Tumgik
Text
Tumblr media
« Quel historien dira la palingénésie / Et la forme bancaire de l’éternel retour ? »
De cette pièce de théâtre qui aura dix ans l’an prochain, on retient avant tout qu’elle est en alexandrins. Cela suffit à certains (et notamment à Frédéric Lordon) pour comparer ce texte aux écrits de Bossuet et de Boileau. À cause de la pauvreté de ses rimes n’alternant pas entre féminin et masculin et de son ironie évidente, « D’un retournement l’autre » m’apparaît cependant bien loin de la poésie didactique du Grand Siècle et bien près d’un genre plus récent et plus capitaliste : le « théâtre de boulevard » qui moque depuis le XIXe le pouvoir de l’argent et la bêtise des puissants.
Neuf ans plus tard, le lecteur a cependant la surprise de constater qu’au prix de menus ajustements (ajouter ça et là des mentions de COVID, retrancher les renvois au « discours de Toulon »), le texte de 2011 pourrait aussi bien s’appliquer à des situations actuelles. Rien ne manque : voeux pieux en faveur de la moralisation, Président croyant à la toute puissance de son discours, veulerie des « négociations au sommet »... Partant pour écrire une pièce d’actualité immédiate consacrée aux seules questions bancaires, Lordon nous offre finalement une « comédie sérieuse » sur une crise moins épisodique, celle de nos gouvernements successifs et souvent démunis.
0 notes
Text
Tumblr media
0 notes
Text
Tumblr media
« D’où il résulte que la critique de « l’américanisme » quand elle n’est pas au service d’une simple défense, légitime par ailleurs, d’une part de marché menacée, n’est que le signe d’une incapacité à saisir critiquement nos propres réalités européennes »
Souvent, un élève me déclare : « Oh non, Madame, pas les guerres mondiales… on connaît déjà… on a déjà fait ». Plus tôt dans mes études, peut-être qu’une telle pensée m’a traversée. D’accord, j’ignore des pans entiers de l’Histoire mais le XXe siècle, je connais déjà, j’ai déjà fait. Weimar, c’est la république allemande de l’entre-deux-guerres. Buchenwald, c’est le camp de concentration nazi le plus connu (à distinguer des camps d’extermination). Comme Antelme et Levi, Jorge Semprún est un écrivain de l’expérience concentrationnaire. Sa captivité s’est déroulée au même endroit que celle de Maurice Halbwachs, professeur de sociologie au Collège de France, et de Léon Blum, dirigeant du Front Populaire.
Ces apparents repères ne sont pas faux mais ils n’ont pas d’intérêt s’ils persistent tel quel, sans être de temps à autre revivifiés par la lecture d’un essai comme Mal et modernité. Ce qu’il importe de savoir se situe au-delà de la capacité à donner une définition. Buchenwald fut installé à la place d’un bois où Goethe venait se promener un siècle plus tôt, habitant de la belle et classique Weimar. À Buchenwald, Léon Blum ne résidait pas dans le camp : il était interné dans une petite maison individuelle, ignorant tout des autres milliers de prisonniers parqués à quelques centaines de mètres de lui. Semprún n’avait que 22 ans quand il allait rendre visite tous les dimanches à Halbwachs et à son collègue du Collège de France Henri Maspero. Il ne dit ni n’écrivit rien à propos de sa captivité pendant des dizaines d’années, essayant de survivre à ses souvenirs en militant puis en rédigeant des scénarios de films. Ce n’est que dans les dernières décennies de sa vie qu’il put raconter Buchenwald et y retourner. C’est ce processus qu’il décrit à l’occasion dans les deux conférences des années 1990 ici éditées et qui donne toute sa force à l’idée de l’Europe dont il est le porteur. Dans la bouche d’une telle vie, jamais la défense de la mémoire et de la démocratie ne se fossilise pour devenir un lieu commun.
0 notes
Text
Tumblr media
« Selon elle la gentillesse et la cordialité n’avaient rien à voir avec la bonté qui précisément caractérisait l’attitude des Blorna à son égard. »
J’ai découvert Heinrich Böll au détour d’une de ces listes des « cent livres qu’il faut avoir lu ». Sa biographie sur Wikipedia a eu tôt fait de me le rendre sympathique : sa vie ressemblait à celle d’un écrivain engagé français des années 1960, l’esbroufe et la condescendance en moins.
L’honneur perdu de Katharina Blum est un court roman. Il est d’autant plus vite lu que la traduction est alerte et élégante. Sous l’apparente simplicité du style et de l’intrigue, Böll propose un récit subtilement construit, plein de prolepses et d’analepses (alors même qu’il jure à son lecteur tout faire pour les lui éviter). Les interventions joueuses et habiles du narrateur sont le plus souvent construites autour des deux sens du mot « source ». Furieux contre les journalistes de RFA qu’il estime sans scrupules et capables de toutes les déformations factuelles, le narrateur de Böll est en effet très soucieux de présenter les sources (fictives) auxquelles il recourt. Dans la RFA des années 1970, il se pourrait que les faits divers soient devenus une matière trop noble et sérieuse pour que leur traitement soit laissé à la presse à sensation. Mieux vaut les narrer en recourant aux méthodes sophistiquées des écrivains et des historiens. Cependant, en dépit de l’objectivité apparente de son « rapport », le narrateur ne peut s’empêcher détours et digressions. Il a conscience que son récit tend à emprunter des directions qui s’écartent les unes des autres, comme les différents ruisseaux partis d’une même source.
La réussite de Böll vient aussi de la sympathie immédiate et de l’admiration sans réserve que le lecteur éprouve pour Katharina Blum. Ces sentiments ne sont pas le résultat de ficelles misérabilistes ou d’un chantage émotionnel. L’écrivain parvient à rendre héroïques des facultés passant souvent pour féminines et sans éclat : sens de l’organisation, économie, pudeur. Il apparaît rapidement que si presque tous les personnages qui côtoient Katharina dans le roman sont des ascendants ou des supérieurs, ils ont besoin d’elle pour vivre. La réciproque n’est pas vraie. Böll peint ainsi avec ironie des classes supérieures ouest-allemandes incapable d’arriver à la cheville de cette domestique propriétaire, femme paradoxale et éminemment libre.  
Tumblr media
0 notes
Photo
Tumblr media
« J’avouais tout, ne m’adressant à personne
Jusqu’au jour où une sorte d’orgueil me vint d’être aussi malheureux »
À mon frère qui m’interroge sur cette lecture, je commence par répondre qu’au prix des romans des Éditions de Minuit, ils pourraient contenir moins de coquilles. Soixante-dix pages : aucune majuscule accentuée, « les dès sont jetés », « déliquence » et « broussse ». Gabriel rit d’abord mais enchaîne à moitié soucieux : « Si c’est la première chose que tu me dis, cela ne doit pas t’avoir beaucoup plu. »
C’est vrai que je semble pinailler mais ces coquilles sont particulièrement déplacées. Elles démentent le projet revendiqué par « l’enfant » narrateur : extorquer la maîtrise de la langue et de l’écriture françaises au « vieillard » qui le retient au milieu du désert. Elles pourraient certes être les traces du premier état « sauvage » de ce texte, d’abord auto-édité par François Augérias sur du vilain papier coloré et attribué à un garçon arabe imaginaire. Mais là encore, ces approximations typographiques contredisent la deuxième phase d’écriture entreprise par François Augérias, une fois qu’il a revendiqué ce texte en son nom propre. Dans ce second temps, il a en effet décidé de condenser son récit au maximum. Or, une telle entreprise de concentration pourrait-elle se passer d’une attention soutenue à la perfection syntaxique et grammaticale du texte ? de l’élimination de toutes les scories, occasions de distraction ?
François Augérias est un écrivain malin. Décidé à lancer sa carrière littéraire avec ce texte, il réussit à flatter suffisamment le lecteur, tout en le malmenant. Il semble par exemple l’introduire à un espace absolument vierge et coupé du monde avant de l’emplir d’éléments étrangement familiers pour le public européen : un oiseau venu de Stockholm, des disques de Montparnasse, un volume de L’Odyssée, de vieux manuels scolaires français. Après le bâton, la caresse : l’écrivain dissémine assez habilement des indices dans le texte pour que son lecteur arrive à la compréhension des motifs récurrents du récit une page avant leur explicitation. Ainsi, à peine étais-je arrivée à la conclusion que Le Vieillard et l’enfant peut se lire comme une robinsonnade qu’un volume de D. Defoe apparaît soudainement sur la table de nuit du Vieillard. À peine commençais-je à me dire que l’opposition entre noir et blanc était si systématique qu’elle évoquait les échecs que l’enfant se met à jouer à ce jeu dans la nuit.
En plus du charme insidieux du récit, j’en retiendrai enfin l’affirmation d’un parti-pris esthétique surprenant : ce sont les livres et l’écriture, plus que les musées et les arts plastiques, sont les vrais mausolées.
1 note · View note
Photo
Tumblr media
« Parlons plus modérément d’une composante populaire de mon corps. »
Aujourd’hui, une historienne française s’est plainte sur les réseaux sociaux d’un commentaire extrêmement désobligeant que François Bégaudeau a formulé à son encontre sur un forum public (« tout le monde lui est passé dessus »). Ainsi, quand il écrivait l’an dernier dans Histoire de ta bêtise qu’il aimait « les blagues de cul sans pincettes » et « les sketchs poisseux de Bigard », il ne mentait pas. Dans cette diatribe contre la bourgeoisie macroniste, l’écrivain revendique d’ailleurs sa vulgarité intermittente : c’est bien la preuve qu’il n’est pas aussi bourgeois que les sympathisants d’En Marche.
Histoire de la bêtise fut une lecture crispante. J’oscillais entre deux hypothèses également inconfortables. Ou bien François Bégaudeau n’a pas conscience que beaucoup des apostrophes qu’il adresse à son ennemi imaginaire lui sont également applicables (« Réaliseras-tu un jour que c’est ce cool qui est haïssable ? »). Ou bien François Bégaudeau a tout à fait conscience d’écrire un livre contradictoire et gratuitement provocateur et il n’accorde donc aucune considération au public assez niais pour prendre le temps de le lire jusqu’au bout. La deuxième hypothèse me paraît la plus probable et elle m’agace prodigieusement.
C’est la désinvolture qui gouverne Histoire de ta bêtise. Les titres cités ne sont pas mis en italique, à croire que le respect des règles typographiques est un sport trop bourgeois pour qu’il vaille la peine de s’y adonner. Bégaudeau s’amuse à citer aux côtés de Gramsci et de Rancière un philosophe imaginaire, comme si de tels canulars avaient encore quelque chose à apporter à la pensée critique. L’auteur aime tant se mettre en scène qu’il ne semble pas se rendre compte qu’il nous renvoie de lui-même une image singulièrement déplaisante. Il se déclare ingénument tout empli de la « satisfaction narcissique d’avoir raison ». Il se souvient avec émotion qu’au collège déjà il traitait ses petits camarades de « bourgeois ». Il apprécie autant l’exaltation de son exceptionnelle situation sociale (il est un « intellectuel dissocié ») que son appartenance à des groupes fantasmatiques (« nous, fonctionnaires pervers », « nous, paramarxistes »).
Peut-être faudrait-il que je me contente de ne pas prendre au sérieux cet essai et que je me concentre sur l’exploration des quelques références théoriques que Bégaudeau consent à citer quand il cesse un instant de s’autocongratuler. Il est néanmoins attristant de constater que, parti pour pourfendre le libéralisme français, un représentant autoproclamé de la gauche critique et radicale de notre pays réussit surtout à décrédibiliser la cause qu’il est censé servir, écrivant sans mauvaise conscience à la fin de sa démonstration : « Je souhaite le communisme à la condition qu’il n’aboutisse pas. ».
0 notes
Photo
Tumblr media
« Qu’est-ce qu’on peut faire quand on n’est rien qu’une brûlure sous la peau qui crie, comme cette maîtresse plus forte que tout : la peinture ? Sinon devenir sa couche même, ses draps délinquance, sa sueur, la beauté insoumise de son œil et son désir dévorant. »
2003 puis 2019, Roubaix puis Quimper. Mon grand-père Alain m’explique qu’il aime autant Dufy que Gauguin, Matisse et Bonnard. Ce sont ses quatre peintres modernes préférés « à cause de la couleur ».
2014. Notre professeur de lettres égrène en cours des noms de poètes contemporains que je n’ai jamais entendus auparavant. Je les note en les écorchant de leurs doubles consonnes : Bonnefoy, Jaccottet, Goffette. J’orthographie le nom de Guillevic correctement car c’est un patronyme breton. Je suis toujours heureuse de suivre les cours de M. Lemaire car il est serein et gentil. En nous dictant ces noms, il n’étale rien et n’exige pas que nous fassions immédiatement de les avoir lus dans nos dissertations. Il les nomme simplement et j’imagine que c’est pour nous donner l’occasion de les lire plus tard, quand nous n’aurons plus à faire semblant de tout savoir devant des professeurs d’université.
Noël 2019. Je lis une biographie romancée de David Hockney. C’est plaisant mais n’est-ce pas une facilité de remplir son roman de descriptions de tableaux ?
Premières semaines de confinement. Je lis un roman historique où s’affrontent dans un couvent imaginaire les Marthe et les Marie, converses contre contemplatives. C’est la première fois que j’entends parler de cette dichotomie religieuse. Je ne cesse de lister les livres qu’il me faudra trouver plus tard, quand les bibliothèques réouvriront.
Premiers jours du déconfinement. Les bibliothèques sont toujours fermées et les boîtes à livres n’ont pas passé le printemps : je passe à la librairie d’occasion. Je retourne au musée. Au retour, je lis finalement la prose de Guy Goffette. Il parle de Bonnard et de sa compagne Marie qui se faisait appeler Marthe. Il parle de réalités si charmantes – les fleurs artificielles, les femmes d’artistes malheureusement déconsidérées – que je le lis de bonne grâce, même les passages consacrées à l’ekphrasis de tableaux. Pierre et Marthe ne sortent pas grandis de cette lecture, lui un peu veule, elle un peu triste, mais Goffette aura eu l’occasion de nous révéler ce qui, selon lui, fait éclore les artistes : une enfance passée au jardin.
0 notes
Text
Tumblr media
« On voit par là que le spectacle et les sciences de l’homme commencèrent dans les mêmes vitrines, par des curiosités recueillies sur des morts ».
« Il n’y a pas d’Histoire possible ». Confrontée à une affirmation aussi péremptoire dès la page 32 de Tristesse de la terre, j’ai été tentée de suspendre ma lecture. J’avais peur de me persuader, à force de tourner ses pages, d’avoir suivi des études en charlatanerie. J’ai néanmoins persévéré en interprétant cette pique comme l’indication que Vuillard entendait délivrer à son lecteur un message épistémologique (et j’aime bien l’épistémologie).
Son récit cherche en effet à expliquer comment l’Histoire a été progressivement digérée par le spectacle et la culture de masse, au point de devenir inopérante en tant que récit et en tant qu’écriture. Si Vuillard s’intéresse donc autant à Buffalo Bill, c’est qu’il y voit l’inventeur de la reconstitution historique diffusée à une vaste échelle. À la fin du XIXe siècle, à cause de Buffalo Bill et de ses successeurs, le peuple s’est transformé en public. Ce dernier ne s’intéresse pas au déroulé des événements mais seulement à leur réplication soi-disant à l’identique sur une scène de spectacle.
Ici, Vuillard parle du public comme il parlait des paysans dans La guerre des pauvres. Il le présente comme une masse s’exprimant à la seule forme impersonnelle. Il ne manque cependant pas de prévenir son lecteur supposé raffiné qu’il est lui-même partie intégrante de ce public. « Méfions nous de notre intelligence », nous prévient-il, car elle ne nous protège pas de la fascination pour le simulacre.
Tristesse de la terre m’a davantage convaincue que La guerre des pauvres, car il existe cette fois-ci une adéquation totale entre la forme du récit qui ne met en avant qu’un seul individu et la personnalité du protagoniste. Au contraire de Thomas Müntzer attaché au salut de ses prochains, Buffalo Bill est en effet un concentré d’individualisme et d’égoïsme.
Insoucieux de se conformer aux canons de l’histoire universitaire, Vuillard n’appuie son ouvrage sur aucune note de bas de page ou bibliographie de fin d’ouvrage. Je m’amuse cependant de constater que certains de ses procédés fétiches ne sont pas dédaignés par les historiens à la page. Y a-t-il un moyen plus moderne de faire cours d’histoire qu’en commentant des images fixes ou mobiles ? De nombreux articles ou mémoires captent l’intérêt de leur lecteur en évoquant une rencontre surprenante entre deux personnages historiques (et, dans ces instants-là, l’Histoire redevient ce qu’elle était à la fin du XVIIIe siècle : un vaste répertoire d’accroches et d’anecdotes).
0 notes
Text
Tumblr media
« L’abondance, le grouillement visuel de notre période, presque une pollution, va s’éteindre et les témoignages disparaître. »
No Photo est un livre curieux à force d’être hétéroclite. Si l’ouvrage m’a appris le nom de l’auteur du premier (ph)autoportrait (Robert Cornelius), celui de l’inventeur de la première mise en scène médiatique (Hippolyte Bayard), l’existence de la photothérapie et le record d’enchères pour un tirage photo, je n’en ai pas saisi la visée principale. Est-ce principalement une méditation sur notre adieu collectif à la mémoire, un plaidoyer pour la décroissance ou bien une tentative de remplacer une partie du déluge photographique par des mots ?
0 notes
Text
Tumblr media
« Seules les traces de poussière indiquent que des livres ont été rangés là pendant des années. »
Nos Richesses donne envie de lire l’intégralité du catalogue des Éditions Charlot et de réviser un siècle d’histoire algérienne. Il n’en demeure pas moins un roman excessivement référentiel et énumératif. Constituant un des trois tiers de Nos Richesses, les carnets reconstitués du libraire-éditeur Edmond Charlot se réduisent par moment à des longues alternances de dates et de patronymes.
À propos de son récit, Kaouther Adimi a rappelé le droit que possède le romancier de s’affranchir de l’exactitude. Pourquoi pas ? Mais alors, quel intérêt y a-t-il à circonscrire le discours de Charlot à la sécheresse caractéristique des archives si celles-ci ne sont même pas vraies ? À cet amoureux de la littérature, pourquoi ne pas prêter une voix aussi lyrique que celle qu’elle attribue au peuple algérien tout entier ?
Un autre choix narratif surprenant de Kaouther Adimi est de construire son « histoire » autour de la destruction d’une bibliothèque publique qui est en vérité toujours ouverte. De nouveau, pourquoi ne pas avoir donné la parole aux habitués de l’ancienne librairie Charlot plutôt que d’imaginer un protagoniste aussi incertain que son Ryad ?
0 notes
Text
Tumblr media
« Mais tu as l’odeur d’un Être Humain »
Plus jeune, je me demandais parfois comment ce livre au titre étrange et aux pages roses avait atterri dans les rayonnages familiaux. Aucun de nous quatre ne l’avait ouvert. Je ne questionnais pas à voix haute notre désintérêt commun pour cet ouvrage au titre vaguement science-fictionnel.
Quand j’ai déménagé, je l’ai emporté avec moi, me répétant que ce serait un pas de plus vers l’idéal d’une bibliothèque entièrement lue qui serait seulement à relire (Il semble en effet attendu, dans ce bas monde, que, passé un certain degré de chic ou d’autorité, vous ne fassiez jamais autrement que relire des livres).
Jeune Viking orphelin, le héros du conte de Jørn Riel échoue sur la terre des Inuits que les intéressés surnomment simplement « le Pays des Hommes ». Rejeton d’une société violente et marchande, il va découvrir au Groenland un monde sans jalousie, sans guerre et prompt à l’adopter.
Suivant les aventures de Liev et de ses frère et sœur Inuits, je me demandais à qui elles s’adressaient. Explorant la nature glacée, les trois enfants sont confrontés à des épreuves physiques tellement douloureuses – ablation de doigts engelés, réduction au grand air de fracture ouverte – que je ne suis pas sûre que j’en aurais supporté le récit à leur âge.
Finissant ma lecture, je voulais relire Apoutsiak de Paul-Émile Victor (il paraît que quand Riel croisait cet autre explorateur dans le Grand Nord, il lui parlait la langue inuite). Dans cet album illustré, la mère du protagoniste coupait vigoureusement de la viande de phoque aussi rose que les pages du Garçon qui voulait devenir un Être Humain.
Relire ses livres d’enfant, c’est toujours la même histoire. On se rend compte de la somme pléthorique de savoir qui s’y trouvait inscrit et qu’on a pas perçu à l’époque. Il faut attendre d’avoir vingt-cinq ans et d’effectuer une improbable relecture pour retenir enfin certains noms d’animaux : ablette, chabot, eider, mergule.
0 notes
Text
Tumblr media
« La religion l’aide dans ses chagrins d’amour, moins devant les injustices sociales ».
Ce mercredi de mars, il n’y avait aucune nécessité d’aller patienter au café. À cinq heures de l’après-midi, l’air était encore assez doux et clair pour lire confortablement au square. Il faut croire que c’est en souvenir de Mathilde et de ses amies, de Gabriel et de Justine, de Lucas et des « electric ice teas » que j’entrai au Valois.
C’est encore un récit de Sophie Divry dont je n’ai pourtant découvert le nom qu’en décembre dernier. Dans un bus bondé par la grève, une de mes collègues m’expliquait que l’auteure était venue l’an précédent donner une conférence au lycée où nous enseignons. « Ses livres sont plaisants, mais je ne sais pas trop ce que des Seconde peuvent y comprendre », conclut-elle, légèrement désabusée mais surtout dépitée à l’idée qu’il était désormais physiquement impossible qu’elle arrive à l’heure pour donner cours. Nous étions toujours coincées à Bourg-La-Reine.
Présenté comme une « tentative autofictionnelle », Journal d’un recommencement vise à expliquer pourquoi une trentenaire, d’ascendance mi-protestante et située à gauche du spectre politique, retourne tous les dimanches, après quinze ans d’interruption, à la messe. Serait-ce l’envie de sauver de la désaffectation le lexique catholique et les églises françaises ? Rapidement, cette possible explication patrimoniale est balayée. Je suis d’ailleurs bien placée pour savoir que le plaisir à visiter les églises ou à identifier les scènes bibliques les plus obscures existe indépendamment du besoin de pratiquer le culte catholique.
La narratrice n’est pas tendre avec la plupart des sermons qu’elle entend. Lyonnaise, elle ne partage pas la fascination de ses voisins et coreligionnaires pour Barbarin Primat des Gaules. Pour rendre compte de son retour à la fois, elle utilise plusieurs fois la métaphore saignante et inconfortable de la plaie rouverte. Ses doutes, aussi nombreux que les points-virgules rythmant ce Journal, ne l’empêchent néanmoins pas de continuer à se rendre hebdomadairement à l’office, y compris lors de ses vacances ou de ses montées à la capitale.
À Paris, la narratrice se rend à Saint-Joseph-des-Nations. Elle vante l’enthousiasme des paroissiens venant d’horizons divers. À l’occasion, je demandai à ma tante s’il s’agissait de l’église des Épinettes qu’elle fréquentait, celle où mes cousins ont été baptisés et confirmés. Elle me répondit que non et qu’il s’agissait en réalité de l’église sur laquelle donnait les fenêtres du premier appartement où j’ai vécu. Les soirs d’hiver, dans notre cuisine-à-manger, c’est une des rosaces latérales et éclatantes de Saint-Joseph-des-Nations qui éclairait nos dîners. Il m’a fallu quinze ans, une lecture et une conversation pour m’en ressouvenir.
0 notes
Text
Tumblr media
« Confinée à Palaiseau, Marie-Louise ne sortait plus. »
Il y a deux samedis, nous sortions encore et de café en kebab, de kebab en cave, je trainais ce roman sans le ranger dans mon sac. Nous nous amusâmes plusieurs fois à ouvrir le livre au hasard et nous tombions toujours sur ces mêmes propositions : « Confinée à Palaiseau, Marie-Louise ne sortait plus. ». Nous riions pour nous rassurer et peut-être déjà pour conjurer l’angoisse encore risible du confinement.
Adolescente, je m’étonnais de mon besoin effréné de lire à la chaîne les romans de Michel Houellebecq. D’un récit à l’autre, j’attendais en fait la venue d’un personnage féminin qui ne serait pas réduit in fine à son suicide, sa plastique ou ses performances érotiques. Ma quête fut déçue, même si je dois avouer, par acquit de conscience, que je n’ai pas fini Plateforme.
« Une femme peut-elle être sincèrement houellebecquienne ? » : à cette interrogation légitime, le roman d’Alexandra Dezzi répond par l’ultra positive. Par moments, il semble même que Michel Houellebecq soit l’exclusif destinataire de Soleil, radieux. Jusque dans son prénom, Marie-Louise ressemble à la Myriam de Soumission. Toutes deux sortent avec leur professeur de lettres de la Sorbonne. Toutes deux préfèrent coucher avec des hommes juifs. Toutes deux ont peur des djihadistes et fuient Paris pour leur échapper : l’une en Israël, l’autre à Palaiseau. En outre, l’héroïne de Dezzi a tendance à versifier en italique en attendant un signe de l’être aimé, ce qui la rapproche de Daniel, le narrateur de La Possibilité d’une île.
Le seul but de ce roman lourdement référentiel semble finalement de prouver à « Michel Thomas » qu’à travers son œuvre, il a parfaitement cerné les mécanismes profonds de la psyché féminine. Face aux hommes et à leur envie, Marie-Louise (à l’instar de toutes les femmes ?) apparaît soudainement désintéressée à toute conversation et brusquement dépouillée de ses profondes qualités intellectuelles et spirituelles : « Marie-Louise le comprenait ; et en même temps, elle n’avait que faire de ses paroles […] Son désir l’incitait à une forme de soumission. ».
Et, cependant, quand elle est seule ou entourée de femmes, Marie-Louise n’est pas un personnage désagréable. Dotée d’un charme suranné, elle est, dans la solitude, capable d’élans mystiques et contemplatifs, loin des préjugés qu’elle débite à proximité des hommes. À la dernière page du roman, il est même permis d’espérer que Soleil, radieux ne soit pas seulement une imitation scolaire de Houellebecq, mais un tout début de pastiche.
0 notes
Text
Tumblr media
« L’image, la métaphore nous sauvent de l’isolement, du solipsisme. »
Le remplaçant est un portrait d’Agnès Desarthe en éternelle étourdie. Allergique aux mathématiques, elle est bien incapable de se rappeler le nombre de victimes qui ont péri dans le ghetto de Varsovie. « Un mélange de distraction, de propension à la rêverie, de manque d’esprit de synthèse et d’absence de mémoire » l’empêche par ailleurs de se souvenir des circonstances exactes dans lesquelles son grand-père biologique a été déporté et assassiné.
Si elle se dit étourdie, Agnès Desarthe prouve surtout dans son récit qu’elle est éminemment rusée. Puisqu’elle se sent incapable de narrer précisément la fin de son « vrai » grand-père ou le destin héroïque du pédagogue Janusz Korczak (dont elle avait pourtant promis une biographie à son éditeur !), elle ruse et trouve pour tous les deux le même remplaçant : Boris Jampolski dit « triple B », son grand-père de substitution.
Comme Korczak, Boris a cohabité avec une femme par amitié et par raison plutôt que par amour. Il a élevé des enfants et des petits-enfants qu’il n’a pas engendrés. Quoique surprenant, le « lapsus » d’Agnès Desarthe qui la pousse à fondre dans le même ouvrage les vies du héraut polonais des droits de l’enfant et de son anti-héros de grand-père est révélateur à double titre. Il permet de célébrer l’héroïsme ordinaire de triple B sans diminuer chez la lectrice l’envie d’en savoir davantage sur Korczak.
Quelques renseignements butinés plus tard, je me suis rendu compte qu’il existe entre Boris et Korczak un autre parallèle jamais suggéré explicitement dans Le remplaçant. L’un et l’autre sont des conteurs, point commun qu’ils partagent avec l’auteure-narratrice. Voici donc ce que triple B a transmis à Agnès : le talent de raconter des histoires pour les jeunes et pour les âgés, pour les vivants et les morts. Quand les bibliothèques rouvriront, j’irai emprunter les autres romans d’Agnès Desarthe et Le roi Mathias Ier de Korczak.
0 notes
Text
Tumblr media Tumblr media
« Il y a cependant une chose qu’ils n’ont pas réussi à faire, à la Révolution. Oh, je ne leur jette pas la pierre, ils n’avaient pas d’ordinateurs à l’époque, c’est le grand Inventaire. »
Mardi dernier, un pressentiment de vacances m’a poussée à sortir emprunter une nouvelle brassée de livres à la bibliothèque municipale. Entre la place Denfert-Rochereau et le Boulevard Saint-Michel, j’ai commencé à lire en marchant le plus petit des volumes. Je ne me suis pas arrêtée, prise d’une sympathie immédiate pour la narratrice, en dépit de son abord revêche et de ses tressautements d’humeur.
Au sein de cette harangue ininterrompue et contradictoire, j’ai particulièrement savouré et me suis ralliée à certaines déclarations péremptoires. La Révolution française est la matrice de toute notre réalité contemporaine ; Simone de Beauvoir était malheureuse de ses arrangements amoureux.
Pas de doute : en enchaînant les descriptions cliniques des manies peuplant tous les étages des bibliothèques, Sophie Divry tricote page après page le « divertissement » promis en dédicace.
0 notes
Text
Tumblr media
« Nous avons des prises pour recharger nos téléphones. Aucune pour nous réchauffer. »
Ni morceau baroque, ni sonnet, ce petit livre de Fottorino est néanmoins un tombeau. Ce genre littéraire prolifère désormais au-delà de toute définition formelle et beaucoup de livres empruntés au hasard pour combler mes temps de transport se révèlent, une fois montée dans le train, des requiems de papier.
Semblant oublier qu’il est un journaliste professionnel, le narrateur de cette Suite… mène une enquête rudimentaire. Pour tenter d’en savoir plus sur trois suicidés coup sur coup, il épluche la presse départementale et les forums anonymes d’Internet. Déçu du résultat de ses investigations, il se tourne bientôt vers la peinture de Hopper et le cinéma de Truffaut pour percer le mystère de ces voisins de quai, si semblables à nous mais qui pourtant sautent le pas de sauter. Bientôt l’écrivain rêve : que la société ne soit plus immunisée contre les sentiments, que les passagers recommencent à se parler dans le RER et, qu’en attendant le retour du printemps, les quais de gare deviennent des refuges luminothérapeutiques.
0 notes
Text
Tumblr media
« L’Histoire, c’est Philomèle, et on l’a violée à ce qu’on dit, et on lui a coupé la langue, et elle siffle la nuit au fond des bois. »
« On veut des histoires, ça éclaire dit-on ; et plus l’histoire est vraie, mieux on l’aime. Mais les histoires vraies, personne ne sait en raconter ». De formation et de sensibilité historiennes, il m’est difficile de ne pas voir dans cette phrase de La guerre des pauvres une mise en accusation des récits portés par les sciences sociales actuelles. Faute  d’historiennes et d’historiens faisant leur travail ou remplissant correctement leur fonction sociale, l’écrivain Vuillard va donc composer son propre « récit ».
Il convient de reconnaître à son texte des qualités. D’abord, celle de l’adéquation des moyens littéraires employés et du contenu. Protagoniste de La guerre des pauvres, Thomas Müntzer n’aurait sans doute pas renié cette diatribe orale faites d’exégèses onomastiques et d’emphatiques redoublements de sujet. La largeur de vue, ensuite : l’auteur rapproche dans un seul souffle les embrasements de l’Angleterre médiévale et de l’Allemagne moderne, suggérant que ces révoltes ont toutes en commun une origine qui a survécu jusqu’aux mouvements sociaux actuels. On en vient à regretter que le récit ne soit pas plus long et qu’il n’ait pas embrassé d’autres périodes ou des espaces hors de l’Europe.
Vuillard n’est pas le premier à affirmer dans ses écrits que c’est la même « guerre des pauvres » qui se joue et se rejoue depuis des siècles. D’autres avant lui ont affirmé cette hypothèse à l’initiale d’un autre texte bref et pamphlétaire. Mais si l’on fait sien ce cadre, ne devient-il pas hasardeux d’organiser son « récit » autour d’un chapelet de personnages plus éduqués et moins pauvres que la masse révoltée ? Pourquoi, alors, évoquer 16 fois le « peuple » et près de 80 fois l’individu Thomas Müntzer ?
C’est finalement autour de son exceptionnel héros que se cristallisent les contradictions du récit de Vuillard. Cousin inavoué du Michael Kohlhaas de Kleist, Müntzer s’impose comme une incarnation de l’intransigeance religieuse et de l’espérance millénariste. Partant, il ne fait pas la preuve que « ce n’est pas Dieu qui se soulève, c’est la corvée, les censives, les dîmes, la mainmorte, le loyer, la taille, le viatique, la récolte de paille, le droit de première nuit, les nez coupés, les yeux crevés, les corps brûlés, roués, tenaillés ».
0 notes