Autour de George Miller : entretien avec Rafik Djoumi
Antoine VERLEY Comment avez-vous découvert George Miller et son cinéma ?
 Rafik DJOUMI Jâai dĂ©couvert George Miller dâabord par des extraits Ă la tĂ©lĂ©, puisquâĂ sa sortie Mad Max avait quand mĂȘme fait parler de lui. Le film Ă©tait sorti en France dans une version censurĂ©e et interdite aux mineurs â en fait, au dĂ©part, il avait Ă©tĂ© menacĂ© dâun classement X, et pour obtenir une interdiction aux moins de 18 ans, ils ont dĂ» le couper. Il faut donc imaginer Mad Max « cuttĂ© » ET interdit aux moins de 18 ans. Evidemment, moi je ne pouvais pas le voir, mais comme câĂ©tait quand mĂȘme un phĂ©nomĂšne en salles, la tĂ©lĂ©vision en parlait, et en passait certains extraits, dont ce qui est au fond lâextrait le plus choquant du film, qui est la mort de la femme de Max. Je lâai donc dĂ©couvert Ă travers ce plan, le fameux plan de la chaussure et de la balle qui roulent sur la route, et que certains critiques de lâĂ©poque avaient confondus avec une tĂȘte, dâailleurs ; ils Ă©taient persuadĂ©s quâon voyait la tĂȘte de lâenfant dĂ©capitĂ© dans cette sĂ©quence qui ne fonctionne en fait que sur du montage. On ne voit rien.
 Ma vraie dĂ©couverte a bien sĂ»r Ă©tĂ© Mad Max 2, qui, lui, nâĂ©tait pas interdit aux mineurs, et que jâai pu aller voir avec un copain aprĂšs un Ă©norme teasing, parce que je me souviens quâon avait attendu un mois et demi pour le voir. Ăa a Ă©tĂ© un choc certain, ça ne ressemblait en rien Ă lâidĂ©e que je mâen Ă©tais faite, dĂ©jĂ . Visuellement non plus, ça ne ressemblait pas au premier Mad Max (enfin, aux extraits que jâavais vus, en tout cas) : le premier Mad Max avait encore un petit cĂŽtĂ© « film dâexploitation des annĂ©es 70 », lĂ oĂč Mad Max 2 marchait beaucoup plus sur les terres de Sergio Leone. Je ne mâattendais donc pas forcĂ©ment Ă voir un western post-apocalyptique, ça a Ă©tĂ© un certain trauma. Je suis retournĂ© le voir, je ne sais plus combien de fois je lâai vu en salles Ă lâĂ©poque, peut-ĂȘtre trois fois.
 Donc voilĂ , ça a Ă©tĂ© mon premier contact avec Miller. Il faut savoir aussi quâil y avait une forme de caractĂšre revendicateur dans le goĂ»t quâon pouvait avoir pour Mad Max 2, parce que le film avait Ă©tĂ© un Ă©norme carton en France [2 556 674 entrĂ©es] ; chez le public populaire, ça a donc Ă©tĂ© un film immensĂ©ment respectĂ©, mais comme Ă lâĂ©poque on nâavait pas toutes ces formes de communications actuelles, lâ « Ă©lite » nâavait pas la moindre idĂ©e de ce culte, et considĂ©rait vraiment Mad Max 2 par-dessus la jambe. Jâen veux pour preuve quâĂ la fin de lâannĂ©e 82, il y avait une Ă©mission de radio, peut-ĂȘtre sur France Culture ou sur une chaĂźne comme ça, qui faisait le rĂ©capitulatif de tous les films fantastiques de lâannĂ©e. CâĂ©tait un Ă©vĂ©nement suffisamment rare pour quâun enfant comme moi Ă©coute lâĂ©mission en entier ! Ils avaient passĂ© peut-ĂȘtre un quart dâheure Ă parler de Malevil, de Christian de Challonge â parce quâĂ©videmment, on est cocardier mais on nâose pas le dire trop fort â, peut-ĂȘtre cinq minutes sur E.T., cinq minutes peut-ĂȘtre sur Poltergeist, ce genre de choses. Et Ă la fin de lâĂ©mission, pendant le gĂ©nĂ©rique de fin, alors que la musique du gĂ©nĂ©rique Ă©tait en cours, on entend au micro quelquâun, de loin, qui dit « mais on a pas parlĂ© de Mad Max 2 ! » Ăa donne une idĂ©e, je pense, de la place du film dans les mĂ©dias par rapport Ă sa place rĂ©elle dans la sociĂ©tĂ© française. Et qui a durĂ© longtemps, en fait, parce que pendant deux dĂ©cennies, lâimpact rĂ©el de Mad Max 2 va ĂȘtre totalement ignorĂ©, notamment par la critique. Il faudra attendre lâarrivĂ©e dâune nouvelle gĂ©nĂ©ration de cinĂ©astes au tournant des annĂ©es 2000, qui citent tous sans exception The Road Warrior dans les films cruciaux, formateurs (en gros, 2001, La Horde Sauvage, The Road Warrior. Je rĂ©sume, mais câest un peu ça) pour que, trĂšs timidement, la presse commence Ă rĂ©aliser que ce film voulait dire quelque chose. Je pense que le fait quâil soit aussi mal compris par la bourgeoisie a aidĂ© le film Ă exister comme il a existĂ©. Comme un objet qui appartient au public, qui ne leur appartient pas à « eux », dâune certaine façon.
 AprĂšs ça, dĂ©but 1984, George Miller se retrouve parmi les 4 rĂ©alisateurs emblĂ©matiques choisis par Spielberg pour rĂ©aliser Twilight Zone : The Movie, qui fonctionnait un peu comme un manifeste, Ă lâĂ©poque : on avait John Landis qui venait de faire Le Loup-Garou de Londres, qui Ă©tait donc encore trĂšs bien placĂ© ; Joe Dante qui avait fait Piranhas et Hurlements, qui Ă©tait un peu la voix du cinĂ©ma dâexploitation qui parvient enfin Ă arriver Ă Hollywood, et ensuite va faire Gremlins ; Spielberg, Ă©videmment, qui est Spielberg, et George Miller. Le fait que George Miller, ce rĂ©alisateur australien, soit accolĂ© Ă ces rĂ©alisateurs amĂ©ricains, lui faisait figure de reconnaissance de pairs. Son sketch, remake de Cauchemars Ă 20 000 Pieds, pour moi Ă lâĂ©poque, Ă©tait sans aucun doute le meilleur sketch du film. Il faut savoir que ce nâĂ©tait pas lâavis du public. Dans mon souvenir, une bonne partie du public prĂ©fĂ©rait le sketch de John Landis, parce quâil avait un thĂšme ; on est en France, on se refait pas ! Donc il a beau ĂȘtre rĂ©alisĂ© avec le cul, le simple fait quâil parle de racisme, et que câĂ©tait quelque chose de trĂšs trĂšs en vogue Ă lâĂ©poque (on est Ă lâĂ©poque de la constitution de « Touche pas Ă mon pote »), le film de John Landis aurait presque pu servir de publicitĂ© pour le mouvement. Donc le public français avait bien rĂ©agi lĂ -dessus, il y avait pas mal de gens qui aimaient le sketch de Joe Dante, et enfin en troisiĂšme position se trouvait le sketch de George Miller. Ce qui pour moi Ă©tait aberrant, puisque je le considĂ©rais comme, Ă tout point de vue, le meilleur. Un critique, je sais plus lequel, peut-ĂȘtre Christophe Gans dans Starfix, avait dit que câĂ©tait absolument gĂ©nial dâĂȘtre allĂ© chercher le rĂ©alisateur des grands espaces de Mad Max 2 pour lâenfermer dans la carlingue dâun avion. Parce quâil y a une qualitĂ© claustrophobe dans ce sketch que jâai rarement vue ailleurs. Une façon de filmer le personnage dans cet environnement, dont le moindre plan souligne quâil va exploser. Le sketch dĂ©bute par une lentille dĂ©formante alors quâil est aux toilettes en train dâessayer de vomir, avec une musique stupĂ©fiante de Jerry Goldsmith par-dessus, qui dâailleurs prĂ©figure la musique de Gremlins, au passage. Il avait dĂ©jĂ composĂ© ce style de musique dans le cadre dâun sketch de Twilight Zone qui sâappelle « The Invaders », dans lequel une vieille dame, dans sa maison Ă la campagne, est envahie par des extraterrestres, des petites crĂ©atures de la taille dâun lutin. Comme il Ă©tait limitĂ© Ă l'Ă©poque au niveau des instruments (il nâavait pas un grand orchestre pour faire la musique de Twilight Zone), Goldsmith avait privilĂ©giĂ© les instruments Ă cordes, et il avait crĂ©Ă© ces espĂšces de violons pincĂ©s, un peu rieurs, que lâon retrouve dans Cauchemar Ă 20 000 Pieds, et quâon va donc retrouver dans les Gremlins. Et qui vont faire Ă©cole : il y a vraiment le cĂŽtĂ© du lutin malĂ©fique, bien rĂ©sumĂ© par ce petit violon, un peu tzigane en fait, dans la façon de frotter durement les cordes.
 Donc pour moi, quand jâai vu Cauchemar Ă 20 000 Pieds, jâĂ©tais trĂšs jeune, je devais avoir douze ans, il me restait encore toute ma cinĂ©philie Ă construire, mais il ne faisait aucun doute que George Miller Ă©tait situĂ© parmi les plus grands. Je le mettais Ă lâĂ©gal dâun Spielberg en termes de puissance dâĂ©vocation. DâoĂč la dĂ©ception quâa Ă©tĂ© ensuite Mad Max : Au-DelĂ du DĂŽme du Tonnerre, oĂč je nâai pas retrouvĂ© cette puissance dâĂ©vocation.
 Ensuite jâai adorĂ©, vraiment adorĂ©, Les SorciĂšres dâEastwick lorsquâil est sorti. Câest un film qui a eu un relatif succĂšs, mais qui Ă mon sens nâa jamais Ă©tĂ© vraiment estimĂ©, notamment pour son incroyable travail de sensualitĂ©, que ce soit la photo sublime de Vilmos Zsigmond, la musique sublime de John Williams, les dĂ©cors⊠Il y a tout un travail sur les textures dans ce film qui est extraordinaire et qui en plus Ă mon avis sert le propos, puisquâil parle encore plus de sexualitĂ© que le rĂ©cit nâen parle. CâĂ©tait clairement un roman trĂšs dandy sur la guerre des sexes, qui agitait lâAmĂ©rique depuis les annĂ©es 70, mais ce que Miller y a amenĂ©, câest cette sensualitĂ© quasi-fĂ©tichiste dans un travail trĂšs patient du dĂ©cor, et tout simplement dans son filmage : il y avait trĂšs peu de rĂ©alisateurs qui, comme lui, Ă lâĂ©poque, savaient Ă mon sens aussi bien cadrer les comĂ©diens. Il a des contre-plongĂ©es extraordinaires, et trop rares en fait. Il y a une scĂšne des SorciĂšres dâEastwick dans laquelle Nicholson sĂ©duit Susan Sarandon en jouant de la musique avec elle, les plans sur ces comĂ©diens, on en voyait jamais de tels, Ă lâĂ©poque. Dans les annĂ©es 80, on commençait dĂ©jĂ Ă tomber dans un filmage assez tĂ©lĂ©visuel, il nây avait que les nostalgiques, les Carpenter, les Spielberg, pour continuer Ă essayer de porter le sens du cadre cinĂ©matographique dans leurs films, mais sinon, les trucs de James Brooks, Martin Brest et compagnie, câĂ©tait vraiment pour moi du tĂ©lĂ©film amĂ©liorĂ©, les comĂ©diens y Ă©taient filmĂ©s tout platement avec une focale Ă 50 et un projo dans la gueule. Donc quand on voit un Miller qui, avec un tout petit travelling trĂšs discret, vient repositionner sa camĂ©ra, en contre-plongĂ©e, en ayant pris soin que le plafond soit bien en diagonale⊠Il y a un tel amour dans la maniĂšre de mettre en scĂšne le corps, le physique des comĂ©diens, et surtout de lâutiliser sur toute la largeur du cinĂ©mascope, quâon ne voyait pas Ă lâĂ©poque. Jâai donc Ă©tĂ© attristĂ© de voir que malgrĂ© un film qui montrait patte blanche Ă la critique institutionnelle (puisquâil faut le rappeler, un Mad Max 2 ou un Twilight Zone nâavaient absolument aucune chance dâexister en tant que produits culturels aux yeux de la critique : câĂ©taient de films fantastiques, et la critique, on sait ce quâelle en pense, surtout Ă lâĂ©poque) ; comme Les SorciĂšres dâEastwick Ă©tait plus un film dans la mouvance de la comĂ©die de mĆurs, on pouvait penser quâil bĂ©nĂ©ficierait dâun peu plus de reconnaissance. Mais cette annĂ©e-lĂ , ils ont prĂ©fĂ©rĂ© se palucher sur Camille Claudel, Les Enfants du silence ou je ne sais quelle connerie.
 Jâai enfin eu lâoccasion de dĂ©fendre George Miller Ă la sortie de Lorenzo. Je travaillais au CinĂ©phage Ă lâĂ©poque, je venais de dĂ©buter dans la presse. On mâavait confiĂ© ce film, Ă mon insistance et aussi parce que, chez mes collĂšgues, ce nâĂ©tait pas une prioritĂ©. Quand je suis rentrĂ© au CinĂ©phage, je pensais que dans le milieu de la presse alternative, il Ă©tait Ă©vident que Miller faisait partie des grands. Jâai dĂ©couvert, et jâen ai Ă©tĂ© assez surpris dâailleurs, que ce nâĂ©tait pas le cas. Il nâĂ©tait pas dĂ©prĂ©ciĂ©, mais il nâĂ©tait pas non plus chĂ©ri. Moi, je le mettais vraiment parmi les plus grands. Le seul nouveau, dans les annĂ©es 80, qui se soit hissĂ© dans ces strates-lĂ , câĂ©tait McTiernan. Pour moi, il y avait vraiment Steven Spielberg, John McTiernan, Tsui Hark et George Miller. CâĂ©tait vraiment le quartĂ© gagnant. Jâai toujours aimĂ© les autres, bien sĂ»r, jâai toujours aimĂ© Carpenter, jâai toujours aimĂ© Joe Dante, mais je ne trouvais pas que câĂ©taient des formalistes aussi puissants que ceux que jâai citĂ©s, des gens qui inventent littĂ©ralement le langage cinĂ©matographique, en fait. Carpenter, Joe Dante et les autres, sont pour moi des gens qui exploitent merveilleusement bien le langage cinĂ©matographique. Ils ont compris les trucs, et savent les mettre de la bonne façon pour faire des films efficaces, et qui nous touchent, mais, pour moi, ils nâont jamais inventĂ© quelque chose que les autres recopient sans mĂȘme sâen rendre compte. Je pense que la marque dâun grand est aussi lĂ , dans le fait que les gens ne savent mĂȘme pas quâils sâen inspirent. Jâexpliquais ça il y a trĂšs longtemps dans un article que jâavais Ă©crit pour un site assez populaire qui Ă©tait DVDrama, oĂč jâessayais dâexpliquer lâimportance dâun John Ford : je le comparais Ă un Jean-SĂ©bastien Bach, au sens oĂč tout le monde fait du John Ford, personne ne sait quâil fait du John Ford. Pour moi, la marque des grands, elle est lĂ : ils ont tout simplement inventĂ© le langage, et le simple fait quâon parle fait quâon est Ă la suite de ce quâils ont initiĂ©. Pour moi, Miller avait cette capacitĂ©-lĂ . Je pense que ça a Ă©tĂ© un petit peu plus reconnu il y a quelques annĂ©es, quand est sorti Mad Max: Fury Road et que les gens ont compris quâeffectivement, le cinĂ©ma Ă©tait bel et bien le lieu oĂč devait sâinventer un langage.
 Cette capacitĂ© au langage est logique, quand on considĂšre, je pense, les Ă©lĂ©ments qui ont amenĂ© George Miller Ă faire du cinĂ©ma. Câest quelquâun qui, de son propre aveu, a toujours Ă©tĂ© fascinĂ© par la transmission, de siĂšcles en siĂšcles et de millĂ©naires en millĂ©naires. Il avait fait pour la tĂ©lĂ©vision australienne un documentaire qui sâappelle 40 000 Ans de RĂȘve (40 000 Years of Dreaming), qui, au dĂ©part, Ă©tait une commande : il devait faire un documentaire sur le cinĂ©ma australien. Il a choisi de lâappeler comme ça parce quâil faisait dĂ©marrer son documentaire aux aborigĂšnes, et pour lui, il y avait un lien direct entre la transmission multimillĂ©naire de la mythologie aborigĂšne et le cinĂ©ma. Le cinĂ©ma Ă©tait un rituel. Qui dit rituel dit quâil y a une prĂ©dominance dâun langage qui nâest pas le langage parlĂ©. Dans les rituels câest la danse, souvent, au cinĂ©ma ça sera le dĂ©coupage ; ou, encore mieux, la danse dĂ©coupĂ©e ! Quand il fait un film comme Happy Feet, qui sort Ă une Ă©poque oĂč moi, de mon cĂŽtĂ©, jâai appris non seulement Ă aimer ses films, mais aussi Ă connaĂźtre le personnage et connaĂźtre ce qui le motive, je ne suis pas surpris. Je me souviens quâil y avait eu une espĂšce de stupĂ©faction, du genre « mais quâest-ce quâil fait ? Quâest-ce qui lui prend ?» Les gens sâimaginaient que tout dâun coup, il avait dĂ©cidĂ© de vendre son Ăąme Ă je ne sais quel marchand du temple : non. Happy Feet, c'est du George Miller pur jus. Tous les thĂšmes au cĆur de Happy Feet sont des thĂšmes quâil porte depuis ses premiers films.
 Jâai aussi dĂ©couvert, et ça je pense quâil faut le noter, que ce que jâapprĂ©ciais chez lui Ă©tait motivĂ© par ce que je pouvais apprĂ©cier dans le cinĂ©ma en gĂ©nĂ©ral, câest-Ă -dire une mythologie : pas la mythologie au sens oĂč on lâentend de façon scolaire et acadĂ©mique, mais dans son sens, disons, le plus Ă©rudit peut-ĂȘtre, qui est la transmission de lâessence, de lâessentiel. Miller a Ă©tĂ© Ă ma connaissance le premier rĂ©alisateur de films populaires Ă citer explicitement dans la presse le nom de Joseph Campbell, juste aprĂšs que George Lucas l'avait fait. Lucas a dĂ» le citer vers 79-80, et Miller lâa citĂ© Ă la sortie du premier Mad Max, câest-Ă -dire en 80. Il a dĂ©couvert Campbell Ă cette Ă©poque-lĂ , entre Mad Max et Mad Max 2, et Mad Max 2 est complĂštement pĂ©tri de ses lectures de Joseph Campbell.
 Il y a une grande partie du travail de Campbell qui consiste Ă parler du rapport entre la mythologie et le corps humain, au sens oĂč lâesprit dialogue avec le corps Ă travers les rĂȘves, et que la symbolique, les archĂ©types, et les articulations de rĂ©cits quâon trouve dans la mythologie sont motivĂ©es et gĂ©nĂ©rĂ©es par le rapport Ă notre corps. LâidĂ©e de la mythologie, câest de nous rappeler que nous sommes vivants. Et on est vivants parce quâon est des corps vivants. On sait trĂšs bien, pour parler prosaĂŻquement, que le fait dâavoir trop mangĂ© peut provoquer des cauchemars, parce que la façon dont le corps rĂ©agit et dont lâesprit reçoit les messages du corps qui rĂ©agit va gĂ©nĂ©rer une imagerie qui va dans ce sens-lĂ . Un volcan bouillonnant dans un rĂ©cit mythologique, il est lâexpression dâun corps malade et sur le point dâĂ©clater. Et la psychanalyse a essayĂ© un peu de travailler sur ces questions-lĂ , mais jâai lâimpression quâĂ lâexception dâun mec comme Jung, elle ne sây est pas vraiment engagĂ©e Ă fond. Alors quâelle est obsĂ©dĂ©e par le corps, elle sait Ă quel point il est essentiel dans la constitution de notre psychisme.
 Il y a donc une prĂ©dominance du rĂŽle du corps dans le cinĂ©ma de Miller, qui est due Ă sa volontĂ© de parler de lâessence sans avoir recours Ă des dispositifs artificiels comme le langage, ou des dispositifs limitatifs comme la raison. Il se situe au-delĂ de la raison, il nâest pas en-dessous comme on pourrait le croire, parce que souvent les intellectuels ont tendance Ă croire que tout ce qui nâest pas de la raison est en-dessous de la raison et donc le ramĂšnent au pulsionnel ou Ă lâĂ©motionnel, ou au sentimental, alors que non. Il faut faire comme avec les chakras de la mythologie indienne, câest-Ă -dire quâil faut monter Ă un niveau, redescendre en-dessous, au niveau infĂ©rieur, pour pouvoir remonter au niveau supĂ©rieur. Câest-Ă -dire quâune fois que tu es passĂ© de lâĂ©motion Ă la raison, si tu veux la transcender, il faut redescendre Ă lâĂ©motion, marier ta raison Ă lâĂ©motion pour pouvoir dĂ©passer ta raison. Câest ce genre de choses que George Miller peut rechercher dans son cinĂ©ma. Il veut atteindre ce point. Mad Max : Fury Road nâest pas un film qui nous demande de descendre vers nos bas instincts, câest un film qui nous Ă©lĂšve spirituellement parce quâil a mariĂ© notre raison Ă nos Ă©motions et nos pulsions profondes, pour nous propulser au-dessus de tout ça.
 Il y a toujours eu chez lui ce travail-lĂ , qui a donc aussi gĂ©nĂ©rĂ© des prĂ©occupations profondes, bĂȘtement politiques : je pense quâil a fallu vingt ans pour que les gens commencent Ă le comprendre alors que câĂ©tait dâune Ă©vidence assez cocasse au moment oĂč le film se faisait, que Babe Ă©tait un film plutĂŽt « vegan » dans lâesprit ! On ne peut pas faire plus propagandiste comme mĂ©thode, câest quand mĂȘme une histoire dâun ĂȘtre qui cherche Ă ne pas ĂȘtre mangé⊠Il y avait dâailleurs eu Ă lâĂ©poque du film un Ă©vĂ©nement marketing hilarant et complĂštement accidentel, qui nâavait Ă©videmment rien Ă voir avec la production du film, qui est que certains petits malins avaient nĂ©gociĂ© un deal avec McDo pour la sortie aux Etats-Unis, mais comme les gens chez McDo nâĂ©taient pas du tout au courant du sujet mĂȘme du film, le menu « Babe » proposait en fait un menu avec du bacon ! Donc si tu achetais ce menu, tu avais une espĂšce de petite sacoche avec des peluches, et dessus il y avait marquĂ© « il en a fait du chemin, le petit cochon » ! Le jour de la sortie du film, il y a eu des drames et des pleurs d'enfants dans les McDo amĂ©ricains, et ça a Ă©tĂ© la panique pour retirer cette opĂ©ration le plus vite possible⊠Mais voilĂ , ça suffit Ă souligner le caractĂšre vĂ©ritablement militant du film au moment oĂč il se fait.
 AV Ca souligne Ă©galement quâil Ă©tait non seulement incompris par la critique, comme vous le signaliez tout Ă lâheure, mais aussi par les gens chargĂ©s du cĂŽtĂ© commercial.
 RD Absolument. De toute façon, je pense que tous les cinĂ©astes qui travaillent dans ces zones-lĂ , câest-Ă -dire au-delĂ du rationalisme, sont condamnĂ©s Ă ĂȘtre absolument incompris par la presse. Pour la presse, le rationalisme, câest le maximum auquel elle puisse sâĂ©lever. Câest triste Ă dire, mais lâĂ©tat de notre civilisation actuelle, il en est lĂ . Et le fait mĂȘme que la mythologie soit aussi peu comprise dans ses fondements le dĂ©montre, pour ne pas parler de la religion. Je nâaime pas utiliser le mot « religion », mais le sacral. Parce que le sacral, dans les films de Miller, il est Ă©videmment central. Je trouve que câest difficile de ne pas voir le sacral dans un film comme Babe 2, qui ne parle que du dĂ©passement de la lutte pour la survie, dâentraide, de la nĂ©cessitĂ© de construire un tissu humain qui ne soit pas limitĂ© Ă lâintĂ©gritĂ© de lâindividu, mais qui le transcende. Les symboles religieux prĂ©sents dans le film ne sont pas lĂ pour faire du prosĂ©lytisme, ils sont lĂ pour appuyer une thĂ©matique quâun enfant de six ans comprend spontanĂ©ment, parce quâun enfant de six ans nâa pas encore appris Ă limiter son ĂȘtre au simple stade, justement, du rationalisme (qui dâailleurs, soit dit en passant, est souvent un faux rationalisme, en rĂ©alitĂ© des pulsions Ă peine transfigurĂ©es).
 Mais le fait est que cette imagerie religieuse nâest pas lĂ pour nous inviter Ă admirer la beautĂ© dâune cathĂ©drale, elle est lĂ pour nous amener Ă nous rappeler dâoĂč viennent ces concepts. A la sortie de Lorenzo, une partie de la rĂ©sistance au film Ă©tait motivĂ©e par le fait que le couple Odone que le film met en scĂšne sont des catholiques pratiquants. Et le fait quâon les voie prier, il y avait un cĂŽtĂ© « oh la la, je vais me tenir Ă©loignĂ© de ce truc-là », tout de suite on se met Ă soupçonner le prosĂ©lytisme. George Miller nâa jamais eu lâintention dâĂȘtre prosĂ©lyte, il nâa aucun intĂ©rĂȘt Ă ĂȘtre prosĂ©lyte. Simplement, câest impossible de parler du sacrĂ© et de la chair humaine sans passer par le christianisme. Il se trouve que lâhistoire allait dans ce sens, puisque les Odone, sur lesquels se base le rĂ©cit, sont effectivement des catholiques. Et le fait que Miller ait choisi de les mettre en scĂšne en tant que catholiques allait dans le sens de ce que son film raconte. Câest un film qui nous parle de la perte totale dâune intĂ©gritĂ©. Il parle de cet enfant malade et de parents qui, parce quâils sont en contact sacral avec ce que reprĂ©sente lâintĂ©gritĂ© de la chair, vont faire lâeffort de travailler comme ils lâont fait, dâapprendre par eux-mĂȘmes et de ne rien attendre dâune sociĂ©tĂ© aveugle, parce que, justement, basĂ©e sur la rentabilitĂ© quantitative du rationnel. Câest ça Lorenzo, câest « votre enfant ne pourra pas ĂȘtre soignĂ© parce quâil nây a pas assez dâenfants malades comme lui ». LĂ on est quasiment chez RenĂ© GuĂ©non ; c'est Le RĂšgne de la QuantitĂ© et les Signes des Temps...
 AV La rĂ©sistance dont vous parlez est peut-ĂȘtre aussi due au fait que la tentation de voir du prosĂ©lytisme dans, par exemple, un Babe 2 est dĂ©samorcĂ©e par le fait que le film a un ton burlesque, alors que Lorenzo est un mĂ©lodrame, trĂšs premier degrĂ©, ce qui empĂȘche certains de prendre du recul par rapport aux symboles qui leur sont montrĂ©s.
 RD En mĂȘme temps, ils ont un problĂšme historique parce que câest des catholiques, et que câest semble-t-il en occident la religion Ă abattre. Mais dans Lorenzo, lorsque les Odone font appel Ă l'ancien ami africain de leur enfant, et que celui-ci lui fait un rituel africain, là ça ne posait pas de problĂšme au public, alors quâon est tout autant dans le religieux Ă ce moment-lĂ . LâidĂ©e, vraiment, câest ça, lâimportance du sacral. Il y a autre chose que juste ça. La perte de Lorenzo nâest pas uniquement la perte de son langage et le fait quâil ne puisse pas dire de mots ; ce que ses parents essayent de protĂ©ger, ce ne sont pas les mots, mais lâintĂ©gritĂ© de lâĂȘtre quâest leur enfant. Câest quelque chose qui a toujours obsĂ©dĂ© George Miller, le fait quâil ait fait des Ă©tudes de mĂ©decine et quâil soit un mĂ©decin ayant pratiquĂ© va Ă©videmment dans le sens dâune plus grande comprĂ©hension de ce quâest le corps humain ; ça nâest pas un bĂȘte vĂ©hicule. Si on parle dâhumain on parle du corps. On est complĂštement au-delĂ du dualisme cartĂ©sien qui nous ramĂšne, justement, Ă cette question de la raison. Lâimportance du corps chez George Miller, elle se fait par lâimportance quâil accorde Ă lâidentitĂ© profondĂ©ment humaine et Ă sa transmission, câest-Ă -dire lâidĂ©e que le sacral rattachĂ© au corps se transmette. Tous les Mad Max â et ça, je lâai trĂšs peu lu depuis des annĂ©es â ne sont pas des rĂ©cits directs mais des rĂ©cits qui nous sont racontĂ©s. Câest-Ă -dire que ce sont dĂ©jĂ des mythes au moment oĂč ils nous parviennent. A lâexception du premier, mais qui, au moment oĂč il sort, fonctionne un peu sur un mode onirique. Comme câest un film qui se voulait Ă la fois post-apocalyptique, câest-Ă -dire futuriste, mais quâen mĂȘme temps le monde quâil mettait en scĂšne Ă©tait un monde qui nous Ă©tait parfaitement familier, il y avait, je me rappelle, Ă lâĂ©poque oĂč le film sortait, un caractĂšre onirique, comme si ce film Ă©tait en fait un rĂȘve.
 Mais câest effectivement Ă partir du 2 que sâimplante cette idĂ©e de film racontĂ©, narrĂ©, par le « feral kid » dans ce film. Il y a donc lâidĂ©e que ce que lâon voit a dĂ©jĂ Ă©tĂ© transfigurĂ©, modifiĂ© dans les mots, modifiĂ© dans le sens. On a accĂšs Ă lâessentiel, câest-Ă -dire Ă ce quâa Ă©tĂ© Max, ce quâa Ă©tĂ© ce hĂ©ros, ce quâil a fait, mais la façon avec laquelle ça a Ă©tĂ© rapportĂ© est dĂ©jĂ un peu « mensongĂšre », et ça nous ramĂšne Ă la versatilitĂ© des mots dans cet univers, puisquâon voit bien dans les Mad Max que, comme ça se passe dans un futur plus ou moins lointain, les mots qui veulent dire quelque chose pour nous ne veulent plus dire la mĂȘme chose pour nos descendants. Câest Ă nous de dĂ©duire ce quâils ont pu comprendre dans les mots. Quand on les voit prier le V8 dans Fury Road, ça peut nous faire sourire parce quâon se dit quâil a suffi que des manuels de mĂ©canicien soient restĂ©s derriĂšre, vue lâimportance de la mĂ©canique dans leur sociĂ©tĂ©, pour que le V8 devienne immĂ©diatement lâexpression dâune divinitĂ©. Câest la mĂȘme chose qui se passe avec les enfants et le tourne-disque dans Au-DelĂ du DĂŽme du Tonnerre, lorsquâils apprennent le français avec la phrase qui leur fait rĂ©pĂ©ter « je rentre Ă la maison, je rentre Ă la maison ». Cette scĂšne-lĂ nâest pas lĂ pour moquer la religiositĂ© de ces enfants, qui croient littĂ©ralement au discours de ce tourne-disque, elle est lĂ pour nous rappeler que le fait quâils mettent du sens dans ce quâils entendent est plus important que ce quâils entendent. Il y a plus important que les mots. Il y a lâintention de lâindividu, la façon avec laquelle lâindividu vit ses mots.
 On se dĂ©finit par la façon avec laquelle on cherche Ă donner du sens. Câest pareil avec les mots. Les mots eux-mĂȘmes sont des coquilles vides. On a complĂštement perdu le contact avec le rapport sacrĂ© quâavaient les civilisations anciennes avec les mots : chez les nordiques des temps premiers, une chose nâexistait pas tant quâelle nâavait pas Ă©tĂ© nommĂ©e, par exemple. Câest dingue, mais elle avait beau ĂȘtre sous tes yeux, elle nâexistait pas ! Ce qui la fait exister, au sens du ex-sistere latin, câĂ©tait de la nommer. Donc on comprend bien toute lâartificialitĂ© du mot, que le mot nâa jamais dĂ©fini le monde qui nous entoure, il nâest quâune tentative de nĂ©gocier avec ce monde-lĂ . Et donc, la façon la plus directe de nĂ©gocier avec ce monde-lĂ , ce ne sont pas les mots, câest le corps. La danse joue donc aussi, Ă©videmment, un rĂŽle essentiel lĂ -dedans. Il y a bien sĂ»r Happy Feet qui vient tout de suite Ă lâesprit quand on parle de danse chez George Miller, mais, en rĂ©alitĂ©, elle est lĂ dĂ©jĂ avant, cette danse, ce rituel. Elle est lĂ notamment Ă travers la mise en scĂšne. La mise en scĂšne de Miller, surtout Ă partir de Mad Max 2, est extrĂȘmement chorĂ©graphique. Et son cinĂ©ma ne peut pas faire lâĂ©conomie de penser les choses sous forme de danse. DĂ©jĂ parce quâil sâagit de faire rĂ©pĂ©ter les comĂ©diens dans leurs dĂ©placements les uns par rapport aux autres, on est dĂ©jĂ en train de mettre en place le rapport des corps entre eux quand on fait de la mise en scĂšne, et notamment de la mise en scĂšne aussi prĂ©cise que la sienne. Sur Mad Max 2, notamment toutes les sĂ©quences chez Pappagallo, il y a une complexitĂ© dans les rapports des individus aux autres et dans leurs mouvements qui est complĂštement dingue et qui, Ă©videmment, atteint un point culminant dans la poursuite finale, oĂč lĂ , ce ne sont pas seulement les corps, ce sont les corps entre eux, plus les corps avec les machines, plus les machines entre elles, bref, grande partouze chorĂ©graphique.
 Câest quelque chose quâon retrouve dans Les SorciĂšres dâEastwick, les moments les plus mĂ©morables du film sont des moments qui nous renvoient Ă la danse : la partie de tennis ; la « ballroom scene », la scĂšne des ballons sur lâopĂ©ra Nessun Dorma; le final avec Jack Nicholson qui se ramasse une espĂšce de tempĂȘte de plumes au visage dans la rue, la façon avec laquelle il est malmenĂ© dans toute la derniĂšre partie du film, est dansante, dâune certaine façon.
 Donc quand on en arrive Ă Happy Feet, on est dans cette continuitĂ©. Happy Feet, câest pareil, ça met en scĂšne une communautĂ© de manchots empereurs repliĂ©e sur elle-mĂȘme, qui nâaccepte comme expression de lâindividualitĂ© que les chansons, câest-Ă -dire que des paroles mises en musique. Des mots. Et elle se retrouve avec un individu qui sâexprime autrement, et qui fout la merde ! Evidemment quâil est tellement au-delĂ de cette communautĂ© quâil va ĂȘtre obligĂ© de vivre son aventure Ă part pour, en dĂ©finitive, sauver cette communautĂ© dâelle-mĂȘme en lui apprenant la danse. Ăa prend des dĂ©tours encore plus sublimes dans le deuxiĂšme oĂč on convoque, Ă peu de choses prĂšs, lâessentiel du vivant, dans ce grand ballet cosmique. Et ce nâest pas cachĂ©, tout ça. Moi, quand jâai Ă©crit mes textes Ă lâĂ©poque du premier, j'entends dire « mais quâest-ce quâil raconte, ce mec ? » alors que tu ne fais que dĂ©crire les plans que tu vois, câest ça qui est extraordinaire, câest que tout est lĂ . Quand tu parles de rapport au cosmos dans Happy Feet et que les gens semblent interloquĂ©s, tâas envie de leur dire, mais ça commence dans le cosmos ! LittĂ©ralement ! Plus tard, le zoom arriĂšre qui part de Mumble dans sa prison pour nous montrer la terre perdue au milieu de lâunivers, je suis dĂ©solĂ©, câest lĂ , je ne lâinvente pas !
 Ce rapport au cosmos et au vivant dans le deuxiĂšme est fabuleux. Quand Happy Feet sort, la prĂ©occupation Ă©colo a bien avancĂ© dans les consciences dĂ©jĂ , donc le film est pris comme un film Ă©colo, ce quâil est de toute façon, mais, et je pense que câest important, c'est un film Ă©colo « dĂ©dramatisant », câest-Ă -dire un film qui nous explique bien « on ne va pas sâen sortir en flippant notre race, on va sâen sortir en rĂ©apprenant Ă danser ». Et ça, hĂ©las, en Occident, on en est tellement loin, on a tellement du mal Ă comprendre. Joseph Campbell racontait souvent cette anecdote d'un sociologue occidental assistant Ă des cĂ©rĂ©monies shinto, qui disait au prĂȘtre qu'il ne comprenait pas leur idĂ©ologie, leur thĂ©ologie. Et le prĂȘtre shinto de lui rĂ©pondre avec douceur « Nous n'avons pas d'idĂ©ologie ; nous n'avons pas de thĂ©ologie. Nous, on danse. » Danser, câest simplement exprimer le fait quâon est en vie. Et exprimer le fait quâon est en vie, câest exister au sein du cosmos. VoilĂ , lĂ , on a fait lâintĂ©gralitĂ© de la carriĂšre de George Miller : si tu nâapprends pas Ă danser, tu nâexistes pas au sein du cosmos. Tu es un objet, en fait. Et câest le message que lancent les femmes au dĂ©but de Mad Max : Fury Road en disant « nous ne sommes pas des objets. » , « we are not things. » On nâest pas dans lâutilitaire, on nâest pas, justement, dans le rationalisme au sens de « rationner » les choses, compartimenter, dĂ©couper les trucs et les ranger dans des cases. Car câest ce quâon fait avec les choses. On est au-delĂ de ça, on est bien plus que ça. Donc dire « on nâest pas des choses », câest dire « on explose ces limites », et on les explose en apprenant Ă danser, câest-Ă -dire en existant pleinement, et exister pleinement câest exister Ă travers son corps. Et donc la façon avec laquelle les corps sont torturĂ©s, malmenĂ©s, ou sublimĂ©s dans Fury Road, elle est essentielle au « discours ». Je mets des guillemets parce quâil nây a pas de « discours » chez George Miller ; quand on est dans la transmission de lâessence, on nâest pas dans la transmission dâun discours. En fait, on est plus proches du rituel initiatique, cette idĂ©e quâon ne peut transmettre l'essence quâĂ travers une ritualisation.
 Donc quand je vois des gens regarder avec circonspection Fury Road en disant « mais enfin, câest quoi ces plans sur ces jeunes filles en train de s'asperger dâeau, au ralenti ? » Eh bien, câest le sens de lâessence, câest ce que le film est en train de te dire profondĂ©ment, mis en images. Que tu choisisses dây voir une sexualisation, une objectification du corps fĂ©minin, câest ton problĂšme, câest que tu as choisi tes propres limites. Le film, lui, va au-delĂ de ça. Il raconte bien plus que ça. A ce moment-lĂ , on est en pleine mythologie, ces nymphes (parce que ces « furies » sont aussi des nymphes) ne peuvent pas ĂȘtre autre chose que des crĂ©atures sublimes, qui ne peuvent exister dans le film quâĂ travers la gĂ©nĂ©ration, au sens vital : elles sont dans lâeau, dans le FĂ©minin, il y a donc tout un rapport mythologique au corps fĂ©minin et Ă lâeau qui se termine sur ce pano oĂč il suit la plus belle dâentre elles, pour descendre Ă son ventre enceinte, pour remonter Ă Max Ă qui elle apporte la lance dâeau. La vie vient de lĂ . Elle parle avec son corps, le film parle avec le corps de ses personnages, tout est mis en scĂšne, chorĂ©graphiĂ© ; il y a donc une danse, qui prend une autre tournure dans les secondes suivantes lorsquâil va se battre avec Furiosa. Ce qui est aussi, quand mĂȘme, une comĂ©die musicale, la chorĂ©graphie de cette sĂ©quence, câest Fred Astaire et Cyd Charisse. Tout ça est liĂ© Ă cette prĂ©occupation originelle quâil avait, qui Ă©tait : « mais comment a-t-on fait pour prĂ©server aussi longtemps le sens du discours ? ». DâoĂč la fascination quâil avait pour les aborigĂšnes. Ce documentaire 40 000 Ans de RĂȘve, il veut dire ce quâil veut dire : en 40 000 ans, transmettre quelque chose dâimpossible Ă mettre en mots, parce quâen tant quâĂȘtres humains, on a plus que ça Ă transmettre. Par la danse, par le cinĂ©ma, par les arts, par tout ce que tu veux, tout ça nâest que la transmission de lâessence. Et lâessence, câest quâon est en vie. On est vivants. Câest pas « on va lâĂȘtre un jour », câest « on lâest maintenant. » VoilĂ . Je pense que pour moi ça peut rĂ©sumer idĂ©alement le cinĂ©ma de George Miller. Câest un cinĂ©ma vivant, au sens plein et mythologique du terme.
 AV Comment voyez-vous lâimportance des vĂ©hicules dans son cinĂ©ma ?
 RD Il y a un rapport fĂ©tichiste Ă la mĂ©canique que les australiens, vivant dans un environnement sauvage, ont toujours eu et qu'ils ont complĂštement transfigurĂ© dans leur cinĂ©ma. Le premier Mad Max, ce nâest pas un film qui vient de nulle part, câest un film qui arrive presque Ă la fin d'une grande vague dâexploitation de films de motards et de vĂ©hicules. Il y en avait un en 1974, qui sâappelait Stone et qui avait eu un Ă©norme succĂšs. En gros, le lancement de la production de Mad Max sâest fait par rapport au succĂšs de ce film-lĂ et reprend plusieurs de ses comĂ©diens. Sauf que ce fĂ©tichisme de la mĂ©canique nâest pas un fĂ©tichisme « frigide ». Il prie le mouvement. Il y a une beautĂ© rĂ©elle dans le fait de voir une machine prendre vie Ă lâĂ©cran. Et ça, ce ne sont pas les australiens, et ce nâest pas George Miller qui lâa inventĂ©, les français et les soviĂ©tiques des annĂ©es 20 faisaient exactement la mĂȘme chose. Abel Gance ou Dziga Vertov nâavaient de cesse de filmer tous les engrenages et tous les pistons quâils pouvaient trouver sur leur route. Parce que tout ça met en scĂšne quelque chose qui, encore une fois, est de lâordre du cosmique. Le vivant, câest ça. Le cĆur bat, les poumons sâouvrent et se ferment, le corps humain est assimilĂ© Ă une machine justement parce quâil fonctionne de façon « machinale » et « mĂ©canique ». Sauf que, on y revient toujours, câest plus que ça ! Le vivant, ce nâest pas juste une simple machine : le rĂȘve des cinĂ©astes, au fond, câest de pouvoir faire ce que Miller a vaguement tentĂ© de faire dans Babe 2, avec ce chien handicapĂ© qui a deux roues, câest de pouvoir faire une poursuite de vĂ©hicules qui soit faite par des ĂȘtres vivants. Sâil pouvait faire un Mad Max avec des mecs fusionnĂ©s avec leur moto ou leur bagnole, il le ferait, ça serait gĂ©nial ! Tous ceux qui aiment ce cinĂ©ma-lĂ , quand il est bien fait, ces poursuites en bagnole, en rĂȘveraient, de voir ce genre de choses.
 Evidemment quâil y a une Ă©rotisation de la mĂ©canique. Parce que souvent, la critique se sert de ça pour le dĂ©gager dâun revers de main dĂ©daigneux : « tout ça, câest de lâĂ©rotisme dĂ©viant. » Tâas envie de leur dire, « mais enfin, câest un peu lâhĂŽpital qui se fout de la charitĂ© », quoi ! En termes de fĂ©tichisme et dâĂ©rotisation, si on vous retirait toutes les belles femmes qui composent le cinĂ©ma devant lequel vous ĂȘtes Ă genoux, on ne sait pas trĂšs bien oĂč vous irez ! DĂ©solĂ©s de vouloir fantasmer sur plus de choses que simplement des femmes ! On veut fantasmer sur des bottes, on veut fantasmer sur des chevaux, on veut fantasmer sur des mĂ©caniques de bagnoles et de motos, et nos cinĂ©astes Ă nous, les grands cinĂ©astes populaires, sont des gens qui ont mis en scĂšne ce rapport charnel avec tout ce qui nous entoure. D'ailleurs, tu sais comment Sergio Leone a engagĂ© Bertolucci pour travailler sur ses scĂ©narios ? Il lui a simplement demandĂ© « si tu as un cheval Ă filmer, oĂč vas-tu mettre ta camĂ©ra ? » Bertolucci lui a rĂ©pondu « je vais me mettre derriĂšre pour avoir son cul qui occupe la moitiĂ© de mon Ă©cran. » « Ah bon, et pourquoi ? » « Parce que la puissance de ce cheval, on ne la sentira que si on voit son postĂ©rieur. » Et lĂ il lui a fait, « câest une bonne rĂ©ponse, je te prends ! » Ce scĂ©nariste allait comprendre quâil nâĂ©tait pas lĂ pour travailler sur des concepts littĂ©raires (des mots, encore une fois) mais quâil allait travailler sur du profond, du « câest quoi cette puissance qui nous fascine ? » Pourquoi le cheval, bordel ? Pourquoi cet animal a-t-il une puissance cinĂ©matographique qui dĂ©passe celle des autres ? Pourquoi ne se lasse-t-on pas des poursuites de voitures malgrĂ© les centaines et les milliers de films Ă toujours nous reprĂ©senter les mĂȘmes plans ? Parce que fondamentalement, profondĂ©ment, ça veut dire quelque chose, et on le sait, que ça veut dire quelque chose, on le sent. On sent que ça nous ramĂšne Ă quelque chose de vivant. Et George Miller ne fait que ça, du cinĂ©ma vivant.
 Propos recueillis et retranscrits par Antoine Verley (Paris, le 17/06/2017)
Remerciements à Rafik Djoumi pour sa disponibilité et sa relecture.
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