Découvrez les romans de Jimmy Sabater, la trilogie jeunesse Des Mystères du Forgrisant, Délits de Jeunesse, recueil de nouvelles pour adolescents, Narpeking, etc
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Un Suspect Presque Parfait Broché de Jimmy Sabater
Voici la troisième édition du « Suspect Presque Parfait » premier grand succès de Jimmy Sabater (ex n°1 des ventes toutes catégories confondues) qui a été suivi par deux autres tomes afin de devenir la trilogie des Mystères du Forgrisant.
Quentin a 17 ans et mène une vie tranquille à Meridiart, petite ville proche de la mer. Mais soudain, tout vire pour lui au cauchemar... Une amie gothique lui demande de faire d’elle des photos lugubres au bord d’une falaise, s’ensuit une rumeur sur Facebook qui se propage à la vitesse de l’éclair, et le voilà suspect du meurtre d’Eliott, son meilleur ami. Qui peut bien vouloir détruire son e- réputation ? Qui profite du fait qu’il souffre d’épilepsie amnésique pour lui faire porter le chapeau ? Troublé, Quentin se met à douter de son innocence... ses amis et ses parents aussi. Ses rêves – souvenirs ou projections – l’aideront-ils à reconstituer le puzzle de sa mémoire effritée et à prouver son innocence ?
« Un roman contemporain où l'auteur nous plonge avec énergie et réalisme dans l'univers des ados d'aujourd'hui. Une mort suspecte avec en toile de fond une génération sms, internet, et surtout les dérives des réseaux sociaux et leurs lots de rumeurs pouvant très vite déraper. Un livre rythmé, plein d'humour, de suspense... Bref tous les ingrédients pour passer d'agréables moments de lecture, bravo à l'auteur qui sait nous mener en bateau jusqu'à la dernière page ! Une réussite. »
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J’étais tellement contente à l’idée de ne pas avoir ma mère sur le dos en soirée, que j’ai passé l’aspirateur dans presque tout l’appartement et même épousseté plusieurs meubles du salon. Maman était aux anges. Mais ce sourire béat n’avait rien à voir avec mes prouesses domestiques qu’elle n’a sans doute pas remarqué. Elle affichait déjà cet air benêt à son réveil. Le fait de passer la soirée avec Léonard la lovait dans un nuage de coton où plus rien ne pouvait l’atteindre. Après s’être pomponnée et rendue chez le coiffeur, sa joie de vivre a laissé place à la nervosité et l’inquiétude. Elle craignait de ne pas être à la hauteur face à son nouveau Dom Juan qui ne m’inspirait toujours pas la moindre confiance. Je n’aimais pas du tout la voir sous l’emprise de cet homme qui me paraissait cacher son jeu. Je devais pourtant avouer qu’au final, lorsque j’ai photographié Maman devant le grand miroir de la salle de bains, elle était radieuse :
— Je risque de rentrer tard, m’a-t-elle prévenue avec une moue coupable. Alors tu n’ouvres à personne et tu m’envoies un sms avant de te coucher. Compris ? N’oublie pas les croquettes du chat. Il reste du bœuf bourguignon, tu n’auras qu’à te faire des frites au four pour l’accompagner, si tu veux.
Maman m’a presque inspiré de la pitié à être si gentille avec moi, alors qu’au fond je ne souhaitais que la voir disparaître pour me consacrer à mes activités secrètes. Je l’ai regardée s’éloigner depuis la fenêtre de la chambre de Clark, Moka sous le bras, en lui faisant un signe de la main, m’assurant du même coup qu’elle ne rebroussait pas chemin. Une fois disparue dans les ruelles de Mortevor, je me suis précipitée dans ma chambre pour enfiler un manteau, récupérer mon téléphone rechargé à bloc et me précipiter dans la rue.
Le brouillard descendait lentement sur la ville, apportant avec lui une humidité pénétrante contre laquelle mon petit manteau noir ne me protégeait pas suffisamment. Je n’avais plus le temps de me changer, tant pis. J’ai couru jusqu’à la station de tram pour me rendre dans le vieux quartier proche du Marais des Verraq. Nous nous étions donné rendez-vous à dix-neuf heures trente au premier étage du Café du Cirque. Tous les jeunes s’y retrouvent, car il n’est pas loin du centre historique, la salle du premier étage offre une vue imprenable sur les plans d’eau et elle n’est pas surveillée par des adultes.
Je me suis installée face à Alexandre avec mon coca. Lorsque j’ai vu qu’il portait à nouveau le sweater de Clark, nos regards se sont croisés et il a semblé très reconnaissant, ce qui m’a touché droit au cœur.
— Tu as couru ? m’a-t-il demandé gentiment, tu es toute rouge.
— Ma mère est partie plus tard que prévu et je suis gelée, ai-je fait en posant mes bras sur la table.
Alexandre a spontanément saisi mes deux mains pour les frictionner activement. Ce geste était si naturel que personne n’y a prêté attention, à part moi qui avais grand peine à cacher ma satisfaction. Cette délicatesse balayait soudain toutes mes angoisses de la veille. Je n’étais pas encore totalement folle. Il se passait bien quelque chose de particulier entre Alexandre et moi.
— Je ne peux pas rester longtemps avec vous, a commencé à se plaindre Wendy en tenant son chocolat chaud avec ses mitaines, sa doudoune sur le dos. Mon père a décidé de m’emmener au cinéma à la séance de vingt-deux heures. Je ne traînerai pas, sinon il va encore me dire que je suis distante avec lui.
— Mes vieux reçoivent mon oncle et ma tante, a enchaîné Corentin qui portait la sangle de la Gopro de son père enroulée autour de son crâne en lui donnant un air de mineur à charbon. Avant, j’étais obligé de me taper tous les repas de famille, mais un jour j’ai mis la honte à mes parents en racontant des trucs débiles à table et depuis ils préfèrent me donner des thunes pour que je vide les lieux.
— Mon… Mon père, il garde mon petit frère, a ajouté Alexandre, un peu gêné de n’avoir rien d’autre à raconter, avant de lâcher mes mains pour saisir son verre d’eau sans plus s’intéresser à moi.
Corentin a fait glisser son portable de sa poche pour nous montrer des dessins de la Gruve et nous aider à la reconnaître dans le brouillard.
— Monstrueux ! a commenté Wendy en faisant la moue. Si je vois ça, je détale comme une fusée ! On n’a pas idée d’être si horrible !
— Mais, non ! Justement, il faut la filmer, la prendre en photo, sinon ça ne sert absolument à rien de venir ici ! s’est énervé Corentin tout en scrollant les images sur l’écran avec son doigt plein de la graisse de ses frites.
Comme la nuit était déjà tombée, nous sommes rendus au premier sentier menant autour du Marais des Verraq. Il faisait un froid polaire pour la saison et le brouillard s’est épaissi à mesure que nous nous approchions des plans d’eau, là où les éclairages publics disparaissaient.
— On ne voit carrément rien du tout ! a remarqué Wendy. Ce qu’on risque plutôt ici, c’est de tomber dans l’eau et par ce temps, je ne le souhaite à personne !
— Je suis déjà congelée, ai-je ajouté en frissonnant, je ne sens même plus mes phalanges.
— Il faut rester groupés et surtout regarder nos pas, nous a conseillé Corentin en allumant une lampe torche pour éclairer le sentier. Dès l’instant où nous rencontrerons de la végétation, nous reviendrons vers la terre battue. C’est trop dangereux sinon, vous avez raison.
— On devrait tous se donner la main, a proposé Alexandre qui était posté derrière moi.
J’étais ravie de cette suggestion et je m’imaginais déjà marcher à ses côtés comme un véritable couple, quand Wendy a détruit ce petit rêve.
— Hors de question que je donne la main à Corentin, a-t-elle aussitôt protesté, il mange avec ses doigts et il ne se lave même pas les mains. Je ne suis pas une poubelle !
Elle m’a aussitôt rejointe pour saisir mon poignet. Du coup, seul Alexandre pouvait servir de maillon entre elle et Corentin. J’étais dégoûtée.
Nous avons avancé ainsi pendant une vingtaine de minutes, tandis que Wendy se plaignait, trébuchait, riait et se faisait rappeler à l’ordre par Corentin pour qui cette expédition était extrêmement sérieuse.
— Comment voulez-vous que l’on découvre quoi que ce soit si vous bavardez sans arrêt comme des pipelettes ? s’est-il écrié avant que chacun se taise. Les bruits de la ville ont fini par disparaître laissant place à un silence de mort vraiment flippant. Nous entendions plus que nos souffles et nos semelles s’enfoncer dans la terre humide et spongieuse du sentier. Je pensais que nous allions revenir bredouilles, quand un cri terrifiant s’est fait entendre dans l’obscurité, sur notre droite, au milieu du marais.
— Qu’est-ce que c’est ? a murmuré Wendy en se serrant contre moi, grelottant.
— On aurait dit un animal, a fait Alexandre en s’approchant de nous.
— Filmez ou prenez des photos, plutôt que de jacasser ! s’est à nouveau énervé Corentin en allumant sa caméra :
— Il est tard. Je dois rentrer, mon père va m’engueuler, a poursuivi Wendy en me lâchant pour allumer nerveusement son téléphone portable.
Mais un nouveau hurlement beaucoup plus fort et plus près nous a terrorisés.
Corentin a éclairé les roseaux au moment où des bruits d’eau s’approchaient très rapidement de nous. Le brouillard a soudain semblé s’épaissir de façon presque instantanée et en quelques secondes nous avons perdu toute visibilité.
— Qu’est ce qui se passe ? a demandé Corentin en tournant sa torche vers une barque qui tanguait au bord du bassin. Mais sa lampe avait davantage pour effet de se réfléchir dans l’épais brouillard plutôt que de dissiper l’opacité alentour. Et lorsque quelque chose a remué dans les fourrés, nous n’avons rien pu distinguer à part une lueur blanche. Tout s’est ensuite passé très vite.
— Il y a quelqu’un ? a demandé Wendy, d’une voix hésitante, au moment où nous commencions tous à gravement flipper. C’est une bête ?
— Il n’y a personne. Quelqu’un a dû amarrer sa barque ici et elle a bougé avec les remous de l’eau, a commenté Alexandre. Ce n’est rien du tout.
Le silence est revenu, encore plus angoissant que cette barque et cette chose qui venait de se mouvoir dans le buisson. Y avait-il une cinquième personne autour de nous ? Est-ce que la Gruve s’était si facilement laissée appâter ? Allait-elle faire une victime parmi nous ?
Une main a saisi la torche de Corentin et sa lumière s’est mise à vaciller au rythme d’une lutte inégale. La lampe s’est élevée dans l’air comme une masse et on a un entendu un coup sec et très brutal avant que Corentin s’effondre au sol, la torche finissant par s’éteindre dans une flaque de boue...
Les Enquêtes d'Émilie Frinch: Ados et à cran
de Jimmy Sabater
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J’ai sauté du lit vers cinq heures trente du matin pour me rendre discrètement aux toilettes. Eduardo semblait dormir profondément et j’ai constaté avec soulagement qu’il avait finalement bu son thé aux somnifères. Même si mon évasion m’imposait d’être malhonnête, seule comptait l’expédition. J’ai pris ma douche en turbo avant de m’habiller silencieusement et de rassembler mes affaires. Je n’ai pas laissé de mot d’explications à Eduardo. Je savais d’avance que je déclencherais un conflit monumental et que cette escapade me coûterait très cher à mon retour. C’est pourquoi je comptais bien profiter du moindre instant d’indépendance.
Trente minutes plus tard, évoluant en direction du centre-ville. Je profitais d’un superbe lever de soleil sur la mer et les falaises, j’ai emprunté un bus et je suis allé jusqu’au vieux port où des pêcheurs amarraient leurs bateaux sous le regard impatient des mouettes. J’ai sorti mon appareil photo pour saisir quelques clichés dont je suis assez fier. Sans Eduardo aux baskets ni les obligations de Magic Burger, j’étais en vacances. Vers sept heures, j’ai acheté trois croissants aux amandes pour les manger sur le chemin menant chez Creeps. Je préférais marcher et prendre mon temps, plutôt que d’y arriver trop tôt. C’est la première fois que je me rendais chez lui. Notre dégourdi de service habite dans une maison façon cube écologique au milieu d’une pinède, avec ses parents. Il était encore en boxer à mon arrivée, les yeux à peine entre-ouverts, je venais sans doute de le réveiller. Il m’a accompagné dans sa chambre sans faire de bruit. Sans dire un mot, il m’a apporté une grande tasse de thé bouillant et des Prince au chocolat. Il m’a laissé seul, le temps de prendre sa douche et je dois dire que j’avais rarement vu un tel désordre chez l’un de mes potes. Si tout semblait propre, des tas de linge traînaient dans tous les recoins, entre des piles de livres, du matériel informatique et des accessoires de sports abandonnés sur le sol. Sur sa table de nuit j’ai remarqué une photo dans un petit cadre en métal. On voyait Creeps enlaçant un ami à lui. Celui-ci est d’ailleurs réapparu torse nu à ce moment-là et j’ai vu ses multiples cicatrices sur son abdomen. Il m’a expliqué qu’il avait été emporté par le courant en faisant de la plongée sous-marine dans une barrière de corail. C’est le seul type que je connaisse qui soit capable de transformer les catastrophes dont il est victime en trophées. Comme il a vu que sa photo m’intriguait, il s’est senti obligé de s’expliquer :
– Andrew était mon meilleur ami… Il est mort, l’année dernière. C’était un garçon fin, sensible, très intelligent, mais un peu efféminé. Au lycée, ses camarades de classe ne lui faisaient pas de cadeau. Je ne pensais pas qu’il souffrait à ce point des brimades. Je le croyais plus fort. Un soir, Andrew a pris des médicaments pour mettre fin à ses jours. C’est son petit frère qu’il l’a trouvé…
Je ne m’attendais pas à une histoire aussi tragique alors je n’ai pas fait de commentaire. Creeps a enfilé un vieux short en jean et nous sommes aussitôt montés dans sa voiture. Thomas et Jules nous attendaient sur le trottoir de la rue Balzac, où j’habitais auparavant, et les véritables vacances ont commencé dès qu’ils se sont introduits dans le véhicule. Creeps conduisait, Jules le secondait et moi, j’étais à l’arrière, à côté de Thomas :
— Vous avez vu le montage compilant toutes les vidéos prises par les touristes que j’ai partagées sur Facebook ? nous a demandé ce dernier.
— On a eu chaud, a enchaîné Creeps en baissant le volume de l’autoradio qui jouait du Diplo trop fort. Cette histoire de morceau de falaise qui s’abîme dans la mer après qu’on l’explore est tout simplement énorme ! En plus, on aurait pu s’en douter quand nous avons entendu ce drôle de bruit : Vous savez, la pierre qui a bougé juste au-dessus de nos têtes…
— De quoi tu parles ? ai-je demandé.
— Tu ne te souviens pas ? a fait Thomas en caressant machinalement ses quelques poils de barbe naissante. Lorsque nous avons touché la pierre avec la tête de bouc dessinée dessus, on a entendu une sorte de frottement sourd. Tu imagines que nous ayons déclenché un mécanisme en bidouillant cette plaque ?
— N’importe quoi ! lui ai-je répondu. Tu te crois dans La Momie ? Tant que tu y es, il n’y avait pas aussi une énorme boule qui menaçait de nous écraser ?
— Oh ! Toi, Quentin, tu ne crois jamais rien. Tu faisais beaucoup moins le malin, ce jour-là ! a commencé à m’imiter Thomas avec une voix de fausset. Oh ! Maman, j’ai peur ! Attention, je tremble tellement de trouille que je ne peux même plus marcher ! Aaah ! Au secours ! Aidez-moi ! Je vous en supplie !
Tout le monde a éclaté de rire.
— N’importe quoi ! C’était un malaise, ai-je protesté un peu vexé, je n’ai pas flippé. Beaucoup moins que toi devant l’inspecteur, quand tu m’as presque accusé d’avoir tiré sur le client de Magic Burger. Niveau courage, tu ne vas certainement pas me donner de leçons !
— C’est bon, les gars, ne vous énervez pas, a interrompu Creeps tout en regardant la route, l’excursion ne fait que commencer ! La météo annonce plus de quarante degrés aujourd’hui et, croyez-moi, on sera bien mieux dans la fraîcheur de la forêt qu’en ville.
Thomas a changé de sujet pour sortir son iPad et le tourner vers moi, faisant défiler les reproductions de vieux parchemins.
— J’ai fait de nouvelles découvertes, a-t-il déclaré, fier de lui. Même si l’embouchure du premier souterrain s’est effondrée au pied de la Falaise du Gibran, nous savons que la carte que je possède n’est pas une légende et qu’elle repose sur au moins un élément historique fiable ! Le seul problème, c’est de faire coïncider les lieux dessinés à l’époque avec les coordonnées d’aujourd’hui. Trois des cinq tunnels ont totalement disparu, car des habitations ont été construites au-dessus de ces couloirs. Il est impossible de les retrouver à présent. Notre dernière chance réside dans le tunnel le plus long qui est ici représenté par des pointillés. Comme nous ne savons pas où se trouve le tombeau du diable du Forgrisant, tous les espoirs sont encore permis.
Creeps m’a lancé un clin d’œil dans le rétroviseur, comme si nous savions tous les deux que cette expérience était vouée à l’échec. Pour lui, comme pour moi, le seul objectif était de profiter d’une bonne journée entre potes au frais dans la nature. Malgré l’heure matinale, il faisait déjà si chaud dans la voiture que nous avons ouvert toutes les fenêtres de la Clio de Creeps pour rafraîchir l’atmosphère. Après avoir roulé une vingtaine de minutes en rase campagne, je me suis demandé si le diable du Forgrisant avait réellement pu creuser un si long tunnel. Si tel était le cas, par quel prodige y était-il parvenu ? J’imaginais mal de malheureux ouvriers du Moyen ge creuser la roche sur des kilomètres avec les outils rudimentaires de l’époque. Je ne voulais pas contrarier davantage Thomas et je n’ai rien dit. Nous avons fini par nous garer en bordure de la forêt de Morguère où les réseaux mobiles sont tous devenus muets. Par sécurité, j’avais éteint le mien, de peur d’être géolocalisé par la police. Thomas a décrété que nous devions avancer droit devenant nous, à travers ce bois millénaire, si nous voulions avoir la chance de trouver une quelconque embouchure de tunnel. Dans la forêt sauvage, l’humidité des arbres, loin de rafraîchir l’atmosphère, la rendait suffocante et on se serait presque cru dans la jungle. Thomas a enlevé son tee-shirt le premier et nous nous sommes vite retrouvés torse nu, tous les quatre, comme de véritables aventuriers.
Thomas a enlevé son tee-shirt le premier et nous nous sommes vite retrouvés torse nu, tous les quatre, comme de véritables aventuriers. C’est là que j’ai remarqué le tatouage d’une petite étoile de David sur la nuque de Creeps.
– Qu’est-ce que c’est ? a demandé Thomas, également intrigué par ce signe.
– C’est un hommage aux juifs tués pendant la Seconde Guerre mondiale, a-t-il répondu, habitué à cette question.
– Je ne savais que tu étais juif, a poursuivi Thomas.
Creeps a souri, heureux que l’on s’intéresse à ce symbole qui trônait fièrement en haut de sa colonne vertébrale.
– Je ne le suis pas. Mais plutôt que choisir un idéogramme chinois ou une phrase philosophique, j’aie préféré cela. Mon père m’a emmené visiter les camps d’Auschwitz quand j’étais plus jeune et j’ai aussi lu plusieurs livres à ce sujet. Ça m’a beaucoup remué d’imaginer toutes les horreurs ce qui se sont déroulées pendant la guerre. J’avais même honte…
– Tu n’as pas à avoir honte pour quelque chose dont tu n’es pas responsable, a dit Thomas. C’est du passé tout ça…
– J’ai honte d’être européen et de savoir que mes ancêtres de tous les pays n’ont rien fait pendant qu’on exterminait et déshumanisait des gens pour des idéologies absurdes et criminelles. Les gens qui savaient ont laissé faire pour ne rien changer à leurs habitudes. La passivité est parfois aussi scandaleuse que l’action la plus terrible…
– Je suis d’accord avec toi, ai-je ajouté. La religion, la couleur de peau, les différences, sont toujours prétextes à la barbarie humaine. Rien ne nous promet qu’on ne connaîtra pas cela un jour !
– Exactement ! a dit Creeps, heureux que je partage son opinion. Tu vois, mon petit tatouage n’est pas aussi anodin que cela.
J’ai regardé Creeps et j’étais soudain fier de marcher aux côtés de quelqu’un d’engagé et qui assumait franchement ses positions.
L’excursion s’est poursuivie et je dois avouer que si j’étais très motivé au départ, l’interminable marche au milieu des ronces, des orties et des trous dans la terre, ont fini par calmer mon exaltation. Nous nous sommes finalement arrêtés vers quatorze heures dans une petite clairière où nous avons étalé les victuailles que nous avions apportées. Pour ma part, plusieurs salades en boîtes, deux paquets de chips, du coca et des Granola fondus par cette chaleur. Comme d’habitude, Jules en avait amené trois fois trop dans sa miniglacière, avec de quoi faire des grillades pour toute une famille. Nous avons partagé les repas froids en décidant de garder le barbecue pour la soirée.
— Alors Thomas ? Toujours pas de petite amie ? a commencé à le brancher Jules.
Celui-ci s’est mis à rougir. Je n’ai jamais vu Thomas avec une fille sans penser que cela pouvait être un problème.
— J’étais amoureux de Tiffany, a-t-il déclaré en me regardant de son air coupable, craignant ma réaction. Je n’ai jamais osé l’avouer. Quentin est arrivé dans le groupe et elle est aussitôt tombée dans ses bras. Alors j’ai laissé tomber…
Je suis demeuré silencieux. Jamais je n’avais décelé le moindre désir de Thomas envers Tiffany. En tous les cas, il avait été loyal avec moi sur ce coup-là.
— Pauvre chéri ! a repris Jules en mangeant bruyamment, un brin moqueur. Tu ne pouvais pas t’en trouver une autre ?
— Je ne suis pas comme vous, a répondu Thomas. J’ai du mal à les aborder. Je ne sais pas comment vous faites, mais moi je suis plutôt du genre timide…
— Je n’ai pas besoin de les aborder, s’est aussitôt vanté Jules en déployant les bras pour se tendre et bayer, elles viennent vers moi toutes seules. Elles sont attirées par mon fumet de beau gosse.
Il commençait à m’énerver à se la jouer tombeur, alors qu’il était loin d’être lui-même un top-modèle :
— Tu veux parler de Darianne, celle qui a attrapé la gale après avoir piqué de l’argent chez mes parents ? lui ai-je lancé.
Les autres se sont tournés vers moi avec un sourire en coin, tandis que Jules semblait désarmé par ma petite anecdote.
Après quelques plaisanteries qui ont apaisé l’atmosphère, nous avons repris notre randonnée forestière à une allure plus rapide. Thomas avait sorti son iPad, et même s’il ne captait aucun réseau, il était persuadé que nous devions nous diriger plus au sud, là où les bois sont les plus accidentés. La chaleur de l’après-midi battait son plein et je n’en pouvais plus de marcher au pas de course au milieu des fourrés épineux quand Creeps s’est mis à crier :
— Waow ! Regardez ! Génial !
En contrebas d’un dénivelé de forêt, un haut mur de rocailles envahi de végétation s’élevait devant nous. Une cascade s’écoulait dans un lac rond, dont l’eau bleu pâle était transpercée par les rayons du soleil. Jules a enlevé son short en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et s’est retrouvé nu pour plonger comme une furie dans l’eau calme.
— Tous à poil ! a crié Creeps qui en a fait autant.
Je les ai imités en essayant d’oublier ma pudeur pour les rejoindre. Thomas est celui qui s’est baigné le dernier et nous l’avons encouragé en lui jetant de l’eau tandis qu’il avançait timidement, les deux mains plaquées pour cacher son bas-ventre. Une fois dans l’eau, il s’est décontracté et nous avons tous profité de ce bain frais pour nous détendre dans ce cadre magnifique. Nous n’aurions pas pu espérer escale plus plaisante. Thomas a fait l’imbécile et s’est mis à hurler qu’une bestiole l’avait attaqué sous l’eau. C’est là que je me suis souvenu de mon rêve de mardi soir. J’étais en train de vivre exactement la même scène. Cela signifiait donc que, comme me l’avait suggéré mon père, j’étais capable de faire de véritables rêves prémonitoires. Je me suis tourné vers Thomas :
— Il n’y a pas de bestiole dans ce lac, par contre, je sais par où il faut passer pour trouver des traces du diable du Forgrisant !
Les trois autres se sont tournés vers moi, stupéfaits de mon assurance qui, du coup, plombait un peu les réjouissances. J’ai plongé et je me suis rendu sous la cascade d’eau. Comme je le supposais, une grotte assez profonde était dissimulée derrière une barrière de végétation. Je suis revenu vers le reste du groupe pour les inviter à me suivre. Ils étaient un peu sceptiques au début, mais lorsque nous sommes tous passés derrière la chute d’eau, le doute a laissé place à la surprise.
— C’est chouette, une caverne ! a commenté Jules en observant la grotte d’un air amusé. Vous allez voir qu’on va rentrer avec des ossements de dinosaures !
Creeps est reparti chercher une lampe torche en espérant qu’elle soit réellement étanche et nous avons commencé notre exploration. La caverne faisait peut-être une quinzaine de mètres de profondeur, mais rien n’indiquait un quelconque ouvrage fait des mains de l’homme ou du diable. En même temps, une épaisse couche de végétation masquait la pierre et il n’était pas facile d’en juger.
Lorsque Creeps a passé au détail la caverne avec sa lampe de poche, il m’a semblé que j’avais peut-être surestimé mes rêves prémonitoires. Nous nous trouvions simplement face à un banal phénomène naturel plutôt joli, mais sans grand intérêt archéologique. Nous allions repartir quand Jules s’est crié :
— Vous avez vu ça ? On dirait une niche creusée dans la roche !
Nous sommes revenus sur nos pas et Creeps a dirigé sa lumière vers l’endroit que Jules pointait du doigt.
— Tu as une bonne vue, s’est moqué Thomas. Moi je vois plutôt de la mousse, pleine de répugnants insectes !
— Justement, pour voir ce que c’est, il faut nettoyer la paroi, a déclaré Jules. Sinon, comment savoir…
Une fois encore, c’est Creeps qui s’est dévoué à cette tache dégoûtante. Rien qu’à entendre le bruit, on devinait l’épaisse couche de vermine qu’il arrachait à mains nues pour s’en débarrasser dans l’eau du lac. Il nous a lancé un regard assassin qui signifiait : « Plutôt que de me regarder, vous pourriez m’aider ! »
J’ai passé outre mes haut-le-cœur pour plonger ma main dans cette mélasse visqueuse et l’épauler. Mais j’ai aussitôt regretté cet élan de solidarité lorsque plusieurs insectes ont commencé à me ramper sur les bras. Évidemment, ma réaction, et surtout mon cri qui a résonné, a fait rire tout le monde. Mais à force de patience, nous sommes parvenus à révéler un rectangle à l’intérieur de la niche.
— Ça sonne creux, a remarqué Creeps en frappant quelques coups contre ce qui devait être une boîte métallique. On doit essayer de tirer dessus pour l’extraire.
Je l’ai regardé joindre le geste à la parole en introduisant sa main dans l’interstice entourant le mystérieux objet. Il a bandé ses muscles au maximum et la boîte s’est décrochée en envoyant un jet visqueux de végétaux en putréfaction et d’insectes écœurants sur son torse et ses jambes.
— C’est bon ! Je l’ai ! s’est-il réjoui en la soulevant comme un trophée avant de redescendre agilement dans l’eau.
Nous l’avons tous suivi pour traverser le lac et gagner la rive. Creeps a montré l’exemple en s’essuyant sommairement avec son short avant de l’enfiler. Nous avons alors entendu un bruit sourd provenant de derrière le haut mur de rocailles et nous nous sommes tous regardés, interdits.
— On dirait qu’une grosse pierre s’est déplacée, comme dans le tunnel ! a remarqué Thomas.
— C’est vraiment bizarre, a surenchéri Jules. La dernière fois, une partie de la falaise du Gibran s’est décrochée. Que va-t-il se passer à présent ? On ne devrait pas trop traîner dans le coin.
Creeps était au bord de l’eau et frottait la boîte avec de l’herbe pour la débarrasser du résidu visqueux qui collait presque comme du chewing-gum. Au bout d’un moment, un coffret en métal très rouillé s’est révélé.
— Fantastique ! a crié Thomas. Quentin, tu devrais le prendre en photo dès maintenant. C’est un moment exceptionnel !
— Arrêtez de délirer, a dit Jules en croquant dans une pomme, c’est peut-être un vestige de la Seconde Guerre mondiale ou l’héritage caché d’un papy souffrant d’Alzheimer.
Creeps s’est tourné vers lui d’un air amusé.
— Ça m’étonnerait beaucoup. regardez plutôt l’inscription qui est gravée sur le couvercle « quinque separata diversas pro aeterno ». C’est du latin. Cela signifie : « Cinq morceaux séparés pour l’éternité ».
— Génial ! a presque sauté de joie Thomas. Grâce aux prémonitions de Quentin, nous avons fait une trouvaille inespérée !
Les autres m’ont regardé comme si j’étais soudain doté d’un pouvoir extraordinaire et j’ai pensé aux ennuis qu’avait connus mon père en révélant ses talents médiumniques.
— C’est un coup de bol ! ai-je aussitôt modéré. Dans tous les films, dès qu’il y a une cascade d’eau, tu peux être sûr qu’il y a quelque chose de planqué derrière !
Thomas a levé les yeux au ciel, peu convaincu, tandis que je commençais à mitrailler avec mon appareil photo le coffret en métal rendu presque noir par l’oxydation et la rouille.
— Tiens, prends ça ! a dit Jules en tendant son canif à Creeps. On va vite savoir ce qu’il y a dedans.
— On ne peut pas ! l’a-t-il prévenu. Si on force l’ouverture et qu’on y trouve un trésor inestimable, que vont dire les adultes en voyant qu’on l’a bousillé ?
— Il a raison, a poursuivi Thomas. Pourquoi pas un pied-de-biche, tant qu’on y est ? On doit respecter les règles et procéder comme des archéologues. Pas de brutalité ni de précipitation. Cette boîte a peut-être attendu mille ans, on peut bien attendre encore vingt-quatre heures.
Chacun s’est incliné devant sa sagesse et nous avons rassemblé nos affaires pour reprendre l’excursion. Thomas a décidé que nous devions contourner la falaise pour voir ce qui se cachait derrière. En toute logique, nous étions sur la bonne voie. Une fois encore, la marche m’a semblé pénible. En plus des ronces et des orties, nous marchions maintenant sous un soleil accablant et sur un sol très accidenté. Je ne me suis pas plaint une seule fois. Creeps portait le coffret, en plus de son sac à dos, tout en écoutant les vannes foireuses de Jules et il n’en faisait pas tout un foin. Après un dénivelé très inégal et une nouvelle clairière, nous n’avons pas trouvé la moindre trace d’ouvrage humain.
— Il y a une nouvelle forêt, juste en face, a dit Creeps. D’après la carte, ça s’appelle le bois du val et c’est une propriété abandonnée. Nous ne pourrons pas aller plus loin, car il y a un domaine clôturé, juste après.
— On va où vous voulez, tant qu’on marche à l’ombre, a soupiré Thomas avec qui j’étais bien d’accord. Nous sommes toujours dans l’axe de la cascade et du centre médiéval de Meridiart. S’il y a quelque chose à découvrir, c’est sous nos pieds ou devant nous. On va bien finir par trouver une véritable embouchure.
— Je crois que vous rêvez, ai-je soudain avoué. Comment voulez-vous qu’un tunnel ait été creusé jusqu’ici ? Entre le centre de Meridiart et les falaises du Gibran, cela tenait déjà du prodige, mais nous sommes ici à des kilomètres de la ville. Les pointillés sur la carte n’indiquaient pas un tunnel, mais une direction.
— De toute façon, nous avons le coffret, a dit Creeps devant nous en écartant les fourrés pour nous frayer un passage. Je suis d’accord avec Quentin. S’il y avait quelque chose à trouver, c’était cette boîte en fer.
Thomas m’a toisé, comme si ma remarque venait de détruire toute la part de rêve qui entourait notre expédition. Il nous a tourné le dos pour reprendre la marche vers la forêt.
Le bois du val était finalement encore plus inhospitalier que tout ce que nous avions vu et nous commencions à regretter notre baignade dans le si joli lac d’eau transparente. Des nuées de petits insectes bizarres nous ont piqués à de multiples reprises, provoquant de telles démangeaisons que nous avons tous enfilé nos tee-shirts. C’est à ce moment que nous avons entendu un hélicoptère s’approcher de nous :
— On devrait se planquer ! ai-je dit en me dissimulant sous d’épais branchages. Je vous rappelle que je me suis barré ce matin. La police est peut-être à ma recherche.
Les autres ont hésité avant de se planquer à leur tour contre des troncs d’arbres. L’appareil s’est immobilisé au-dessus de nos têtes et les autres ont bien été obligés de constater que j’avais vu juste. L’hélicoptère est descendu de quelques mètres et j’ai pu distinguer un homme grand aux cheveux blonds qui se penchait en regardant dans notre direction. Après quelques instants, l’engin a repris de l’altitude avant de s’éloigner progressivement.
— Ce n’était pas la police, a remarqué Creeps. J’ai cru reconnaître un appareil de prêt comme on peut en louer pour quelques heures à l’héliport de Meridiart.
— Tu crois que c’était la bande à Monroe ? m’a demandé Thomas.
— Comment veux-tu que ces assassins sachent que je suis dans cette forêt ? ai-je répondu. Je n’en ai parlé qu’à Barbara.
La marche s’est poursuivie encore une bonne heure et j’ai fini par ne plus sentir mes jambes. Nous avons fait halte au milieu d’une petite clairière en début de soirée et nous avons décidé de nous y établir pour la nuit. Je suis allé ramasser du petit bois et Jules a vite allumé un foyer autour duquel nous nous sommes enfin assis en tailleur.
— Tu nous fais ton barbecue ? a demandé Creeps qui, comme moi, avait le ventre qui criait famine.
— Oui, a répondu fièrement Jules en sortant ses victuailles de la petite glacière enfoncée dans son sac à dos. Et j’ai pensé à tout ! Merguez, knacks, chipolatas au poulet pour ceux qui ne mangent pas de porc, le tout en quatre exemplaires.
J’ai sorti mes paquets de chips et nous avons bu du coca tiède tout en regardant le spectacle hypnotisant des flammes.
— Qu’on est bien ! a lâché Thomas à la fin du repas, alors que nous savourions le même sentiment. Il faudrait que toute la vie soit comme ça.
— Oui, tu as raison, a confirmé Creeps en coupant un ananas en quatre avec le canif de Jules. Mais qui sait ce qui nous attend comme vie, plus tard. Les adultes font tout pour réaliser leur idéal, mais une fois qu’ils ont goûté à la vie matérielle, ils ne se souviennent même plus de ce qui aurait pu les rendre heureux.
— Le mariage est le meilleur moyen de s’encroûter, a dit Thomas. Je ne marierai jamais. La liberté est trop précieuse.
— Tu parles, l’a coupé Creeps. Ma mère s’est mariée trois fois, dont deux avec mon père. C’est un truc de ouf, vous trouvez pas ?
— Ils doivent vachement s’aimer, a commenté Jules en mangeant sa part d’ananas comme un goinfre. Il faut en vouloir pour se marier deux fois avec la même personne.
— On devrait pouvoir se marier sur différents niveaux, a poursuivi Thomas. Un super-mariage pour ceux qui ont passé leur vie ensemble et qui s’aiment toujours ! Un mariage à durée renouvelable. Tous les mois, tous les ans…
— Un mariage pour un week-end, ça doit être chouette ! a poursuivi Creeps. Comme ça, on a moins de mauvaises surprises…
J’étais tellement fatigué par cette longue journée et cette interminable randonnée, que je me suis endormi par terre, dans l’herbe, sous les yeux de mes amis, à la chaleur bienfaisante du feu, ne regrettant pas un instant cette fugue.
Je me suis à nouveau plongé dans ce rêve où je gravis des marches invisibles, au-dessus de la mer, face aux falaises du Gibran. Mais cette fois, mon père, Cyriac de More, m’attendait en haut, devant un énorme tombeau en or massif. Il portait une soutane de prêtre avec une capuche qui descendait sur son front. Un coup de vent a fait voler sa mèche rebelle et j’ai à nouveau aperçu cette curieuse tache de vin remontant sur sa joue. Il a désigné le sarcophage de l’index et je m’en suis approché. C’est là que j’ai reconnu cette voix grave et sombre qui me réveille presque chaque nuit.
— More, ton destin va enfin s’accomplir et tu seras libéré. Ouvre ce cercueil et tu connaîtras enfin la paix.
Le tombeau était magnifiquement travaillé avec des dizaines de saynètes et d’ornements gravés. J’ai vu mon reflet sur un sceau représentant un bouc aux yeux humains, sauf que ces yeux-là étaient les miens. Lorsque j’ai touché le cercueil, j’ai senti une incroyable chaleur me parcourir le bras et remonter jusqu’à mon cœur. Le couvercle s’est ouvert plus facilement que je ne l’aurais supposé et un vent glacial a traversé mon corps. C’était comme si toute ma vie était aspirée par le sarcophage et que je vieillissais de quatre-vingts ans en l’espace d’une seconde. Je suis tombé à terre, vieux et déjà mourant, sous le regard impassible de Cyriac de More. Et en dessous de moi, j’ai vu les falaises s’abîmer dans la mer, les unes après les autres, dans un vacarme assourdissant. Des pans de roches de plusieurs milliers de tonnes s’entrechoquaient sans merci. Et au loin, la petite ville de Meridiart a sombré dans le chaos. Éboulements, glissements de terrain, incendies, inondations. Les événements se déchaînaient dans une destruction post-punk digne des pires films catastrophes. J’ai senti une larme couler sur ma joue et j’ai dit « Tant pis, c’était bien » et mon cœur a cessé de battre...
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Les Enquêtes d’Emilie Frinch
Ados et à crans
de Jimmy Sabater
Tout à l’heure, Maman est rentrée de son travail pour se précipiter dans ma chambre tel un ouragan. J’étais allongée sur mon lit, les pieds nus collés contre le mur, dans la parfaite posture de la fille qui ne fait rien de sa vie. J’avais oublié de faire réchauffer le dîner et elle hurlait comme si j’étais sourde. À sa plus grande exaspération, je n’ai même pas tenté de me défendre. Je me suis levée sans un mot pour me traîner jusqu’à mon bureau avant d’ouvrir un livre de classe tout en soupirant.
La vérité, c’est qu’ils ont retrouvé le corps d’une fille de quatorze ans, en bordure du Marais des Verraq, hier matin. Je suis encore sous le coup. Cette ado était la fille de mes voisins qui la recherchaient depuis plus d’une semaine.
Je les avais aidés en postant des annonces assorties de photos un peu partout sur internet en espérant qu’on la reconnaîtrait. Au début, tout le monde a pensé à une fugue suite à un conflit entre son père et son petit copain. Mais non. Perrine Jourdan est morte sans qu’on ne sache pourquoi ni comment. Au collège, les élèves ont été choqués d’apprendre cette nouvelle. Personne ne sait ce qu’elle faisait là-bas. On peut comprendre qu’une touriste ou une passionnée de nature s’aventure dans ce marais par ignorance, mais pas quelqu’un du coin. Nous savons tous que l’épaisse végétation dissimule de profondes crevasses qui peuvent nous capturer avant de nous aspirer dans ces eaux sombres, profondes et dangereuses. Même les plantes alentour ne sont d’aucun recours, plus on se débat, plus le marais nous dévore. C’est la règle. Seule une aide extérieure venue de la terre ferme peut nous sortir de là. Si personne n’intervient, c’est la fin.
Je n’arrête pas de penser à Perrine, à ce qu’elle a pu ressentir au moment de mourir. Est-ce qu’elle était seule ? Est-ce qu’elle a souffert ? S’agit-il d’un accident ou d’un meurtre ?
Ce matin, avant de quitter le couloir de l’immeuble pour me rendre au collège, j’ai entendu des voix masculines provenant de chez la voisine. Comme dit Maman, « les murs sont en papier crépon. Quand tu parles dans les communs, tout le monde sait ce que tu racontes à tes copines ». Elle a raison. Mais dans la conversation d’à côté, le sujet était autrement plus grave et je suis trop curieuse pour ne pas avoir tendu l’oreille :
— Pourrions-nous voir le corps ? a demandé Madame Jourdan. Nous voudrions juste lui dire adieu…
— Ne vous infligez pas cette torture, Madame, lui a répondu une voix virile. Il vaut mieux que vous gardiez de Perrine une jolie image. L’identification ADN est catégorique. Sans marque de coup ou de résistance, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une noyade. Nous vous tiendrons au courant si nous avons des éléments nouveaux. Mais il vaut mieux vous faire une raison. Courage !
Accroupie dans l’entrée, je faisais mine de chercher des affaires dans mon cartable quand la porte de Madame Jourdan s’est ouverte brusquement et que deux hommes sont sortis.
À voir son air plein d’assurance, le plus petit devait être le chef.
Une longue mèche noire raide descendait sur son front et il la rabattait continuellement derrière son oreille de façon nerveuse. Le plus grand, plutôt mignon, avait le visage fermé. Il m’a lancé un regard perçant, comme s’il me jugeait, et j’ai vu qu’il avait compris que j’étais en train de les épier. Je me suis aussitôt sentie rougir et j’ai quitté le couloir en deux temps trois mouvements, sans même les saluer.
Pauvre Perrine. C’est encore plus triste de savoir que les policiers ne croient pas à une mauvaise rencontre. Cette fille n’était pas vraiment une amie. On se parlait souvent parce qu’elle habitait à côté et que nous avions presque le même âge, mais nous n’échangions pas de réelles confidences. Cela n’était pas nécessaire. Nos mères passaient suffisamment de temps à comparer leurs ados respectives. J’ai surpris plus d’une conversation où Maman cherchait la situation la plus cocasse à rapporter à sa consœur, comme si elles étaient des anthropologues et nous, des animaux de laboratoires. C’est le genre de situation que nous impose la dépendance aux adultes. Il faut être patiente jusqu’au jour béni où je serai majeure et enfin libre, c’est tout.
Au collège, Mélodie m’a raconté que Perrine sortait avec Alban Zbornak, un troisième très grand. Selon elle, un mercredi après-midi, le père de Perrine les aurait surpris en train de s’embrasser dans sa chambre et il aurait viré Alban sur-le-champ, un coup de pied au derrière en prime. Depuis cet incident, les deux ados ne se voyaient quasiment plus. Évidemment, même si elle avait été désespérée, Perrine ne se serait jamais suicidée et certainement pas au bord du Marais. Cela me semble la plus impensable de toutes les hypothèses. Je suis certaine qu’elle n’était pas seule à ce moment-là. Je veux dire que je suis persuadée qu’elle a été assassinée. Ce n’est pas possible autrement.
J’ai de nouveau passé la soirée toute seule. Je sais bien qu’à quinze ans je n’ai plus besoin de nounou, mais tout de même. Ce n’est pas marrant de dîner accompagnée d’un plateau-repas devant la télé, trois soirs par semaine. Il y a bien Moka, le chat que Maman a « sauvé de la mort », mais il ne m’aime pas. Depuis son arrivée, il me lance de drôles de regards. Il m’évite, se tient à distance, s’enfuit dès que je m’approche de son périmètre d’espace vital. Peut-être que j’ai une aura dont les chats se méfient. C’est vrai, il y a des personnes que les animaux adorent dès le premier contact. Malheureusement, pas moi. Mais je préfère plaire aux humains. Sans être la fille la plus populaire du collège, j’ai pas mal de copains. Il faut dire que je ne répète rien de ce que l’on me raconte, alors les gens me font plus facilement confiance.
Ma meilleure amie s’appelle Wendy. Nous sommes comme deux sœurs. Elle est intelligente, intéressante, ouverte, charmante, sensible, originale. L’ennui c’est que Wendy habite Reudor, de l’autre côté de la ville, et qu’on ne peut se voir qu’au collège. Heureusement, il y a Messenger. Nous sommes comme deux folles à nous raconter n’importe quoi pendant des heures. Parfois on allume nos caméras tout en faisant nos devoirs et nous échangeons tous les ragots du collège. Oui, de vraies folles. Mais on s’amuse bien. Maman dit que toutes nos conversations sont enregistrées sur des serveurs et qu’un jour elles referont surface. Elle est complètement parano et croit que les grimaces que Wendy fait devant sa caméra peuvent intéresser quelqu’un à l’autre bout du monde.
Aujourd’hui en classe, un nouveau est arrivé. Il s’appelle Alexandre et il est super-mignon. Évidemment toutes les filles l’ont dans le collimateur. Il s’est installé près d’une fenêtre et un rayon de soleil l’a illuminé, comme si c’était un ange. Il a des cheveux blonds tout ébouriffés, un polo et un short de tennis, des baskets et des chaussettes, le tout parfaitement blanc. Sa peau est légèrement dorée sous les petits poils clairs de ses jambes. À la récré, c’est Antoine qui est allé le trouver le premier, au grand désespoir de Sarah et de sa bande qui partageaient les mêmes intentions. Antoine a essayé de capter son attention en lui montrant des vidéos sur son portable, mais Alexandre n’a pas semblé intéressé. Il est reparti vers l’allée de peupliers, les mains dans les poches, avec l’air de très bien supporter sa solitude. Intriguée, je me suis renseignée auprès des garçons à qui il n’a pas prononcé un mot de toute la journée. Eux aussi ont trouvé cela bizarre de la part d’un garçon de notre âge. C’est fou comme on peut s’intéresser à ceux qui cachent quelque chose, alors qu’on ne trouve aucun intérêt à celles et à ceux qui se livrent sans aucun filtre.
Maman est rentrée à vingt-trois heures dix-sept en faisant sa tête d’enterrement :
— Tu n’es pas encore couchée ? m’a-t-elle demandée d’un ton contrarié.
— On est vendredi soir, Maman ! Tu t’es bien amusée ? l’ai-je coupé pour détourner l’attention.
J’ai tout de suite senti qu’elle allait me lancer un bobard sans chercher un instant à trouver quelque chose de crédible.
— Oh ! Tu sais, c’était un dîner dans un restaurant chinois avec mes anciennes collègues du bureau… Rien de spécial…
— C’est amusant, lui ai-je aussitôt répondu avec mon petit air espiègle, tu m’as déjà raconté la même chose, avant-hier. Il faut te renouveler ma petite Maman chérie !
Elle m’a lancé un regard furieux et a presque jeté son sac à main sur la table de la cuisine en soupirant.
— Ça suffit ! Je n’ai pas de comptes à rendre à une gamine de quinze ans ! Alors maintenant va faire ta toilette et couche-toi. Je ne veux plus t’entendre ! Demain matin il va encore falloir une grue pour te tirer du lit !
— Je n’ai été en retard qu’une seule fois, depuis la rentrée, me suis-je révoltée. Et encore, c’est le bus qui n’avançait pas à cause des inondations ! Je n’ai pas école, demain…
— Tais-toi et fiche le camp ! a-t-elle fini par crier, sans autre argument, à bout de nerfs.
Pendant qu’elle pestait dans la salle de bains, je me suis rendue dans ma chambre pour écrire ce journal sur ma tablette. Maman n’a pas besoin de faire tant de mystères. La vérité, je la connais. Un jour, lorsque j’étais petite, elle a posé ses mains de chaque côté de mon menton en prenant un air solennel :
— Tu sais, ma chérie, un jour je referai ma vie. Ça ne sera pas avec Papa, mais je tomberai amoureuse d’un homme et nous formerons une nouvelle famille. Et moi, je serai toujours ta Maman, quoi qu’il arrive, parce que je t’aime !
Elle s’était relevée avant de poursuivre, se parlant à elle-même, comme si je ne l’entendais plus :
— Remarque, je dis ça, mais au train où vont les choses, vous allez voir que tu seras mariée avant moi…
Maman n’avait pas tout à fait tort. Les années défilaient comme des gifles, j’atteignais mes quinze printemps et personne ne partageait sa vie, à part un chat rebelle et moi qui la rappelait à la réalité des choses. Côté cœur, c’était morne plaine.
La vérité c’est qu’à coups de Meetic et autres soirées débiles de speed dating, elle cherchait désespérément un homme pour rompre sa solitude de femme. Elle considérait que tous nos problèmes provenaient de l’absence d’un mâle (autre que Moka) à la maison. Comment j’en étais si persuadée ? Simplement parce que j’ai commencé à enquêter sur Maman, il y a déjà pas mal d’années.
J’ai toujours été forte à ce petit jeu-là.
J’ai été la première à percer le secret de Papa. Je me souviendrai toujours de son regard mêlant terreur et tristesse, lorsque je l’ai découvert. Évidemment, je n’ai rien dit à personne. Si j’ai le don de découvrir ce que cachent les autres, je sais aussi rester à ma place. C’est la seule condition pour qu’ils continuent à me faire confiance. Et si Maman a tendance à me considérer comme un animal de laboratoire, elle oublie parfois que je lis en elle et en Papa comme dans un livre. Et leur histoire est tout ce qu’il y a de plus original.
Hier soir, pendant que je descendais la poubelle dans le local situé à côté de l’escalier menant à la cave, Moka a profité de la porte ouverte pour s’évader. C’est à croire que l’appartement est pour lui un camp de concentration, alors que sa vie consiste simplement à manger, dormir et épier mes moindres faits et gestes comme s’il était un espion à la charge de Maman. Mais pendant que je me débarrassais de mon sac dans un bac de recyclage, j’ai entendu quelqu’un faire tomber quelque chose sur la moquette des escaliers. Une voix inconnue masculine a dit : « Bordel ! » d’un ton excédé avant de ramasser l’objet et de dévaler les marches à toute vitesse. Comme son timbre viril si inhabituel m’avait effrayée, je suis restée cachée dans l’encadrement de la porte. Mais je l’ai bien reconnu. Ce grand homme plutôt soigné d’une trentaine d’années était l’un des deux policiers sortis de chez Perrine, la veille. Ce flic m’avait fusillée du regard quand il avait découvert que je l’espionnais. Les cheveux blonds, l’allure sportive, vêtu d’un jeans et d’un blouson en cuir noir, il avait l’air préoccupé. Comme il pleuvait à l’extérieur, j’ai attendu qu’il reparte pour remonter l’escalier et découvrir où s’arrêtaient ses pas. J’ai caressé la moquette pour déceler que les traces d’humidité prenaient fin au second étage, devant la porte de Madame Abramovici. Qu’est-ce que ce flic était venu faire chez elle, à près de vingt et une heures ? L’interroger à propos de la disparition de Perrine ? Pourquoi s’était-il enfui au pas de course, comme un voleur ?
Je redescendais à notre appartement, le chat dans les bras, quand j’ai entendu de nouveaux bruits provenant du couloir. Je suis vite rentrée chez moi pour repousser la porte discrètement. Mais dans l’entrebâillement, j’ai vu quelqu’un équipé de gants, d’un chiffon et d’une bouteille d’alcool ménager se diriger aux étages supérieurs. J’étais tellement surprise que j’ai fait claquer la porte d’entrée. Soit je me faisais un film, soit il se passait quelque chose d’anormal au-dessus de chez nous.
Maman regardait la télévision et je n’ai pas osé lui faire part de ce que je venais de voir. Moka sous le bras, je suis retournée dans ma chambre où Wendy avait tenté de me joindre à plusieurs reprises via ma tablette :
— Tu es vraiment cinglée, ma pauvre Émilie, m’a-t-elle déclaré après ces confidences. Tu devrais arrêter les romans à suspense, ils déteignent sur toi. Elle s’est regardée sur l’écran de son ordinateur en faisant une “duck face”. Tu me trouves comment, physiquement ? m’a-t-elle demandée comme si cela avait un quelconque intérêt.
Wendy était une petite brune plutôt jolie, mais qui ne faisait pas d’efforts surhumains, comme d’autres filles de la classe, pour ressembler à une youtubeuse ou une star de la télé.
— Ça va, lui ai-je répondu. Franchement, il y a pire, même quand tu fais ta moue de canard botoxé. Tu veux une note de zéro à dix ? Alors deux ! ai-je dit avant d’éclater de rire.
— Je te remercie pour les compliments. Au moins je suis certaine qu’ils sont sincères, a-t-elle lancé avant de me faire une vilaine grimace. Je m’appelle Wendy Zagadon et je suis laiiiide ! Bouh ! Personne ne veut de moiiiii…
Maman a fait irruption dans ma chambre au moment où je riais à nouveau.
— Ça te dirait du pop-corn avec de la délicieuse glace à la vanille aux noix de pécan ? m’a-t-elle demandé.
— Beurk ! lui ai-je répondu. Pourquoi pas une choucroute, tant que tu y es ?
Maman a disparu presque aussi promptement, sans doute vexée que je ne partage pas avec elle sa crise de boulimie.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’a demandé Wendy qui continuait à peaufiner ses poses de starlette devant sa webcam.
— Non, rien. C’est juste ma mère. Elle essaie de combler son manque affectif en s’empiffrant de sucre. C’est classique. J’ai vu une émission là-dessus. Tu vas à l’enterrement de Perrine, lundi ?
— Oh ! Non, ça ne va pas ? a-t-elle protesté. Pourquoi pas dans une morgue, tant que tu y es ! C’est trop flippant !
— Je te comprends, ai-je répondu. Maman pense que c’est un million de fois plus atroce pour ses parents. Tu imagines si en plus il n’y avait personne à la cérémonie ? Moi j’irai, rien que pour ça.
— Bon, OK, a continué Wendy d’un air royal. Mais je risque de pleurer comme une madeleine, c’est sûr.
Son portable a sonné et comme c’était son père, nous avons déconnecté sans plus de commentaire. Je suis ensuite allée voir Maman qui digérait son gueuleton avec sa mine coupable. Elle lisait l’un de ses romans sentimentaux, allongée sur le canapé en mode zen, dans son pantalon de jogging et son sweater gris acheté à Disneyland, entourée de photophores et de son brûle-parfum diffusant du patchouli.
— Il reste de la glace ? ai-je demandé, presque par solidarité, sans en avoir vraiment envie.
Elle a levé les yeux vers moi, l’espace d’un instant :
— Bien sûr, ma petite chérie, m’a-t-elle répondu. Mais ne te sens pas obligée de m’imiter, s’est-elle reprise. Tu es jolie, Émilie, tu as toute la vie devant toi pour te laisser aller.
Ce qui est bien parfois, avec Maman, c’est qu’on a même plus besoin de mots pour se comprendre.
Je suis dans mon lit et je vais reprendre ma lecture de « Nos étoiles contraires » tout en écoutant Petit Biscuit que j’adore.
Maman m’a de nouveau pris la tête ce matin à propos des tâches ménagères. Elle estime qu’à quinze ans, je devrais faire mon lit, repasser mon linge, étendre les lessives et passer l’aspirateur. Deux mille ans de lutte féministe et voilà mon héritage ! À ce train-là pourquoi ne pas repeindre les plafonds et changer le carrelage de la salle de bains ? Mais dans le fond Maman n’a pas complètement tort. Elle travaille comme une malade pour un salaire qui lui permet à peine de payer les factures, d’acheter la nourriture et de m’élever décemment, bien que je lui coûte beaucoup moins cher que certaines de mes copines. Si je l’aidais un peu, je rendrais peut-être sa vie moins difficile. Mais je prépare souvent le dîner, je lave la vaisselle, je passe aussi parfois l’aspirateur dans ma chambre. Elle était énervée et il lui fallait quelqu’un sur qui déverser toute son animosité : ça tombait bien, j’étais là !.
À midi, nous avons déjeuné chez Claire, ma tante du côté maternel. Elle habite une maison de maître avec une belle véranda et un grand jardin dans un petit village paysan au nord de Mortevor. C’est la première fois que nous y allions en deux ans. Depuis qu’elle a arrêté de boire, Claire est franchement devenue très sympa. Elle ne fait rien de spécial pour s’arranger. Cependant, même sans maquillage, avec un simple jeans, un tee-shirt noir et un gilet gris, elle est jolie. Claire a de longs et superbes cheveux bouclés noirs. Elle partage avec Maman le fait que le temps ne semble pas avoir d’emprise sur son visage. Moi j’ai les cheveux roux vif comme des poils de renard au soleil. Par contre, j’ai les mêmes yeux expressifs et en amande que Maman et Claire. Malheureusement, je ne suis pas très grande pour mon âge. Je rêve de découvrir un aliment qui me permettrait d’avoir la taille et la silhouette d’une top-modèle, mais la glace aux noix de cajou de Maman n’a pas vraiment cet effet sur moi. Je grossis plus vite que je ne grandis. Et puis, j’ai la peau criblée de taches de rousseur, comme si j’avais bronzé sous une passoire aux trous minuscules serrés. Quand j’étais petite, les filles de l’école me donnaient toutes sortes de surnoms méchants à cause de cette rousseur. Dès que je n’étais pas d’accord, on me traitait de “sale roukmout”, de carotte et même d’albinos. Cela me faisait mal au cœur d’être ainsi rejetée pour quelque chose que je n’avais pas choisi. Les enfants sont cruels, mais je ne me suis jamais laissée faire. C’est ça qui compte.
Claire nous a présenté sa compagne qui est tout à fait son opposée. Martine est vieille, grosse, lente, mais tirée à quatre épingles, avec un air strict qui ne donne pas du tout envie de se confier à elle. Je préfère nettement Claire qui confectionne des bijoux fantaisie et les vend plutôt chers sur les marchés ou sur les plages du sud de la France. Elle aime surtout la vie en plein air, le contact avec les gens, les animaux, mais aussi les livres d’art. C’est une artiste née. Sa maison est pleine de ses peintures, sculptures, meubles personnalisés et autres créations inattendues. Elle m’a offert un joli bracelet en sequins multicolores. Je l’adore même s’il fait du bruit à chacun de mes gestes.
En rentrant, j’ai croisé Corentin, un voisin avec qui je partage pas mal de temps. Lui aussi, il s’ennuie grave les dimanches à Mortevor, où il n’y a pas grand-chose à faire pour les jeunes. Ses parents étaient partis visiter un appartement et nous nous sommes d’abord installés dans le canapé du salon. Corentin s’est assis devant le synthé de son père et il a joué du piano comme un pro pendant que je jetais un œil sur Facebook.
Je suis aussitôt tombée sur une vidéo horrible de singes qu’on forçait à respirer des gaz de pots d’échappement. Les pauvres bêtes faisaient pitié à voir. J’ai aussitôt commenté : « Un homme qui ne respecte ni les hommes, ni les animaux, n’est pas un animal, c’est un monstre ! »
J’ai ensuite regardé les dernières salades des filles de ma classe. Cette petite peste de Sarah a posté une photo d’Alexandre prise à son insu, de dos, au milieu de la cour du collège avec la mention « Je parie que je vais être la première à sortir avec lui ». Il y avait évidemment quarante commentaires des plus douteux avec les pronostics fantaisistes de la part des filles de sa bande. Elles se comportent comme des ogresses assoiffées de romance. Entre leurs griffes, Alexandre ne fera sans doute pas long feu. Elles l’ont surnommé « Nadal » à cause de son look de tennisman.
Quand le verrou de la porte d’entrée a cliqué, nous nous sommes levés précipitamment comme si nous étions coupables de quelque chose. Le père de Corentin nous a vus et il a rougi en imaginant probablement qu’il venait d’interrompre un moment de béatitude sentimentale. N’importe quoi. Mais Corentin est aussitôt allé chercher des cocas et nous nous sommes rendus dans sa chambre où il s’est tourné vers son bureau :
— Tu as vu cet article sur la Gruve dont tout le monde parle en ce moment ? m’a-t-il demandé.
— La quoi ?
Il a tourné son écran vers moi pour lire l’article à voix haute :
— La Gruve revient-elle hanter Mortevor ?
Selon une légende moyenâgeuse, Mortevor serait construite sur des marais appartenant jadis à des sorcières. Les paysans y cultivaient une terre fertile, l’eau coulait en abondance et la forêt recelait de gibiers et de bois utile pour construire et chauffer leurs maisons. Après plusieurs générations de paix et de prospérité, le village se développa et on chassa les sorcières les unes après les autres. On ne leur laissa pas grand choix. Soit elles fuyaient, soit on les conduisait au bûcher. Lorsque la dernière fut disparue, les villageois organisèrent un bal où l’on mangea de la viande et but du vin tout en dansant autour d’un grand feu où on brûla une fausse sorcière faite de vieux vêtements et de paille. Mais avant de disparaître, les femmes bannies avaient laissé derrière elles la Gruve, créature mi-femme, mi-plante, qui vivait au fond des marais. Vêtue d’un lourd manteau cousu d’algues et de résidus marécageux, elle errait dans le brouillard des marais à la tombée de la nuit. Lors de cette grande fête, les rires, la musique et les cris de bonheur réveillèrent la Gruve. La créature traversa le village sous les yeux terrorisés des paysans et, sans prononcer un mot, s’empara d’une imprudente jeune fille qui passait sur son chemin. Cette année-là, elle vint à trois reprises et à chaque fois, la Gruve enleva une jeune vierge pour l’immerger avec elle dans les eaux insondables du Marais des Verraq. On retrouva leurs corps quelque temps plus tard, sans blessure, ni marque de coup, mais sans vie. La Gruve aspirait l’âme de ses victimes en leur donnant un baiser mortel. On dit que ce rituel répété depuis des siècles lui permet de vivre éternellement. Un chercheur de l’université de Meridiart a mis en évidence que ce culte se déroulait tous les soixante-dix ans. Il a trouvé des traces de trois adolescentes mortes noyées dans les marais à intervalle presque métronomique. Les disparitions surviennent toujours à l’approche de l’automne et sur une période de quelques semaines. Si ce scientifique a publié cet article, c’est justement pour avertir la population que nous sommes dans l’une des années où la Gruve devrait réapparaître.
Corentin s’est tourné vers moi comme s’il venait de faire une découverte magistrale :
— Tu vois ! Cette histoire coïncide exactement avec la mort de Perrine ! Peut-être que de nouvelles adolescentes ont été tuées et que nous ne le savons même pas !
— Tu crois à ces légendes ? ai-je demandé en rallumant mon téléphone. Cela m’étonne de toi.
— Pourquoi pas, a-t-il répondu avant de me rejoindre avec son Coca sur le lit. Je te rappelle qu’ils n’ont trouvé aucune trace de défense de la part de Perrine, pas de marque, rien. Normalement quand on se débat, on se retrouve avec des griffures ou des bleus. Imagine que tu ne noies. Tu vas essayer de te raccrocher à des plantes, des branches, des cailloux, quelque chose ! On ne coule comme ça dans l’eau glacée sans rien faire. Ça laisse forcément des traces !
— Justement, je ne crois qu’à ce que je vois. Si des êtres mi-femme mi-plante existaient, ça se saurait ! Pourquoi pas des vampires, des loups-garous ou Godzilla, tant que tu y es ?
— Dis plutôt que tu préfères garder tes œillères et te limiter à ce que rapportent les journaux traditionnels, c’est plus facile. Je ne prétends pas que la Gruve est réelle, mais qu’il y a peut-être un rapport entre cette légende et la mort de Perrine.
— Et alors ? Que voudrais-tu faire ?
— On sait que la Gruve sort du brouillard à la tombée de la nuit et que le soleil se couche en fin d’après-midi, en cette saison. Il n’y aurait qu’à le vérifier nous-mêmes en nous rendant sur place avec des caméras. Nous serions tout de suite fixés.
— Ah ? Quelle drôle d’idée ! Pourquoi sortirait-elle justement à ce moment-là. Et puis je me demande bien comment tu vas convaincre quelqu’un de t’accompagner.
— Les gens ne sont pas tous flippés à la première occase, m’a-t-il lancé avec un air de défi dans le regard. On ne risque pas grand-chose. Il suffit de bien nous préparer, en emportant des lampes torches, des caméras et des téléphones portables. Nous avons besoin de jeunes vierges pour l’attirer, c’est comme ça qu’elle viendra. Si la Gruve apparaît, il ne nous restera plus qu’à prouver que c’est elle qui a assassiné Perrine. Ce n’est ni compliqué, ni dangereux. Pense un peu à elle, a-t-il terminé en montrant le portrait de l’avis de recherche de la pauvre Perrine sur internet.
J’ai un peu hésité, mais Corentin semblait tellement convaincu par cette histoire et il était si sympa avec moi, que j’ai décidé de lui apporter mon soutien.
— Je vais sans doute le regretter, ai-je repris, mais je veux bien venir avec toi, s’il y a d’autres personnes. J’ai tout de même beaucoup de points communs avec les victimes de la Gruve.
Son visage s’est éclairé :
— Merci, Émilie. Perrine serait heureuse de savoir que tu ne laisses pas tomber son affaire et que tu veux découvrir avec moi comment elle est réellement morte !
***
En rentrant à la maison, j’avais envie de manger quelque chose de bon et ma gourmandise m’a suffisamment motivée pour que je prépare un roulé à la confiture de fraises. Après la cuisson, la cuisine embaumait un délicieux parfum et j’étais impatiente de goûter à mon œuvre jusqu’à ce que Maman arrive :
— Tu ne vas pas manger du gâteau maintenant ? On dîne dans moins d’une heure ! s’est-elle écriée en déplaçant mon gâteau comme si j’étais un ogre et qu’il fallait immédiatement l’éloigner de ma vue. Claire et Martine nous ont préparé une soupe à base de légumes bio de leur jardin. Tu vas te régaler !
Beurk, ai-je pensé, pourquoi pas de la sciure au vinaigre, tant qu’on y est.
— Tu devrais aller porter un petit tupperware à Madame Abramovici, pour une fois qu’on a quelque chose d’élaboré à échanger contre les bons petits plats qu’elle nous donne de temps en temps, a-t-elle dit en joignant le geste à la parole.
Je n’avais pas tellement envie de le faire, mais pour éviter de nouvelles disputes, je me suis rendue au second étage. J’ai sonné à de multiples reprises, mais la porte est demeurée close.
Je suis maintenant dans ma chambre après avoir mangé l’horrible soupe et m’être récompensée par une copieuse portion de mon délicieux roulé à la fraise.
Ce soir j’ai terminé « Voyage en Arcturus », un roman d’anticipation où David Lindsay a réinventé le moindre détail d’un monde imaginaire. Tout y passe, de la flore à la faune en passant par les rites. Ce qui m’a le plus impressionnée, c’est que l’auteur a publié ce roman pour la première fois en 1920. Quelle imagination quand on pense qu’à l’époque, les gens prenaient à peine l’avion !
J’ai mes périodes pour la lecture, mais j’essaie de ne pas me cantonner à un style. Parfois, quand j’ai épuisé tous mes stocks de lectures, je pioche dans les romans sentimentaux de Maman. C’est toujours un peu la même histoire, la pauvre fille seule et désespérée qui tombe sur un beau sportif qui a une fortune cachée où une ex-femme jalouse qui va les empêcher de s’aimer. J’aime autant lire de la science-fiction, c’est souvent plus réaliste. Il est tard et demain risque d’être une rude journée.
Bonne nuit, mon petit journal.
Ce matin Maman a rédigé un billet d’excuse pour que je puisse me rendre à l’enterrement de Perrine avec Wendy. À ma grande surprise, l’église était comble, me donnant le sentiment qu’elle avait des quantités d’amis que je ne soupçonnais même pas. Je la voyais souvent seule et ses parents ne recevaient que rarement.
La cérémonie était un peu longue, car de nombreuses personnes avaient décidé de lui rendre un ultime hommage.
— Tu as vu ? m’a chuchoté Wendy, Alban Zbornak, le petit copain de Perrine est juste derrière nous.
J’ai essayé de lui faire comprendre par une petite grimace que ce n’était pas le moment pour faire des commentaires, mais elle s’est tournée à nouveau et a manqué de pouffer de rire.
— Arrête ! lui ai-je dit d’un ton ferme. Tu me fous la honte !
— Mais il y a un grand type au fond qui sourit, l’air benêt, il est dingue ou quoi ?
Je me suis retournée à mon tour pour découvrir à qui elle faisait référence. Il s’agissait d’un jeune qui avait quelques années de plus que nous, mais qui, en véritable attardé, s’était incrusté en maternelle assez longtemps pour qu’il se retrouve dans ma classe avant d’être officiellement reconnu comme déficient mental :
— Ne te moque pas de lui, ai-je continué, c’est Louis, un handicapé, ce n’est pas de sa faute. Il est comme ça et…
Ma voisine de gauche, une vieille dame rousse qui empestait le parfum, a brusquement attrapé mon bras :
— Voulez-vous bien vous taire, jeunes filles mal élevées. C’est un enterrement, pas une cour de récréation ! Vous raconterez vos histoires et vous ricanerez dehors !
J’étais hypervexée d’être ainsi remise à ma place alors que j’étais justement en train d’essayer de calmer Wendy. Évidemment, cette dernière n’a même pas remarqué que je venais de me faire agresser à cause d’elle.
À la fin de la cérémonie, la prof de français nous a fait comprendre qu’il était temps de reprendre les cours et que nous n’avions rien à faire à la mise en terre. Nous ignorions que ce rituel était davantage réservé au cercle familial ou aux proches. Nous nous sommes donc rendues au collège à pied. Il faisait un froid de canard. À Mortevar, il y a seulement deux saisons, l’été qui dure trois mois et l’automne qui s’étend sur les 9 restant. En chemin, Wendy m’a parlé d’un groupe d’ados de près de cinquante mille membres sur lequel elle s’est inscrite sur Facebook. Les jeunes publient des selfies et demandent l’avis des autres qui ne prennent pas de gants pour commenter « moche », « poubelle », « mort de rire ». Les garçons dévoilent leurs biceps, leurs abdominaux et les filles montrent le stade d’évolution de leur poitrine ou leurs fesses, selon leur niveau d’impudeur. Elle m’a expliqué que certains parlaient ouvertement de leurs addictions aux drogues ou à l’alcool. Des filles de douze ans, maquillées à outrance, jouent les aguicheuses en proposant des « live » où tout est permis. J’étais un peu choquée et après que Wendy m’ait étalé ce festival de débauche virtuelle, je n’avais qu’une idée en tête, m’inscrire sur ce groupe et juger de son degré de décadence par moi-même.
En arrivant dans la cour du collège, le brouillard s’était épaissi comme si le jour avait finalement renoncé à se lever. Dans la salle d’anglais, j’ai instinctivement parcouru les élèves du regard pour retrouver le bel Alexandre qui portait exactement le même short et le même polo blanc que la veille. Je me suis dit qu’il avait bien du courage de garder les jambes et les bras nus par un temps si frisquet. Une fois encore, il est demeuré distant, se contentant de copier les cours, sans jamais intervenir ou s’intéresser à qui que ce soit. Autant Alexandre m’intriguait que je commençais à le juger limité et agaçant avec son comportement de premier de la classe.
Le soir venu, j’ai pris le bus pour rentrer. En apercevant une voiture de police garée au pied de notre immeuble avec les gyrophares allumés, j’étais loin de me douter de ce qui se passait.
Je me croyais seule à la maison et je commençais mes devoirs sur la table de la cuisine, tout en finissant la glace aux noix de pécan, lorsque Maman m’a rejointe, en larmes :
— Madame Abramovici est morte, m’a-t-elle aussitôt déclarée tout en essuyant son rimmel avec un mouchoir en papier déjà bien usagé. J’étais étonnée que ses volets ne soient pas ouverts, depuis vendredi soir… J’ai pensé qu’elle était malade ou qu’elle ne voulait voir personne, avec son caractère soupe au lait…
— Voilà pourquoi elle n’a pas répondu lorsque je lui ai apporté le tupperware, hier soir. De quoi est-elle morte ? ai-je demandé.
— Elle a fait une attaque, m’a répondu Maman en me reprenant la cuillère des mains pour se couper un bon morceau de glace et l’engloutir comme pour étouffer ses pleurs.
Tout en regardant manger Maman avec ses yeux aux contours baveux, j’ai pensé au policier qui s’était rendu chez Madame Abramovici, vendredi soir. Cette visite avait-elle un rapport avec la mort brusque de la vieille dame ? Je n’ai pas osé en parler à Maman, après que Wendy se soit moqué de moi et m’ait traité de « parano ». D’ailleurs j’étais contente de n’avoir rien dit quand on a sonné à la porte une heure plus tard. C’était justement le policier que j’avais vu sortir de chez la mère de Perrine. Il ne m’a pas remarquée et je me suis éclipsée tandis qu’il bavardait avec Maman des deux décès dans notre immeuble en l’espace de quelques jours. Vivre ici commençait à devenir flippant. Je n’étais plus étonnée que les parents de Corentin cherchent à quitter le quartier. Le policier s’est un peu attardé et j’ai remarqué, à travers les intonations de leurs voix, qu’ils avaient dévié de sujets de conversation puisqu’ils plaisantaient et que je les entendais rire depuis le salon.
Lorsque je me suis rendue à la cuisine, la faim au ventre, il était peut-être vingt heures. Les deux adultes ont fini par me rejoindre. L’adjoint du commissaire, avec son sourire jusqu’aux oreilles, avait tout l’air d’un beau gosse pris en flagrant délit de numéro de charme. Évidemment Maman était déjà conquise et ne manquait pas de se montrer pleine d’assurance face à lui :
— Voilà ma vedette, Émilie.
J’ai scruté l’homme qui m’a alors lancé un regard perçant, tout à fait à l’opposé de l’air sympa qu’il affichait devant Maman. Ses yeux signifiaient « Je sais exactement ce que tu manigances, Émilie Frinch ». Il m’a tellement troublée que j’en ai perdu tous mes moyens et j’ai laissé tomber par terre le plateau en métal que je voulais rentrer dans le four. Maman a réalisé que j’étais impressionnée et elle s’est aussitôt baissée pour ramasser la pizza surgelée dure comme du bois et son récipient. Le sourire du commissaire adjoint s’est effacé et j’ai bien compris qu’il jouait la comédie et ne pouvait pas me voir en peinture. Il s’est tourné vers Maman avant de reprendre son attitude charmeuse :
— Vous voulez que je vous aide à vous relever ? lui a-t-il demandé d’une voix se voulant rassurante mais hypocrite.
— Non, merci, a répondu l’intéressée en se redressant d’un bond souple. Émilie, est-ce que tu sais des choses à propos de la disparition de Perrine ? Il y a une enquête, alors autant te confier à Léonard… Enfin, le commissaire adjoint… Les ados sont si cachottiers, peut-être qu’elle t’a signalé quelque chose ?
J’ai dévisagé un instant le commissaire adjoint. Évidemment, il attendait avec impatience que je mâche son travail. J’aurais très bien pu le surprendre en lui avouant que je l’avais vu vendredi soir dans la cage d’escalier avec un chiffon et une bouteille d’alcool ménager en train de monter à l’étage. Mais je n’étais pas aussi naïve.
— Je… Je ne sais rien, ai-je balbutié pour me débarrasser de cet interrogatoire. La pauvre… Pauvre Perrine…
J’ai observé Léonard et son visage devenu rayonnant, presque bienveillant, et j’ai commencé à me demander si j’avais des hallucinations. J’aurais pu lui parler du père de Perrine qui avait viré Alban Zbornak de chez lui d’un coup de pompe, mais il savait sans doute déjà cela.
— Si tu entends parler de quelque chose, n’hésite pas à venir me le rapporter, a-t-il répété, avant de se tourner vers Maman et de lui adresser un nouveau sourire. Je crois que nous aurons très vite l’occasion de nous revoir…
Je n’ai pas tout de suite mesuré ce que cela signifiait et lorsqu’il est parti, Maman est revenue vers moi, les yeux brillants de mille feux. Elle en tenait enfin un :
— Alors qu’est-ce que tu en penses ? Séduisant, n’est-ce pas ? Il est divorcé, lui aussi…
J’allais lui répondre qu’il ne m’inspirait pas confiance, que j’étais persuadée de l’avoir vu sortir de chez Madame Abramovici vendredi soir quelques heures avant sa mort.
— Ce n’est pas mon style, ai-je répondu à Maman, comme pour lui rappeler que j’étais en âge de sortir avec un garçon.
— Je l’ai invité à dîner demain soir, a-t-elle poursuivi, comme si elle ne m’entendait pas. Je ferai quelque chose de simple à dîner. Tu verras, Émilie, tu l’apprécieras. Il est véritablement adorable. J’ai un bon feeling pour lui.
Après avoir dîné une pizza surgelée, je me suis rendue dans ma chambre où j’ai allumé Messenger pour bavarder avec Wendy :
— Ce type me terrorise, me suis-je confiée. Il n’est pas clair. Quelque chose en lui est malsain. Et voilà que Maman tombe sous son charme. L’horreur intégrale !
— Tu as vu qu’Alexandre portait les mêmes vêtements depuis qu’il est arrivé ? m’a coupé Wendy qui ne devait pas avoir écouté un mot de ce que je venais de prononcer. C’est tout de même bizarre, tu ne trouves pas ?
— Et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire ? lui ai-je rétorqué. Tant qu’il est propre…
— Je sais, mais il y a des filles qui racontent qu’il n’a pas assez d’argent pour se payer des fringues de rechange et que c’est un « cassosse ».
J’ai soupiré avant de refermer mon agenda, consciente que je n’arriverais pas à me concentrer sur mon travail scolaire :
— C’est à celle qui inventera le plus gros bobard pour faire son intéressante, ai-je dit. L’autre jour sur Facebook elles pariaient à celle qui parviendrait à sortir la première avec lui. Elles ne se rendent même plus compte qu’elles sont simplement bêtes et méchantes… Je pourrais peut-être lui filer des fringues de mon frère, pour le dépanner. Il en a plein l’armoire et il ne s’en sert pas !
— Ton frère ? Tiens, c’est vrai, tu n’en parles jamais ! m’a reprise Wendy.
— Il habite avec mon père, enfin… Comme on savait que nos parents se feraient la guerre pour nous avoir, Clark et moi, nous nous sommes sacrifiés en allant chacun de notre côté. Il me manque. Mais les garçons préfèrent souvent leur père.
— Il a quel âge ?
— Mais enfin, Wendy ! Parfois je me demande à quoi ça sert de te parler pendant des heures, tu n’écoutes jamais rien ! Nous sommes des faux jumeaux, nous avons donc forcément le même âge ! Quinze ans ! Tu veux un dessin ?
— Ça va, t’énerve pas. Je ne l’ai jamais vu, c’est tout. D’ailleurs tu ne me parles pas plus de ton père. Il fait quoi dans la vie ?
— Écoute Wendy, ai-je lâché avec beaucoup de difficultés, je n’ai pas beaucoup de tabous, mais… Mais mon père… Mon père, c’en est un. Je veux dire que… J’ai… j’ai encore beaucoup de mal à me situer vis-à-vis de lui… Et…
Elle m’a regardée avec un air de déception, comme si elle pensait que j’étais en train de la trahir en lui inventant un bobard.
— C’est bon, pas la peine de te fatiguer, a-t-elle dit. On a toutes des trucs bizarres dans nos vies. Ma mère est bien un zombie. Elle est accro aux voyantes et elle prend des trucs pour dormir et des autres pour tenir debout… Je croyais juste que nous étions amies et que l’on ne se cachait rien du tout…
— Non, mais là, c’est vraiment très particulier, ai-je insisté, je ne sais même pas comment t’en parler…
— Oh ! Ça va, tu ne vas pas m’en faire un fromage de ton père. Je m’en fous. Bon, allez, bonne nuit !
Elle ne m’a même pas laissée le temps de lui répondre qu’elle s’était déconnectée. C’est seulement après que je me suis mise à pleurer.
Dès que je suis arrivée au collège, ce matin, Wendy m’a parlé d’un type qui l’avait branchée sur son forum d’ados, hier soir. Elle semblait aussi excitée que si elle l’avait rencontré en vrai et qu’elle en était déjà presque amoureuse :
— Il a dix-sept ans, mais il fait plus mature, m’a-t-elle exposé. Il est beau et il travaille les week-ends dans le bar de son père dans le centre de Mortevor pour se faire un peu d’argent de poche. C’est dingue parce que sur internet on rencontre toujours des garçons qui vivent loin d’ici et lui, il est du coin. Et en plus il me plaît ! Il m’a proposé un « live » sur Facebook demain après-midi, histoire de faire connaissance. Tu ne trouves pas ça génial ?
Évidemment, j’ai fait mine de partager son enthousiasme. Mais en réalité, j’étais surtout contente qu’elle ne me pose plus de question à propos de mon père et qu’elle ne m’en veuille pas à cause de mes petites cachotteries.
Un peu plus tard, pendant le cours de math, la prof m’a mis la honte devant toute la classe :
— Dis ! Tu ne veux pas qu’on porte tous des gris-gris pour faire encore plus de bruit ? s’est-elle énervée.
Évidemment, tout le monde a éclaté de rire quand j’ai réalisé qu’elle s’adressait à moi et que les sequins de mon bracelet ont à nouveau tinté. Humiliée, je me suis sentie exclue pour le reste de l’heure et c’est ainsi que j’ai aperçu à travers les fenêtres un véhicule de police qui se garait devant les portes du collège. Deux flics ont traversé l’allée menant à l’administration et une dizaine de minutes plus tard, la proviseur a interrompu notre cours.
— Ne vous levez pas, a-t-elle dit en ouvrant la main, comme pour nous rappeler que nous étions supposés le faire. Qui est Alexandre Ventura ? a-t-elle poursuivi en parcourant les élèves masculins du regard.
Après un peu d’hésitation, le nouveau s’est levé et a scruté l’assemblée un peu gêné avant de me lancer un sourire désolé. J’étais si surprise par cette petite attention particulière, que je me suis mis à rougir devant les autres filles, dont Sarah, déjà verte de jalousie qui n’avait pas raté cette faveur. Alexandre a rangé ses affaires dans son cartable, l’air résigné, et il a emboîté le pas sur la proviseur qui a regardé la prof en haussant les sourcils comme si tous ces ennuis la dépassaient.
Le beau blond n’est revenu qu’en début d’après-midi, laissant planer le plus grand mystère autour de sa disparition au moment où la police faisait irruption dans l’établissement. Vivien est allé lui demander ce qui s’était passé, mais il lui aurait répondu « C’est pas tes oignons. » La sonnerie des cours menaçait de sonner quand j’ai rassemblé tout mon courage pour aller moi-même à sa rencontre :
— Alexandre, je voulais te dire que j’ai les cours de bio et de maths que tu as manqués. Je peux te faire une photocopie avec l’imprimante de ma mère ce soir, si tu veux.
Son visage fermé a esquissé un petit sourire jovial et j’aurais presque sauté de joie tellement j’étais heureuse de ne pas me faire remballer. Il était si beau en souriant que j’aurais donné n’importe quoi pour qu’il recommence :
— C’est vrai ? m’a-t-il demandé aussi surpris par ma proposition que moi par sa réaction. Tu ferais ça pour moi ? Ce serait vachement sympa de ta part !
— Bien sûr, ai-je confirmé, étonnée qu’il soit si consciencieux. J’habite au Salençon, entre les marécages et l’usine de glaces. Si tu veux m’accompagner ce soir, je te les donnerai. C’est l’affaire de deux minutes.
Il a accepté d’un hochement de tête et je n’ai pas eu le temps de parler davantage avec lui puisque l’effroyable sonnerie a mis un terme à notre si agréable conversation. Pendant tout l’après-midi, je me suis faite des films sur les suites possibles de ce premier contact. L’idée qu’il ait été sympa avec moi a encore plus mis en éveil l’intérêt que j’avais déjà pour lui. Je voulais tellement en savoir plus à son sujet, mais il semblait si secret, si solitaire, que je risquais de tout mettre par terre en me montrant trop curieuse. Je craignais également une remarque ou une plaisanterie déplacée de la part de Wendy, la reine des gaffeuses, car elle m'accompagnait chaque mardi soir afin de se rendre à un cours de danse dans mon quartier.
À dix-sept heures trente, Alexandre m’a rejointe dans le couloir et nous avons traversé l’allée centrale du bahut côte à côte, ne manquant pas d’éveiller la curiosité des autres élèves. En nous apercevant, Sarah a levé le menton et nous a observés de son œil hautain, comme si Alexandre ne valait brusquement plus un clou.
Wendy nous attendait devant les grilles à l’extérieur avec un garçon de notre classe qui fumait un joint en le tenant bien au bout de ses doigts pour que tout le monde voie qu’il faisait un truc d’adulte.
Alexandre s’est arrêté et a posé sa main sur mon épaule avant de me regarder avec ses grands yeux verts :
— Est-ce que je pourrais abuser et te demander de photocopier un autre document important pour mon père ? m’a-t-il demandé. Le seul problème, c’est que je ne l’ai pas avec moi et que je dois aller le chercher…
— Bien sûr, aucun problème, ai-je répondu alors que Wendy venait de nous rejoindre.
— Tu habites quel coin ? l’a aussitôt questionné cette dernière qui craignait d’être retardée.
— Tu connais le Marais des Verraq ?
— Oui, c’est pourri comme secteur, a-t-elle lâché brutalement. Moi j’habite Reudor, de l’autre côté de la ville.
Nous nous sommes mis en route tous les trois. Je sentais bien qu’Alexandre avait envie de me parler, mais que la présence de Wendy rendait les choses un peu plus difficiles pour lui. Je cherchais un sujet de conversation afin de le mettre en confiance, quand Wendy a pris les devants :
— Pourquoi tu es toujours habillé en tennisman ? lui a-t-elle demandé. Tu n’as pas d’autres vêtements ? Tout le monde te surnomme Nadal !
J’ai trouvé qu’au niveau subtilité, Wendy se situait entre le bulldozer et le diplodocus.
— Si, mais je… s’est interrompu Alexandre, comme s’il ne trouvait pas ses mots.
Comme si cela ne suffisait pas, Wendy en a rajouté une couche :
— Que te voulait la police, ce matin ? Ça aussi c’est bizarre, a-t-elle poursuivi. D’ailleurs, tu fais tout pour rester dans ton coin, comme si les autres ne t’intéressaient pas.
Au lieu de lui répondre, Alexandre a paru très ennuyé, comme s’il ne parvenait pas à trouver une explication valable. Le silence a persisté et cela m’a brisé le cœur :
— Alexandre n’a pas de compte à te rendre, me suis-je sèchement interposée pour le défendre. Il n’a pas à se justifier et il a le droit de s’habiller comme il veut.
Wendy a levé les yeux au ciel avant de soupirer. J’ai cassé l’ambiance alors que j’aurais justement voulu créer un climat de confiance. Du coup nous n’avons plus parlé jusqu’à ce qu’Alexandre s’arrête subitement à proximité d’un bosquet.
— Attendez-moi ici, je ne serai pas long, a-t-il prévenu avant de s’enfoncer dans le bois au pas de course.
Wendy m’a lancé un sourire malicieux :
— Tu ne crois pas que je lis clairement dans ton petit jeu, Émilie Frinch ? m’a-t-elle dit d’un ton accusateur. Je te connais par cœur ! Tu en pinces pour Nadal, ça se sent à plein nez comme un vieux munster qui pue !
— Oh ! Ça va. Fous-moi la paix ! lui ai-je rétorqué. Je fais encore ce que je veux, non ? Tu préfères qu’on parle de ton petit ami imaginaire de tes « live » sur Facebook ?
— Ça va, pas la peine de monter sur tes grands chevaux. Il n’y a pas de quoi s’énerver ! Tu sais quoi ? Je crois qu’Alexandre n’a pas envie que l’on sache où il habite, m’a-t-elle dit, comme si cette cachotterie était insupportable.
— Et moi je pense que nous allons vite découvrir pourquoi ! ai-je répondu en souriant.
Sans plus attendre, nous nous sommes mises à sa poursuite, évitant les fougères et autres troncs couchés, difficilement décelables dans l’obscurité. En contrebas du petit bois, derrière un chemin de terre et une rangée d’arbustes, nous avons vu un coin de terre battue sur lequel était parquée une minuscule caravane aux hublots éclairés.
— Tu crois qu’il habite là-dedans ? m’a chuchoté Wendy.
Un chien s’est mis à aboyer.
— Tais-toi, tu vois bien que tu excites ce chien dès que tu parles.
Elle a fait la grimace.
— Franchement, Émilie, je ne vois pas pourquoi ça aurait un rapport ?
Les jappements ont repris de plus belle.
— Je ne sais pas, tu as peut-être mauvaise haleine, ai-je dit avant de pouffer de rire. J’ai immédiatement essayé de retenir mon fou rire entre mes mains.
Nous avons vu Alexandre quitter la caravane au trot et nous nous sommes mises à courir comme des folles pour revenir dans la rue voisine, comme si de rien n’était. Malgré nos rires et notre souffle coupé, le beau blond n’a semblé se rendre compte de rien.
— Merci de m’avoir attendu, nous a-t-il dit avant de reprendre tranquillement notre route. Chez moi, ce n’est pas très présentable, en ce moment. Je pourrai vous inviter dès que nous aurons déménagé.
Nous n’avons pas fait de commentaire, à la fois coupables de l’avoir trahi et honteuses de connaître la véritable raison de ses cachotteries.
Wendy a fini par briser le silence et a manqué de vendre la mèche en racontant qu’elle avait fait du camping quand elle était petite, mais que cela s’était terminé à l’hôpital après que son père eût dérangé une ruche d’abeilles.
Autant ses histoires me font rire, que cette fois, j’étais moins bon public. Elle est tellement imprévisible et brutale que j’avais peur qu’elle ruine ma nouvelle relation avec Alexandre. Mais son flot de paroles ne s’est arrêté que lorsque nous sommes arrivés dans ma rue et qu’elle est partie à son cours de danse avec finalement vingt minutes de retard.
Alexandre semblait presque gêné de découvrir mon immeuble et surtout, l’appartement. Il détaillait le moindre bibelot comme s’il photographiait la décoration pour ne rien en oublier. Moi, j’étais nerveuse comme jamais :
— J’en ai pour une minute, ai-je dit en sortant maladroitement le classeur de mon sac pour aller allumer l’imprimante dans la chambre de Maman. Tu peux me passer ta feuille ?
Alexandre me l’a tendue et, en toute honnêteté, je n’ai pas cherché à lire ce qui était écrit dessus. Ça ressemblait à un papier officiel plié en trois. Mais par souci de loyauté, j’ai décidé de détourner les yeux J’avais déjà trahi sa confiance en le suivant dans le bois et je ne voulais pas en rajouter.
Évidemment, l’imprimante ayant choisi de réaliser un nettoyage en profondeur, l’attente a été interminable.
— Tu veux boire quelque chose ? lui ai-je demandé. Un coca ? Un verre de lait ?
— Oh ! Oui, un verre de lait ! Super ! s’est-il exclamé, comme s’il en avait rêvé.
Je l’ai servi tandis que nous avions droit à un concert de grincements de la part du mécanisme de l’imprimante qui ne m’avait jamais paru aussi long. Si j’étais ravie de partager un peu de temps avec Alexandre, je craignais le retour inopiné de Maman. Moka nous a rejoints et il s’est aussitôt frotté affectueusement contre les mollets de mon visiteur.
— Qu’il est câlin ! a-t-il constaté, c’est à toi ?
— Oui, enfin, c’est plutôt le chat de ma mère. Elle l��a trouvé dans une poubelle un soir, en rentrant du travail. Il miaulait, emprisonné sous un couvercle surmonté de gros sacs de détritus.
— Oh ! Non ! Les gens sont si cruels, a poursuivi Alexandre soulevant Moka pour le prendre dans ses bras. Pourquoi ne pas l’avoir laissé en liberté ? Je crois que je pourrais tuer quelqu’un qui fait du mal aux animaux, a-t-il lâché tout en embrassant le chat qui ronronnait presque plus fort que l’imprimante.
Je l’ai regardé, les cheveux blonds en bataille, les joues roses, le sourire aux lèvres, en train de caresser Moka. J’étais presque jalouse du chat. J’ai fini par faire les trois photocopies et les lui remettre tandis qu’il terminait son verre de lait.
— En tous les cas, tu es très sympa, Émilie, m’a-t-il déclaré avant d’essuyer le fin duvet blond surmontant ses lèvres du revers de la main.
Je me suis sentie rougir. Je l’ai raccompagné dans le couloir tout en ajustant mon pull à l’intérieur de mon pantalon. C’est à ce moment-là que la porte d’entrée s’est brutalement ouverte. Maman m’a regardée de haut en bas, se faisant déjà des films :
— J’ai pourtant été claire à ce sujet, s’est-elle emportée en désignant Alexandre d’un mouvement du menton, ne prenant aucun gant devant mon invité. Je ne veux pas de garçon à la maison, et encore moins quand je suis absente.
— Je lui ai juste donné des photocopies parce qu’il a manqué des cours, qu’est-ce que tu t’imagines ?
Alexandre est reparti en me faisant des gros yeux et un signe discret de la main. J’étais couverte de honte.
— Tu es punie ! a continué à crier Maman en pénétrant dans la cuisine, très en colère.
Je me suis enfermée dans ma chambre avec l’envie de hurler, d’arracher les affiches sur les murs et de jeter par terre tous mes bibelots dans un vacarme infernal. C’était trop injuste. Je n’avais fait qu’aider un camarade de classe.
Mais je suis restée immobile et silencieuse, réalisant que je tenais trop à Alexandre pour prendre le risque d’envenimer les choses.
Maman s’est radoucie un peu plus tard, alors qu’elle préparait un « truc vite fait » pour son Léonard.
Celui-ci est arrivé vers vingt heures avec un bouquet de fleurs, une bouteille de vin et son sourire faux de tombeur professionnel gravé aux coins des lèvres. Maman s’était changée pour porter une robe d’été plus moulante. Je les ai trouvés pathétiques à se faire un numéro digne d’un mauvais téléfilm américain. Évidemment, j’ai boudé pendant tout le repas, me faisant disputer à chaque fois que je m’abstenais de répondre aux questions que les deux adultes me posaient. À la fin de ce calvaire, je suis allée à la salle de bains. J’ai entendu Léonard qui allait aux toilettes. Les portes des deux pièces étant voisines, j’ai vu Léonard sortir le premier et pousser Moka d’un coup de pied :
— Tu n’en as plus pour très longtemps ici, a-t-il grommelé en le regardant d’un œil mauvais.
Il est reparti vers la cuisine sans même remarquer ma présence. J’étais outrée. Pourquoi avait-il agressé ce chat qui ne lui demandait rien ? Et pourquoi le menacer de le virer de la maison ? Comme s’il avait l’intention de vite s’incruster chez nous. Quel culot !
Sentant la rage monter en moi, j’ai traversé le couloir pour me rendre dans ma chambre où j’ai regardé les dernières vidéos de mes artistes préférés en espérant me changer les idées. Mais rien n’y a fait, car la proximité de ce type m’énervait trop. Et lorsque j’ai voulu retourner à la cuisine, j’ai vu Maman qui embrassait Léonard sur les lèvres avant de rire. J’ai senti mon cœur s’arrêter. J’ai rebroussé chemin, imaginant aussitôt comment deviendrait ma vie avec un tel beau-père. Non, c’était impossible.
De retour devant ma tablette, j’ai constaté que Wendy était connectée sur Messenger, mais je n’ai pas eu envie de lui confier quoi que ce soit. Ces derniers temps, elle semblait ne pas considérer mes petits soucis avec sérieux. J’avais trouvé qu’elle n’avait pas été correcte avec Alexandre. Du coup, j’ai préféré ruminer mes idées noires tout en regardant une rediffusion de « Fatal » avec Michaël Youn. Comme je m’ennuyais, j’ai terminé la soirée sur Facebook où les membres d’un groupe local se sont amusés à imaginer à quoi ressemblerait la Gruve, si elle existait vraiment. La plupart des illustrations étaient humoristiques, mais la toute première gravure historique de la créature était flippante. Elle portait un répugnant manteau visqueux et dégoulinant et sous une haute capuche, on voyait juste deux horribles yeux blancs entre des cheveux noirs qui se mêlaient à la végétation.
Étrangement, lorsque je me suis rendue à la salle de bains pour faire ma toilette, Léonard parlait justement de la Gruve :
— Moi j’y crois, disait-il avec sa voix de charmeur de serpents. Je n’en ai pas fait état à Monsieur et Madame Jourdan, mais je suis certain qu’elle est responsable de la noyade de la jeune Perrine. J’en ai parlé avec le Père Laurent, qui s’intéresse de près à tous ces phénomènes irrationnels. Les anciens lui ont confirmé que Perrine a subi le mode opératoire de cette créature des marais. Les coïncidences sont trop nombreuses…
Maman, prête à tout pour combler le vide dans sa vie, faisait semblant d’adhérer à ces histoires à dormir debout et répondait par des « hum, hum », comme si elle acquiesçait, tout en le dévorant des yeux. Je suis malade à l’idée qu’elle entre dans le jeu de ce type que je ne supporte pas.
Il est tard, je me couche.
J’ai reçu un SMS d’Emmanuelle, pendant que je prenais mon petit-déjeuner, ce matin : « Comment vas-tu, ma petite princesse ? Ça te dirait de venir passer le week-end de la semaine prochaine à la maison avec ton frère ? Je passe te chercher ou tu préfères venir en bus ? Réponds-moi vite ! »
Maman s’est levée à ce moment-là avec la mine de quelqu’un qui avait mal dormi et je me suis empressée de finir mes tartines pour éviter toute conversation fâcheuse. Elle ne devait pas être bien réveillée et j’ai pris ma douche à la vitesse de l’éclair avant de quitter la maison avec au moins vingt minutes d’avance. Du coup, j’ai zappé la réponse à Emmanuelle.
Alexandre m’a fait un petit signe de la main, ce matin, lorsque je suis arrivée dans la cour du collège accompagnée de Wendy. J’étais contente qu’il ne m’en veuille pas pour l’accueil plus que glacial que lui avait réservé ma mère. Avec l’épais brouillard, le pauvre garçon avait l’air frigorifié dans son sempiternel short et son polo blanc. La nouveauté c’est qu’il portait un blouson gris un peu trop large pour lui. Nous sommes restés quelques instants devant le portail d’entrée du collège :
— On se les gèle dans ce pays de malade, a-t-il pesté, avant de souffler dans ses poings serrés pour se réchauffer.
— Tu sais, je pourrais te prêter les sweaters de mon frère, lui ai-je spontanément proposé. Il ne les met pas souvent, car il ne vient qu’un week-end sur deux et vous avez à peu près la même corpulence.
Il a baissé les yeux, comme s’il allait rougir, mais il a aussitôt relevé le menton avant de dévoiler ce sourire que j’aime tant.
— Pourquoi es-tu sympa comme ça, avec moi, hein ? m’a-t-il demandé d’un ton soupçonneux avec son regard espiègle. Ça cache quelque chose, hum ?
J’ai aussitôt perdu tous mes moyens et je me suis mise à rougir :
— Ne sois pas idiot, lui ai-je répondu brusquement. Je ferais la même chose pour n’importe qui !
Il ne s’attendait sans doute pas à une réponse si maladroite de ma part puisqu’il a ensuite esquivé mon regard. Je me suis sentie stupide de le remballer alors que je cherchais justement à lui faire comprendre qu’il ne me laissait pas indifférente. Évidemment que je ne prêterais pas les vêtements de mon frère à n’importe qui. Le problème, quand un garçon me plaît, c’est que j’essaie d’être naturelle avec lui, mais je dois avouer que je suis une très mauvaise comédienne.
Nous avons franchi le portail du collège tous les trois, passant devant des troupeaux d’élèves lorsque quelqu’un a subitement crié : « cassosse ! »
Nous nous sommes retournés, mais la plupart des personnes présentes ont immédiatement fait mine que rien ne s’était passé. Nous avons poursuivi notre marche vers l’entrée du bâtiment principal, quand une fille a continué : « Les rousses ça pue ! ». Une fois encore, impossible de localiser d’où provenait cette voix, car la majeure partie des spectateurs souriait béatement sans nous regarder. Je me suis sentie terriblement humiliée par cette insulte moyenâgeuse dont j’avais déjà été victime étant petite :
— C’est du racisme ! ai-je lancé en élevant la voix au-dessus de la mêlée.
Wendy a affectueusement posé sa main sur mon épaule pour me réconforter et montrer à tout le monde qu’elle était de mon côté, mais j’ai senti qu’Alexandre et moi partagions le même sentiment d’injustice. Nous venions de pénétrer ensemble dans le cercle fermé des pestiférés du collège. Sarah et ses copines n’avaient sans doute pas digéré qu’Alexandre choisisse notre bande et pas la sienne. Ces sales pestes s’étaient aussitôt senties obligées de faire fonctionner radio ragots à plein régime pour se venger de cet affront. Je dois avouer que leur stratagème était redoutablement efficace.
— La haine des autres, l’intolérance, c’est souvent de la jalousie déguisée, a marmonné Alexandre pour me rassurer et faire oublier qu’il avait été insulté, lui aussi.
— De quoi veux-tu qu’elles soient jalouses ? ai-je soupiré. Elles viennent toutes plutôt de milieux favorisés. Elles n’ont absolument rien à m’envier.
— Tu es une fille vraiment spéciale, Émilie, m’a interrompu Wendy en me caressant affectueusement les cheveux. Tu es jolie, tu as du caractère, tu es différente, tu es bien dans ta peau, alors forcément tu attires la curiosité des autres. C’est ça qui les défrise.
À la récré, Doris, l’une des copines de Sarah, m’a demandé si elle pouvait faire équipe avec moi pendant les travaux pratiques du cours de bio. J’étais un peu surprise qu’elle montre brusquement un peu d’intérêt pour moi, mais j’ai accepté. Doris n’est pas foncièrement méchante, mais elle est assez influençable et serait capable de n’importe quoi pour se faire accepter par les autres. Je ne me suis pas posé plus de question, car elle s’est comportée normalement pendant presque tout le cours. Mais à un moment, alors que Madame Robert faisait une démonstration, elle est passée précipitamment entre Alexandre et moi. J’ai levé les yeux pour réaliser que Doris venait d’asperger le dos d’Alexandre de ketchup. Son polo blanc était maculé de rouge. Et celui-ci s’est tourné vers moi, sentant probablement la sauce traverser le coton.
— Mais enfin ! s’est exclamée Doris à voix haute en revenant vers nous pour pointer la tache du doigt, qu’as-tu fait, Émilie ? Mais tu es tarée ou quoi ? Regardez ce qu’elle a fait au nouveau !
Une bonne moitié de la classe s’est mise à pouffer rire et la prof est venue constater ce qui troublait le déroulement de son cours avec son air pincé :
— C’est Émilie Frinch qui a lancé du ketchup sur Nadal ! a débiné Sarah, triomphante, en me pointant du doigt.
Madame Robert m’a regardée d’un œil mauvais, croisant les bras dans l’attente d’une explication à la hauteur du dérangement occasionné.
Mais la colère m’a submergée et, à la stupéfaction générale, alors que tous les yeux étaient tournés vers moi, je me suis emparée du sac de classe de Doris et je l’ai retourné du geste sur sa table.
— Eh ! Mais tu es complètement cinglée, ou quoi ? s’est à nouveau exclamée Doris en espérant interrompre ma démonstration. C’est pas moi !
Ses livres et ses cahiers sont tombés lourdement sur le bureau avant qu’une serviette hygiénique, un paquet de cigarettes et des dosettes de ketchup, suivent la même course.
— Doris tu n’es qu’une menteuse et une faiseuse d’histoires ! me suis-je indignée devant la prof et les élèves pour qui la coupable venait d’être démasquée. Il te faut un test ADN pour que tu reconnaisses tes trucs de dégueu ? lui ai-je demandé en montrant les dosettes de sauce à toute la classe qui a de nouveau éclaté de rire.
Après de telles preuves, Doris a été envoyée chez la proviseure accompagnée du délégué de classe et on ne les a plus vus jusqu’à la fin de l’heure.
Alexandre est allé laver son polo discrètement dans un lavabo des toilettes. J’avais mal au cœur pour lui. Ça faisait deux agressions dans la même matinée. Il s’était d’abord fait traiter de « cassosse » et voilà qu’on lui portait atteinte physiquement. Il est revenu avec son polo trempé et une belle auréole rose au milieu du dos.
— Je suis désolée, lui ai-je dit pendant l’interclasse, alors que nous nous trouvions dans le couloir aux baies vitrées, jamais je n’aurais fait une chose pareille. Sarah et sa bande sont jalouses que nous soyons amis. Elles cherchent juste à créer la discorde entre nous pour qu’on se brouille, c’est évident.
— Ça n’a pas marché, a-t-il déclaré en s’arrêtant un instant pour me regarder droit dans les yeux. Elles ne sont pas assez subtiles pour nous atteindre. Du coup, je crois que je vais être obligé d’accepter le sweater que tu m’as proposé tout à l’heure. Si tu es toujours d’accord.
Il était juste en face de la fenêtre et ses grands yeux clairs m’ont tellement impressionnée que je n’ai pas pu soutenir ce regard trop hypnotisant. Il était simplement magnifique !
Les deux dernières heures m’ont semblé interminables et, à la fin des cours, j’étais presque contente que Wendy rentre directement à Reudor. Le brouillard descendait lentement sur les trottoirs mouillés de Mortevor et les éclairages publics transformaient les silhouettes en d’inquiétantes créatures informes. Seule aux côtés d’Alexandre, je ne craignais rien. Au contraire, j’étais la plus heureuse des adolescentes.
— Je dois te faire une confidence, ai-je commencé, alors qu’il emboîtait le pas pour m’accompagner à la maison. Hier soir nous t’avons suivi, Wendy et moi. J’ai vu où tu habites et… Heu… Tu n’as pas à avoir honte… Nous… Nous ne sommes pas responsables des choix de nos parents.
Il a rougi et je me suis demandée si j’avais bien fait d’être d’emblée si sincère avec lui. Alexandre avait l’air terriblement embarrassé.
— Tu sais… Enfin, c’est compliqué et… D’accord, je te raconte, mais tu dois d’abord me jurer de ne rien répéter à personne. D’accord ? Ça doit absolument rester entre nous. Tu le promets ?
— C’est juré, tu peux me faire confiance. Je sais garder un secret, ai-je promis.
Il a vigoureusement frotté son polo blanc toujours humide pour se réchauffer :
— Il y a des choses qui sont difficiles à exprimer, surtout quand on ne les a jamais confiées à quelqu’un, tu comprends ?
— Bien sûr, ai-je acquiescé spontanément, sans réellement voir où il voulait en venir.
Il a repris son souffle avant de se lâcher :
— Mes parents ont eu un accident de voiture, il y a un an et demi. C’est mon père qui conduisait. Ma mère est morte sur le coup, mon petit frère a eu des côtes et une jambe sectionnée et moi… Je… Je n’ai rien eu. Voilà la vérité…
— Waow ! Je n’imaginais pas que…
Il a levé ses grands yeux clairs au bord des larmes, dévoilant un air fragile que je ne lui connaissais pas et il a froncé les sourcils avant de poursuivre :
— Mon père s’est mis à boire, a-t-il enchaîné, comme s’il ne pouvait plus arrêter son flot de paroles. Au début ça allait, mais il a fini par être ivre du matin au soir et il a arrêté de travailler. Il ne gérait aucun document administratif et nous avons fini par être expulsés de l’appartement. On a été logés à l’hôtel quelque temps et puis, comme nous n’avions plus un sou, ils nous ont viré au début du printemps. Ensuite, nous faisions tellement pitié qu’on nous a prêté cette caravane, en attendant mieux. Chaque matin je me rends à la piscine municipale où je fais ma toilette. On doit faire super gaffe à tout. Mon père touche une allocation depuis peu. Maintenant on arrive presque à manger tous les jours, mais c’est limite.
Alexandre a tourné la tête et j’ai bien vu qu’il se retenait pour ne pas pleurer, autant de tristesse que de honte. Je ne savais pas comment réagir sans être excessive, alors j’ai évité son regard :
— Je suis vraiment désolée, Alexandre. Je ne me doutais pas de… de tes problèmes. Le chagrin de ton père est immense et il doit aussi se sentir coupable puisqu’il conduisait. Mais il y a toujours une solution ! Il faut t’accrocher, tu n’es plus seul !
Il m’a souri après cette dernière remarque, comme si ma bienveillance le rassurait. Je me sentais tellement bien avec lui que je redoutais déjà le moment où nous allions nous séparer. J’avais envie que notre conversation, que cette nouvelle complicité, ne s’arrête jamais.
— Si tu as besoin d’une amie, de quelqu’un à qui parler, je serai là, Alexandre. Je ne suis peut-être pas hyper psychologue, mais je suis sincère et on est toujours plus forts quand on est entouré…
Il a hoché du menton comme s’il considérait cette proposition comme déjà approuvée.
Ses yeux étaient si expressifs que j’avais l’impression de pouvoir y lire toutes ses émotions. Et à ce moment, l’angoisse qui l’animait semblait plus intense que jamais.
— Si tu es mon amie, tu ne dois dire à personne, m’a-t-il répété. Si des adultes apprennent que nous sommes dans cette situation, on va nous placer, mon frère et moi. Et il y a peu de chances pour qu’on nous envoie dans la même famille. J’ai réussi à supporter l’accident, la mort de ma mère, les séquelles et l’addiction de mon père à l’alcool, mais si on me séparait de ma famille, je crois que j’en mourrais…
Je me sentais tellement en confiance avec Alexandre qui se livrait à moi que j’ai eu envie de lui révéler la vérité à propos de mon père. Mais il a continué avant que je n’aie eu l’occasion de lui dire quoi que ce soit :
— Tu sais Émilie, tu devrais éviter le coin du marais des Verraq, ces prochaines semaines, m’a-t-il suggéré le plus sérieusement du monde.
J’étais surprise de ce conseil qu’il me donnait subitement comme pour me remercier de l’avoir écouté sans le juger.
— Pourquoi ? ai-je demandé, réalisant du même coup que vivant dans le secteur où le corps de Perrine avait été retrouvé, il savait peut-être quelque chose en rapport avec sa disparition.
— J’ai vu la Gruve, un soir, a-t-il avoué d’une voix presque sourde.
— La Gruve ? me suis-je écriée. Ne me dis pas que toi aussi tu crois à ces histoires de créature aquatique ?
— Oui, j’ai croisé sa route plusieurs fois. Je l’ai encore aperçue la semaine dernière dans sa barque, à travers le brouillard. Mais je ne m’en suis pas approché.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Comment un garçon qui avait l’air si intelligent pouvait se laisser posséder par de telles chimères ? Il y avait évidemment une explication rationnelle à ces coïncidences. La Gruve ne pouvait pas exister.
En arrivant devant mon petit immeuble, une fenêtre de l’appartement était éclairée et j’ai réalisé que Maman devait être déjà rentrée. Si elle me voyait à nouveau en compagnie d’Alexandre, ça allait être ma fête.
— Je ne peux pas te faire monter, lui ai-je dit, mais je vais t’envoyer un sweater par la fenêtre de mon frère, juste là, ai-je fait en pointant du doigt la façade. Je n’en ai pas pour longtemps.
J’allais repartir, mais il a saisi mon poignet et s’est avancé vers moi pour humer mon cou :
— C’est pas vrai que tu pues, Émilie, a-t-il déclaré en me regardant droit dans les yeux. Tu… Tu sens la groseille…
J’étais stupéfaite de ce contact si rapproché et son visage était si proche du mien que j’ai cru un instant qu’il allait m’embrasser. J’ai senti mon cœur s’emballer et je suis repartie après un simple signe de la main, n’osant plus lui faire la bise. Dans l’escalier, j’avais envie d’exploser de joie, tant j’étais heureuse. Non seulement j’avais gagné l’amitié d’Alexandre, mais en plus il trouvait que je sentais… La groseille !
Une fois à la maison, j’ai dû revenir à la réalité, car les choses ne se sont pas déroulées comme je l’espérais.
— Tu as vu l’heure ? m’a aussitôt agressé ma mère depuis la cuisine. Où es-tu allée traîner alors que tu es supposée rentrer directement après tes cours ? Tu te moques de moi ou quoi ? Ici, il y a des règles !
— C’est bon, j’ai juste un peu discuté en chemin, c’est tout, ai-je tenté de l’amadouer en posant mon cartable et en la rejoignant dans la cuisine. Pas de quoi en faire un drame !
— J’en ferai un drame si j’en ai envie ! a repris Maman avec son air de dictateur frustré et en contournant la table déjà dressée pour venir se poster devant moi les deux poings serrés dans le creux de ses hanches. Je n’ai pas oublié la mauvaise image que tu as donnée de nous à Léonard, hier soir. Franchement, tu as été au-dessous de tout. Vautrée sur ta chaise, tu as passé la moitié du repas à soupirer et à lever les yeux au ciel telle une ado détestable ! Il faut vraiment qu’il soit motivé pour accepter de me revoir !
— De toute façon, ce flic ne me plaît pas. Je l’ai vu traîner dans les escaliers vendredi soir, il me lance de drôles de regards et il a donné un coup de pied à Moka.
Maman a éclaté d’un rire nerveux.
— Non mais, écoutez-moi ça ! De quoi viens-tu te mêler ? Léonard est allergique aux poils de chats, ce n’est pas de sa faute ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Et puis il me plaît à moi, c’est tout ce qui compte ! Tu t’imagines que je vais sacrifier toute ma vie pour une gamine qui ne fait aucun effort et un chat qui griffe mes invités ? J’ai déjà supporté le summum avec ton père, alors s’il te plaît, accorde-moi juste le droit de vivre un peu ma vie de femme !
Je ne supportais plus de l’entendre crier à un mètre de mes oreilles, alors j’ai traversé le couloir pour me rendre dans la chambre de Clark. J’ai rapidement scruté les piles de sweaters de son armoire. C’est vrai qu’il en possède des dizaines. J’ai choisi le plus moelleux et le plus chaud, un bleu avec une capuche et l’inscription « Chicago Paradise » en lettres rouges et blanches. J’ai aussitôt ouvert la fenêtre pour voir Alexandre qui m’attendait en grelottant, juste en dessous.
— Hey ! ai-je crié. Attrape !
J’ai lancé le sweater et Alexandre l’a réceptionné avec le geste souple et assuré d’un sportif agile. Mais à peine l’avait-il en main qu’il est parti en courant, presque effrayé. Je me suis retournée pour tomber nez à nez avec Maman qui semblait proche de la crise de nerfs :
— J’ai rêvé ou tu viens d’envoyer un pull de Clark par la fenêtre ? m’a-t-elle aussitôt interrogé en refermant brusquement les deux battants, comme si nous étions en pleine tempête.
— C’est un prêt, ai-je répondu. Il est démuni. Il faut bien l’aider !
— Qui est ce garçon ? m’a-t-elle demandé sèchement, le regard noir et glaçant. C’est le même qu’hier soir ? C’est ton petit ami ? Il t’a promis des choses ? Il te harcèle ?
— Non, ce n’est pas mon petit ami, ai-je répondu. Et d’ailleurs qu’est-ce que ça peut faire ?
— Tu es beaucoup trop jeune pour avoir un petit ami ! s’est-elle insurgée. C’est tout ! Ce n’est pas toi qui décides.
— Quinze ans, c’est l’âge normal, Maman ! On ne vit plus au Moyen Âge !
— Oui, eh bien chez nous, on est moins pressées ! a-t-elle poursuivi en allant ranger les pulls dans l’armoire de mon frère. Regarde ta Tante. Elle s’est casée à plus de cinquante ans !
— Ha ! Oui, bravo ! Je te remercie pour la comparaison ! me suis-je écriée.
— Quoi ? Ça te dérange qu’elle soit avec une femme ? m’a-t-elle reprise de son air hautain.
— Pas du tout, Maman. J’espère juste que je n’attendrai pas la cinquantaine pour trouver quelqu’un qui me convienne !
— Charité bien orchestrée commence par soi-même ! a-t-elle tranché en refermant brutalement les deux portes en chêne massif de l’armoire. Nous n’avons pas les moyens de subvenir à tous les nécessiteux de Mortevor. Tu demanderas à ton petit cas social de nous rendre le sweater de Clark dès demain.
Cette dernière exigence m’a mise hors de moi et j’ai commencé à pleurer :
— C’est quoi la vérité ? Qu’est-ce qui te dérange au fond ? me suis-je mise à hurler. Tu as peur que je trouve quelqu’un, alors que tu galères et que tu es prête à tout pour te caser avec n’importe qui !
Je n’ai pas eu le temps de la voir arriver qu’une gifle terrible a enflammé ma joue gauche. J’ai aussitôt perçu le regret dans le regard de Maman, avant que je ne fonde totalement en larmes. Humiliée et anéantie, je me suis précipitée dans ma chambre en claquant violemment la porte derrière moi.
— Ne fais pas l’idiote, a crié Maman depuis le couloir, tu sais bien que tu l’as méritée. Ça fait un moment que tu me cherches. Cette fois, tu l’as eue !
Elle est entrée tandis que je sortais précipitamment une valise de mon dessous de lit, mes larmes coulant à flots.
— Émilie, ça suffit ! Calme-toi ! s’est-elle de nouveau mise à hurler. Tu n’es plus une gamine. Où comptes-tu aller comme ça ? C’est ce garçon qui t’a mis cette idée en tête ? Tu veux fuguer avec lui, c’est ça ? Reviens un peu à la réalité !
Je ne pouvais pas la laisser délirer et accuser à nouveau Alexandre de tous les problèmes :
— Ça n’a rien à voir avec lui ! Je pars vivre chez mon père !
Les yeux de Mamans ont semblé sortir de leurs orbites :
— Ton père ? Mais quel père ? Tu n’as pas encore compris qu’il n’existe plus ! Et puis Clark habite chez Emmanuelle… On avait décidé que… Et… Et…
Maman semblait totalement désemparée et j’ai compris que je venais de franchir avec elle la limite du supportable. Je me suis retournée pour la voir affreuse dans ses pleurs, grimaçant et se recroquevillant sur elle-même comme une gamine. Je ne pouvais pas accepter de la savoir si triste, alors je l’ai prise dans mes bras. J’ai senti ses larmes couler dans mon cou, son parfum et sa chaleur tout contre moi. Ça m’a fait un bien fou. Je l’ai serrée un peu plus fort et elle m’a imitée, à tel point qu’à la fin je n’arrivais plus à respirer.
— Je t’aime, petite impertinente, m’a-t-elle murmuré. Ne m’abandonne pas, mon trésor. J’en ai déjà trop bavé. Je n’arriverais pas à surmonter une telle épreuve.
— Jamais, Maman, ai-je dit avant de l’embrasser, mystérieusement réconciliée par les liens invisibles du sang.
***
J’ai rangé mes affaires, fait mes devoirs et ensuite nous avons dîné dans le salon avec Moka devant « Jurassic Park », comme si rien ne s’était jamais passé. Maman a envoyé des SMS toute la soirée à Léonard qui lui répondait aussi vite des messages qui la faisaient rire ou sourire. Je suis demeurée silencieusement dans mon coin à penser à Alexandre, cherchant le moyen de l’aider un peu. C’est vrai, on n’imagine pas que les gens qui sont à côté de nous ont des vies si malheureuses. Alexandre connaît une véritable misère et cela me fait mal au cœur. Maman n’est peut-être pas très argentée, mais je ne manque de rien d’essentiel. C’est sûr que je n’ai pas de téléphone dernier cri ou de vêtements de super marques, mais il y a bien pire. Alexandre doit être bien malheureux. J’ai décidé que j’allais essayer de l’aider, coûte que coûte.
J’ai répondu à Emmanuelle : « Je serai là. Je suis trop impatiente de te serrer contre moi. Je t’aime ! »
Les fortes émotions d’hier avaient dû m’épuiser, car j’ai dormi comme un loir. Je n’ai pas entendu mon réveil et je me suis précipitée sous la douche telle une tornade dès que j’ai vu l’heure. Je ne voulais surtout pas donner raison à Maman qui m’accuse déjà de traîner au lit. Et j’avais surtout trop envie d’échanger quelques mots avec Alexandre avant de commencer la journée. J’ai zappé tous les rituels cosmétiques, me lavant comme à l’époque féodale, me savonnant de la tête aux pieds, utilisant le pommeau de douche sur la position “massage” pour un rinçage au jet à puissance maximale. J’ai sauté le petit-déjeuner et me suis rendue à la boulangerie pour acheter deux pains au lait. En approchant du collège j’ai aperçu la silhouette isolée d’Alexandre au milieu du brouillard matinal et mon cœur s’est emballé en me remémorant le moment où il avait saisi mon poignet pour sentir mon parfum.
— Tu en veux un ? lui ai-je demandé tout en déglutissant une grosse bouchée avant de lui faire la bise.
— Je crève la dalle, a-t-il répondu avec un sourire, tu n’as pas besoin de beaucoup insister !
Je lui ai tendu le petit pain qu’il a avalé en quelques secondes. J’étais trop heureuse de lui avoir été utile.
— Tu sais, j’ai des unités d’avance sur mon pass de cantine, lui ai-je déclaré. Je peux t’inviter à midi.
Alexandre a écarquillé les yeux avant de rougir :
— C’est gentil, mais je ne peux pas accepter. Je ne veux pas être une charge pour toi. À la fin, tout le monde va encore se moquer de moi.
— Personne n’en saura jamais rien, ai-je insisté. Tu passeras à la cantine avec moi et je t’enregistrerai sur ma clé.
— Ça serait super sympa ! a-t-il finalement acquiescé avant d’afficher une expression de vive reconnaissance.
J’étais presque plus heureuse à l’idée de manger avec lui plutôt que de faire une bonne action. Ma générosité fut immédiatement récompensée par un regard de reconnaissance qui méritait tous les sacrifices de la Terre.
Wendy a traversé l’épais brouillard pour nous rejoindre et nous embrasser :
— Il paraît que Doris s’est faite exploser par la proviseure, a-t-elle dit en éteignant son téléphone. Elle est collée deux mercredis de suite. C’est bien fait pour cette sale petite peau de vache !
Alexandre a éclaté de rire et je l’ai trouvé trop beau dans le sweater bleu de Clark.
Nous avons traversé l’allée principale du lycée sans entendre la moindre insulte. Les sanctions de la proviseure semblaient couronnées de succès, même si je me doutais bien que l’affront allait se payer très cher. Sarah n’avait sans doute toujours pas digéré qu’Alexandre se lie d’amitié avec moi et que nous soyons désormais inséparables. Sarah était une orgueilleuse de la pire espèce. Fille gâtée jusqu’à la moelle, Sarah disposait d’un don pour la comédie que beaucoup lui enviaient. Jolie et élégante, elle savait charmer son auditoire et fondre en larmes si la situation l’exigeait. Sportive plusieurs fois médaillée, elle n’hésitait pas à se battre à coups de poings, si le besoin se faisait sentir. Bref, elle était redoutablement dangereuse et avait décidé d’être mon ennemie.
Les cours m’ont semblé interminables, même si avoir Alexandre dans la même salle que moi rendait le monologue de la prof de français moins ennuyeux.
— Arrête un peu de le dévorer des yeux comme ça ! m’a sommé Wendy à un moment où je ne m’y attendais pas et me donnant un coup de coude. J’ai sursauté et cela a attiré l’attention de la prof qui nous a immédiatement demandé de changer de place. J’étais furax, car à cause d’elle, je ne voyais plus du tout Alexandre.
J’ai passé le reste de la matinée à attendre le déjeuner avec lui en espérant profiter d’un tête-à-tête. Mais comme j’avais pu le prévoir, une fois que nous nous sommes installés à la cantine, un événement a anéanti tout espoir de partager un peu d’intimité avec lui. Cette fois, c’est Corentin qui s’est attablé avec nous sans même nous demander notre avis. J’étais verte, même si je n’en n’ai rien laissé paraître :
— Tu es toujours d’accord pour cette excursion nocturne dans le Marais des Verraq avec moi ? m’a-t-il demandé en posant son plateau à côté des nôtres.
— Qu’est-ce que vous voulez y faire ? l’a coupé Alexandre, tout en dévorant ses frites avec de la moutarde.
— Corentin est persuadé que la Gruve existe, ai-je répondu. Il voudrait qu’on la prenne en photo ou qu’on la filme. Selon lui, ce serait la preuve que Perrine Jourdan n’est pas morte accidentellement.
— La Gruve ? Je l’ai déjà vue ! a répété Alexandre avec son air mystérieux. Et si vous la croisez un jour, je peux vous jurer que vous ne voudrez plus jamais traîner sur son chemin.
Corentin a écarquillé les yeux de surprise et d’intérêt :
— Tu es déjà tombé dessus ? l’a-t-il aussitôt questionné. Tu plaisantes ou tu es l’un des rares témoins qui l’a réellement croisée ?
Alexandre a terminé sa bouchée avec un petit air malin comme pour faire durer le suspense :
— Oui, c’était pendant l’été. La nuit fourmillait d’étoiles et éclairait le dédale de sentiers entourant le marais. Je me promenais pour profiter de la fraîcheur nocturne lorsque j’ai remarqué quelque chose d’étrange qui brillait dans les fourrés. La lueur se reflétait à la surface de l’eau et cela a attisé ma curiosité. Je m’en suis lentement approché sans faire de bruit. Mais une odeur de pourri a commencé à me révulser. C’est alors que j’ai découvert une bougie posée sur un petit îlot au milieu du marais et de ses hautes herbes qui sortaient de partout. Et là j’ai vu une imposante masse sombre se mouvoir. Elle était impressionnante avec des plantes et des branches qui craquaient sur son dos au moindre de ses mouvements. Elle s’est tournée vers moi et je n’ai pas pu voir son visage sous sa capuche, mais elle a poussé un cri horrible qui m’a glacé le sang. Ça ne ressemblait pas au hurlement d’une bête ou d’un humain. On aurait plutôt dit une voix qui venait de l’au-delà. Je n’ai pas traîné et je suis rentré chez moi en courant. J’ai tellement flippé qu’il m’a fallu au moins une semaine avant de pouvoir décrire ce que j’avais vu.
— Le truc de malade ! s’est écrié Corentin qui rêvait de cette rencontre. Tu n’as pris aucune photo ?
— Non, j’ai même pas de portable, a dit Alexandre avant de me jeter un petit regard complice à moi qui savais bien qu’il était déjà trop pauvre pour acheter des vêtements. Mais je crois que si j’en avais eu un, je n’aurais pas perdu mon temps à la photographier. Quand tu es face à un tel monstre, tu ne penses pas à faire un selfie !
Wendy est arrivée à ce moment et elle s’est installée à côté de moi, face à Corentin.
— Vous en faites des têtes ! s’est-elle écriée. Vous n’avez jamais vu un top modèle dans une cantine, ou quoi ?
— Corentin veut aller au Marais des Verraq, samedi soir, ai-je expliqué. Il pense qu’on pourrait prendre en photo la Gruve et prouver qu’elle a assassiné Perrine.
— Bon ! Qui est-ce qui vient ? a lancé Corentin en levant la main.
J’ai pensé un instant à Maman qui m’avait privée de sorties, mais je me suis souvenue qu’elle passait la soirée chez Léonard, samedi. Avec un peu de chance, elle n’en saurait jamais rien.
— C’est bon, je viens, ai-je déclaré avant d’être imitée par Alexandre.
Wendy s’est tournée vers moi et a levé les yeux au ciel :
— Je sais bien que tu es comme une sœur, a-t-elle soupiré, mais franchement, parfois je me demande où tu vas chercher tout ça ! Tu fais exprès ou pas ?
— Arrête un peu, petite froussarde ! me suis-je moquée. Tu ne risques aucun ennui ! Je suis certaine qu’on ne verra rien. Au pire tu prendras l’air avec nous et basta ! Ces rencontres n’arrivent que dans les films d’horreur !
Je faisais mine de vouloir la rassurer, mais en vérité j’étais ravie que nous soyons assez nombreux pour une expédition qui menaçait d’être flippante. Après tout, si nous trouvions la Gruve, tout ce qu’on raconte à propos de cette créature deviendrait réalité du même coup.
Wendy a vu passer Sarah affichant son air pincé de l’autre côté du réfectoire et elle s’est aussitôt amusée à rire à gorge déployée comme si nous passions un moment exceptionnel tous ensemble. Évidemment, son cinéma nous a fait réellement rire à notre tour et du coup nous sommes passés pour la table la plus sympathique de la cantine. Je ne me suis pas retournée, mais j’imaginais Sarah qui devait nous haïr et souhaiter secrètement les pires catastrophes à chacun d’entre nous.
À la fin du repas, les garçons sont partis de leur côté et je me suis retrouvée seule sous le préau. J’allais réviser mon cours d’histoire quand Alban est venu me saluer :
— Salut, poil de carotte ! m’a-t-il taquiné en me faisant la bise.
— Je suis désolée pour ce qui est arrivé à Perrine, lui ai-je dit. Je sais que vous vous étiez fâchés à cause de son père, mais je…
— Ha ? Toi aussi, on t’a mise au parfum ? Tu sais, Émilie, j’aimerais bien qu’on me foute la paix avec ça ! s’est-il aussitôt braqué.
Alban est un grand brun plutôt maigre qui gesticule beaucoup en parlant et cela a eu pour effet de m’impressionner, car j’ai carrément eu peur de me prendre un coup. Il s’en est rendu compte et s’est calmé avant de reprendre :
— Il se passe un truc bizarre, en ce moment, a-t-il repris en haussant les épaules tout en plongeant les mains dans ses poches. Avec Perrine, nous nous sommes quittés il y a deux mois d’un commun accord. Il n’y a jamais eu de dispute entre nous. C’est juste qu’on n’était pas en phase. On s’ennuyait ensemble, alors on a préféré arrêter. C’est tout. On ne s’est même pas fait la gueule. Et maintenant Monsieur Jourdan raconte qu’il m’a expulsé de chez lui parce que j’avais eu un comportement indécent avec sa fille ! J’ai toujours respecté Perrine, nous n’avons même jamais fait la chose. Le pire c’est que je ne sais même pas ce qui me rend le plus triste entre ces fausses rumeurs et la disparition de Perrine. On dirait que son père veut faire croire que je pourrais avoir tué sa progéniture et ça me fout les boules ! Tu te rends compte ? Pourquoi j’aurais noyé mon ex ? C’est du grand n’importe quoi !
— Ça va aller, Alban, lui ai-je répondu. Il faut beaucoup de temps. Mais au bout d’un moment, les vrais coupables font toujours une erreur qui permet de les démasquer.
— J’espère que tu as raison, Émilie, même si c’est mal barré. Pour la police l’affaire est close. Perrine a eu un accident, il n’y a pas à chercher d’autre responsable. Dans quinze jours tout le monde aura oublié.
Je l’ai regardé s’éloigner vers un couloir donnant sur les salles de cours. Son témoignage m’avait un peu perturbé. Pourquoi Monsieur Jourdan aurait-il inventé cette histoire ? Lorsque je l’avais épié, dans le couloir de notre immeuble, il semblait totalement abattu et résigné. Et voilà qu’on le dépeignait comme un menteur et un manipulateur. Pourquoi cherchait-il un coupable pour la disparition de sa fille ? Souhaitait-il attirer l’attention de la police qui n’avait retenu que la thèse de l’accident ? Voulait-il brouiller les pistes et cacher autre chose ?
Je me suis ensuite rendue aux toilettes des filles. J’allais pénétrer tranquillement dans l’une des cabines quand on m’a violemment détournée de ma route en m’empoignant par les cheveux.
Dans la précipitation, je me suis cognée contre un tuyau ou le carrelage mural, je ne sais plus. C’était cette dingue de Sarah qui a approché son visage tout près du mien pour me menacer :
— Écoute-moi bien, Émilie Frinch, m’a-elle avertie, les dents serrées, tellement elle semblait énervée. J’en ai marre que tu me nargues avec le nouveau. Alors je te préviens, si c’est la guerre que tu veux, tu vas l’avoir, mais tu vas vite le regretter !
— Aïe ! Tu es complètement cinglée ! ai-je hurlé de douleur en sentant mon cuir chevelu se décoller.
Je me suis débattue avant de lui administrer un terrible coup de coude dans le ventre pour échapper à son emprise. Elle a reculé d’un pas avant de revenir vers moi, posant ses mains autour de mon cou en faisant mine de m’étrangler :
— Doris est collée deux mercredis de suite à cause de toi et ça, tu vas nous le payer ! a-t-elle poursuivi, rouge de colère. Je peux te jurer qu’on va te faire la peau, car…
Deux filles d’une autre classe ont interrompu son discours en pénétrant dans les toilettes et Sarah, prise sur le vif, m’a lâchée avant de se réfugier précipitamment dans une cabine en prenant l’air de rien. Mais avec son teint d’écrevisse, on aurait vraiment dit une folle. Et elle n’a trompé personne puisque l’une des deux filles m’a lancé un regard compatissant.
J’étais encore sous l’emprise de la terreur lorsque j’ai quitté les toilettes en me massant le cou. Il m’a fallu plusieurs minutes avant que je retrouve mon calme et que j’oublie cette agression idiote.
Je n’ai rien dit de l’incident à Alexandre qui a déjà suffisamment de problèmes avec son Papa et ses conditions de vie. D’ailleurs, nous avions sport et les garçons et les filles étaient séparés en des groupes distincts.
Après les cours, j’ai fait mes devoirs avec Moka qui m’observait d’un regard accusateur depuis le lit. Ce chat est très curieux, car il semble m’apprécier seulement depuis que Léonard l’a menacé de le mettre à la porte. C’est à croire qu’il a compris qu’il valait mieux pour sa survie qu’il devienne ami avec moi. J’ai pu le caresser et même le porter sur mes genoux. Il s’est endormi en ronronnant pendant que je regardais la télévision dans le salon et j’étais trop heureuse qu’il me fasse enfin confiance.
J’ai reçu un Snap de Clark :
— C’est quoi cette histoire de sweater ? m’a-t-il demandé.
— J’en ai prêté un à un copain qui a été aspergé de ketchup. C’est rien.
— C’est vrai que Maman a un nouveau fiancé ?
— Oui et c’est pas un cadeau.
Clark ne m’a plus répondu après cette remarque. Mais je n’ai pas à m’inquiéter. En tant que jumeaux, nous bénéficions d’une complicité que les autres ne comprennent pas. Bien souvent nous tombons d’accord sans même nous être concertés. Je n’aime pas être séparée de lui, mais le divorce était un cas de force majeure. Papa n’est plus Papa et c’est encore maintenant qu’il a le plus besoin d’être soutenu par ceux qui l’aiment. Les gens sont méchants avec lui. Ils le jugent, l’insultent, lui font subir toutes sortes d’humiliations, par pure cruauté. Maman a raison, Papa n’est plus. Je dois arrêter de l’appeler ainsi. Il est temps que je me fasse une raison. Je n’ai plus de Papa.
Ce matin, en me regardant dans le miroir de la salle de bains, j’ai constaté que l’attaque de Sarah dans les toilettes du collège m’avait laissé un bleu agrémenté d’une petite cicatrice en haut de mon front. Le plus ennuyeux étant encore de donner des explications à Maman, j’espérais bien échapper à l’inspection de la mère supérieure. Mais je l’ai croisée juste pile au moment de partir pour le collège :
— Mais qu’est-ce qui t’es arrivée ? m’a-t-elle demandé avec son ton dictatorial.
Comme je venais de constater le désastre, je n’avais pas encore inventé un bobard suffisamment convaincant :
— Je me suis cognée… Cette nuit… En dormant, ai-je tenté.
— Tu me prends pour une gourde ? Tu en as vu beaucoup des gens qui se font de tels bleus en dormant. Dis plutôt que tu t’es battue ? C’est encore avec ce garçon ?
— Mais non, je…
Maman a soupiré :
— Quoi que j’ai pu dire ou faire, hier soir, tu restes punie. Tu es interdite de sortie jusqu’à nouvel ordre !
— Oui, c’est ça ! ai-je fait en ramassant mon cartable et mon manteau avant de me diriger vers le couloir. Toi aussi, bonne journée ! ai-je terminé avant de claquer super bruyamment la porte d’entrée.
En chemin vers le collège, j’ai reçu un SMS de Wendy : « J’ai aussi mal au ventre que si une armée de grenouilles y faisaient un feu d’artifice. Préviens les profs que je n’irai pas en cours aujourd’hui. D’ailleurs je ne sais pas si je pourrai venir avec vous à votre excursion pour trouver la Gruve, demain soir. »
Comme si cela ne suffisait pas, Alexandre bavardait avec Corentin devant les grilles du lycée. Ils se racontaient des histoires autour de films d’animation que je n’avais jamais vus et j’avais l’impression de tenir la chandelle à leurs côtés. Ils se sont installés ensemble pendant le cours d’anglais et je me suis retrouvée toute seule à ma table habituelle. Au fil de la journée, il m’a semblé qu’Alexandre et Corentin se découvraient toutes sortes de points communs, dont un certain humour et un intérêt marqué pour les légendes de Mortevor.
À la récré de dix heures, Alexandre m’a tout de même rejointe, accompagné de son nouvel ami.
— Qu’est-ce qui t’es arrivée ? m’a-t-il soudain demandé en passant délicatement son pouce sur la cicatrice de mon front. Ça te fait mal ?
Ce simple geste a suffi à balayer toute ma mauvaise humeur.
— C’est… C’est Sarah qui m’a agressé, hier midi, dans les toilettes, ai-je lâché. Elle ne supporte pas que nous nous entendions. Wendy a raison. C’est une jalouse maladive. Elle a manqué de m’étrangler et m’a dit qu’elle ne comptait pas en rester là.
Les grands yeux verts d’Alexandre ont fouillé les miens, à la recherche de ce que je ressentais au plus profond de moi et j’ai eu beaucoup de mal à soutenir son regard. Il semblait si protecteur, si prévenant, si gentil, si comme j’aime. Mais Corentin a tout gâché en éclatant de rire :
— Ça va aller, les tourtereaux ? a-t-il demandé. Vous voulez que je vous laisse ?
— Qu’est-ce que tu vas imaginer ? s’est immédiatement défendu Alexandre en plongeant les mains au fond des poches de son jeans, avant de rire à son tour. Je m’inquiète pour elle, c’est tout !
Évidemment cette remarque m’a beaucoup blessée, mais je n’en ai rien laissé paraître. Alexandre ne m’a pas posé davantage de questions à propos de cette agression de la part de Sarah. Les deux garçons ont ensuite orienté leur conversation autour des cicatrisants, puis des progrès de la médecine en général et enfin de la vie éternelle, comme si je n’étais pas là. Il n’y a qu’à la fin de la récréation qu’Alexandre s’est tourné vers moi :
— Je peux venir à la cantine avec toi ? m’a-t-il questionné, en prenant son petit air malheureux.
Je ne pouvais pas répondre négativement, même si j’avais un peu le sentiment d’être le pigeon de service.
— Oui, évidemment. Il faudra juste que je vérifie combien il me reste d’unités sur ma carte.
Nous sommes retournés en cours comme si de rien n’était. Fort heureusement, les deux heures d’histoire-géo étaient passionnantes et, seule dans mon coin, je n’ai pas vu le temps passer.
À midi, je me suis demandée si Corentin ne faisait pas exprès de monopoliser l’attention d’Alexandre tellement je me sentais invisible. Je bouillais sur ma chaise et j’avais beaucoup de mal à faire semblant d’être aussi souriante que la veille, même si je me doutais que Sarah ne devait pas être loin et jubilait du spectacle misérable que ma mine frustrée lui offrait. C’est à ce moment qu’Ambre s’est joint à notre table. Je ne le connaissais que de réputation et je pensais qu’il n’avait jamais prêté la moindre attention à moi. Ambre est le fils d’un chirurgien très réputé à Mortevor. C’est un peu le garçon modèle du collège, toujours tiré à quatre épingles, avec des vêtements de marques flambant neufs. Il est brillant dans ses études puisqu’il a déjà sauté deux classes pour se retrouver directement en troisième. Ambre est un grand brun au teint mat et aux yeux noirs, plutôt filiforme. Il est beau, délicat, sensible, dans un style complètement différent d’Alexandre.
— J’aimais bien Perrine, a-t-il commencé en me regardant droit dans les yeux. Comme je sais que c’était ta voisine et qu’elle m’avait parlé de toi, je voulais que tu saches que je suis désolé pour ce qui lui est arrivé.
J’étais surprise qu’il m’aborde avec ce sujet si triste et si morbide, et en même temps ravie qu’il se confie à moi, surtout à un moment où j’avais le sentiment de n’avoir aucune importance aux yeux de ceux de mon entourage :
— Je te remercie, ai-je répondu. Cela m’a beaucoup affectée, c’est sûr, mais en réalité nous n’étions pas très proches. On ne se faisait pas beaucoup de confidences. Ce sont surtout nos mères qui échangeaient des choses à notre sujet…
— Cet accident a choqué beaucoup de monde, a-t-il poursuivi tout en poussant sur le côté de son assiette ses pommes de terre rôties. Il faut dire qu’elle était très jeune et menait une vie plutôt dissolue…
— Ah ? Bon ? Dissolue ? Comment ça ? Que veux-tu dire ?
Alexandre et Corentin, qui écoutaient d’abord par politesse, ont commencé à être beaucoup plus intéressés par cette conversation.
— Vous n’avez pas entendu parler de ces rumeurs selon lesquelles Perrine attendait un enfant ? a poursuivi Ambre sans sourcier.
— N’importe quoi ! s’est aussitôt indigné Corentin. Ce ne sont que de stupides ragots, a corrigé Corentin. Les gens colportent n’importe quoi. Perrine n’est plus là pour se défendre, alors chacun y va de son petit scénario dégoûtant. Elle n’avait que quatorze ans !
Ambre a saisi la carafe d’eau, avec l’air sûr de lui et a pris son temps pour se servir, conscient que chacun attendait impatiemment des détails sur cette déclaration brûlante :
— Mon père travaille dans la clinique où le corps de Perrine a été autopsié, a-t-il repris. Il paraît qu’elle n’était pas belle à voir, la peau toute bleue, les membres gonflés à outrance… À cause de l’eau…
— Et alors, elle était enceinte ou pas ? s’est agacé Alexandre.
— Oui, tu sais quelque chose ou pas ? a enchaîné Corentin.
Ambre a dévoilé un petit sourire malin avant d’enlever calmement le couvercle de son yaourt.
— Je sais des trucs, mais je n’ai pas le droit d’en parler à cause du secret professionnel…
— Tu parles d’une info, ai-je soupiré. Tu cherches juste à te faire mousser, mais en réalité, tu ne sais rien de plus que ce qui est écrit dans le journal.
Son air suffisant s’est voilé et il a semblé contrarié par ma remarque :
— J’en sais certainement plus que vous trois réunis ! a-t-il commencé à s’énerver. Je veux bien vous confier un truc, mais il faut absolument me jurer de ne le répéter à personne, OK ? Et surtout pas à des adultes ! OK ?
Nous avons tous immédiatement acquiescé.
— Bon, voilà, a-t-il repris plus sérieusement en s’exprimant à voix basse pour que les autres élèves ne puissent pas l’entendre. Dans ce genre d’affaire, la police s’arrange pour garder secret un ou plusieurs éléments de l’enquête. Ainsi, si jamais un présumé coupable est interrogé dans le futur, les enquêteurs pourront facilement lui tendre un piège et le conduire aux aveux. Dans le cas présent, Perrine portait une bague et deux boucles d’oreilles… Des anneaux en argent. Ces bijoux étaient absents lorsque les pompiers ont repêché son cadavre. Quelqu’un les a donc volés !
— Waow ! Impressionnant, a commenté doucement Corentin. Je ne pensais pas que la police préparait de tels pièges dès le début de l’enquête…
— Ce sont des professionnels, a poursuivi Alexandre, si les investigateurs le faisaient six mois après, ça n’aurait plus aucun sens.
— Il y a autre chose, a ajouté Ambre. Perrine était très proche de Chloé avec qui elle passait le plus clair de son temps. Perrine s’était confiée à elle et lui avait laissé entendre qu’elle se sentait en danger…
— Chloé ? Celle qui vivait dans le même pâté de maisons que moi ? ai-je demandé.
— Oui, dans l’immeuble mitoyen du parking, à vingt mètres de chez toi. Chloé pratiquait l’équitation tous les mercredis avec Perrine, mais elle étudiait dans un collège privé. J’ai parlé avec elle, mardi en fin d’après-midi. Elle m’a révélé qu’elle connaissait des éléments qui prouveraient que Perrine a bien été assassinée, mais qu’elle avait peur d’aller témoigner à la police.
— Elle t’a dit quoi d’autre ? a insisté Corentin.
— Elle semblait vraiment tétanisée, a continué Ambre. Chloé ne dort plus depuis le décès de Perrine, car elle a peur qu’une autre fille connaisse le même sort. Elle m’a même demandé si je pouvais récupérer des somnifères dans le cabinet de mon père.
— Ça a un rapport avec la Gruve ? a surenchéri Alexandre. C’est ça qui l’effraie ?
— Je ne sais pas, a précisé Ambre. J’ai surtout essayé de la convaincre d’aller faire une déposition à la police. Elle paraissait vraiment terrorisée à cette idée. J’ai voulu la rassurer en lui expliquant que les flics ne sont pas comme ceux des séries télés et qu’ils pourraient conserver son anonymat coûte que coûte.
À la fin du repas, j’ai prétexté vouloir réviser la physique pour quitter le groupe et voir quelle serait la réaction d’Alexandre. Le test a fonctionné à merveille, si j’ose dire, car le beau blond n’a même pas semblé remarquer mon absence.
Frustrée, j’ai envoyé un SMS à Wendy sur qui je me suis hypocritement rabattue : « Tu me manques, le collège est triste quand tu n’es pas là. » Mais je n’ai obtenu aucune réponse, à croire que j’étais soudain devenue totalement inexistante pour tous mes amis. Ce constat m’a laissé un goût amer et en remontant en classe, j’ai décidé de me reprendre en main, de perdre moins de temps avec des amis qui me relayaient au second plan dès qu’ils en avaient l’occasion. Il fallait que je me concentre davantage sur mes études. J’avais tendance à faire passer les histoires de Perrine, d’Alexandre ou de Wendy, avant mes notes et mes devoirs. Cette situation ne pouvait plus durer. Je devais cesser de me disperser et me remettre à travailler sérieusement.
En me concentrant toute l’après-midi, je suis presque parvenue à oublier Alexandre dont la beauté me charmait pourtant toujours beaucoup. Vers dix-sept heures trente, il est venu me dire qu’il ne pouvait pas me raccompagner, car il devait se rendre dans une laverie pour la corvée de linge familial. J’ai fait mine de n’en avoir rien à faire, même si en réalité j’avais la gorge nouée à l’idée de ne pas pouvoir bavarder avec lui.
En rentrant à la maison, j’ai croisé la Maman de Perrine.
— Bonsoir Émilie, m’a-t-elle dit avec l’air de quelqu’un qui a vieilli de dix ans en l’espace de quelques semaines. Je voulais te remercier d’être venue à l’enterrement… Tu sais… C’est très dur pour des parents de perdre un enfant si jeune, alors… Alors profite bien des tiens, car on ne sait jamais ce qui peut arriver… Tu vois, j’ai encore du mal à me dire que tout cela est réel et même… Et parfois j’ai l’impression qu’elle va rentrer comme toi de l’école et… Et…
Elle a éclaté et sanglots devant moi et je ne savais vraiment pas quoi faire. Alerté par ses gémissements, Monsieur Jourdan est venu la chercher dans le couloir de l’immeuble :
— Qu’est-ce que tu racontes à cette gamine ? lui a-t-il demandé d’un ton aussi désespéré. Dépêche-toi de rentrer. Perrine est morte, tu m’entends ? Morte ! Elle ne reviendra plus jamais de l’école !
J’étais si désolée pour eux que je n’ai pu retenir mes larmes. Mais je suis rendue dans ma chambre où j’ai fait mes devoirs tout en écoutant une web radio qui passait de la musique de méditation.
J’ai fini par allumer ma tablette pour compléter ce journal. Ensuite, Wendy m’a appelé et, malgré mes résolutions de mettre un peu de distance entre elle et moi, je lui ai raconté les événements de la journée :
— Je connais cette Chloé, m’a déclaré Wendy. Nous étions en classe ensemble au CM1. Déjà toute petite elle n’en n’avait que pour les chevaux. C’était un véritable garçon manqué. Mais elle est devenue très jolie. Elle sort avec Tristan, un garçon qui a dix-neuf ans et ils se cachent sans arrêt, car les parents de Chloé sont très stricts et elle a peur qu’ils portent plainte pour détournement de mineure. D’ailleurs, si tu veux mon avis, son mec est un véritable canon. Attends, je cherche son compte Facebook…
Après quelques manipulations sur sa tablette, Wendy m’a envoyé la photo d’un grand et beau garçon à l’allure soignée. Il posait devant l’objectif, les mains dans les poches, dans un petit blouson noir, un pantalon rouge, des baskets et les chevilles apparentes de circonstance.
— C’est vrai qu’il est pas mal, ai-je commenté.
Maman est rentrée et j’ai aussitôt coupé Messenger pour passer un peu de temps avec elle. Je devais reconquérir sa confiance et lui prouver qu’Émilie était toujours sa gentille petite fille. Je l’ai aidée à préparer la cuisine et nous avons regardé ensemble Austin Powers pour la millième fois. Mais Maman est bon public et elle rit de bon cœur à des gags dont elle connaît toutes les ficelles. À ses côtés pendant toute la soirée, je lui ai laissé croire que j’étais aussi docile qu’elle avait envie de se l’imaginer. C’est dingue comme je suis capable de m’adapter, parfois.
J’étais tellement contente à l’idée de ne pas avoir ma mère sur le dos en soirée, que j’ai passé l’aspirateur dans presque tout l’appartement et même épousseté plusieurs meubles du salon. Maman était aux anges. Mais ce sourire béat n’avait rien à voir avec mes prouesses domestiques qu’elle n’a sans doute pas remarqué. Elle affichait déjà cet air benêt à son réveil. Le fait de passer la soirée avec Léonard la lovait dans un nuage de coton où plus rien ne pouvait l’atteindre. Après s’être pomponnée et rendue chez le coiffeur, sa joie de vivre a laissé place à la nervosité et l’inquiétude. Elle craignait de ne pas être à la hauteur face à son nouveau Dom Juan qui ne m’inspirait toujours pas la moindre confiance. Je n’aimais pas du tout la voir sous l’emprise de cet homme qui me paraissait cacher son jeu. Je devais pourtant avouer qu’au final, lorsque j’ai photographié Maman devant le grand miroir de la salle de bains, elle était radieuse :
— Je risque de rentrer tard, m’a-t-elle prévenue avec une moue coupable. Alors tu n’ouvres à personne et tu m’envoies un sms avant de te coucher. Compris ? N’oublie pas les croquettes du chat. Il reste du bœuf bourguignon, tu n’auras qu’à te faire des frites au four pour l’accompagner, si tu veux.
Maman m’a presque inspiré de la pitié à être si gentille avec moi, alors qu’au fond je ne souhaitais que la voir disparaître pour me consacrer à mes activités secrètes. Je l’ai regardée s’éloigner depuis la fenêtre de la chambre de Clark, Moka sous le bras, en lui faisant un signe de la main, m’assurant du même coup qu’elle ne rebroussait pas chemin. Une fois disparue dans les ruelles de Mortevor, je me suis précipitée dans ma chambre pour enfiler un manteau, récupérer mon téléphone rechargé à bloc et me précipiter dans la rue.
Le brouillard descendait lentement sur la ville, apportant avec lui une humidité pénétrante contre laquelle mon petit manteau noir ne me protégeait pas suffisamment. Je n’avais plus le temps de me changer, tant pis. J’ai couru jusqu’à la station de tram pour me rendre dans le vieux quartier proche du Marais des Verraq. Nous nous étions donné rendez-vous à dix-neuf heures trente au premier étage du Café du Cirque. Tous les jeunes s’y retrouvent, car il n’est pas loin du centre historique, la salle du premier étage offre une vue imprenable sur les plans d’eau et elle n’est pas surveillée par des adultes.
Je me suis installée face à Alexandre avec mon coca. Lorsque j’ai vu qu’il portait à nouveau le sweater de Clark, nos regards se sont croisés et il a semblé très reconnaissant, ce qui m’a touché droit au cœur.
— Tu as couru ? m’a-t-il demandé gentiment, tu es toute rouge.
— Ma mère est partie plus tard que prévu et je suis gelée, ai-je fait en posant mes bras sur la table.
Alexandre a spontanément saisi mes deux mains pour les frictionner activement. Ce geste était si naturel que personne n’y a prêté attention, à part moi qui avais grand peine à cacher ma satisfaction. Cette délicatesse balayait soudain toutes mes angoisses de la veille. Je n’étais pas encore totalement folle. Il se passait bien quelque chose de particulier entre Alexandre et moi.
— Je ne peux pas rester longtemps avec vous, a commencé à se plaindre Wendy en tenant son chocolat chaud avec ses mitaines, sa doudoune sur le dos. Mon père a décidé de m’emmener au cinéma à la séance de vingt-deux heures. Je ne traînerai pas, sinon il va encore me dire que je suis distante avec lui.
— Mes vieux reçoivent mon oncle et ma tante, a enchaîné Corentin qui portait la sangle de la Gopro de son père enroulée autour de son crâne en lui donnant un air de mineur à charbon. Avant, j’étais obligé de me taper tous les repas de famille, mais un jour j’ai mis la honte à mes parents en racontant des trucs débiles à table et depuis ils préfèrent me donner des thunes pour que je vide les lieux.
— Mon… Mon père, il garde mon petit frère, a ajouté Alexandre, un peu gêné de n’avoir rien d’autre à raconter, avant de lâcher mes mains pour saisir son verre d’eau sans plus s’intéresser à moi.
Corentin a fait glisser son portable de sa poche pour nous montrer des dessins de la Gruve et nous aider à la reconnaître dans le brouillard.
— Monstrueux ! a commenté Wendy en faisant la moue. Si je vois ça, je détale comme une fusée ! On n’a pas idée d’être si horrible !
— Mais, non ! Justement, il faut la filmer, la prendre en photo, sinon ça ne sert absolument à rien de venir ici ! s’est énervé Corentin tout en scrollant les images sur l’écran avec son doigt plein de la graisse de ses frites.
Comme la nuit était déjà tombée, nous sommes rendus au premier sentier menant autour du Marais des Verraq. Il faisait un froid polaire pour la saison et le brouillard s’est épaissi à mesure que nous nous approchions des plans d’eau, là où les éclairages publics disparaissaient.
— On ne voit carrément rien du tout ! a remarqué Wendy. Ce qu’on risque plutôt ici, c’est de tomber dans l’eau et par ce temps, je ne le souhaite à personne !
— Je suis déjà congelée, ai-je ajouté en frissonnant, je ne sens même plus mes phalanges.
— Il faut rester groupés et surtout regarder nos pas, nous a conseillé Corentin en allumant une lampe torche pour éclairer le sentier. Dès l’instant où nous rencontrerons de la végétation, nous reviendrons vers la terre battue. C’est trop dangereux sinon, vous avez raison.
— On devrait tous se donner la main, a proposé Alexandre qui était posté derrière moi.
J’étais ravie de cette suggestion et je m’imaginais déjà marcher à ses côtés comme un véritable couple, quand Wendy a détruit ce petit rêve.
— Hors de question que je donne la main à Corentin, a-t-elle aussitôt protesté, il mange avec ses doigts et il ne se lave même pas les mains. Je ne suis pas une poubelle !
Elle m’a aussitôt rejointe pour saisir mon poignet. Du coup, seul Alexandre pouvait servir de maillon entre elle et Corentin. J’étais dégoûtée.
Nous avons avancé ainsi pendant une vingtaine de minutes, tandis que Wendy se plaignait, trébuchait, riait et se faisait rappeler à l’ordre par Corentin pour qui cette expédition était extrêmement sérieuse.
— Comment voulez-vous que l’on découvre quoi que ce soit si vous bavardez sans arrêt comme des pipelettes ? s’est-il écrié avant que chacun se taise. Les bruits de la ville ont fini par disparaître laissant place à un silence de mort vraiment flippant. Nous entendions plus que nos souffles et nos semelles s’enfoncer dans la terre humide et spongieuse du sentier. Je pensais que nous allions revenir bredouilles, quand un cri terrifiant s’est fait entendre dans l’obscurité, sur notre droite, au milieu du marais.
— Qu’est-ce que c’est ? a murmuré Wendy en se serrant contre moi, grelottant.
— On aurait dit un animal, a fait Alexandre en s’approchant de nous.
— Filmez ou prenez des photos, plutôt que de jacasser ! s’est à nouveau énervé Corentin en allumant sa caméra :
— Il est tard. Je dois rentrer, mon père va m’engueuler, a poursuivi Wendy en me lâchant pour allumer nerveusement son téléphone portable.
Mais un nouveau hurlement beaucoup plus fort et plus près nous a terrorisés.
Corentin a éclairé les roseaux au moment où des bruits d’eau s’approchaient très rapidement de nous. Le brouillard a soudain semblé s’épaissir de façon presque instantanée et en quelques secondes nous avons perdu toute visibilité.
— Qu’est ce qui se passe ? a demandé Corentin en tournant sa torche vers une barque qui tanguait au bord du bassin. Mais sa lampe avait davantage pour effet de se réfléchir dans l’épais brouillard plutôt que de dissiper l’opacité alentour. Et lorsque quelque chose a remué dans les fourrés, nous n’avons rien pu distinguer à part une lueur blanche. Tout s’est ensuite passé très vite.
— Il y a quelqu’un ? a demandé Wendy, d’une voix hésitante, au moment où nous commencions tous à gravement flipper. C’est une bête ?
— Il n’y a personne. Quelqu’un a dû amarrer sa barque ici et elle a bougé avec les remous de l’eau, a commenté Alexandre. Ce n’est rien du tout.
Le silence est revenu, encore plus angoissant que cette barque et cette chose qui venait de se mouvoir dans le buisson. Y avait-il une cinquième personne autour de nous ? Est-ce que la Gruve s’était si facilement laissée appâter ? Allait-elle faire une victime parmi nous ?
Une main a saisi la torche de Corentin et sa lumière s’est mise à vaciller au rythme d’une lutte inégale. La lampe s’est élevée dans l’air comme une masse et on a un entendu un coup sec et très brutal avant que Corentin s’effondre au sol, la torche finissant par s’éteindre dans une flaque de boue...
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Les Enquêtes d'Émilie Frinch: Ados et à cran
Émilie Frinch est une adolescente rebelle, curieuse, qui sait répondre coup sur coup aux harcèlements de ses camarades. Perrine, sa voisine de quatorze ans, est retrouvée noyée dans les marais. La police conclut à un accident. Mais pour Émilie, il s’agit probablement d’autre chose, car tous les jeunes de la région savent qu’on ne s’aventure pas la nuit autour de ce marécage. L’arrivée d’Alexandre dans sa classe va l’aider à découvrir la vérité. Cette amitié authentique et solidaire, les conduira-t-elle à une première romance ?
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Perrine, la jeune voisine d’Emilie Frinch est mystérieusement retrouvée noyée dans les marais. Émilie ne croit pas à cet accident. Les suspects sont nombreux. Emilie mène l'enquête http://www.jimmysabater.com/telechargez-emilie-frinch-en-epub/ #JeudiPolar #epub #gratuit #livres #roman #Lire #bibliotheque #kobo #Kindle
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Ados et à cran (Les enquêtes d’Emilie Frinch)
Jeudi 8 septembre
Tout à l’heure, Maman est rentrée de son travail pour se précipiter dans ma chambre tel un ouragan. J’étais allongée sur mon lit, les pieds nus collés contre le mur, dans la parfaite posture de la fille qui ne fait rien de sa vie. J’avais oublié de faire réchauffer le dîner et elle hurlait comme si j’étais sourde. À sa plus grande exaspération, je n’ai même pas tenté de me défendre. Je me suis levée sans un mot pour me traîner jusqu’à mon bureau avant d’ouvrir un livre de classe tout en soupirant.
La vérité, c’est qu’ils ont retrouvé le corps d’une fille de quatorze ans, en bordure du Marais des Verraq, hier matin. Je suis encore sous le coup. Cette ado était la fille de mes voisins qui la recherchaient depuis plus d’une semaine.
Je les avais aidés en postant des annonces assorties de photos un peu partout sur internet en espérant qu’on la reconnaîtrait. Au début, tout le monde a pensé à une fugue suite à un conflit entre son père et son petit copain. Mais non. Perrine Jourdan est morte sans qu’on ne sache pourquoi ni comment. Au collège, les élèves ont été choqués d’apprendre cette nouvelle. Personne ne sait ce qu’elle faisait là-bas. On peut comprendre qu’une touriste ou une passionnée de nature s’aventure dans ce marais par ignorance, mais pas quelqu’un du coin. Nous savons tous que l’épaisse végétation dissimule de profondes crevasses qui peuvent nous capturer avant de nous aspirer dans ces eaux sombres, profondes et dangereuses. Même les plantes alentour ne sont d’aucun recours, plus on se débat, plus le marais nous dévore. C’est la règle. Seule une aide extérieure venue de la terre ferme peut nous sortir de là. Si personne n’intervient, c’est la fin.
Je n’arrête pas de penser à Perrine, à ce qu’elle a pu ressentir au moment de mourir. Est-ce qu’elle était seule ? Est-ce qu’elle a souffert ? S’agit-il d’un accident ou d’un meurtre ?
Ce matin, avant de quitter le couloir de l’immeuble pour me rendre au collège, j’ai entendu des voix masculines provenant de chez la voisine. Comme dit Maman, « les murs sont en papier crépon. Quand tu parles dans les communs, tout le monde sait ce que tu racontes à tes copines ». Elle a raison. Mais dans la conversation d’à côté, le sujet était autrement plus grave et je suis trop curieuse pour ne pas avoir tendu l’oreille :
— Pourrions-nous voir le corps ? a demandé Madame Jourdan. Nous voudrions juste lui dire adieu…
— Ne vous infligez pas cette torture, Madame, lui a répondu une voix virile. Il vaut mieux que vous gardiez de Perrine une jolie image. L’identification ADN est catégorique. Sans marque de coup ou de résistance, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une noyade. Nous vous tiendrons au courant si nous avons des éléments nouveaux. Mais il vaut mieux vous faire une raison. Courage !
Accroupie dans l’entrée, je faisais mine de chercher des affaires dans mon cartable quand la porte de Madame Jourdan s’est ouverte brusquement et que deux hommes sont sortis.
À voir son air plein d’assurance, le plus petit devait être le chef.
Une longue mèche noire raide descendait sur son front et il la rabattait continuellement derrière son oreille de façon nerveuse. Le plus grand, plutôt mignon, avait le visage fermé. Il m’a lancé un regard perçant, comme s’il me jugeait, et j’ai vu qu’il avait compris que j’étais en train de les épier. Je me suis aussitôt sentie rougir et j’ai quitté le couloir en deux temps trois mouvements, sans même les saluer.
Pauvre Perrine. C’est encore plus triste de savoir que les policiers ne croient pas à une mauvaise rencontre. Cette fille n’était pas vraiment une amie. On se parlait souvent parce qu’elle habitait à côté et que nous avions presque le même âge, mais nous n’échangions pas de réelles confidences. Cela n’était pas nécessaire. Nos mères passaient suffisamment de temps à comparer leurs ados respectives. J’ai surpris plus d’une conversation où Maman cherchait la situation la plus cocasse à rapporter à sa consœur, comme si elles étaient des anthropologues et nous, des animaux de laboratoires. C’est le genre de situation que nous impose la dépendance aux adultes. Il faut être patiente jusqu’au jour béni où je serai majeure et enfin libre, c’est tout.
Au collège, Mélodie m’a raconté que Perrine sortait avec Alban Zbornak, un troisième très grand. Selon elle, un mercredi après-midi, le père de Perrine les aurait surpris en train de s’embrasser dans sa chambre et il aurait viré Alban sur-le-champ, un coup de pied au derrière en prime. Depuis cet incident, les deux ados ne se voyaient quasiment plus. Évidemment, même si elle avait été désespérée, Perrine ne se serait jamais suicidée et certainement pas au bord du Marais. Cela me semble la plus impensable de toutes les hypothèses. Je suis certaine qu’elle n’était pas seule à ce moment-là. Je veux dire que je suis persuadée qu’elle a été assassinée. Ce n’est pas possible autrement.
Vendredi 9 septembre
J’ai de nouveau passé la soirée toute seule. Je sais bien qu’à quinze ans je n’ai plus besoin de nounou, mais tout de même. Ce n’est pas marrant de dîner accompagnée d’un plateau-repas devant la télé, trois soirs par semaine. Il y a bien Moka, le chat que Maman a « sauvé de la mort », mais il ne m’aime pas. Depuis son arrivée, il me lance de drôles de regards. Il m’évite, se tient à distance, s’enfuit dès que je m’approche de son périmètre d’espace vital. Peut-être que j’ai une aura dont les chats se méfient. C’est vrai, il y a des personnes que les animaux adorent dès le premier contact. Malheureusement, pas moi. Mais je préfère plaire aux humains. Sans être la fille la plus populaire du collège, j’ai pas mal de copains. Il faut dire que je ne répète rien de ce que l’on me raconte, alors les gens me font plus facilement confiance.
Ma meilleure amie s’appelle Wendy. Nous sommes comme deux sœurs. Elle est intelligente, intéressante, ouverte, charmante, sensible, originale. L’ennui c’est que Wendy habite Reudor, de l’autre côté de la ville, et qu’on ne peut se voir qu’au collège. Heureusement, il y a Messenger. Nous sommes comme deux folles à nous raconter n’importe quoi pendant des heures. Parfois on allume nos caméras tout en faisant nos devoirs et nous échangeons tous les ragots du collège. Oui, de vraies folles. Mais on s’amuse bien. Maman dit que toutes nos conversations sont enregistrées sur des serveurs et qu’un jour elles referont surface. Elle est complètement parano et croit que les grimaces que Wendy fait devant sa caméra peuvent intéresser quelqu’un à l’autre bout du monde.
Aujourd’hui en classe, un nouveau est arrivé. Il s’appelle Alexandre et il est super-mignon. Évidemment toutes les filles l’ont dans le collimateur. Il s’est installé près d’une fenêtre et un rayon de soleil l’a illuminé, comme si c’était un ange. Il a des cheveux blonds tout ébouriffés, un polo et un short de tennis, des baskets et des chaussettes, le tout parfaitement blanc. Sa peau est légèrement dorée sous les petits poils clairs de ses jambes. À la récré, c’est Antoine qui est allé le trouver le premier, au grand désespoir de Sarah et de sa bande qui partageaient les mêmes intentions. Antoine a essayé de capter son attention en lui montrant des vidéos sur son portable, mais Alexandre n’a pas semblé intéressé. Il est reparti vers l’allée de peupliers, les mains dans les poches, avec l’air de très bien supporter sa solitude. Intriguée, je me suis renseignée auprès des garçons à qui il n’a pas prononcé un mot de toute la journée. Eux aussi ont trouvé cela bizarre de la part d’un garçon de notre âge. C’est fou comme on peut s’intéresser à ceux qui cachent quelque chose, alors qu’on ne trouve aucun intérêt à celles et à ceux qui se livrent sans aucun filtre.
Maman est rentrée à vingt-trois heures dix-sept en faisant sa tête d’enterrement :
— Tu n’es pas encore couchée ? m’a-t-elle demandée d’un ton contrarié.
— On est vendredi soir, Maman ! Tu t’es bien amusée ? l’ai-je coupé pour détourner l’attention.
J’ai tout de suite senti qu’elle allait me lancer un bobard sans chercher un instant à trouver quelque chose de crédible.
— Oh ! Tu sais, c’était un dîner dans un restaurant chinois avec mes anciennes collègues du bureau… Rien de spécial…
— C’est amusant, lui ai-je aussitôt répondu avec mon petit air espiègle, tu m’as déjà raconté la même chose, avant-hier. Il faut te renouveler ma petite Maman chérie !
Elle m’a lancé un regard furieux et a presque jeté son sac à main sur la table de la cuisine en soupirant.
— Ça suffit ! Je n’ai pas de comptes à rendre à une gamine de quinze ans ! Alors maintenant va faire ta toilette et couche-toi. Je ne veux plus t’entendre ! Demain matin il va encore falloir une grue pour te tirer du lit !
— Je n’ai été en retard qu’une seule fois, depuis la rentrée, me suis-je révoltée. Et encore, c’est le bus qui n’avançait pas à cause des inondations ! Je n’ai pas école, demain…
— Tais-toi et fiche le camp ! a-t-elle fini par crier, sans autre argument, à bout de nerfs.
Pendant qu’elle pestait dans la salle de bains, je me suis rendue dans ma chambre pour écrire ce journal sur ma tablette. Maman n’a pas besoin de faire tant de mystères. La vérité, je la connais. Un jour, lorsque j’étais petite, elle a posé ses mains de chaque côté de mon menton en prenant un air solennel :
— Tu sais, ma chérie, un jour je referai ma vie. Ça ne sera pas avec Papa, mais je tomberai amoureuse d’un homme et nous formerons une nouvelle famille. Et moi, je serai toujours ta Maman, quoi qu’il arrive, parce que je t’aime !
Elle s’était relevée avant de poursuivre, se parlant à elle-même, comme si je ne l’entendais plus :
— Remarque, je dis ça, mais au train où vont les choses, vous allez voir que tu seras mariée avant moi…
Maman n’avait pas tout à fait tort. Les années défilaient comme des gifles, j’atteignais mes quinze printemps et personne ne partageait sa vie, à part un chat rebelle et moi qui la rappelait à la réalité des choses. Côté cœur, c’était morne plaine.
La vérité c’est qu’à coups de Meetic et autres soirées débiles de speed dating, elle cherchait désespérément un homme pour rompre sa solitude de femme. Elle considérait que tous nos problèmes provenaient de l’absence d’un mâle (autre que Moka) à la maison. Comment j’en étais si persuadée ? Simplement parce que j’ai commencé à enquêter sur Maman, il y a déjà pas mal d’années.
J’ai toujours été forte à ce petit jeu-là.
J’ai été la première à percer le secret de Papa. Je me souviendrai toujours de son regard mêlant terreur et tristesse, lorsque je l’ai découvert. Évidemment, je n’ai rien dit à personne. Si j’ai le don de découvrir ce que cachent les autres, je sais aussi rester à ma place. C’est la seule condition pour qu’ils continuent à me faire confiance. Et si Maman a tendance à me considérer comme un animal de laboratoire, elle oublie parfois que je lis en elle et en Papa comme dans un livre. Et leur histoire est tout ce qu’il y a de plus original.
Samedi 10 septembre
Hier soir, pendant que je descendais la poubelle dans le local situé à côté de l’escalier menant à la cave, Moka a profité de la porte ouverte pour s’évader. C’est à croire que l’appartement est pour lui un camp de concentration, alors que sa vie consiste simplement à manger, dormir et épier mes moindres faits et gestes comme s’il était un espion à la charge de Maman. Mais pendant que je me débarrassais de mon sac dans un bac de recyclage, j’ai entendu quelqu’un faire tomber quelque chose sur la moquette des escaliers. Une voix inconnue masculine a dit : « Bordel ! » d’un ton excédé avant de ramasser l’objet et de dévaler les marches à toute vitesse. Comme son timbre viril si inhabituel m’avait effrayée, je suis restée cachée dans l’encadrement de la porte. Mais je l’ai bien reconnu. Ce grand homme plutôt soigné d’une trentaine d’années était l’un des deux policiers sortis de chez Perrine, la veille. Ce flic m’avait fusillée du regard quand il avait découvert que je l’espionnais. Les cheveux blonds, l’allure sportive, vêtu d’un jeans et d’un blouson en cuir noir, il avait l’air préoccupé. Comme il pleuvait à l’extérieur, j’ai attendu qu’il reparte pour remonter l’escalier et découvrir où s’arrêtaient ses pas. J’ai caressé la moquette pour déceler que les traces d’humidité prenaient fin au second étage, devant la porte de Madame Abramovici. Qu’est-ce que ce flic était venu faire chez elle, à près de vingt et une heures ? L’interroger à propos de la disparition de Perrine ? Pourquoi s’était-il enfui au pas de course, comme un voleur ?
Je redescendais à notre appartement, le chat dans les bras, quand j’ai entendu de nouveaux bruits provenant du couloir. Je suis vite rentrée chez moi pour repousser la porte discrètement. Mais dans l’entrebâillement, j’ai vu quelqu’un équipé de gants, d’un chiffon et d’une bouteille d’alcool ménager se diriger aux étages supérieurs. J’étais tellement surprise que j’ai fait claquer la porte d’entrée. Soit je me faisais un film, soit il se passait quelque chose d’anormal au-dessus de chez nous.
Maman regardait la télévision et je n’ai pas osé lui faire part de ce que je venais de voir. Moka sous le bras, je suis retournée dans ma chambre où Wendy avait tenté de me joindre à plusieurs reprises via ma tablette :
— Tu es vraiment cinglée, ma pauvre Émilie, m’a-t-elle déclaré après ces confidences. Tu devrais arrêter les romans à suspense, ils déteignent sur toi. Elle s’est regardée sur l’écran de son ordinateur en faisant une “duck face”. Tu me trouves comment, physiquement ? m’a-t-elle demandée comme si cela avait un quelconque intérêt.
Wendy était une petite brune plutôt jolie, mais qui ne faisait pas d’efforts surhumains, comme d’autres filles de la classe, pour ressembler à une youtubeuse ou une star de la télé.
— Ça va, lui ai-je répondu. Franchement, il y a pire, même quand tu fais ta moue de canard botoxé. Tu veux une note de zéro à dix ? Alors deux ! ai-je dit avant d’éclater de rire.
— Je te remercie pour les compliments. Au moins je suis certaine qu’ils sont sincères, a-t-elle lancé avant de me faire une vilaine grimace. Je m’appelle Wendy Zagadon et je suis laiiiide ! Bouh ! Personne ne veut de moiiiii…
Maman a fait irruption dans ma chambre au moment où je riais à nouveau.
— Ça te dirait du pop-corn avec de la délicieuse glace à la vanille aux noix de pécan ? m’a-t-elle demandé.
— Beurk ! lui ai-je répondu. Pourquoi pas une choucroute, tant que tu y es ?
Maman a disparu presque aussi promptement, sans doute vexée que je ne partage pas avec elle sa crise de boulimie.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’a demandé Wendy qui continuait à peaufiner ses poses de starlette devant sa webcam.
— Non, rien. C’est juste ma mère. Elle essaie de combler son manque affectif en s’empiffrant de sucre. C’est classique. J’ai vu une émission là-dessus. Tu vas à l’enterrement de Perrine, lundi ?
— Oh ! Non, ça ne va pas ? a-t-elle protesté. Pourquoi pas dans une morgue, tant que tu y es ! C’est trop flippant !
— Je te comprends, ai-je répondu. Maman pense que c’est un million de fois plus atroce pour ses parents. Tu imagines si en plus il n’y avait personne à la cérémonie ? Moi j’irai, rien que pour ça.
— Bon, OK, a continué Wendy d’un air royal. Mais je risque de pleurer comme une madeleine, c’est sûr.
Son portable a sonné et comme c’était son père, nous avons déconnecté sans plus de commentaire. Je suis ensuite allée voir Maman qui digérait son gueuleton avec sa mine coupable. Elle lisait l’un de ses romans sentimentaux, allongée sur le canapé en mode zen, dans son pantalon de jogging et son sweater gris acheté à Disneyland, entourée de photophores et de son brûle-parfum diffusant du patchouli.
— Il reste de la glace ? ai-je demandé, presque par solidarité, sans en avoir vraiment envie.
Elle a levé les yeux vers moi, l’espace d’un instant :
— Bien sûr, ma petite chérie, m’a-t-elle répondu. Mais ne te sens pas obligée de m’imiter, s’est-elle reprise. Tu es jolie, Émilie, tu as toute la vie devant toi pour te laisser aller.
Ce qui est bien parfois, avec Maman, c’est qu’on a même plus besoin de mots pour se comprendre.
Je suis dans mon lit et je vais reprendre ma lecture de « Nos étoiles contraires » tout en écoutant Petit Biscuit que j’adore.
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