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Valser pour le gratin
Du haut du balcon central, nous observions les danseurs virevolter, les hommes tenaient les femmes à bout de bras tandis que celles-ci faisaient de grands écarts dans les airs, certaines portaient des cerceaux autour de la taille pour simuler la grosseur des jupons qu'elles auraient à porter lors de la représentation. Tous étaient en jogging. Le stagiaire, l'assistante pédagogique et le responsable de l'accueil nous expliquaient, très bas, où nous pourrions nous installer avec nos étudiants. Il n'y aura personne à ce moment, mais quelle chance de pouvoir dessiner dans cet endroit prestigieux, avait murmuré, cérémonieux, le responsable de l'accueil. Pourquoi parlaient-il tous si bas et avec autant de manières, je n'en savais fichtre rien. J'avais la curieuse impression d'être entrée dans la tombe de Khéops, mes collègues avaient eux-même emprunté cette voix grave et solennelle et ces positions très peu naturelles comme si on devait se sentir soudain envahi par l'humilité. En arrivant par l'entrée des artistes, rejoignant mes collègues et une bonne partie de l'équipe de l'Opéra, j'avais demandé, avant de compléter le formulaire obligatoire de mon nom, prénom, adresse, âge, profession et numéro national, si je pouvais me rendre aux toilettes. On m'avait fait passer quelques sas avant que je me libère. Je souffrais d'une cystite aigüe, j'avais discrètement pleuré de douleur sur le cabinet, puis nous avions pu commencer la visite. C'est un vrai petit labyrinthe très sécurisé, ici, il faut un badge pour ouvrir chacune des portes et même pour en sortir, ce n'est pas évident, avait soufflé fièrement la responsable pédagogique. Il vaut mieux qu'il n'y ait pas d'attentat alors, avais-je tenté pour détendre l'atmosphère. Elle m'avait jeté un regard outré. Bien entendu, vos étudiants pourront s'asseoir dans les allées, mais il leur faudra garder le silence et se tenir dignement, avait chuchoté le stagiaire. Il y a des W.C. à chaque étage, avait-il montré en dandinant du cul. Cette annonce n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. J'avais filé dans les toilettes de chaque étage, sanglotant sur chacun des pots de l'Opéra. Dans ma fièvre et mon empressement, j'avais claqué une porte, le stagiaire s'était retourné, le visage de l'écoeurement, comme si j'avais vomi sur la moquette pourpre. Vous pourrez remplir deux vitrines des oeuvres réalisées par les étudiants, évidemment cette exposition ne sera visible que par les spectateurs, avant et après la représentation, avait précisé la responsable pédagogique. Nous avions observé les vitrines avec une religiosité malaisante et nous étions dirigés vers le balcon central pour contempler la scène. Ici, c'est la loge du Gouverneur, et ici, celle du Roi, avait pointé du doigt le responsable de l'accueil avec émotion. Les danseurs en jogging, qui seraient des figurants de la pièce Rigoletto, étaient appliqués et transpirants. Comme les personnes de l'intendance de l'Opéra, vêtus de vêtements bien repassés faisant illusion quoique de piètre qualité et comme nous, les profs, ces figurants étaient de simples gens, je le voyais de loin, pas besoin de jumelles. Nous oeuvrions, chacun à notre manière, eux comme nous, avec nos atouts et talents, à valser pour divertir le gratin, lui servir une sensation de monde idéal et de belle culture qu'eux seuls pouvaient se permettre de s'offrir, renforçant la hiérarchie, la frontière entre eux, les élus, à l'aise dans cet univers créé à leur mesure, et nous, les misérables, tenus de garder bouche close et tête basse. C'était affreusement déprimant et je crevais de mal au ventre. Je les avais laissés continuer à faire leurs courbettes, à s'extasier sur la magnificence des moulures de plafond, emplis d'une servitude volontaire étincelante, les avais remerciés d'avoir fait appel à nous pour décorer bénévolement leur espace royal et étais repartie la vessie en feu. J'avais couru dans la rue, me promettant de ne pas emmener mes étudiants subir cette humiliation, et m'étais effondrée, pissant mes lames de rasoir, dans les chiottes du Mac Donald, à côté du KFC, du Burger King, du Exki, du Pizza Hut et du Mediamarkt, puisque qu'il n'y avait plus que ces lieux, autour de l'Opéra comme dans le monde entier, d'accessibles aux gueux.
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ALIBABARRE-TOI
Intimement convaincue que mes étudiants en seraient transportés de joie, j’avais pris l’initiative de les emmener à un événement concernant l’extension, dans la périphérie de la ville, de la plus grande plateforme de commerce en ligne chinoise portant le joli nom d’Alibaba. L’événement avait lieu dans la cour d’un cinéma et consistait à débattre tout en s’exprimant sur des calicots avant de manifester dans les rues et autour du lieu du crime. Je leur avais synthétiquement exposé le drame en cours, à mes étudiants, et leur avais affirmé que ça leur ferait du bien de changer d’air, déjà, et puis de mettre leurs talents artistiques au service d’une action éthique et citoyenne, surtout. Sur le chemin, j’avais eu droit à quelques soupirs et réflexions au sujet du vent glacial comment c’était grave pénible. Une marche dynamique fera passer cette sensation désagréable, avais-je ri, réjouie de l’expérience que nous allions vivre ensemble. Arrivés dans la cour intérieure du cinéma, c’était pas le gros débordement, seules trois jeunes militantes discutaient à côté des bombes de peinture et d’un stand de révolutionnaires climatiques. Elles nous avaient accueillis chaleureusement. L’une d’elle, enflammée par ce massif et providentiel soutien de la jeunesse beauxardeuse, leur avait sorti le matériel et les bâches destinés à la production de slogans. Surprise du manque de réaction des étudiants, figés et muets, une autre militante leur avait demandé s’ils étaient bien informés de la situation et leur en avait fait un résumé très pédagogique, évoquant les dommages écologiques puisque tous les produits fabriqués par Alibaba étaient moches, inutiles et en plastique qui pue et que des centaines de camions faisaient des allers retours en permanence pour transporter ces merdes tandis que des dizaines d’avions, dans le même but, déversaient, chaque jour, dans le ciel, du kérosène, à burnes et grand bruit, obligeant les riverains à dormir avec des boule Quies, sans parler encore de l’aspect social et économique scandaleux, car ça fichait en l’air les derniers petits commerces locaux et, si des milliers d’emplois avaient été promis, tout étant robotisé, ne seraient finalement engagées que deux cent personnes, dans des conditions proches de l’esclavage qui plus est. Un désastre dont les politiciens aux visages de cochon, véreux et bêtes à vomir s'enorgueillissaient pourtant. La jeune militante avait demandé aux étudiants s’ils avaient des questions. Ils n’avaient pas de questions. Ils restaient plantés là, immobiles, la bouche entrouverte, agrippés à leur sac à dos. Mais vous êtes plutôt contre ce type de projet?, les avait-elle questionnés. En fait y a du bon et du moins bon, avait avancé une étudiante. Ah oui, quel est l’aspect positif?, avait réagi la militante, curieuse. Ben, y aura moins de frais de port pour nos commandes puisque c’est juste à côté, avait répondu l’étudiante en haussant les épaules. Un silence gêné s’était installé. J’avais toussoté et repris les choses en main. Bon, il n’y a pas d’obligation, ceux qui se sentent investis par cette mission peuvent rejoindre l’atelier banderole, et les autres, vous pourrez faire un compte rendu dessiné ou écrit soit ici, dans la cour, soit dans le bar du cinéma, mais il y faut un pass sanitaire, avais-je articulé en grimaçant, imaginant qu’ils resteraient donc majoritairement dehors. Toute la classe, sauf quatre étudiants, était rentrée dans le bar et avait commandé un chocolat chaud. Les quatre motivés s’étaient, eux, assis au centre de la cour, sous une sculpture en métal pour brainstormer. « ALIBABARRE-TOI » était le slogan qui avait été élu à l’unanimité, s’en était suivie une discussion houleuse sur la taille des lettres et le choix de la typo. L’étudiante Inès s’était levée pour chercher une règle dans sa trousse et avait soudain poussé un haut cri, le dos courbé en se tenant la tête. En effet, elle venait de se prendre la sculpture en métal dans le crâne. Je l’avais soutenue par la taille, et c’est là que nous avions pu constater, elle la première, hurlant comme un animal qu’on emmène à l’abattoir, qu’elle pissait le sang. Le sang dégoulinait sur ses lunettes, le long de son visage et de ses cheveux, gouttant sur le sol de manière plutôt spectaculaire, les entailles crâniennes, ça fait toujours ça. Tandis qu’une militante courait quémander un rouleau de pcul, Inès avait trouvé très opportun de commander, en sanglotant, à son amie d’appeler sa mère. Celle-ci, par le haut-parleur de l’Iphone d’Inès, suivait à distance le processus de sauvetage, et nous recommandait, la voix tremblante, alors que le serveur du bar, la militante et moi-même épongions Inès apeurée et en larmes, l’appel d’une ambulance. Bien, je peux la conduire à l’hôpital, avait suggéré la militante, cherchant ses clés de bagnole. J’avais hésité un instant, le sang s’était déjà arrêté de couler et je n’étais pas certaine que se retrouver à attendre des heures aux urgences était la meilleure des idées. Venez avec moi dans la pharmacie en face, nous serons conseillés, avait lancé le serveur, chevaleresque. Nous l’avions suivi et la pharmacienne, après avoir désinfecté Inès, avait estimé qu’il faudrait sans doute la recoudre. Le prévenant serveur avait alors donné un coup de fil à son médecin qui, par chance, était disponible et nous rejoindrait dans les plus brefs délais. Inès et moi patientions dans un coin du bar quand une femme s’était approchée de nous. Puis-je contrôler votre pass sanitaire?, avait-elle demandé, brandissant vivement sa machine à scanner. Je n’en possédais évidemment pas, contrairement à mes étudiants les rebelles. Vous voyez bien que ce n’est pas le moment, avais-je beuglé, de peur d’être bannie du territoire, en pointant du doigt une serviette ensanglantée. Elle s’était tirée et le médecin était arrivé. C’était un bon vieux médecin au long imperméable beige, relax comme on les aime. Il avait prestement inspecté le cuir chevelu d’Inès. Ce n’est rien de grave, la coupure est franche, pas besoin de points, ça cicatrisera seul et rapidement, avait-il conclu en souriant tandis que je réglais avec soulagement la consultation. Inès avait rappelé sa mère paniquée qui lui avait annoncé qu’elle la conduirait le lendemain chez leur docteur de famille pour en avoir le cœur net et qu’elle viendrait la chercher devant son studio quelques minutes plus tard. Il n’y avait plus personne dans la cour. Une militante remballait le matériel de peinture, le calicot « ALIBABARRE-TOI », dont il n’y avait de peint que le « AL», avait été délaissé. J’avais fait le tour des étudiants, attablés confortablement devant le chocolat chaud et absolument pas préoccupés, ni par la dangereuse invasion des multinationales ni par l’état de leur copine, pour les prévenir que je me dévouais à raccompagner Inès qui semblait encore anxieuse. Je leur avais demandé si ça les intéressait de participer à la manifestation malgré tout, ce qui aurait été un beau geste, à mon avis. Ça ne les intéressait pas. Après les avoir priés d’être très prudents le temps qu’ils resteraient à ne rien branler dans le bar avant de rentrer chez eux, j’avais escorté, à pieds, Inès, très volubile, qui avait visiblement retrouvé toute son énergie. Elle m’avait proposé de monter dans son studio pour attendre sa mère qui aurait, je l’apprendrais ensuite, quarante minutes de retard. Dans le petit studio estudiantin qui ressemblait davantage à une chambre d’EHPAD, je m’étais assise sur une chaise très à côté de son lit, de son pyjama bien plié et de son ours en peluche, ne sachant pas où poser le regard pour éviter tout malaise supplémentaire pendant qu’elle faisait la vaisselle en me racontant sa vie et son enfance, gaie comme un pinson. La mère était arrivée, un gros carton sous le bras. Je l’avais rassurée sur la non gravité de la blessure de sa fille et lui avais énoncé rapidement les raisons de notre présence au cinéma, lui partageant l’importance de se mobiliser contre ces néfastes e-commerces et, avant de prendre congé, avais blagué sur l’aspect hautement risqué de l’activisme. Elle m’avait dévisagée sans trop se marrer par dessous son masque, s’était excusée pour le dérangement occasionné et m’avait poliment saluée en déposant sur la table son gros carton au radieux logo Amazon.
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