, se transforme en objet romancé et entrevoit l’éventualité d’une intervention du lecteur. Cette œuvre poursuit celle de Domaine Imaginaire, révélée par cette même artiste en 1973, qui promulgue le domaine infini et conceptuel à travers une suite de carrés vides, ce véritable « lieu d’inscription », teinté d’un bel hermétisme.
Pour Conclure
Utopie de contestation, machine révolutionnaire politique créée pour répondre à l’offensive américaine, cette revendication de l’Arte Povera et de La Poésie concrète restesalutaire et peut se satisfaire d’engranger une vive défense intellectuelle face à la suprématie du marché (notamment américain). Devant eux, la force d’Isidore Isou sera d’avoir compris ô combien que les avancées technologiques et le déploiement financier nuisent à la création si ceux-ci n’impliquent pas en eux-mêmes le point de mire de sa pensée : la novation, encore et toujours. Art américain, européen, italien, Isou répond à l’Art universel qui ne compose pas avec l’historicité mais préfère rompre de façon radicale avec les chroniques désuètes du passé.
Sans vouloir provoquer de lutte intestine entre toutes ces entités distinctes (le lettrisme en a suffisamment souffert, tout en alimentant le débat), il semble essentiel de rendre grâce à la vitalité de cette mouvance de l’art qui a beaucoup fait pour le progrès esthétique. Le mouvement lettriste, sans avoir emprunté à quiconque (ses membress’en sont toujours défendus) a réussi à marquer de son sceau la deuxième partiedu siècle. Saurons-nous un jour lui rendre hommage comme il se doit ? La question ne tient plus des artistes lettristes d’aujourd’hui qui s’usent à le démontrer mais des générations qui vont alors l’étudier. Sur ce dernier point, laissons la parole à Mirella Bandini qui, bien avant cet exposé, avait relevé la projection infaillible de cette école sur les autres tendances de l’art : « C’est là que réside l’apport révolutionnaire du Lettrisme d’Isidore Isou dans l’art contemporain : celui-ci a en effet ouvert de nouveaux horizons, en dilatant les possibilités cognitives et créatives dans la conception unique de la novation. »10
Notes :
1Lorsque Pasolini prenait la parole au lendemain des affrontements de la seconde guerre, il évoquait la « barbarie », mot fort volontairement employé pour prolonger la réflexion dans le contexte, ce pays qui allait prochainement découvrir de sérieux problèmes sociaux et observer au loin une succession de crises.
2A titre d’exemple, la statuaire greco-romaine est une des obsessions de l’artiste Michelangelo Pistoletto. Le plasticien s’attache à reprendre ses formes historiques à partir de moules tout en y insérant des matières pauvres comme le chiffon. Cette association dénonce la disposition classique des dieux et déesses pour les réintégrer en tant que « Madone du peuple ».
3 MAÏTEN BOUISSET, Arte Povera, Editions du Regard, 1994, p. 14.
4 De même, le Néon, lumière artificielle, a été maintes fois employé. Il déstabilise les fondements de l’Arte Povera sur l’utilisation des matériaux élémentaires. (Voir Mario Merz – Igloo Fibonacci avec du métal de l’aluminium, du marbre et des néons).
5 Arte Povera, ibid., p. 21.
6 Ibid., p. 23.
7 Voir l’essai d’ERIC MONSINJON, Le Lettrisme, un nouveau concept de groupe, Mélusine, n°XXVIII, le surréalisme en héritage, les avant-gardes après 1945, Editions l’Age d’homme, 2006.
8 Se reporter au livre de l’auteur pour les influences du Lettrisme sur l’avant-garde après 1960 : Lettrisme, le bouleversement des arts, édition Hermann, 2010.
9 Selon Isou, « La découverte de la lettrie et toutes les dissociations postérieures suivent cette voie capitale qui reste l’accentuation sur la conscience de la lettre d’être elle-même. » La lettre va créer ses « propres zones d’expansion ».
10 MIRELLA BANDINI, Pour une histoire du Lettrisme, éd. Jean-Paul Rocher, Paris, 2003, p. 68.
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Pictoprose et metaprose isouiennes : fusion semiotique pour un alphabet total / Frederic Alix
Gabriel Pomerand, Saint-Ghetto-des-Prêts (extraits), roman hypergraphique, 1950
De 1946 à 1950, Isou élabore sa théorie de la métagraphie. Jusqu’au début des années 1950, les expériences graphiques s’apparentant au roman métagraphique domineront la production lettriste. Deux textes publiés en 1950 en exposent les principes : Mémoires sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort1 et la longue préface aux Journaux des Dieux2 intitulée « Essai sur la définition, l’évolution et le bouleversement total de la prose et du roman ». Procédant d’une analyse analogue à celle effectuée dans Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique3, la métagraphie est présentée comme le dépassement absolu des formes de représentation et d’expression employées jusqu’alors dans les arts plastiques et dans le roman. Domaine d’unification de la peinture, de la sculpture et de la narration romanesque, base de l’ « élévation d’une nouvelle cathédrale des arts »4, la métagraphie va accueillir l’ensemble des signes acquis et possibles. Mais concentrons-nous au préalable sur le lien nouveau proposé entre la peinture et l’écriture : « En offrant à l’esquisse la dimension du signe alphabétique près duquel il prend place, on fait du dessin une écriture. Il s’agit avant tout, dans le bouleversement isouien, de l’introduction de la peinture dans la prose pure ou dans la prose romanesque. On appellera cette écriture pictoprose. La pictoprose reste le pur aboutissement d’un épuisement esthétique »5. Isou préconise ici un nouvel emploi pour la peinture, celui de l’écriture. L’exemple d’application le plus explicite qui puisse exister est le rébus, dans lequel chaque dessin remplace un mot faisant partie d’une phrase, d’une petite histoire. Chacun de ces dessins, chacun de ces symboles ou des ces signes a valeur en quelque sorte de « lettre » dans un ensemble narratif. Les planches métagraphiques des Journaux des Dieux6 d’Isidore Isou (dont certaines ont été réalisées par Maurice Lemaître), de Saint Ghetto des prêts7 de Gabriel Pomerand, de Canailles8 de Maurice Lemaître, trois romans métagraphiques parus en 1950, évoqueront justement, par l’alternance de petites figures et de mots, les rébus des magazines pour enfants.
Ainsi, l’écriture métagraphique renouvelle la prose et la peinture en les fusionnant pour leur permettre d’aller au-delà de l’impasse dans laquelle elles s’enlisaient : « Voilà le premier retour à une unité méta-graphique : peinture épuisée et prose épuisée dans un domaine neuf, la métaprose, cet événement reste le signal de l’unification culturelle qui sera bientôt accomplie par Isou, pour toutes les disciplines, grâce à un nouveau dénominateur commun »9. Nous allons essayer de comprendre de quel dénominateur commun parle Isou. Ce mélange de prose et de peinture, composant ainsi une sorte d’alphabet va être enrichi et complété par l'intégration de tous les langages et ensembles de signes possibles ou à imaginer, y compris abstraits, comme les symboles mathématiques. Le système isouien, fondé sur l’alphabet latin élargit ses limites d’une manière exponentielle, avec la métagraphie, structure qui va englober la totalité des alphabets antiques et étrangers, techniques, des calligraphies, des systèmes de notation mathématiques et la totalité des alphabets détournés de leur emploi ancien, des abécédaires inventés, des grammaires, de tous les signes possibles, et, nous allons y revenir, des reproductions imprimées et photographiques. C’est un ensemble qui reprend tous les éléments plastiques et graphiques existants, figuratifs et abstraits, en les redéfinissant comme « lettres ». Cela est précisément le dénominateur commun qu’évoquait Isou, et qui finit par ouvrir la notation esthétique à une infinité d’éléments. Roland Sabatier commente : « En proposant, au cours de la phrase, le remplacement des termes phonétiques par des représentations analogiques, mais aussi, par tous les graphismes cohérents et incohérents, acquis ou inventés, Isou restituait l’unité originelle et apportait à l’art du roman, la matière neuve des notations multiples, idéographiques, lexiques et alphabétiques, capable de reconstruire, sur un plan neuf, l’histoire complète, amplique et ciselante, de la narration. Le roman devait également s’enrichir de la graphologie, de la calligraphie, de tous les genres d’énigmes visuelles et des rébus »10. Consécutivement, Isou exprime la dimension totale de son projet : « On ajoute à l’écriture la richesse des signes. C'est-à-dire que la page rompt avec la monotonie affligeante et répétée de ces quelques essences primaires auxquelles se réduit son alphabet. On rend la page égale au monde ; elle embrasse l’univers. On fait de l’écriture une cosmogonie, un calque de l’univers »11. Nous n’en sommes, avec la pictoprose, qu’à une première étape. Avec l’introduction de la peinture dans la métagraphie, le cosmos sémiotique va étendre son emprise par l’intégration des procédés techniques, anciens et modernes, de fabrication de l’œuvre.
1 Isou Isidore, Mémoires sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort (Paris, 1950), Paris, Cahiers de l’Externité, 1998.
2 Isou Isidore, Lemaître Maurice, Les Journaux des Dieux, Paris, Aux Escaliers de Lausanne, 1950.
3 Isou Isidore, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1947.
4 Isou Isidore, « Le bouleversement intégral de la prose et du roman », dans Isou Isidore, Lemaître Maurice, Les Journaux des Dieux, Paris, Aux Escaliers de Lausanne, 1950, p. 148.
5 Ibid., p. 74.
6 Isou Isidore, Lemaître Maurice, Les Journaux des Dieux, Paris, Aux Escaliers de Lausanne, 1950.
7 Pomerand Gabriel, Saint-Ghetto-des-Prêts, Paris, O.L.B., 1951.
8 Lemaître Maurice, « Canailles », épisodes I à IV, Ur, n° 1-3, 1950-1953. Épisodes I, Ur, n°1, 1950 et IV, Ur, n°3, 1953 réédités dans Lemaître Maurice, Œuvre plastique, vol.1, 1950-1952, Paris, Centre de créativité, 1983.
9 Isou Isidore, « Le bouleversement intégral de la prose et du roman », dans Isou Isidore, Lemaître Maurice, Les Journaux des Dieux, Paris, Aux Escaliers de Lausanne, 1950, p. 189.
10 Sabatier Roland, Site officiel du lettrisme : http://www.lelettrisme.com/pages/02_creations/roman.php. Consulté le 2 mai 2010.
11 Isou Isidore, « Le bouleversement intégral de la prose et du roman », dans Isou Isidore, Lemaître Maurice, Les Journaux des Dieux, Paris, Aux Escaliers de Lausanne, 1950, p. 142.
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Pourquoi le G.R.A.L ?

Isidore Isou, Autoportrait, 1952 (gouache sur photographie)
Partant d'un travail personnel sur le mouvement lettriste, créé par Isidore Isou en 1945, et d'un goût tout aussi personnel pour une approche non limitée à des questions d'esthétique et de formes en ce qui concerne l' "art", nous souhaitons provoquer une réflexion large et néanmoins construite, soucieuse de considérer la création artistique en l'incluant dans une discussion intégrant d'autres disciplines, celles des sciences humaines (philosophie, histoire, sociologie, linguistique...) et celles des sciences dites "dures". Nous pensons que l’œuvre théorique d’Isidore Isou, large et ambitieuse est, quoi que l’on en pense sur le fond et sur la forme, susceptible d’alimenter aujourd’hui un débat impliquant une approche plurielle d’un certain nombre de concepts généraux ne ressortant pas uniquement de l’histoire de l’art. Ainsi, nous proposons par exemple de nous pencher sur la notion de « création », sur celle de « culture » ou de « progrès ». Ou bien encore sur la place de l’idée de l’ « homme », de l’homme en tant qu’individualité, conscience, en tant qu’être agissant.
Afin d’ouvrir ce dialogue, nous ne souhaitons pas laisser uniquement la parole à celles et ceux qui possèdent une assez bonne voir une bonne connaissance des œuvres d’Isidore Isou et du mouvement lettriste. Il n’est pas souhaitable, dans un échange qui se veut vivant et dynamique, de demander un certificat d’expertise en lettrisme. Il appartiendra seulement à ceux qui versent plus spécifiquement dans ce sujet de proposer des passerelles, des pistes, des explications et parfois des cadres.
Ces échanges, que nous espérons fructueux, s'intègrent dans un cadre plus formel avec la création d'une association, le "GRAL" : Groupe de Recherches et d'Archivage sur le Lettrisme". Notre groupe a pour priorité de devenir un espace de réflexion et de référence auprès de toute personne (étudiants, universitaires, amateurs d'art, artistes) intéressée par le lettrisme.
Nous laissons à la réflexion cette citation de Jean-Paul Curtay, membre du mouvement lettriste dans les années 60/70. Citation qui synthétise selon-nous d'une manière efficace l'optique d'Isidore Isou :
« Dès L’Agrégation d’un Nom et d’un Messie, le but général d’Isou se dessine : il déclare avoir concentré un pouvoir indépendant, supérieur aux branches distinctes du savoir et proclame sa volonté d’utiliser ce pouvoir afin de transformer la vie de tous les hommes en une extase croissante, irréversible. Ce but d’unification de la connaissance réclame l’exploration rapide des données et la direction intellectuelle du possesseur de la méthode de création, garant de l’impossibilité conflictuelle des pouvoirs séparés et figés. Cette place incomparable crée une hiérarchie inédite, fondée non par sur l’exploitation de l’homme par l’homme, telle qu’elle est pratiquée sous tant de formes dans les sociétés actuelles, mais sur l’évolution des hommes. Elle doit forger une formation en flèche, pour la conquête des pouvoirs nécessaires à la stratégie qui a pour but la société paradisiaque. Elle établit une échelle de progression nouvelle pour tous les êtres humains »[1].
Frédéric Alix et Damien Dion
[1] Curtay Jean Paul, La poésie Lettriste, Paris, Seghers, 1974, p. 120.
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La Meca-esthetique : entre peinture rhetorique et anti-emballage du Pont-Neuf / Damien Dion
En 1960, les lettristes, présents au Salon Comparaisons ou au Festival d'Avant-Garde de la Porte de Versailles, exposent notamment leurs premières œuvres dites "de méca-esthétique". La méca-esthétique, définie par Isou en 1952 dans son Esthétique du Cinéma (revue Ion), est le regroupement de tout ce qui concerne les outils, instruments, processus, substances et supports utilisés – ou potentiellement utilisables – dans le cadre de la conception d'une œuvre d'art. En d'autres termes il s'agit de l'ensemble des moyens de réalisation artistiques.
Dans un contexte artistique en partie basé sur la récupération et la répétition tardive des ready-made duchampien et assemblages dada (avec l'apparition de mouvements tels que le Pop-Art ou le Nouveau Réalisme), la théorie de la méca-esthétique apparait comme un pavé dans la mare en replaçant l'objet réel au rang de simple support parmi d'autres, l'usage de ce dernier ne pouvant plus être considéré comme une révolution artistique en soi, ultérieurement à Duchamp.
Pour Isou, l'art n'est pas réductible au médium ou à la technique, aussi, tous peuvent être utilisés indifféremment, dans tous les arts (peinture, cinéma, architecture, poésie, danse...). Ainsi, dans le cadre de la méca-esthétique, les lettristes vont proposer quantité d'œuvres-manifestes, comme Le Mobile Vivant (un oiseau dans une cage ou un poisson dans un bocal), la peinture thérapeutique, faite de médicaments, ou l'Art Nécrophilique, qui envisage cadavres, ossements et autres carcasses comme supports : « En pensant à La Leçon d'Anatomie de Rembrandt et à certaines viandes saignantes de Soutine, nous souhaitons encore lancer à la figure des spectateurs, cette substance hideuse que l'artiste est obligé souvent de contempler, mais qui a le tort, jusqu'ici, de ne présenter que d'une manière transposée, sur la toile ou la sculpture […] PEIGNEZ VOS CADAVRES ET EXPOSEZ-LES. ENTERREZ VOS TABLEAUX ET LAISSEZ-LES POURRIR […]; maintenant que l'objet est épuisé, il s'agit de regarder la mort comme « matière » ou mécanique, non comme forme […] Enfin, une peinture qui pue la vérité !... »1.
Il y aura également la plastique nutritive, pyrique, liquide, gazeuse, physiologique (sang, excréments, sécrétions), jusqu'à des propositions de nature plus « conceptuelle ». Ainsi, au Festival d'Avant-Garde, Isou présente en 1960 La peinture et la sculpture a-optique ou rhétorique, à savoir un emplacement vide sur une cimaise, avec, à proximité, un manifeste invitant le public à débattre, discuter sur une œuvre possible. Les conversations doivent être considérées comme uniques composants d'une peinture ou d'une sculpture, par ailleurs invisible, concrètement inexistante. Cette proposition radicale est l'application au secteur plastique du Film-Débat, organisé par Isou en 1952 au ciné-club du Musée de l'Homme, film sans pellicule ni projection, uniquement composé des débats du public. En 1972, Broutin, artiste ayant rejoint le mouvement lettriste en 1968, propose son propre corps comme Cadre a-optique, perpétuant, en marge d'un body-art alors dominant, l'usage lettriste du corps comme méca-esthétique. Le jeune lettriste propose également en 1976 une « œuvre d'art nécrophilique poudriste » avec son Autoportrait aux dents de porcelaine, présenté sous forme de croquis : on y voit, de façon schématique, la représentation d'une urne contenant les cendres du corps de l'artiste, avec deux dents. Projet « pour une réalisation future » à concrétiser à la mort de l'artiste.
Dans une optique volontairement provocante et polémique, et non-dénué d'un certain humour, Isou proposa pour le vernissage du Salon de Mai de 1976, une Œuvre d'art corporel. Il annonçait au préalable dans un texte que « dans le cadre de l'art corporel lancé et homologué par le mouvement lettriste, dès 1950, et plagié par d'innombrables faussaires, Isidore Isou toujours à l'avant-garde de l'avant-garde se fera publiquement sucer le sexe au cours du vernissage […] Vous n'avez pas vu Descartes, le promoteur du système de la raison, se faire sucer le phallus. Vous pourrez voir Isidore Isou, le Descartes de la méthode de la Création, de la Créatique, se faire lécher le ''zizi'' en public […] Vous n'avez pas vu Kandinsky ou Mondrian, les créateurs de l'art abstrait, se faire lécher le membre en public, surtout à l'occasion d'un vernissage de peinture. Vous pourrez voir Isidore Isou, le Kandinsky et le Mondrian du système visuel de la lettre et du signe, se faire embrasser longuement le phallus à l'occasion du vernissage de la salle de son groupe, au Salon de Mai 1976. » Isou continue en disant réagir contre l'actionniste viennois Rudolf Schwartzkogler (simplement nommé : « plagiaire réactionnaire de l'art corporel »), dont la légende veut qu'il soit mort après s'être tranché le pénis. S'ensuit un appel à candidature pour toute femme « artiste et non-conformiste » qui désirerait « se rendre immortelle en suçant à cette occasion historique le membre du plus grand créateur de notre époque ». Isou termine en spécifiant qu'il ne s'agit ni d'exhibition, ni d'un besoin de publicité, mais de défendre « l'art corporel lettriste, volé par des plagiaires et des escrocs. Un créateur ou un révolutionnaire doit aller jusqu'à la mort pour défendre ses apports et ses idées. ». Devant le renoncement, au dernier moment, d'une personne qui avait, au préalable, accepté de réaliser l'acte en question, et sous la pression des organisateurs du Salon, Isou est contraint de renoncer à cette action.
Dans le cadre de son exposition Isou et la Méca-esthétique, organisée par la Galerie de Paris, Isou réalise le 26 mai 1987, sous la forme d'une lecture-performance sur le Pont-Neuf, une œuvre d'anti-emballage et de super-emballage, en réaction au très médiatisé « emballage » du Pont-Neuf par Christo, deux ans auparavant : « Devant l'emballage malhonnête, partiel et falsificateur d'un peintre et de ses partisans, les lettristes montrent que leur méca-esthétique intégrale permet d'offrir l'emballage culturel et plus précisément artistique et technique déterminé et honnête, l'anti-emballage et le super-emballage. L'anti-emballage est le cadre qui embrasse toute forme de mise en discussion, de détérioration et de de destruction de l'emballage honnête ou faussaire. Les lettristes anti-emballeront Christo et ses partisans. »2
La méca-esthétique naît d'une volonté de séparer le secteur de la forme et celui de l'outillage, pour mieux les décortiquer et les explorer comme autant d'en-soi. Mais au-delà de sa valeur d'outil, de moyen artistique, la méca-esthétique envisagée en tant que tel a surtout une fonction sociale critique à l'encontre d'artistes faisant passer pour une révolution artistique fondamentale l'usage d'un nouvel outil ou d'une nouvelle technique. Pour Isou, seule la révolution formelle prime, le reste, et notamment tout ce qui est du ressort de l'outillage, est secondaire et ne peut apporter que des innovations secondaires. Finalement, la débauche d'expérimentations méca-esthétiques dans les œuvres d'Isou au tournant des années 60 et aussi une façon d'exprimer cet aspect inter-changeable du support, et donc, paradoxalement, son intérêt moindre sur le plan de la création. Chaque support, chaque médium est au service de la démarche, du discours de l'artiste et non l'inverse. C'était également une gifle donnée à l'encontre du "style" et à sa capacité à réduire l'artiste à un outil ou à une technique, à l'enfermer dans une "pratique". Ainsi, en revendiquant toute une diversité, voire une disparité, de supports et de procédés, Isou démontre que l'art n'est pas réductible au médium, que l'essentiel n'est pas là mais plutôt dans la création de formes et de concepts.
1Isidore Isou, Note sur la plastique nécrophilique 1962-1963. Manifeste présenté au Salon Comparaisons en 1962
2Isidore Isou et le mouvement lettriste, Manifeste de l'emballage culturel, méca-esthétique, de l'anti-emballage et du super-emballage, 1985
#Isidore Isou#lettrisme#méca-esthétique#christo#nouveaux réalistes#body art#gérard-philippe broutin#broutin#isou
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Isidore Isou, le plus grand peintre de tous les temps.
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Exposition Roland Sabatier | Fondation du Doute, Blois
Du 9 novembre 2013 au 9 février 2014 :
ROLAND SABATIER : ŒUVRES DE PEDAGOGIE ESTHÉTIQUE (1988-1990)

Ci-dessus : Roland Sabatier, Le Film de bouts de ficelles, 1989
Communiqué :
"Depuis 1963, Roland Sabatier occupe un rôle très important dans le groupe d’avant-garde lettriste en raison de l’originalité et de la diversité de ses réalisations qui introduisent un certain nombre de nuances créatrices dans tous les champs des ramifications culturelles complexes du mouvement fondé par Isidore Isou et cela dans différents domaines de la Culture — depuis la poésie et la musique jusqu’au théâtre et au cinéma, en passant par la peinture, le roman ou l’architecture.
Ce qui pourrait le mieux caractériser ses Œuvres de pédagogie esthétique, c’est qu’elles représentent plusieurs manières de cours sur l’Art, des cours donnés, hors des voies habituelles, par les œuvres elles-mêmes.
Chacune « parle », en incluant dans ce qu’elle est - à savoir un dépassement précis dans une évolution déterminée - des tentatives d’explications de ce dépassement. Souvent, elles se jouent du passage d’un art à un autre pour aboutir, dans l’art infinitésimal, à l’établissement de correspondances avec les différentes configurations formelles passées.
Ainsi par exemple, dans Réinterprétation infinitésimale d’une œuvre expressionniste, à partir d’un arrangement d’éclairage intense, Roland Sabatier propose la possibilité de l’existence d’une œuvre in-imaginaire déformée, monstrueuse et fantastique, caractéristique de l’exploration « expressionniste » de cet art. Ailleurs, il occulte une de ses réalisations de multi-écritures par une projection de confettis colorés qui suggèrent le dépassement de cet art par un défilement vertigineux de représentations brèves pour construire un super-ensemble mental d’une densité extraordinaire, inconnue à ce jour. Abordant dans un autre cas le cinéma, il explique la nécessité pour cet art de s’accorder à l’évolution moderne des autres cadres formels et, comme exemple de ces « aberrations » que l’art filmique exige, il édifie un déroutant Film de bouts de ficelles.
D’autres réalisations nous font découvrir des concepts inédits dans l’art : L’œuvre-surprise, l’Homologie formelle, La Démonstration dont les points, les lignes et les surfaces sont figurés par des perles de bois, ou, encore la monumentale Somme hypergraphique qui, en rapport à l’ensemble des arts visuels, procède à l’inventaire complet des modalités d’organisations des multi-signes.
Parfois son action didactique s’accomplit à travers la critique, comme dans le cas de l’une des propositions d’un artiste contemporain dont il reprend sans le désigner, mais sous le titre explicite de What about plastic art creation ? , le dispositif pour le « corriger », démontrant ainsi, contre l’erreur dialectique de l’artiste allemand (Joseph Beuys), les multiples possibilités des emplois précis de l’objet figuratif dans les arts visuels passés ou présents."
En parallèle et pendant toute la durée de l'exposition : projections de films réunis sous le titre de La (certaine) image du cinéma de Roland Sabatier.
Vernissage le 8 novembre à 18h00
FONDATION DU DOUTE / ÉCOLE D’ART DE BLOIS-AGGLOPOLYS, 6 rue Franciade / 41000 Blois
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Isou et les avant-gardes / Frederic Alix
Pour les marxistes il ne peut y avoir de régénération de l’art s’il n’y a pas une certaine régénération de la société. Nous savons de quelle manière Isou situe l’art vis-à-vis du « socio-politique » : déconnexion totale.
Le marxisme a pour objet de trouver ou bien de retrouver l’ « homme total », non aliéné par le droit de la propriété qui le spolierait de sa « complétude ». De plus, à mesure que les sciences se spécialisent et se subdivisent, elles risquent de compartimenter le savoir jusqu’à lui interdire toute généralisation qui puisse être une « boussole » pour l’avenir. Il risque d’y avoir là, pour l’esprit, un asservissement analogue à celui qui, dans l’industrie standardisée, fait de l’ouvrier non plus même une machine, mais un simple rouage de la machine, ignorant les autres rouages, donc se désintéressant de l’ensemble de la machine et, à plus forte raison, du destin de l’usine. L’unité et la totalité du développement de l’homme au cours de son histoire sociale sont brisées. Non seulement les activités et les pouvoirs distincts échoient à des êtres humains différents, mais ces activités se séparent, elles arrivent à s’ignorer réciproquement. Plus encore : de nombreux individus humains sont exclus de telle ou telle activité, perdent ou ignorent tel ou tel pouvoir qui pourrait leur appartenir, qu’ils pourraient s’approprier. La division du travail a entraîné la séparation du travail matériel et du travail intellectuel, donc celle de la pratique et de la théorie, de la pensée et de l’action. Cela concourt à l’aliénation. L’homme total, pour les marxistes, se réalise historiquement à travers une suite de séparations, d’oppositions, de conflits, de contradictions, qu’il faut dépasser ou surmonter, et cela non pas par des pensées, mais par des actes qui seront des actes révolutionnaires. La liberté de l’homme se conquiert historiquement, pratiquement, socialement. Nous pouvons penser que cette « division » de l’homme constatée par Karl Marx est l’une des problématiques qui traversent différents courants de pensée dans l’ « avant-garde » du XXème siècle. Des constructivistes aux situationnistes, en passant par le premier Bauhaus et le surréalisme ou Cobra, ce sont divers modes de réponse à ce problème qui se proposent de « retrouver » cette complétude qui serait susceptible de permettre à l’« homme » de se réapproprier, de s’emparer ce qui lui aurait été dérobé : ici le pouvoir de l’imagination, là, l’espace urbain, ou encore sa spontanéité « primitive ». Et surtout : le lien entre la pensée et l’action, entre l’abstrait et le concret.
Pour Isidore Isou, la clé est la « création ». Ici, l’homme total n’est ni le prolétaire sujet de son existence sociale, ni l’individu qui met en œuvre son esprit d’initiative pour l’intérêt d’une communauté avec laquelle l’artiste ferait corps. L’ « homme total », qui est souvent une manière de répondre à un manque, au sentiment d’une perte peut marquer la volonté d’une régénérescence, le désir d’un salut pour sortir d’un chaos. Il est un programme vers un « meilleur », une croyance qui se décline selon la nature des angoisses existantes. Prenons exemple sur le groupe Cobra, pour qui la « modernité », la technique, la « raison occidentale » étaient facteurs de troubles. Ici, l’homme « désaliéné » devait retrouver tel qu’il était à l’aube des temps, avec ses mythes, ses magies, et ses rythmes, ceux de la terre. En affirmant à de nombreuses reprises que la pensée théorique, si elle n’est pas articulée à la pratique, est vouée à se transformer en « idéologie », l’IS institue ainsi l’ethos propre de l’artiste bohème (sa réflexion sur la forme de vie souhaitable et son expérience d’un style de vie « libre ») en capital proprement intellectuel (connaissance de la pauvreté « qualitative » de la vie quotidienne, et des désirs qui viseraient à la bouleverser). Pour Isou, il n’est pas question de tout cela. Ni d’en finir avec la « raison », ni de libérer son esprit par l’imagination, pas plus que de trouver refuge dans un passé mythifié ou de voir la lutte du prolétariat comme un avènement d’une société nouvelle. La pensée du fondateur du lettrisme ne s’accorde pas plus du constat d’Henry Lefebvre qui, dans la seconde moitié des années 1940, accusait la « société capitaliste » de créer l’aliénation des masses d’avec elles-mêmes en suscitant une classe de consommateurs passifs, abandonnés dans leur solitude à la contemplation des images de la télévision. Certes, Isidore Isou critique vertement ce qu’il nomme la « fragmentation » (la « séparation » ou le « séparé », pour Guy Debord). Opérer une division, quelle qu’elle soit, interdit d’appréhender l’homme et le « monde » dans leur totalité. Mais la possibilité d’agir sur un aspect particulier en développant l’autre n’existe pas, parce que la division se trouvera déjà dans le postulat.
Isou souhaite agir sur toutes les facettes de l’homme pour le changer. A ce titre, si le fondateur du lettrisme ne peut admettre que l’art se commette dans un lien de soumission avec le politique et le « social », il ne peut non plus accepter que ce politique ou ce social devienne le seul « angle de tir » pour un système de pensée qu’il souhaite le plus complet possible. Dans ce cas, le cadre de pensée dialectique dans son ensemble, et non seulement marxiste, ne saurait à lui seul, avec ses catégories et ses antagonismes binaires, proposer une réforme de l’homme qui tienne compte de toutes les caractéristiques qui le créent. Le seul fait social est-il capable d’expliquer l’homme et de le changer ? Isou ne le pense pas. Pour lui, chaque partie de connaissance qui se donne comme connaissance totale est de l’idéalisme aliénateur ou le devient. Une philosophie est aliénatrice si elle exclut que d’autres activités soient nécessaires pour connaître le monde. Pour le fondateur du lettrisme, est, à la longue, aliénatrice une praxis politique qui demande que tout fait de connaissance assume comme valeur essentielle une signification politique. Elle aliène l’homme de tout ce qu’il peut connaître de la réalité grâce à ses autres activités de connaissance. Elle réduit les possibilités de contact qu’il a avec le monde, avec lui-même et avec ses semblables. Par conséquent, à l’homme total des marxistes, Isou oppose l’homme total expurgé de la tyrannie d’un point de vue particulier, « inobjectif », recomposé selon ses multiples éléments.
Isidore Isou ne souhaite pas tant opérer une disjonction entre l’art et le reste des disciplines que d’observer et de maintenir une évolution globale et systématique en définissant pour chacune d’entre elles les règles qui doivent présider à leur dépassement. Ce, en évitant ce qu’Isou pense être des confusions, des amalgames chaotiques entre ces disciplines et à l’intérieur de ces disciplines. Si l’on pense que la théorie marxiste n’est pas qu’une théorie, mais qu’elle mêle à sa démarche une préoccupation des choses du réel, de la « pratique » dans laquelle se forge la « conscience » d’un certain type d’ « homme total », ici le prolétaire, cela renforce, pensons-nous, la distance d’Isou vis-à-vis de cette « philosophie ». Car il est bien évident que pour lui, l’homme ne peut avoir accès à la totalité de lui-même que par un raisonnement classificateur et modélisateur englobant une autre totalité, celle de toutes les connaissances et disciplines. Pour Isou, la conscience n’est pas le produit de l’histoire et des contingences sociales, matérielles. Si cette conscience dans le réel est prise en compte par les marxistes et par la phénoménologie, qui essaie de réfléchir les interrelations entre le conscient et les « phénomènes » dans leur construction réciproque, Isou, quant à lui, extirpe cette conscience et l’homme qui la « possède » du champ de l’observation. Voilà ce qui vient fonder, notamment, l’universalité des lois de fonctionnement du monde qu’Isidore Isou pense trouver derrière chaque chose. Il est bien, à ce compte, l’héritier du Cogito et de l’âge positiviste. Ces distinctions sont, pensons-nous, fondamentales notamment si nous essayons de comprendre ce qui éloigne ou rapproche la pensée lettriste de ce que l’on nomme communément les « avant-gardes » de l’après seconde guerre. Qu’observons-nous parmi celles-ci ? Une volonté, souvent, de mêler une pratique, que ce soit chez les situationnistes, par le biais des dérives ou des situations ou bien chez Cobra avec son souci de l’artisanal et de la matière, chez Fluxus ou plus anciennement et dans un autre genre avec les constructivistes, de mêler une pratique, disions-nous, à une réflexion plus ou moins politique. Cette pratique ainsi conçue, qui recèle toujours plus ou moins l’idée que l’homme se forge ou forge sa liberté dans et par l’expérience est absente de la démarche isouienne, pour les raisons que nous connaissons. Ainsi, à ce compte, notamment, il semblerait problématique de faire d’Isou un participant de l’ « avant-garde », tant dans les années 1950 que dans la décennie suivante.
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