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Parc national d’Ugam-Chatkal (UZ) – 26.12.23
Je regarde défiler les plaines de boue et de neige par la vitre du taxi. Plus loin, il y a le chrome éblouissant de grosses usines avec leurs hautes cheminées et leurs volutes blanches dans le ciel blanc. Encore plus loin se dessinent les montagnes que je prends pour les contreforts de l’Himalaya - c’est en vérité le début de la chaîne du Tian Shan qui finit en Chine.
On me dépose devant les grilles d’une imposante structure bien neuve et propre, avec des plates-bandes à peine germées. C’est le poste de la police des touristes. Je veux m’assurer d’une chose avant mon escapade dans le parc national d’Ugam-Chatka : y a-t-il des ours ? Je ne sais pas pourquoi c’est le seul doute que m’inspire mon organisation bancale. L’agent qui vient à ma rencontre avec une énergique poignée de main et un large sourire ne comprend pas bien non plus. Il a, quant à lui, beaucoup d’autres préoccupations à mon égard. Un touriste qui s’est mis en tête d’aller crapahuter seul dans les montagnes en plein hiver, ce n’est pas de son goût. Il me confirme cependant que je n’ai rien à craindre du côté des grizzlys. Malgré ses injonctions et sa proposition d’aller plutôt faire du ski dans une des stations à proximité, je m’obstine, comme à mon habitude.
Je monte à droite d’un barrage hydraulique en suivant une route en lacet jusqu’à une crête d'où l'on peut admirer un panorama à couper le souffle : un lac aux eaux turquoise enserré de falaises. Le soleil tombe rapidement derrière moi. Arrivé en haut, je ne trouve nulle vue grandiose de paysages éblouissants, mais un haut mur de ciment coiffé de barbelés. Dépité, je continue le chemin sur le bas-côté jonché de déchets, en longeant cette horreur.
Après une bonne heure de marche, une trouée se présente. Je peux enfin admirer l'eau bleue les falaises et le reste, baignés dans la lumière rasante du coucher de soleil. J’avise à l’extrémité du lac des plages de sable qui pourraient être parfaites pour bivouaquer. Je les atteins quand la nuit est tombée. Malheureusement, ici aussi des barrières et des barbelés m’en interdisent l’accès. Cette partie du pourtour est accaparée par une rangée de spas luxueux qui dressent leurs frontières avec des clôtures et des gardiens et des chiens, pour s’assurer que les plages restent bien désertes, même si les établissements sont fermés pour la saison. J’entre plus loin dans un village. On m’observe passer sans rien dire. Là encore, l’accès au lac est privatisé. Des panneaux avec les prix à l’heure et à la journée décorent les grilles. Je ne me sens pas en forme. J’ai le cafard en repensant aux paroles de l’agent qui m’avait prévenu que le lac était fermé. Comment peut-on fermer un lac, avais-je pensé alors ? Les regards que je sens sur moi depuis les fenêtres en bernes me poussent à m’enfoncer plus loin vers les hauteurs, dans les champs labourés, pour y planter ma tente.
Je dors mal cette nuit-là. Je suis en train de couler dans une masse d’eau sombre. Je vois au travers de la surface des gens passer. Des amis, ma famille ; je les vois aller et venir sans me remarquer, sans réaliser que je m’enfonce toujours plus profondément dans l’eau noire et glacée.
Je me réveille avec dans la tête une voix trop lointaine pour que je discerne ce qu’elle dit. Puis j’émerge complètement et me rends compte que cette voix ne fait pas partie de mon rêve et qu’elle n’est pas distante, qu’elle est même très proche, à moins d’un mètre de mon abri. Pris de panique, je m’habille en hâte et passe la tête dehors. À ce moment, je comprends d’où me venait cette sensation de froid dans mon rêve. Les températures ont drastiquement chuté pendant la nuit. Il a neigé. Le champ est recouvert d’un épais manteau blanc, et une carapace de glace enserre la toile de ma tente. Juste derrière le fil électrique se trouve un homme. Il ne parle plus, il se contente de lever les sourcils en me dévisageant. J'esquisse un bonjour de la main, plus universel que les mots. Il se remet à parler sans que je puisse comprendre quoi que ce soit. Je m’excuse en anglais et en russe. Il se tait à nouveau, fait un geste du bras qui peut tout aussi bien dire « viens, suis-moi », que « va au diable », et repart.
Je m’empresse de lever le camp. J’ai du mal à rempaqueter tellement mes doigts sont engourdis. Plus loin sur le chemin je tombe sur un conteneur aménagé en cabane avec des fenêtres et une porte taillées dans la tôle. Je tente ma chance et toque. Pas de réponse. Du ciel gris commencent à tomber de gros flocons. Je reste encore un peu sans trop savoir quoi faire. L’eau s’infiltre dans mes vêtements, troués depuis l’épisode du feu de bois dans la réserve de Ponichala en Géorgie. Mes chaussures ne sont pas mieux, fatiguées de ces trois mois de périple, les coutures s’effilochent. Le blizzard s’intensifie, je ne vois plus les montagnes autour, ni les champs enneigés. Il n’y a plus que moi, le froid et cette maisonnette… vide.
Le retour se fait à tâtons dans un néant blanc hypnotique et silencieux. Je ne reverrais pas le lac, ni même les grilles des spas et leurs gardes, cachés par le rideau cotonneux qui tombe, toujours plus dense. Vers midi, l’agent de la police des touristes m’appelle (on avait convenu qu’il prendrait de mes nouvelles tous les jours de mon trek pour s’assurer que je vais bien). Il est soulagé d’apprendre que je serais de retour aussi vite, et me dit en rigolant qu’il a reçu quelques appels au sujet d’un grand type avec un gros sac à dos qui errait dans la région.
De retour au pied du barrage, je prends un téléphérique pour visiter les hauteurs. Un truc à faire absolument d’après l’agent. Le temps s’est dégagé. En haut, je trouve une petite esplanade déserte avec des jeux pour enfant et des stands fermés. Je trouve l’endroit lugubre et n’y reste pas longtemps. Dans la cabine me ramenant en bas, je contemple la courbe bétonnée du barrage, le quadrillage de la ville, la rangée de dents blanches des montagnes. Je me sens vide. La solitude et les désillusions s'installent, à l'aise, dans mon spleen. Pour la première fois depuis que je suis parti avec Francine dans les rues désertes de Nantes, le silence me dérange. Je vois le sol venir à moi, lentement, et je sens sur mes joues rouler mes larmes.
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Aktaou (KZ) → Almaty (KZ) 3/3 – 19.12.23
Mes colocataires s’en vont, on ne se sera pas adressé un mot. D’autres les remplacent, tout aussi anonymes.
La carence en distraction me fait délirer. Je m’imagine bétail, filant à l’abattoir. Ou prisonnier de guerre, essayant de survivre au voyage qui m’amène à une mort inéluctable. La nuit, je vois mon reflet qui s’évade dans la steppe, laissant derrière lui une ornière dans le manteau intact de la neige. Durant l’un de mes repas je fais une tâche sur mon drap. Je reste à la fixer un temps, calme et vide comme au reflux d’une vague. Puis mon agacement me submerge, se concentre sur cette tâche, devient rage sourde. Je craque. Je fais mon sac avec un empressement fiévreux, remballe tout très vite avec colère, mais discrètement, coupable de céder là, maintenant. Puis je me réfugie dans un entre-wagon, devant une porte, prostré et résolu. Ma démangeaison de l’âme me quitte au moment où je pose le pied sur la terre ferme. Sans un regard en arrière, sans même savoir où je suis dans un rayon de mille kilomètres, je me mets à courir. Je détalle comme si on me poursuivait, comme si les chemineaux m’avaient vu descendre et s’étaient exclamés « Non de Dieu, il s’échappe ! ». Je fonce loin de la gare dans des rues inconnues et sens avec ivresse le froid mordant dans ma gorge, les tendons engourdis de mes jambes picoter sous l’effort. Je ne m’arrête qu’après avoir entendu au loin le sifflet du départ.
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Aktaou (KZ) → Almaty (KZ) 2/3 – 19.12.23
Je quitte Aktaou de nuit. La gare décrépite de la ville, tout en nuances de gris, me plonge dans l’ambiance d’un vieux film sur la guerre froide. Il y a beaucoup de monde à attendre comme moi. Des familles entourées de gros sacs ficelés, prostrées en grappes à l’intérieur sur les bancs, contre les murs ; et à l’extérieur sur les bancs gelés, le long des rails. Entre toutes ces têtes frissonnantes, assoupies de froid et de fatigue déambulent des officiers avec leur manteau de militaire et leur chapka velue. Le sifflet du train retentit dans l’obscurité que deux phares trouent. Je guette, excité, la masse sombre de la vieille micheline approcher. Mais quand elle passe devant moi, dans les blêmes halos des lampadaires, je découvre que la micheline a pris un sacré lifting. À l’intérieur, point de cabines vétustes marquées par des décennies de postérieurs en transit, je trouve à la place des habitacles modernes flambant neufs, si neufs que des plastiques de protections recouvrent encore certains revêtements. J’en reste déconfit. J’élis domicile sur une couchette en hauteur et fixe le plafond rutilant tandis que deux hommes prennent possession des lits d’en bas, en silence. Le sifflement du train résonne à nouveau, les roues se mettent en branle, le début d’un long trajet de soixante-douze heures commence.
Les distractions sont encore plus minces que sur l’Ordubad. Les espaces plus réduits aussi. Le spacieux wagon-bar tout clinquant et vide est réservé à ceux qui commandent au restaurant m’apprend-on. Je suis donc contraint de prendre mes repas au seul endroit qui m’est alloué, c’est-à-dire ma couche, à même mes draps. Si les compartiments sortent tout juste de l’usine, les entre-wagons, eux, paraissent d’époque, avec leur poêle à charbon inefficace et la suie graisseuse poissant ses parois. Je m’y réfugie pour taper du pad et pour refroidir. Ces interstices vétustes deviennent vite ma soupape, mon temps calme, à cause de la chaleur infernale entretenue partout ailleurs. Une température inconfortable de plus de vingt-cinq degrés m’étouffe la journée alors que s’étale à chaque fenêtre le spectacle d’un froid glaciaire, et me laisse transpirant la nuit sur mon matelas humide. Avec, pour terminer de scier mes nerfs, l’écran high-tech dans le couloir n’ayant pour unique but que l’affichage des températures extérieures et intérieures. Jour. Et. Nuit.
Je me plonge alors dans une profonde contemplation du paysage, le front collé aux hublots sales des sas. Méditation aussi stérile que les étendues blanches s’étirant à perte de vue de chaque côté de la voie ferrée. Une immensité sans contour, avec quelques lignes électriques qui y plongent au hasard, pour rappeler la profondeur dans ce néant. La silhouette immobile d’un cheval ou d’un chameau apparaît de temps à autre, tout petit dans la steppe, tels des jouets éparpillés qu’on aurait abandonné là. Le tout écrasé par un ciel énorme et vide, dans lequel le soleil s’est dilué en un halo diffus. Le train est peut-être moderne, mais les rails datent bel et bien de l’URSS et nous cantonnent à l’allure cahotante d’une vieille charrette, ce qui en fait le seul point véridique des récits qui m’ont poussé sur cette voie.
Quand je ne suis pas absorbé par le dehors, j’erre le long des couloirs. Dans l’intimité des cabines avoisinantes, je surprends par quelques portes entrebâillées ces mêmes familles rencontrées à la gare. Le contenu de leurs bagages éventrés a envahi la pièce et transformé l’espace impersonnel en un lieu de vie. Les vêtements pendus aux échelles, les magazines, paquets de chips et bonbons tapissant le sol et la table, amas d’objets hétéroclites entre lesquels des corps alanguis en pyjama, en sous-vêtements, restent muets de torpeur tandis que les vidéos beuglent et que les enfants crient.
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Aktaou (KZ) → Almaty (KZ) 1/3 – 19.12.23
J’entre au Kazakhstan par le port de Kurik, à l’extrême ouest du pays. Peut-être est-ce dû au drastique changement du climat, peut-être cela vient des visages durs et joviaux aux traits mongols qui m’accueillent, ou bien à l’odeur neuve du béton et de la poussière qui plane sur le paysage enneigé ? Toujours est-il que ça y est, pour la première fois depuis ce lointain matin dans les rues désertes de Nantes, je ne me sens plus en Europe.
Je marche dans l’air glacé à la recherche d’un taxi sous un ciel de silex pur. J’ai décidé, alors que j’étais encore sur le bateau, de découvrir cet immense pays par la vitre d’un train. Une fameuse ligne ferroviaire traverse le pays dans sa longueur, en trois jours, jusqu’à la capitale Almaty tout à l’Est. J’ai lu le récit de wagons fatigués brinquebalant dans la chaleur du désert, des voyageurs entassés sur leurs couchettes occupés à jouer aux cartes et boire du thé, des repas traditionnels communs que les babouchkas préparent sur de petites cuisines mobiles… l’aventure quoi ! Et sociale en plus. Mais avant d’embarquer pour ce long trajet, je veux d’abord retrouver un peu de mon équilibre et effacer les dernières traces de roulis en m’installant pour quelques jours dans la petite ville côtière d’Aktaou. J’y découvre une culture non pas dépouillée d’influence occidentale, mais tout de même bien libre d’en tirer ce qu’elle veut. Tout récemment mise au monde d’entre les vieux jupons soviétiques, elle fleurit d’une énergie bien singulière, d’un flow erratique, insouciant et juvénile, qui pousse parmi les fantômes de béton effrité de son passé. Et dans ce tricot de ruines et de modernité, les Kazakhs marchent le long de leurs routes défoncées, les épaules rentrées, comme si tout allait s’effondrer, mais avec la tête levée vers leurs panneaux publicitaires aux couleurs criardes, arborant une expression désinvolte comme si cela n’avait de toute façon pas d’importance.
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Alat (AZ) → Kurik (KZ) 2/2 – 10.12.23
Les jours passent et le paysage reste statique. Alors que je fais la queue pour manger un midi, une des cantinières m’interpelle. Elle me fixe tout en débitant des paroles qui, même si le sens m’échappe, m’ont tout l’air d’une engueulade. Paniqué et honteux, je la regarde sans réagir, écrasé par toute l’attention de la salle dans mon dos que je sens tournée vers moi. Elle continue avec des gestes d’exaspérations, me désigne mes cheveux d’un air désapprobateur. Je bafouille des excuses en russe et m’éclipse de la salle sans avoir mangé. J’arrive le soir avec ma tignasse ramassée en une queue de cheval. Elle m’accueille avec le sourire et semble me féliciter, me couvant d’un regard maternel qui me plonge une nouvelle fois dans un muet malaise. Au bout du cinquième jour, je commence à bien connaître le bateau. Les deux ponts que je confondais tout le temps, la salle des machines toujours désespérément à l’arrêt, les coursives dont je peux maintenant lire les panneaux en cyrillique, et même la cale où se serrent, les uns contre les autres, les camions de mes camarades de bord. Un soir, alors que je me couche, j’entends venir des salles communes les accents d’une dispute. Avide de distraction, je quitte ma piaule et fais mine d’aller me servir du thé dans le réfectoire. Tous les camionneurs sont là. La pièce est enfumée par la trentaine de clopes qui se consument rapidement dans l’effervescente ambiance. Les cartes cette fois sont délaissées au profit de bouteilles de vodkas – pour la plupart déjà vidées, traînant sur les tables et le plancher. Un homme se tient debout et tangue encore plus fort qu’il n’y a de roulis. Il a le doigt levé et hurle quasiment à l’adresse des autres assis à un mètre de lui. Plus je reste à l’écouter, moins je peux dire s’il est en colère, s’il philosophie ni même s’il est en train de raconter une blague. Spectatrice comme moi, la cantinière soucieuse de mon hygiène capillaire s’approche : « завтра. уйду. ». Demain, on part… Je vais me coucher, euphorique comme si j’avais bu moi aussi. Dans la nuit, la secousse du lancement des moteurs me fait frissonner. Enfin, la tempête est passée. On vogue sans heurt un jour et une nuit. L’eau couleur vert olive s’assombrit en pleine mer pour devenir bleu métallique. Au loin, des plateformes pétrolières glissent sur l’horizon, seuls repères de notre progression. Les côtes kazakhs se dessinent dans le rose du matin. Bien qu’un jour supplémentaire d’immobilité nous soit imposé, j’ai le cœur léger. Avant l’aube, de petits bateaux viennent plaquer l’Ordubad contre le quai. La mer dans le port a gelé et s’est changée en un crumble luisant dans l’obscurité. Je piétine pour me réchauffer dans l’air glacé, observant les camions sortirent un à un de la cale. Deux heures plus tard, je foule pour la première fois la terre du pays des chevaux sauvages, accompagné d’une sensation de tangage qui persistera pendant plusieurs jours. Derrière les grilles de la zone portuaire m’attendent l’immensité du désert recouvert d’une épaisse couche de neige et un ciel de givre presque blanc.
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Alat (AZ) → Kurik (KZ) 1/2 – 10.12.23
Sept heures après avoir quitté le port d’Alat, l’Ordubad s’immobilise à cinq-cents mètres des côtes. Avec un pincement amer, je reconnais les polyèdres de verre de la capitale, brillants sous le soleil à son zénith ; je suis revenu à mon point de départ. Le temps est magnifique, aussi je reste sur le premier pont, à me soûler de clarté et de vent frais qui emportent au large les scories de mon apathie et des angoisses de la veille. La nuit vient et les moteurs restent muets. Quand je me décide à rentrer, la brise a forci et une bande grise de cumulus enfle sur l’horizon. Je découvre un peu tard que les repas sont à heure fixe et que ne pas y être, c’est ne pas manger. Je trouve à bord des camionneurs Turcs, Azerbaïdjanais et Kazakhs. Une vingtaine de gaillards taciturnes en claquettes et jogging qui, entre les repas, passent leur temps dans la salle d’accueil à fumer, boire le thé et jouer aux cartes. Personne ne parle anglais, ni les passagers, ni l’équipage ; je suis le seul touriste. Dans ma petite cabine, je regarde les lumières tremblotantes de la ville, lointaines comme des étoiles. Je suis réveillé à sept heures trente par le commis de cuisine annonçant dans chaque chambre le service du petit-déjeuner. Je me force à y aller prestement. Dans la salle à manger, des groupes sont déjà attablés. J’expédie mon repas et prie pour qu’on ne me voie pas fourrer piteusement du pain dans mes poches au cas où je raterais une nouvelle collation. On ne sait jamais. Je côtoie peu le reste des passagers qui ne relève ma présence que par de rares coups d’œil quand parfois l’on se croise au hasard d’une coursive. J’emploie mon temps à apprendre le russe, jouer aux échecs et tambouriner sur mon pad, seul dans mes quartiers. Comme si cela était prémédité, on se trouve juste assez loin de la civilisation pour capter une minuscule barre de réseau sur le deuxième pont, à la poupe. Et si au début j’y grimpe de temps en temps pour me blottir contre l’une des deux cheminées du navire afin de péniblement charger quelques pages, la météo m’en dissuade bien vite. Le temps, même s’il ne peut encore être qualifié de mauvais, se dégrade vite. Le front de nuages a submergé le ciel et les températures ont chuté : un quart d’heure suffit à ce que le vent glacial du large n’engourdisse mes mains et ne me laisse transi, même sous l’intégralité de mes vêtements. Je fais quelque progrès en russe, notamment sur le déchiffrage de l’alphabet. Mais l’immobilité, l’incertitude du départ et la solitude en dépit de la vie en communauté, rongent mon moral ; je replonge dans une phase apathique où je hante les couloirs du cargo pour fuir la claustrophobie de ma cabine. Un soir, alors que je regarde la surface indistincte de l’eau à peine troublée dans la nuit, je demande si le bateau ne pourrait pas lever l’ancre puisque, malgré le froid, la mer n’a pas l’air agitée. Un camionneur de l’est du Kazakhstan, quinquagénaire à la stature massive, me répond dans un anglais chaotique entrecoupé de russe que si ici il n’y a que des vaguelettes, plus loin en haute mer c’est une autre histoire. Il rajoute avec un rictus qu’avec cette épave, si la mer n’est pas plate comme un lac, il veut bien attendre un mois là plutôt que de risquer la traversée.
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Alat (AZ) – 08.11.23
J’atteins le port dans la nuit. Un poste de garde me permet d’acheter un billet pour la prochaine traversée, puis on me conduit dans un grand préfabriqué où s’alignent les chaises d’une salle d’attente déserte. Le voile de ma fatigue et la solitude des lieux se mêlent à l’excitation d’être enfin arrivé. Les espaces vides douchés de la lumière crue des néons sont vétustes. Fourbu et crasseux, je me contente du maigre filet d’eau glacée d’une douche pour me débarbouiller, puis j’installe mes pénates sur une banquette près du radiateur. Je ne sais toujours pas quand se fera le prochain départ, mais je sais maintenant le nom du navire sur lequel je traverserais la mer Caspienne : l’Ordubad. C’est un vieux cargo avec un peu moins de quarante ans de service, qui a vu le jour dans les arsenaux de l’URSS. Je m’apprête à me coucher, quand un employé du port fait irruption dans la pièce. Il me tend un post-it sur lequel je lis « be ready », et repart sans ajouter un mot. Presque menaçant, ce message assez pauvre en détail me fait remballer toutes mes affaires et me laisse anxieux, plusieurs heures durant, assis sur l’une des chaises de la salle d’attente. Je finirais par y passer la nuit. Au matin, le ciel est immobile et gris. Les heures s’écoulent et m’écorchent d’une nervosité grandissante. Le temps s’est arrêté ici, dans ses salles dépouillées de vie où personne ne rentre. J’y tourne en rond, trop soucieux de rater le départ pour penser en sortir. Les murs gris semblent s’écarter, les espaces s’élargirent à l’infini, à l’image de mon attente qui tire mes nerfs. Je finis de nouveau sur une chaise, encore plus fatigué qu’à mon arrivée, à regarder par le plexiglas la venue de la nuit qui se manifeste par la teinte des nuages s’assombrissant. On me tire de mon sommeil à cinq heures du matin. Ça y est, l’Ordubad part enfin. Je suis des gardes pas très causants le long de couloirs nus fermés par des portiques de sécurité, jusqu’à déboucher sur le quai d’embarquement, dans l’air froid du dehors. Ils me font signe de continuer en longeant l’eau et repartent, peut-être pour finir leur nuit. Contre le ciel jauni par la lumière des lampadaires tranchent les masses imposantes des cargos amarrés. J’essaye d’apercevoir leur nom, sans succès. Je grimpe dans le premier et demande à une personne si c’est bien l’Ordubad, à destination du Kazakhstan. On me dit oui, alors je m’enfonce dans le ventre métallique par des coursives mal éclairées et arrive à un réfectoire où je distingue dans la pénombre plusieurs ombres étendues sur d’étroites banquettes. Je les imite, me détendant un peu. Dix minutes plus tard, un employé vient me prendre par le col et me fait descendre au pas de course. Ce n’était pas le bon bateau… Il jure en azéri, je jure en français. On crache nos expressions respectives plus dans le vide que pour l’autre tout en avançant à grandes foulées, la tête baissée face au vent mordant du large. Il me plante devant l’Ordubad, me serre la main et repart. Il est six heures et l’ancre est levée. Enfin la traversée commence ! Je gagne une cabine exiguë inoccupée et m’y allonge un instant. Au-dessus de moi, le petit hublot dévoile la voûte nuageuse qui semble se déchirer pour laisser passer l’aurore. Le trajet dure vingt-huit heures jusqu’au port de Kurik, j’allais mettre une semaine.
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Bakou (AZ) → Alat (AZ) Partie 2 – 08.12.23
La mer couleur métal à gauche, les plaines désertiques à droite, le paysage monotone s’écoule lentement le long de ce troisième jour de marche. La route au trafic ininterrompu se prolonge à l’infini, filant droit comme un trait de crayon à la règle sur une immense feuille de papier jauni, et ne déviant que pour contourner les zones industrielles avec leurs machines béhémothiennes luisantes sous le soleil. La nuit s’annonce quand j’arrive au pied des murs érodés d’un ancien caravansérail. L’édifice, depuis longtemps à l’abandon, élève ses murailles de terre sèche sur le bas-côté d’une voie de chemin de fer. Un peu partout sont gravés dans les parois friables des messages en russe, azéri et arabe. Les escaliers menant aux tourelles se morcellent sous mes pas, alors je fais demi-tour et m’installe dans la cour intérieure malgré le vent qui la balaye au gré des bourrasques. À part le passage occasionnel de convois ferroviaires et des aboiements lointains, la nuit se fait calme. Je pense à tous ces voyageurs qui se sont succédé pendant plus de cinq-cents ans et souris pour moi-même, dans le noir, à l’idée d’ajouter mon nom à cette longue liste. Je me lève dans le gris de l’aube et monte précautionneusement à l’étage pour admirer le lever du jour sur la mer Caspienne. Cette fois je lâche véritablement la voie rapide pour crapahuter dans le chaos pierreux du parc naturel de Gobustan. Je rejoins ensuite un hameau à un peu plus d’une dizaine de kilomètres de Alat. Mes mollets tirent et je me sens très sale, mais je devrais pouvoir atteindre le port avant la tombée de la nuit. Dans les rues défoncées et silencieuses, je déambule tel un fantôme. Je longe les façades des maisons exhibant leurs parpaings et le ciment grossier. Aux abords du village, le sol du désert se creuse en un labyrinthe de galeries et de boyaux terreux façonnés par la sécheresse que les habitants, visiblement, utilisent comme décharge. Des tas d’ordures y brûlent, dégageant de minces rubans de fumée noire et une odeur râpeuse que je sens se coller à mon palet. Je vois arriver un troupeau de moutons depuis longtemps annoncer par le tintement de leurs cloches. Le berger m’accoste avec un large sourire, il veut savoir ce que je fais ici. Petit, comme tassé sous son chapeau, il lève vers moi une figure goguenarde tannée par le soleil. Je lui dis que je veux rejoindre Alat à pied. Il secoue la tête, semblant indiquer un désaccord. Avec l’aide de mon portable, je lui demande pourquoi je ne peux pas. Sans se départir de son sourire, il me bondit dessus et fait mine de me mordre la jambe avec ses mains simulant des mâchoires. J’ai bien failli le frapper sous le coup de la surprise. Je le questionne, aussi préoccupé par les augures que par le colporteur lui-même. Tout en se mettant à aboyer et grogner, il écrit une phrase que mon portable traduit en deux mots : « chiens faim ». Il image ses propos avec quelques jappements supplémentaires et des signes du bras pour m’écarter des dédales bordant le village et m’indiquer un grand détour par delà un tertre plus à l’ouest. Je le remercie en azéri ce qui le fait beaucoup rire. Avant de se quitter il me tend son bâton et pour être sûr que j’ai compris, mime des coups dans le vide et imite les gémissements d’un chien, ce qui le fait s’esclaffer de nouveau. J’accepte son cadeau et repars, la boule au ventre. Je verrais effectivement au loin des meutes de chiens errants, mais n’en rencontrerais aucune, à mon grand soulagement.
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Hazar Adalari (AZ) – 07.11.23
Me voilà à plus de cinquante kilomètres de la capitale et le vrombissement continuel des camions m’est devenu insupportable. Je m’en écarte en m’enfonçant dans le lavis ocre des terres, suivant les monticules des canalisations géantes qui serpentent dans le désert, concentré sur mes pas pour ne pas glisser dans les fosses emplies d’eau du même jaune que le sol. Tout est immense et plat… et vide. Un taudis est planté dans un champ de boue. À mon passage, la porte s’ouvre et un vieil homme à la casquette poisseuse et aux yeux si clairs que je le pense tout d’abord aveugle s’avance. Salam. Aleykoum salam. Ce sera la seule interaction que je comprendrais de tous les mots, gestes et onomatopées qui suivirent. Sur l’horizon plat se dessinent les lignes géométriques d’une immense raffinerie de pétrole dont je longerais le grillage sur une longue distance. Le soleil est à son zénith quand je découvre une structure insolite : deux pilonnes courbes forment une grande arche qui tombe en ruine. Elle me fait penser à une version apocalyptique d’un Disneyland oriental. De cette entrée, une large route poussiéreuse encadrée de palmiers desséchés trace une droite rectiligne vers la mer. Dans le lointain, une mégalopole en construction déchiquette le paysage en dents d’acier et langues de béton : les Khasar Islands, le projet titanesque d’une ville luxueuse ultramoderne flottante. La terraformation de la côte et du large est impressionnante. Les avenues et autoroutes sont des plates-bandes de terre nue, les buildings n’ont poussés qu’à moitié, moignons de poutres de métal et d’échafaudages vertigineux. L’aspect général est celui d’un gigantesque parc d’attractions démonté dont il ne resterait que les vestiges déjà couverts de la poussière du désert charriée par le Khazri, le vent du nord. Au centre s’élève les fondations géantes de ce qui devait être la plus grande tour du monde, haute d’un kilomètre, rien que ça. Son socle lisse me fait penser à la piste d’atterrissage d’un spatioport. Je laisse derrière moi le squelette de cette Atlantide desséchée, il me reste encore beaucoup de route avant d’atteindre le port.
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Bakou (AZ) → Alat (AZ) Partie 1 – 06.12.23
Je quitte la morne métropole superficielle de Bakou sous un ciel bas et menaçant. Nouveau projet : rejoindre à pied le port d’Alat, à un peu moins de cent kilomètres au sud de la capitale, en longeant le littoral. Pourquoi ? Parce que j’ai un bateau (un vrai cette fois) pour m’emmener au Kazakhstan, mais que les départs aléatoires et la météo peu clémente me laissent au moins trois jours à tuer avant qu’un cargo ne largue les amarres ; et surtout, je veux quitter le plus vite possible cette ville kafkaïenne aussi propre au-dehors que hideuse en dedans. Les gratte-ciels du centre-ville sont encore visibles que je me fais déjà alpaguer par les autorités. Un vague déjà-vu me fait frémir. Je leur explique mon projet qui les laisse perplexes. Ils veulent m’appeler un taxi, me disent que ça n’a pas de sens, qu’on ne marche pas comme ça sur d’aussi longues distances, qu’il y a des bus. Je leur demande s’ils vont m’arrêter si je continue. Ils me répondent que non, mal à l’aise. Alors je reprends ma route en les laissant là, à froncer leurs sourcils d’incompréhension, suivant du regard ce con d’étranger alors que les cumulus gonflent sur la mer. La raison de leur incrédulité, c’est que le littoral que j’ai mentionné plus haut n’est pas une succession de plages de sable fin, bordées d’un chemin de randonnée bucolique ponctué de hameaux pittoresques. Non. C’est le bas-côté d’une voie rapide traversant des champs de forages pétroliers et des zones industrielles, coincés entre les rivages bétonnés des docks et le vide semi-désertique de l’intérieur des terres. Vous pouvez mettre ça sur le compte du complexe du touriste qui fait tout pour ne pas en être un. Et aussi peut-être, une intuition. Le sentiment que les larges rues quadrillées de policiers, les avenues Las Vegassesques trop nettes, les tours de verre extravagantes couturées de néons, tout ça n’est qu’un verni décidément trop lisse pour tout résumer. Je veux gratter plus loin. Je me retrouve bientôt dans les plaines pelées de la campagne, jonchées de déchets, striées de lignes électriques au ciel et de gros tuyaux au sol. Les pluies ont transformé la terre ocre du désert en boue qui colle à mes basks et alourdie considérablement ma foulée. Sur le fond gris sale de la mer, les grands chevalets de pompage battent la cadence. J’installe mon campement contre un tertre m’isolant du vent du large et du grondement de la route qui ne désemplit pas, même de nuit. Je suis réveillé à l’aube par une fanfare qui semble toute proche. Leur musique est lente et discordante et s’arrête au moment où je m’extirpe de la tente. Les yeux encore collants de fatigue, je scrute les alentours inhabités avec étonnement. Ai-je rêvé ? Sur la partie nord du tertre, je découvre un phare aux bandes bleues et blanches pétantes que je n’avais pas distingué dans l’obscurité de la veille. À son pied flottent des drapeaux multicolores. Pas de trace des musiciens…
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Mont Olympe (GR) – 06.11.23
Je pose mon sac à dos contre un poteau de béton engravé de ce court message : Skourta – 2500 m. À ma droite s’étend le plancher grec bordé de la mer Égée ; à gauche, le flanc boisé du mont Olympe se perd dans les nuages. Mes jambes flageolent quand je me baisse pour étaler la carte plastifiée du massif. Je remercie encore une fois en pensée la vendeuse qui me l’a donnée juste avant que je n’attaque les premiers dénivelés la veille ; sur la topographie sont encore visibles les tracés au crayon gris qu’elle y a laissés à mon intention, tandis qu’elle m’expliquait avec force détails plein de conseils utiles que j’ai oubliés avant même de sortir de sa boutique. J’étais arrivé hier après-midi au village de Litochoro. Après quelques emplettes de première nécessité, je suis parti sans perdre de temps sur les sentiers faire quelques kilomètres dans la montagne avant qu’il ne fasse nuit, prenant tout de même le temps de rouler en boule dans un sac plastique et de coincer sous un rocher toutes les affaires que je jugeais incommodes à mon entreprise. Après une nuit agitée dans le lit sec d’une rivière, à flanc de falaise, entouré des grognements d’une harde de sangliers, j’ai repris la route aussitôt le soleil visible entre les cimes des pins. L’ascension s’est révélée rude, entrecoupée de pauses de plus en plus longues et fréquentes à mesure que la végétation se raréfiait. Arrivé aux alpages d’herbe rase, non loin d’où je me trouve actuellement, un troupeau de cervidés m’a regardé passer sans aucune crainte. Le monde est silencieux ici, endormi, comme s’il n’y avait plus d’attaches avec en bas, par delà le filtre bleuté de l’atmosphère. La piste continue plus loin en une crête sinueuse cernée de précipices qui m’inquiètent. Le chemin monte ensuite pour rejoindre les hauts-plateaux desquels s’élève le profil déchiqueté de Profitis Ilias, le plus haut sommet de Grèce, légendaire domaine des dieux de l’Olympe. Mais mon ascension s’arrête là. Il n’est que quatorze heures et la lumière commence déjà à décliner. Je n’ai croisé personne en deux jours et j’ai peur de repasser une seconde nuit seul dans les montagnes. Le mysticisme des lieux a instillé en moi un malaise qui, quand le soir tombe et que des cris d’animaux résonnent dans la forêt, me font rêver à des choses lugubres. Malgré mon pas rapide, je me ferais de nouveau surprendre par l'obscurité lors de ma redescente et devrais, comme à l’aller, me risquer sur des routes cahoteuses seulement guidé par le halo de ma frontale, jusqu’à trouver un coin où camper. Je me laisserais tomber dans l’eau turquoise de la mer le lendemain, les épaules sciées par les lanières de mon paquetage et le ventre vide, avec juste assez d’eau pour tenir jusqu’au soir.
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Tes voix
Tu m'as grisée de ta voix complice, dans les vapeurs du jour
Tu m'as enivrée de celle des confidences, quand le soleil disparait sous les montagnes
Et je me suis soûlé à celle que tu chuchotes, dans la nuit, au creux de mon cou
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Ponichala Reserve (GE) – 18.11.23
On est mi-novembre et s’il fait encore bon en ce milieu de journée ensoleillée, très vite, la soirée aspirera toute cette chaleur et ne laissera que quatre malheureux degrés la nuit venue. Je suis trempé, mes affaires de rechange sont trempées, et je me trouve en pleine campagne sur un îlot de terre jonché de déchets. Aussi je ne perds pas de temps, je me désape prestement et entreprends de glaner du bois mort qui, une chance pour moi, ne manque pas sur l’île. Je pense à l’image incongru d’un barbu dégingandé en caleçon, traînant frénétiquement des branches à côté d’un bateau gonflable dégonflé. Des touffes d’herbes sèches me servent pour démarrer le feu, elles dégagent une odeur et une fumée âcre, mais cela prend vite et je suis bientôt assis devant une belle flambée, à réchauffer mes membres engourdis. D’autres branches me servent d’étendoir, et j’y suspends mes habits préalablement essorés que la chaleur fait très vite fumer comme s’ils étaient eux-mêmes en feu. Le temps passe en réapprovisionnement en bois et en un constant manège avec le vent qui n’arrête pas de changer de sens. La course du soleil dans le ciel toujours bleu se fait rapide alors que l’après-midi s’étale dans le silence, perturbé seulement par le crépitement du brasier. Mes affaires sèchent, mais trop lentement à mon goût et je commence à avoir froid. Alors je les rapproche le plus possible du foyer, ce qui aura pour conséquence de multiples trous dans chacune de mes fringues. Devant la débâcle de mon naufrage et le spectacle de mes habits obstinément mouillés et maintenant brûlés, je pense aux récits de Jack London, au film Cast away on the moon et Seul au monde et Into the wild, et ça me déprime encore plus. Je rentrerais à Tbilissi dans la nuit, comme un chien qui s’est perdu et qui revient crotté et abîmé après une fugue, la queue entre les jambes.
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Tbilissi (ge) -> Sadiqli (az) – 18.11.23
Je sors la tête de ma tente dans l’air gris de l’aube imminente. J’ai passé la nuit dans un no man’s land, au pied d’un pylône électrique. Après avoir empaqueté mes affaires, tandis que je mâche distrai-tement une barre de céréale en attendant que la luminosité soit suffisante pour mon départ, je regarde mon embarcation sur l’herbe mouillée, la boule au ventre. Je l’avais gonflé la veille, en plein cœur de la capitale géorgienne sur un quai du fleuve, me rendant déjà compte de l’absurdité de mon plan. J’avais refusé alors de me résigner à la dure réalité, même après que des hommes soient venus m’empêcher de prendre le large, mi-amusés, mi-consternés par mon aventure. Un barrage hydraulique en amont ? Non, j’ai vu qu’il était en aval. De forts courants ? On dirait pas. La police va m’arrêter ? C’est mon problème… La honte m’avait rendu mauvais et je les avais envoyés se faire voir, marchant comme un forcené sur plusieurs kilomètres avec tout mon barda, quittant la ville jusqu’à atterrir ici pour passer la nuit et retenter ma chance. Maintenant, la vision de mon « bateau » me revient dans les dents : je me suis fait arnaquer. Je l’ai acheté l’avant-veille dans une petite boutique de pêcheur. Un raft comme on en utilisait au centre nautique sur le canal, quand j’étais petit. Il était même en devanture, gonflé, avec les rames et tout… Rien à voir avec le jouet pour piscine qui se dessine de plus en plus nettement devant moi à mesure que le soleil grimpe derrière les collines. Je me fais discret jusqu’au pont dont les rambardes sont déjà occupées par des pêcheurs, leurs lignes tombant verticalement au milieu du cours d’eau. Je ne réfléchis pas, je veux me mettre à l’eau le plus vite possible, surtout ne pas me faire alpaguer une seconde fois. Avec mon gros sac sur les jambes, l’autre derrière mon dos, je peux à peine pagayer. J’oriente l’embarcation pour rejoindre le centre du fleuve, le courant m’entraîne rapidement, en silence. J’ai un regain d’espoir en voyant le paysage périurbain défiler, et même un peu de joie à louvoyer sur la surface lisse de la Koura. Peut-être que ça va marcher au final ! Les premières rapides couleront mes illusions une dizaine de minutes plus loin. Pris de panique en voyant les remugles aspirer mon bateau, je rame frénétiquement pour passer sur les côtés qui ont l’air plus calmes. Impossible. Je m’accroche à mon pauvre jouet qui se fait ballotter dans tous les sens, protégeant comme je peux mes affaires qui menacent de tomber par-dessus bord. J’en ressors trempé et avec la sombre réalisation que si un vrai obstacle se dresse sur mon chemin, je ne serais pas en mesure de l’éviter. J’affronte encore quelques remous qui ponctuent le fleuve. Le débit est bas du fait de la saison et de la largeur du cours d’eau, les rochers du fond affleurent, créant des tourbillons et des courants forts en surface qui me happent malgré mes luttes à la rame. J’aurais parcouru une dizaine de kilomètres tant bien que mal jusqu’à ce que je m’échoue sur des cailloux qui déchirent le fond de mon navire. Les boudins d’air sous mes fesses se vident, abaissant dangereusement ma ligne de flottaison. Je dérive lamentablement sans plus tenter quoi que ce soit. Sur la rive, des pêcheurs me regardent passer, stoïques. Le naufrage est si pitoyable que j’en rigole et leur fait un petit signe de la main ; il restera sans réponse. J’arrive avec peine à rejoindre la berge et m’extirpe de l’épave. Je suis trempé, mes sacs aussi. Me voilà Robinson à défaut de Jack Sparrow.
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Vienne (A) -> Sofia (BG) - 01.11.23
Le train pour Budapest a juste assez de retard pour me faire flipper. Je reste tout de même positif, c'est mon premier long voyage en solo ! Les immeubles de la capitale autrichienne laissent place à une campagne rase et monotone quand le crissement des freins retentit. Les wagons s'immobilisent au milieu de nulle part et une voix se met à débiter des choses en bulgare que j'aimerais bien comprendre. Un peu paniqué, j'imite les autres passagers et me lève. Dehors, des bus s'alignent pour prendre le relai. Je regarde ma montre, ça va être serré. Les minutes défilent de plus en plus vite jusqu'à ce qu'on arrive à la gare routière. Puis mon anxiété se mue en panique quand je vois le chemin qu'il me reste à parcourir pour arriver à la gare ferroviaire, qui était sensée être le terminus de mon train. Je rentre en mode survie et cours dans tous les sens pour chercher le métro. J'arrive enfin au portique que j'enjambe avant de me jeter entre les portes automatiques d'une rame bondée. Je ne décroche pas mes yeux de l'heure, mon temps se compte désormais en secondes. Je débarque dans un immense hall comme un fou avec mes yeux hagards et mon gros sac. Pas le temps pour les panneaux qui sont de toute façon indéchiffrables, encore moins pour un billet, ni même pour les tableaux d'affichage des départs. Je cours, sans savoir où je vais, à l'instinct, comme si je connaissais l'endroit par cœur. Quinze secondes. J'arrive à bout de souffle devant les quais où plusieurs trains sont alignés. Je fonce vers le premier en priant très fort que ce soit le bon… Derrière moi, une contrôleuse est à mes trousses, quand j'entends le sifflet du départ. Je m'écroule entre les bagages entassés devant les portes qui se sont refermées au nez de ma poursuivante. Je ne suis pas encore relevé que les wagons se mettent en branle, me voilà parti. Par une chance dont je ne me savais pas affublé, c'est le bon train. Je m'écroule sur une banquette au hasard, vidé. La route est longue. La nuit est tombée et je sais déjà que je n'arriverais pas à dormir. Devant moi, la porte du compartiment est cassée ; elle s'ouvre et claque en continu, laissant passer l'infernal bruit du glissement des roues sur les rails, un cla-clack, cla-clack incessant qui finira de broyer les miettes de mon cerveau. Je débarque à Craiova, il fait encore nuit. Je passe quelques heures sur un banc dur, à l'intérieur de la gare déserte, essayant de me réchauffer en me roulant en boule dans mes affaires. Je repars alors que le soleil se lève sur des barres d'immeubles formidablement lugubres. J'arrive à Sofia dans l'après-midi, à bout de force après plus de vingt-quatre heures de trajet.
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Nationalpark Gesäuse (Autriche) - 25.10.23
En contrebas je contemple le toit de tôle du refuge d'Admondter Haus. Le pâle soleil ne suffit pas à réchauffer mes mains glacées. Une mer de brume dérive tout autour de moi, devient brouillard quand l'une de ses nappes m'engloutit. Au travers percent ça et là des parois rocheuses de calcaire. Le paysage ne se dévoile que par fragments, le reste, je le devine, masses noires immobiles derrière les masses grises et mouvantes des nuages. Le parcours pour arriver jusqu'ici est éprouvant. Après une route de gravier serpentant entre les troncs rectilignes des épicéas, le chemin se taille en marches boueuses suite aux pluies de la veille. Il ne fait que monter et ne laisse que peu de répit aux cuisses. Le chemin en haut se corse encore. Il se trace à flanc de falaise en un fin ruban caillouteux. J'ai fait demi-tour quand une via ferrata s'est présentée au-dessus d'un à-pic. Mon manque d'expérience et mes mains engourdies me décident à en rester là. Je dois être autour de deux mille mètres. Derrière moi, alors que j'écris, j'imagine le sommet d'Hexenturm culminant à 2172 mètres d'altitude. Il me restera inaccessible. Rien ne bouge ici, si ce n'est la dérive des nuages et les tiges d'herbes secouées par le vent. Par moment, les trilles d'oiseaux noirs à bec jaune retentissent, bien plus haut que moi.
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Cinque Terre (Italie) - 14.10.23
Les Cinq Terres : Une côte coincée entre les montagnes liguriennes et la mer tyrrhénienne, encore bien arrosée de soleil en ce mois d'octobre. L'itinéraire dépasse à peine les trois kilomètres ; une simple balade me direz-vous. Mais c'est sans compter le relief accidenté qui ne fait que monter et descendre, tout en marches inégales de pierres polies par l'usure du tourisme intensif qui sévit ici. Beaucoup de monde sur le chemin mais le site, en cette fin de saison estivale, n'est pas envahi, on respire. J'y chemine gaiement, refoulant les souvenirs des immeubles et des parcs bien rangés de Milan qui m'ont laissé une impression de talc sale, de chic en toc. La fraîcheur et la simplicité de la nature rejaillissent à l'image de l'écume éclaboussant les rochers en contrebas à chaque reflux. En plus des falaises sauvages plongeant dans les eaux d'un bleu clair, de petits villages sont nichés sur les promontoires rocheux, si croquignolets qu'on les croirait plantés là pour un photoshoot de carte postale. A Portorosso, on se permet un bain dans l'anse du port aux eaux turquoise, avec ses petites barques et ses maisonnettes colorées empilées à flanc de falaise. Notre parcours se finit avec le soleil couchant à la terrasse d'un bar. Demain, Pise nous accueille.
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