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Vie à l’étranger, relativité culturelle et sentiment national
Loin des yeux près du coeur
Je suis originaire de banlieue parisienne et pour mes études je vis actuellement à Cracovie. Je suis loin de la France et pourtant je ne me suis jamais sentie aussi proche d’elle. Ce n’est pas pour autant que j’ai envie de retourner y vivre.
Je n’ai jamais ressenti un fort sentiment d’attachement à la France. Je suis française et pour moi ça a toujours plus été une donnée géographique neutre, fruit du hasard, qu’une part significative de mon identité. Attention, j’ai toujours été consciente de la chance que j’ai d’être née dans un pays en paix dans lequel ma vie n’est pas continuellement en danger, et dans lequel je peux me soigner facilement et sans me ruiner. Mais ma nationalité n’a jamais eu de dimension identitaire pour moi dans la mesure où je n’ai jamais trouvé quelconque pertinence à me définir comme française : quelle adéquation entre la France et moi ? Quel degré de conformité entre l’objet et l’idée ? Quelle vérité à me définir comme française ? Le lien entre la France et moi se trouvait jusqu’ici uniquement dans ma longue maternelle, le français. Je suis née sur le territoire français, de parents français, donc je suis française. C’était tout.
Il y a un anthropologue français plutôt connu, Jean-Loup Amselle, qui a écrit un jour sur la façon dont on se définit et dont nous définissent les autres. Il explique que l’identitéé et l’altérité ne peuvent pas être pensées indépendamment l’une de l’autre. La façon dont on se définit est toujours liée au contexte dans lequel on se trouve, et surtout à la personne en face de nous. En plus de ça, on a tendance à définir l’Autre par les caractéristiques qui le rendent différent de nous. Se présenter à quelqu’un c’est toujours se présenter à un Autre - précisément parce qu’il n’est pas nous. On n’est pas ce que l’Autre est. On est ce que l’Autre n’est pas. On pense notre identité en fonction de l’altérité qui se présente à nous. Et ça n’a rien à voir avec le caractère ou la personnalité. C’est un mécanisme identitaire universel que décrit Jean-Loup Amselle. Et cela varie avec les échelles. Ax face à Bx se présente comme A, Ax face à Ay se présente comme x, etc.
“Hi, I’m Julie, I come from France”
Ici, la différence entre moi et les autres se trouve à l’échelle de la nationalité. Alors, en Pologne, face à des non-français, “je suis française”. C’est le degré d’altérité minimum correspondant à l’écrasante majorité de mes interactions sociales en ce moment. Et c’est marrant de remarquer que quand je me retrouve face à des français, je suis tout à coup parisienne. L’échelle change.
Le “sentiment national” dans tout ça ? Cette explication théorico-réthorique aboutie, il me faut en pointer du doigt le résultat : j’ai pris conscience que “française” faisait partie de mon identité, et ce en quelque sorte à travers les yeux des autres en premier lieu - c’est parce que j’ai été amenée à me présenter aux autres comme française que cela s’est produit. Et puis, naturellement, à mes yeux aussi.
Mon quotidien est fait de découvertes et de comparaisons culturelles. Et je prends conscience que ce qui constitue mon quotidien en France… est français. Pour me remettre à parler en termes anthropologiques, c’est ici la relativité culturelle qui devient tangible. Et c’est un processus très très fort dans la mesure où je ne rencontre pas seulement des polonais mais des personnes du monde entier. Europe, Amérique, Asie… pas d’Afrique et d’Océanie, certes. La façon de se dire bonjour, l’heure à laquelle on mange, ce qu’on mange, le comportement dans l’espace public, ce qui est respectueux ou non, ce qui se fait et ce qui ne se fait pas… Tout est différent. Classique ! On le sait, mais je ne l’avais jamais vécu. Cela met l’accent sur le caractère extrêmement culturel et non naturel de la plupart des choses que l’on fait, pense, perçoit… et conçoit comme allant de soi - qu’on naturalise, en quelques sortes. Bref, l’irrécupérable nerd que je suis divague, tout ça pour dire : cette interdépendance entre l’identité et l’altérité, je l’ai toujours observée (depuis que j’ai lu Amselle, j’entends bien), toutefois je ne l’avais jamais expérimentée à un niveau aussi élevé de l’échelle. Face aux garçons, je suis une fille. Face aux parisiens, je suis banlieusarde. Face aux bretons, je suis parisienne. Face aux adultes, je suis jeune. Face aux conservateurs, je suis progressiste. Face aux autoritaristes, je suis libertaire. Face aux réformistes, je suis révolutionnaire. Face aux milieux défavorisés, je suis middle class, face aux classes sup, je suis middle class aussi, et ça n’a pourtant pas le même sens (et je trouve que c’est un bon exemple de la thèse d’Amselle wah!). And the list goes on. Toujours est-il que je n’ai jamais eu à me définir comme française aussi régulièrement et intensément que depuis que je ne vis plus en France. Aussi réellement aussi peut-être ? Parce que quand je devais me définir comme française, jusque là, c’était surtout administratif… Bien sûr, ça m’est déjà arrivé d’avoir à me dire française face à quelqu’un qui n’était pas français, mais c’était soit très ponctuel en France, soit à l’étranger en groupe, ou sur un laps de temps très court. - 1 semaine. En y pensant, même en étant partie un mois seule au Canada je n’avais pas été autant frappée par ce phénomène. Peut-être à cause de la langue ? Car là c’est différent. J’arrive seule dans un pays étranger dont la langue officielle n’est ni l’anglais ni le français ; je suis automatiquement renvoyée (cette tournure de phrase laisse penser que ça l’est mais ce n’est pas négatif) à mon identité de “non-polonaise”. Autrement dit, je suis renvoyée au fait que je sois l’altérité de mon altérité. Et ça m’oblige nécessairement à me questionner sur mon identité, où tout du moins à y penser - donc la questionner inconsciemment.
Parmi les choses qui m’ont le plus frappée, il y a le sexisme et le racisme. Même si je crois que je suis plutôt partisane de la thèse de l’universalité de ces problèmes (cf. Amselle justement, et Françoise Héritier), je pense pouvoir parler de différence dans leur intensité et dans l’impunité des personnes face à eux. Même si c’est peut être totalement irrelevant (ou pas), il y a aussi le fait qu’il n’y ait que des blancs, partout, tout le temps. Je l’ai remarqué dès le premier jour. Ayant grandi en banlieue parisienne, ça fait plutôt bizarre. Il y a également l’omniprésence des soeurs et des séminaristes dans la rue, les cafés… Cela ne m’a pas frappée au sens négatif du terme, car cela ne me dérange pas. Je suis pour une laïcité qui efface la religion des institutions publiques, de leurs décisions, de leur fonctionnement, mais pas de l’espace public. Cela m’a fait m’interroger sur la question des femmes voilées qui semblent poser tant de problèmes en France alors qu’ici je vois des femmes catholiques en habit religieux à chaque coin de rue se déplacer par 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8… et personne ne s’en plaint. Ni les accuse de communautarisme. Je ne crois pas que la Pologne soit un pays plus “ouvert”, ou “tolérant” que les autres (et pour affirmer cela encore faudrait-il définir ces deux épithètes). La société polonaise est même particulièrement conservatrice, et la récente tentative d’interdiction totale de l’avortement (par un gouvernement élu à la majorité!) en témoigne. Et, je refuse de faire des généralités sur la simple base de mon expérience, mais n’étaient pas rares les polonais franchement et ouvertement islamophobes…. Alors quoi ? Si ça ne prouve pas une plus grande tolérance de la religion en soi, est-ce que c’est le signe d’une géométrie variable dans la façon dont on accepte celles-ci dans l’espace public ? Toutefois : il n’y a pas un nombre signifiant de musulmans en Pologne. Et l’immigration ici est plutôt récente et radicalement différente de celle que connait la France (les principaux flux viennent d’Ukraine). Mais la France n’est plus un pays dans lequel le catholicisme est la grande religion dominante, depuis longtemps. Et la France est laïque, et cela ne signifie pas que ses citoyens doivent cacher toute appartenance religieuse. La laïcité c’est le fait que l’Etat et ses institutions ne (se) reconnaissent (d’)aucune religion. Alors quand on veut interdire un certain type de maillot de bain sur la plage parce qu’il rend visible une religion, qu’est-ce que cela signifie ? … quand deux pays plus loin à l’Est, les rues sont arpentées par des milliers de femmes dont la religion est visible par les habits. (Et comment l’Etat peut-il interdire un vêtement en raison de son association à une religion s’il n’en reconnait pas ?!).En bref : cette présence normale de femmes dont on peut deviner la religion par les habits en Pologne me fait m’interroger sur notre propre mécompréhension de la laïcité, et sur les glissements opérés dans sa définition pour la rendre discriminante alors qu’elle devrait être garante de liberté. Le grand respect des règles ici est une autre chose que j’ai remarqué, car différente de ce que j’ai pu observé en France. Une différence culturelle de plus qui fait prendre conscience du caractère construit de notre habitus. Un rapport avec : la France, pays de la Révolution, et la Pologne, éternelle assouvie ? Attendre au feu rouge avant de traverser sous peine d’amende, et au contraire pouvoir traverser les yeux fermés dans les zones où il n’y a pas de feu tricolore malgré l’affluence de voitures : respecter les règles se fait littéralement de façon évidente et presque aveugle dans la mesure où elles ne sont pas beaucoup questionnées. En même temps, à quoi s’exposait un polonais qui questionnait les règles il y a de ça même 30 ans ? Et puis, un professeur de l’Université a parlé de l’Etat polonais comme infantilisant, et paternaliste… Les gens parlant anglais sont très nombreux. On m’a expliqué que les polonais avaient conscience de la difficulté de leur langue et et du fait qu’elle soit très peu parlée. Alors beaucoup d’événements sont présentés en anglais (conférences, projections, expositions…). Beaucoup de commerçants parlent très bien anglais, il y a des cours en anglais à la fac, toutes les personnes de mon âge sont fluentes en anglais. Cela traduit peut être une sorte d’humilité face à l’Autre (que je ne vois pas vraiment en France). C’est très différent ici parce qu’une personne qui parle anglais n’est pas étiquetée “touriste”, elle est simplement anglophone. Les polonais entre eux parlent anglais naturellement quand il y a un non polonais dans la discussion… Enfin, tout cela reste à relativiser, parce que tout ce que je décris est multiplié par dix quand on met les pieds en Suède. Je pourrai continuer avec beaucoup d’autres exemples mais euh……… je vais m’arrêter là.
J’ai l’air de découvrir après deux ans et demi de sociologie que nous sommes des êtres socialement construits et que ce que l’on pense être le plus naturel est en réalité tout aussi culturel que ce qu’on met dans notre assiette. Mais non, la différence ici réside réellement dans le fait que ces concepts, j’ai en ce moment l’opportunité d’en faire l’expérience. Nous vivons dans des bulles filtrantes, des bulles informationnelles, nous sommes entourés et nous entourons de personnes aux opinions proche des nôtres, du fait de notre socialisation, et les algorithmes des réseaux sociaux nous donnent à voir du contenu avec lequel nous sommes d’avance d’accord. Et ce sans que l’on en ait conscience, et même à notre insu lorsqu’on aimerait éviter ce phénomène. Well, faire autant de rencontres en si peu de temps me permet d’éclater un peu cette bulle… Je crois… Je rencontre des supporters de Trump pendant l’election night, je tombe sur des personnes se révélant rapidement - et ouvertement ! - xénophobes et même racistes quand je dis que j’étudie originellement à Paris - les attentats, les musulmans, les arabes, les noirs… connexions douteuses rapides. Je vis avec un garçon qui trouve ça normal que les femmes accèdent en général moins et moins facilement à des positions élevées que les hommes dans les entreprises et soient sous représentées dans les institutions politiques. Et guess what ! Je discute avec eux - quand l’humeur m’en dit bien évidemment, parce qu’il y a bien des jours où je n’ai pas la force de m’infliger une telle fatigue émotionnelle. Je discute avec eux quand j’ai envie d’avoir une vue de l’intérieur de leur vision du monde, quand j’ai envie de comprendre les chemins dans leurs cerveaux. C’est de la curiosité. Cela s’inscrit dans mon processus de prise de conscience (ou plutôt de tangibilisation ? fait de rendre tangible ?) du monde qui m’entoure. Rendre réelles les choses que je sais exister. Sortir de ma zone de confort sur tous les aspects de ma vie et de ma personnalité. En partant seule vivre à l’étranger, en étudiant en anglais dans une université polonaise, loin de ma famille et des mes amis proches, en ayant à créer de nouvelles relations qui me fassent sentir suffisamment bien au quotidien… un nouveau confort en somme ? Mais qu’au moins j’aurais conscience d’avoir eu à créer, dont l’aspect construit ne peut pas m’échapper, parce que je ne suis pas née dedans.
Je ne sais pas trop comment conclure cela, parce que c’est assez brouillon et déconstruit mais je crois que l’idée principale est : avoir à me dire française + expérimenter la relativité culturelle = prise de conscience d’une intime identité française. Et c’est cool ! Je crois que je n’ai pas trop abordé la façon dont ce séjour m’a fait grandir, maybe plus tard maybe jamais.
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4.2.17
je suis triste triste triste et c’est toujours quand je suis triste triste triste que j’ai envie d’écrire mais je ne trouve jamais les mots pour dire combien et surtout comment je suis triste triste triste
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J'écris pour rien dire
À chaque fois que je commence à écrire ça ne ressemble à rien alors je me mets toujours à décrire le cadre spatio temporel comme s’il avait une quelconque importance. En ce moment j’écris beaucoup beaucoup pour la fac et il y a beaucoup going on in my heart as well as in my head. Je me sens à la fois très confiante et très anxieuse quant à l’avenir et ça me donne envie d’embrasser la vie. J’ai peut-être surtout envie qu’elle me prenne dans ses bras en même temps.
C’est bientôt le retour à paris Ces six derniers mois m’ont fait grandir. Je suis en processus d’adulting, je vais bientôt avoir 20 ans. 19 ans ça fait jeune, c’est une bonne excuse. “Oui mais j’ai 19 ans” c’est dix huit plus un. Des gens ont leur bac à 19 ans et je suis en train de finir ma troisième année de fac. Bientôt diplômée!!! 20 ans ça me fait un peu peur je dois dire car j’ai l’impression d’être encore un bébé et en même temps que j’écris cette phrase je me dis mais non j’ai 150 ans dans ma tête anyway. La psychologue avait dit ça quand j’étais enfant.
Quand je pense à ce que j’ai fait et ce que je vais faire je sens mon coeur battre un peu plus fort que quand j’y pense pas.
J’ai à la fois l’impression de recevoir beaucoup d’amour et d’être totalement isolée des autres humains. Je pense que s’il y a un truc qui n’aura pas du tout changé en 20 ans c’est ma solitude extrême là haut dans ma tête, mais au moins j’ai appris à l’apprécier. Parfois je pense que c’est de la solitude et quand je me sens forte je me dis que c’est de l’indépendance. Elle est souvent confortable et en plus c’est pas comme si j’étais vraiment seule, je suis super bien entourée et je crois que j’ai beaucoup de gens qui m’aiment. Ou peu mais qui m’aiment beaucoup. Oulala non. La réalité à mon avis est que les gens que je laisse m’aimer m’aiment pour ce que je suis, alors ça fait du bien. J’ai appris à m’aimer moi et à prendre soin de moi et c’est la meilleure chose au monde. J’ai appris que j’étais la seule personne que j’aurai toute ma vie, alors autant être cool. En 2016 j’ai complètement arrêté de parler à quelqu’un qui me faisait plus de mal que de bien, parfois je culpabilise, et puis je crois que c’est me donner un peu trop d’importance que de croire que mon absence peut relever d’un quelconque ressort dramatique. En 2017 je veux être moi en mieux. Non pas que je sois pas déjà la meilleure mais on peut toujours faire mieux etc
J’arriverai jamais à déterminer si j’ai la plus haute ou la plus basse self esteem de l’univers.
Je crois aussi que je serai une émo toute ma vie mais c’est pas grave, ça me donne un côté #deep et je peux faire croire que je suis intelligente. (Je le suis vraiment, c’est pour la forme)
Je raconte n’importe quoi on dirait une fanfiction.
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9/11/16, 9:24 am
Trump vient d’être élu président des Etats-Unis, je suis toute seule dans ma chambre après avoir passé ma nuit entourée et je pleure. 9h24 et pas une seule minute de sommeil au compteur pour la nuit qui vient de passer mais une grosse boule dans la gorge. J’ai des hauts le coeur, je dis souvent que des choses que je ne peux pas concevoir comme acceptables me donnent envie de vomir mais c’est toujours une métaphore, cette fois-ci c’est plutôt réel. Cet homme est un putain de prédateur sexuel et des millions de personnes ont voté pour lui ? Cette idée me terrifie. Quel est ce monde dans lequel de telles personnes circulent encore librement et dirigent des pays ? Je ne pensais pas que c’était possible. Je n’ai pas envie qu’on me dise que les américains avaient le choix entre la peste et le coléra. Je n’ai pas envie qu’on me dise que tout le pouvoir n’est pas entre ses mains et qu’il ne pourra pas prendre de décisions sans que le Sénat et la Chambre du Parlement les valident. Je le sais. Et à ce moment précis ce n’est pas ce qui compte. Je n’ai pas envie qu’on m’infantilise (encore !). Qu’on me dise que je prends les choses trop à coeur. Bien sûr que je les prends à coeur, cette personne et ses idées dangeureuses viennent d’être validées par des millions d’êtres humains. Il y a des gens que le sexisme, l’homophobie, la transphobie et le racisme ne choquent pas. Il y a des personnes qui sont ouvertement d’accord avec les paroles et les actes de Donald Trump. On peut avoir envie de baiser sa propre fille, le crier sur la place publique, et devenir président des Etats-Unis. C’est le putain d’ultime processus de légitimation des paroles d’une personne : on vient de mettre cet individu aux idées et attitudes terrifiantes à la tête de la première superpuissance mondiale.
Je plonge dans le vide à nouveau.
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16 ans
Un viol est obsédant. J’avais seize ans, on était au mois de juillet. Je venais de finir mon année de première, j’avais passé mon bac de français et j’étais super contente de moi. Quatre mois auparavant j’étais partie pour la première fois à Berlin et j’avais rencontré les personnes les plus formidables de la planète, comment n’avait-on pas pu devenir amis plus tôt au lycée ? L’un d’entre eux organisait une soirée chez lui. J’étais si heureuse à chaque fois qu’on se retrouvait tous ensemble. Mais cette fois ci il manquait Laura. Peut-être que si elle avait été présente les choses n’auraient pas pris cette tournure. Ça faisait un an que j’avais commencé à boire avec mes amis. Mais je crois que je testais encore mes limites et, surtout, que je prenais beaucoup de plaisir dans l’excès. Donc ce soir là, comme les autres, j’ai bu. Et j’ai fumé aussi, je ne fumais pas en dehors des soirées, mais pour faire la fête je trouvais ça cool. J’aimais bien perdre un peu le contrôle, mais je ne pensais pas que je le perdrais autant ce soir là. Il faut dire ce qui est : j’ai beaucoup trop bu, et beaucoup trop fumé.* Et il y avait ce garçon, l’archétype de la star du lycée. Lui venait de passer son bac, il était trop beau, trop intelligent, trop marrant, et, truc de ouf : il s’intéressait à moi. « Tu es à l’ISC toi ? Je t’ai jamais vue, si je t’avais déjà croisée je m’en serais souvenue ». Ah ok. Enchantée alors. Je ne me rappelle plus trop comment les choses se sont passées (l’alcool ou le déni, seul Dieu le sait, sûrement un peu des deux) mais je sais qu’on a passé le reste de la soirée ensemble, mon acolyte meuf était partie, mais il restait mes potes mecs, qui kiffaient leur soirée et auxquels je faisais pas trop attention étant donné que j’étais avec LE mec. A un moment on est tous sortis, on est allés à la tour, j’ai escaladé un mur, je me suis retrouvée au dessus du vide. Ses bras déjà autour de ma taille. Certains se sont allongés sur la route, on faisait n’importe quoi, on rigolait. Puis on est rentrés. Il était tard et on était tous dans le salon, je ne sais plus trop ce qu’on faisait mais je sais que le mec (je vais l’appeler Martin La Dalle) me dessinait sur les cuisses. Martin avait paré mes jambes de lapins psychédéliques et de mots doux (« doux »…). Je me souviens qu’à un moment il a pris une photo et l’a envoyé à un de ses potes qui n’était pas présent à la soirée. J’avais trouvé ça étrange mais pourquoi pas. C’est par la suite que ça a dérapé.
Martin La Dalle m’avait fait boire et fumer pendant la soirée, mais je l’aurais fait sans lui, alors peu importe (non mais oui). Tout le monde est allé se coucher plus ou moins au même moment. Il restait Martin et Guillaume, qui organisait la soirée. Martin devait bien voir qu’à ce stade là je n’étais plus capable de réfléchir, je n’étais plus là que physiquement, et encore. J’étais arrivée à un point de non retour où toute personne censée m’aurait dit de mettre fin à ma soirée et d’aller me coucher. Et Guillaume était trop admiratif de Martin La Dalle en général pour s’interposer et dire quoi que ce soit. Donc, morte sur le canapé, quand ils décident de sortir fumer un dernier joint, je les suis, je titube, manque de m’effondrer plusieurs fois, je ne sais pas comment j’atteins le jardin, mais je sais qu’arrivée à destination je tiens debout du fait des doigts de Martin La Dalle plantés dans mes fesses (ceci n’est pas joliment dit mais c’est la façon dont je l’ai ressenti, et ce n’était de toute manière certainement pas une scène très jolie à voir). Puis, flash : Martin et moi dans le canapé. D’autres personnes dorment sur les fauteuils. On termine la soirée beaucoup trop tard pour pouvoir profiter du luxe que représente le fait de disposer d’un lit à la fin d’une sauterie alcoolisée. Mais Martin s’en fout, il a trop la dalle. Il m’a violée. J’étais inerte, à la limite de l’inconscience (et inconsciente par moment je pense). Mon cerveau a occulté certains moments de sa mémoire, aujourd’hui il m’en reste des flash et des surtout des sensations. Frisson. Le consentement, Martin, ce n’est pas l’absence de non, c’est un oui éclairé. Je n’étais pas consentante. J’étais une gamine impressionnée par ton aura, abandonnée par ses potes eux aussi trop défoncés, et que personne n’avait jamais touchée comme tu l’as fait. Le lendemain, je suis rentrée chez moi en bus, avec les inscriptions délicates de Martin sur mes jambes. Je me sentais mal. Douche. Lit. Mais je ne réalisais pas trop ce qui s’était passé. Là, le mot « viol » était à des années lumières de traverser mon esprit. Parce que je n’y connaissais rien. J’étais un pur produit de ma société patriarcale et de sa culture du viol. Mais je n’étais pas à l’aise avec ce qu’il venait de se passer. J’étais dans le vide. Comme l’impression de fixer un mur blanc et de n’avoir aucun mot qui me vienne à la bouche. J’avais juste envie de me laver et de dormir. Je pense que Martin ne sait pas qu’il a commis un viol, lui aussi pur produit de la culture du même nom, sûrement tout aussi imprégné de sexisme ordinaire que je l’étais. La semaine qui a suivi a été horrible. Pour les gens, y compris mes amis, j’avais pécho Martin, et ça c’était super cool, justement parce que c’était Martin. Je ne contredisais pas. Mur blanc. J’ai eu droit à Martin qui me demande sur Facebook de ne pas trop en parler parce qu’il a quitté sa copine il n’y a pas longtemps et que “ça se fait pas”. J’ai eu droit au pote de Martin qui débarque chez mon meilleur ami et me demande “comment c’était”, grand sourire aux lèvres. J’ai eu droit au plan cul de Martin qui me déteste parce que j’ai « pécho Martin », hé : non. J’ai par la suite appris que cet été là, Martin et son pote faisaient un concours de qui chopait le plus de meufs. J’en ai déduit que les filles inconscientes comptaient double. Après le KO, j’ai continué à prendre des coups. La violence morale après la violence physique.
Mais, en y réfléchissant, c’était par la première fois que j’avais le droit à un comportement abusif de la part d’un garçon. Il y a eu le garçon en CP qui me harcelait à chaque récré, qui me prenait à part, me poussait dans des coins, m’ « embrassait » (non) et me touchait. On était en CP (CP merde!!!!). Par miracle j’en ai parlé à ma mère, on a pris rendez-vous avec la maîtresse et ça s’est arrêté, mais il ne me semble pas qu’il ait été puni, il a juste arrêté. Je sais pas ce qu’il est devenu et comment il se comporte avec les filles aujourd’hui. Il y a eu le garçon en CE1 qui me suivait partout, m’épiait, s’asseyait en face de moi à la cantine, disait que j’étais sa femme, que de ce fait je devais faire ce qu’il voulait. Il y a eu le garçon en CM1 qui mettait des mots dans mes poches pendant la récré sur lesquels il disait qu’il voulait me baiser. J’étais hyper gênée et surtout terrorisée à l’idée qu’un jour j’oublie d’en jeter un avant de rentrer chez moi et que ma mère tombe dessus. J’étais gênée, JE JE JE JE étais gênée. OUI. ABSURDE. Il y a eu le mec qui s’est branlé face à ma soeur et moi alors qu’on attendait nos parents assises sur les marches d’une église en Italie. J’étais âgée de quinze ans, elle en avait douze. Il y a eu le parfait inconnu en club qui a dit me faire un tour de magie, m’a demandé de fermer les yeux et m’a « embrassée » (non) par surprise sans vouloir me lâcher après, super drôle, haha, LOL, BEURK, DÉGAGE. Réalité : consternation. Flash. Pas ENCORE ? Fuite. Musique. Et c’est sans parler des regards insistants quand j’ai le malheur de mettre une jupe, des talons, des regards alternant entre mes jambes (pour ne pas dire ma chatte) et mes yeux du mec assis en face de moi dans le métro y’a pas moins de deux semaines, un sourire au coin des lèvres, jambes écartées, manspread à fond. Avec le recul je me dis que j’aurais pu être un peu plus téméraire quant aux multiples façons dont j’aurais pu utiliser mes talons à ce moment là. Mais non. Consternation, encore. Dégout, encore. Fuite, encore. Prochaine station, métro suivant. Sans parler des trois pélos en voiture qui s’arrêtent pour me demander si je baise alors que j’attends le bus pour aller en cours. Des innombrables coups de klaxon. Des gestes obscènes en attendant au passage piéton. Du courage qu’il m’a fallu pour apprendre à lever un doigt quand ça m’arrive désormais. Par chance, les occasions de m’entrainer ne m’ont jamais manquées ! Je dédie ce prix du doigt d’honneur aux automobilistes du neuf-un. Nationale 20. Sans parler de la fois où ma petite soeur est rentrée en pleurs à cause d’un débile dans la rue. De tout ce que mes amies m’ont raconté.
Et ma soeur m’a parlé de ce qu’elle a vécu quelques semaines après que je lui ai raconté l’histoire avec Martin, sinon, elle l’aurait pas fait. Et c’est d’ailleurs la seule personne à qui j’ai raconté en détail cette soirée là, avec les vrais mots et les détails, parce que c’est ma soeur et que je veux qu’elle soit au courant de ce qui peut se passer, même entourée de gens qu’elle connait et qu’elle aime. J’ai tenu à ce qu’elle sache que les viols c’est pas que tard le soir par un vieux pervers psychopathe dans une ruelle mal éclairée. Et surtout, que tout acte à caractère sexuel dont elle n’a pas expressément envie ne sera JAMAIS NORMAL, NI ACCEPTABLE. Que c’est même CONDAMNABLE. Qu’on se bat pour pour que ça s’arrête, qu’elle n’est pas toute seule. Qu’elle peut tout me dire, tout nous dire, qu’elle peut en parler et qu’elle n’a pas à garder en elle des questions qui la rongent pendant des années sans oser se confier, même pas à ses amies les plus proches. Que sa colère est légitime. Qu’elle deviendra une force avec le temps.
En général, on n’en parle pas. Parce que les réactions ne sont pas toujours appropriées, et peuvent faire plus de mal que de bien.
“Je suis furieuse contre une société qui m'a éduquée sans jamais m'apprendre à blesser un homme s'il m'écarte les cuisses de force, alors que cette même société m'a inculqué l'idée que c'était un crime dont je ne devais pas me remettre.” - Virginie Despentes
*J’ai beaucoup trop bu et beaucoup trop fumé mais cela ne devrait avoir aucune importance. Cela n’excuse en rien le comportement de Martin. L’état d’ivresse, la tenue, l’attitude de la victime ne sont pas des facteurs à prendre en compte quand on parle de viol. Je le mentionne ici parce que ça fait partie de l’histoire et que c’est moi qui la raconte, mais ça ne devrait pas être des questions qu’on me pose si un jour je parle de cet événement à une autre personne que ma soeur. Le seul coupable dans un viol est le violeur. Et surtout parce que : une personne inconsciente ne peut pas être consentante, un rapport sexuel (quelle qu’en soit la nature) avec une personne inconsciente est un viol. À partir de ce moment là, Martin n’aurait pas du me toucher.
Une femme sur cinq. C’était l’été de mes seize ans. Et ça m’a fait du bien de l’écrire.
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marre
Un commentaire de gros con :

Par où commencer ? Nous allons procéder de manière méthodique et reprendre consciencieusement avec Jonathan et Nicolas ce qui ne nous semble pas être très cool dans leurs réponses.
Cher Jonathan, l’article de la jeune femme ne cherche pas à présenter tous les hommes comme des monstres - et je ne suis pas désolée que tu le reçoives comme ça. Je ne voudrais pas parler à sa place, et j’aimerais bien qu’elle lise ceci pour me corriger si je me trompe, mais il me semble qu’elle essaye plutôt de mettre des mots sur un truc que toutes les femmes subissent, truc qui s’appelle le sexisme. Et toutes les femmes, ça fait une sacrée partie de la population, Jonathan, mais on ne va pas compliquer le propos avec des ChiFfReS.
Penses tu réellement que le rôle des femmes est d’éveiller chez vous, les hommes, des sentiments d’héroïsme et de galanterie ? Ne t’es-tu pas un peu trop imprégné de donjon-dragon-princesse-héro-sur-cheval-blanc étant petit ? Si tu prends en compte le fait que le but du féminisme est de déconstruire les représentations et pratiques genrées en montrant qu’elles ne sont ni fondées ni légitimes, et valorisent plus un sexe que l’autre, comprends-tu que ta “solution alternative” ne nous paraisse pas très adéquate, Jonathan ?
Tu en as un peu ta claque du discours “nous les femmes, nous les victimes” ? Ça tombe bien parce que moi j’en ai ma claque d’être une victime ! Mais tu serais gentil de ne pas chercher à dé-légitimer le discours de personnes qui subissent des discriminations et une oppression au quotidien, d’accord ? Quand on me regardera en tant qu’individu et pas en tant que femme-individu, j’arrêterai de me plaindre, c’est promis. En attendant, j'aimerais que tu cesses de te permettre de te moquer de moi parce que je l’ouvre à propos de trucs dont je suis victime. Au pire des cas, si tu sais pas trop si ce que tu t’apprêtes à dire à propos des femmes ou du féminisme est ok ou pas, tu peux partir du principe qu’il est préférable que tu fermes ta gueule.
Mon rôle en tant que femme n’est pas de t’éduquer, toi, homme, et de pratiquer la méthode du renforcement positif comme je le fais avec mon chien. Je ne considère pas que tu sois mon chien. J’aime mon chien, toi, je ne te connais pas. Devrait-on, nous les femmes, nous mettre à lancer des fleurs à tous les hommes qui ne nous harcèlent pas dans la rue, qui ne nous rabaissent pas, qui ne nous violent pas, et j’en passe ? (Penses tu à l’environnement, Jonathan ?). Non, je pense que tu devrais nous respecter parce que c’est normal de respecter les gens, tu vois ? Je pense que le respect ne se mérite pas mais est une chose à laquelle chaque être humain à le droit indépendamment de son genre, tu vois ?
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