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lecturessurpause · 6 years ago
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(Trilogie) A la croisée des mondes - Philip Pullman (OU « Faut-il écouter sa raison? »)
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Disclaimer : Cet article est à vocation analytique, il s’adresse exclusivement aux personnes ayant lu la trilogie dans son intégralité puisque étant perclus à balle de spoilers. 
Alors, faut-il écouter sa raison? Bien sûr que non.
Entreprise totale que les épreuves de Lyra, Will, consœurs et consorts, relatées dans la saga dont il sera question ici. Original, complexe et élaboré, le récit prend place dans un premier temps au sein d'un univers proche du notre aux premiers abords mais finalement très éloigné. Ensuite, il nous balade dans divers mondes (dont le notre), terrains minés par une guerre opposant comme nous l'apprendra à la fin la sorcière Serafina Pekkala, la sagesse et le pouvoir.
Ce qui frappe souvent c'est la proposition constante de forces de natures opposées, et la manière dont parfois Pullman parvient à les entremêler ou à les associer :
De la magie scellée dans des créatures mécaniques espionnes, un appareil mécanique à aiguilles permettant d'interpréter passé, présent et futur : science et magie, nature et technologie.
Parfois, ces "mélanges" affectent des créatures elles-même, ainsi les mulefas parviennent à l'aide de cosses dans lesquels ils plantent leurs griffes à rouler tels des véhicules naturels. Les tualapis, leurs ennemis, sont des oiseaux se déplaçant dans les airs et ressemblant au loin à des voiliers...
Les éléments contraires qu’ils soient associés ou non pointent une dualité inhérente au récit dans sa globalité. Ainsi, beaucoup de personnages ont leur pendant, leur moitié. On peut d’ailleurs le voir d’après les différents peuples croisés dans les différents univers : Des sorcières à la féminité exclusive, sans âge et d'une grâce imposante et des ours guerriers en armure à la bestialité mâle.  Des anges, aux traits si délicats et lumineux qu'on ne les voit presque pas et des harpies, volatiles grotesques et décharnés à faces humaines qui hurlent des horreurs à tue-tête.
En ce qui concerne les personnages eux-mêmes, Lyra et Will sont indéniablement complémentaires, si la première fonce tête baissée avec un aplomb évident et une imagination incroyable, le second dispose d'une intelligence froide, d'un tempérament calme et peut se montrer brutal voir même tuer.
Les parents de Lyra, Madame Coulter et Lord Asriel, deux titres plus que des prénoms ne possèdent d’humains que l’apparence et forment une paire d’êtres hors-norme. Enfant de leur union, Lyra les verra d'abord comme modèles, puis les reniera l’un après l’autre avant dans le dernier acte de l’œuvre de se questionner quant à leur devenir.  
Lady Coulter est une séductrice, passée maîtresse dans l'art de la manipulation et Lord Asriel est l'homme le plus ambitieux de toutes les dimensions confondues : il souhaite littéralement tuer dieu. Ce qui est intéressant c'est de relever leurs cupidités réciproques et de voir à quel point ils personnifient absolument le désir de pouvoir cher à certains humains. Si Marisa est une actrice, qu'elle improvise sans cesse, son amant est terriblement insensible, figure hautaine par excellence. Les parallèles et jeux de variations entre ces deux-là et le couple Lyra et Will semblent évidents, ils transperce l'intrigue même! Ce genre de renvois inter-duos, il y en a bon nombre courant l'épopée.
C'est un peu là la patte de Pullman, celle d'un théatreux briton qui a pour autorité majeure Shakespeare. Les codes observables concernant les échanges, dialogues d'une idée à l'autre, symétries des protagonistes, duplications et autres exagérations volontaires sont clairement ceux propres aux planches. Il n'est pas étonnant d'ailleurs d'apprendre que Pullman s'adonne régulièrement à la réécriture de pièces célèbres. Cela se ressent dans les dialogues notamment, on a même le droit parfois à des tirades vraiment pas piquées des hannetons.
Toujours dans la même énergie, des extensions aux êtres sont proposées de diverses façons afin d'appuyer une bonne fois pour toute que si on devait donner un chiffre à cette saga, ce serait le "2". La plus célèbre « extension » est le dæmon, dont nous allons parler un peu plus bas. Mais on relèvera également que chaque individu possède une mort sous forme de créature échevelée vêtue de haillons. En creusant plus loin, on peut considérer les "Gallivespiens", minuscules espions chevaucheurs de libellules à la force surhumaine comme des êtres obligés d'évoluer avec une moitié (ici la libellule donc) à l'instar des panserbjornes (veritable nom des ours en armures) et de leurs armures (véritable prolongement de leur être) mais aussi les mulefas et leur fameuse cosse. Dans le même genre la fameuse Autorité (l'équivalent de dieu ou plutôt l'entité qui se fait passer pour le créateur, n'est jamais « rencontrée » pour ainsi dire. Elle n'existe que par le biais d'une extension physique, un ange répondant au doux nom de Métatron. Pour détruire l'Autorité (reposant en lieu sûr au sein de la "montagne nébuleuse") il suffit donc de tuer l’ange en question.
Le concept de "dæmon", lui se rapproche d'une vision intériorisée et animale du soi profond. Lorsque l'individu est enfant, le dæmon continue de changer de "forme", c'est seulement à l'âge adulte qu'il se "fixe". Pullman se base sur des références littéraires telles Shakespeare (yes always him) mais également des réflexions et thèses psychologiques. Si la notion de dæmon n'intervient que dans l'univers de Lyra, on se rend vite compte qu'elle demeure globale et que tout être en possède un, c'est juste que dans les autres univers les gens sont incapables de les voir.
On apprendra à la fin de la série, toujours de la bouche de Serafina Pekkala, que si les dæmons de sorcières sont en mesure de parcourir de très longues distances (ce qui n'est pas le cas des dæmons de "mortels"), c'est parce qu'une séparation "volontaire" entre l'individu et sa conscience, entre l’être et son dæmon est le rite de passage pour devenir sorcière. Cette "séparation" peut-être perçue comme une émancipation entre le corps et l'esprit, un état de perception supérieur, la paix intérieure. Lorsque la "séparation" est forcée par un élément extérieur, là le sujet et son dæmon meurent.
Le dæmon évoque également une inspiration totémiste, croyance sibérienne et chamaniste. Ce qui nous amène à Grumman. Le père de Will, l'homme aux nombreux noms, vient de notre monde mais à passé sa vie à voyager à travers les dimensions. La figure en question est intéressante, et ce  essentiellement par le mysticisme qu’il dégage. On notera le parti pris de Pullman de commencer son histoire dans un monde qui n'est pas le notre. Une démarche de narration plus classique aurait fait de Will ou de son père le héros initial, celui par qui tout commence. On croise finalement peu l'individu en question, mais on constatera tout de même que c'est une force de la nature, qui même mort est encore prêt à livrer bataille. Lee Scoresby, personnage issu du monde de Lyra devient vite son allié, ses deux là ayant manifestement quelques atomes crochus.
Tout au long d' "A la croisé des mondes", il y a comme un aura d'inéluctabilité. Que Pullman adopte une posture fataliste sert sans doute au mieux la notion de quête initiatique propre aux sagas. Et cela à tendance à ajouter un cachet légendaire à l'ensemble.  
Car ce qu'il ne faut pas oublier dans toute cette histoire c'est le caractère quasi "hérétique" qu'on  attache au projet littéraire. En réalité, il faut bien comprendre que le but de l'auteur n'a jamais été de proposer à ses lecteurs un brûlot anti-chrétien mais plutôt une dénonciation du totalitarisme, de la pensée unique.
Pullman est petit-fils d’ecclésiaste et  "A la croisée des mondes" est davantage un travail à visée allégorique qui utilise de nombreuses notions chrétiennes et prend place autour des croyances qui y sont rattachées. Il est à noter que l’auteur s’inspire en partie du poème épique "Le paradis perdu" de John Milton, par exemple. Poème qui relate la chute de Lucifer, l’ange déchu. Pullman s’en inspire surtout pour tout ce qui a trait à la tentation et aussi dans la figure de Lord Asriel très proche de celle du prince des enfers. L’histoire relatée demeure celle de l’écrivain car elle y propose ses idées et partis-pris.
Bon nombre d’œuvres appartenant à la fantasy s'inspirent des croyances, contes et légendes quelles qu'elles soient et d'où qu'elles viennent. Tolkien lui-même a rédigé un essai nommé "Du conte de fée", c'est dire. Il n’est donc pas étonnant de voir ici une réinvention, réinterprétation du christianisme.  
Les croyances, légendes et contes peuvent avant tout être perçues comme des allégories. C'est là le constat de Pullman, traverser le simple aspect initial, y trouver quelque chose, ne pas raisonner de manière factuelle. Vers une liberté d’interprétation.
En définitive, la saga à son extrémité apparaîtra au lecteur plus comme une leçon de vie qu'un objet scandaleux. Si l'issue est déchirante, la dernière dualité proposée étant celle des deux héros, Lyra et Will, elle est profondément réaliste. Dès lors le fatalisme de Pullman était en réalité feint depuis le début, les destinées ne servant que l'accomplissement prophétique. L'amour des deux jeunes gens a bousillé tout le reste sur son passage. En fait, la destruction de l'autorité a libéré l’œuvre de son aspect prophétique et ça c'est puissance.
Malgré tout, le gros de l’œuvre s’articule autour de trois objets (d'aucuns diraient macguffins), trois objets pour trois romans : l'aléthiomètre, le poignard subtil et le miroir d'ambre. Le premier sert à interpréter, trouver des réponses aux questions, le second à perforer la réalité pour en faire apparaître d’autres, quant au miroir, il permet d'observer la poussière en tant que tel. Si on ne connaît pas les inventeurs des deux premiers, le miroir, lui a été créé par la scientifique Mary Malone. Comme dit précédemment, ces objets mélangent magie et science. Mary Malone, elle, est l'équivalente du serpent, du jardin d'Eden (le monde des mulefas est le jardin, le royaume des morts, l'enfer). Ce qui est intéressant avec ce personnage c'est qu'avant de devenir scientifique, elle était bonne sœur, avant de décider de "vivre sa vie". Elle représente la croyance, dépourvue de tout asservissement à des règles précises, préétablies par des ordres supérieurs, à savoir l'idée générale de la série. Qu'elle "tente" Will et Lyra est intéressant puisqu'elle les éveille à l'amour, plutôt qu'à la soumission aveugle. On pourrait même dire qu’elle les éveille à la poussière.
La poussière est un concept bien entendu compliqué, reçu comme la notion de "conscience", conscience de soi mais également de ce qui nous entoure, ce serait de la matière quantique, qui ne s'intéresserait qu'aux adultes, les enfants n'ayant pas encore une conscience totale. Cette matière noire est vivante et elle peut même former des êtres faits uniquement de conscience, les anges. Ce principe de conscience demeure une façon de l'expliquer, une attribution plus littérale pouvant être donnée : la poussière serait ni plus ni moins que l'énergie vitale. Cela rejoint visiblement les objectifs de Pullman présentés plus haut.
Pour conclure, on pourrait écrire longuement sur « A la croisée des mondes », tant ce n’est pas une lecture de tout repos, on pourrait oublier de parler du vaisseau d’intentions qu’on aurait oublier des tas d’autres choses. C’est un récit-monde, voir un récit-mondes et sa densité en fait sa richesse, ce qui est certain c’est qu’on en sort changé.
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