Tumgik
onzedieuxsouriants · 11 months
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... et la Fortune le suivait.
[Exceptionnellement, cette nouvelle est une suite directe à S’en fut Poursuivant, que je conseille donc fortement de lire avant ce texte.]
Prostré sur le côté, les mains enroulées dans les cheveux, Poursuivant-des-monstres gémissait. Le souffle qui remontait de sa gorge était chargé et brûlant. D’une ruade, il se retournait dans le lit comme un ver, sans que les draps bouillants n’offrent le moindre répit à son flanc trempé de sueur.
Il brûlait, il brûlait plus que l’incendie. La discipline et une vie d’habitude seules l’empêchaient de hurler. La salive de sa gorge était pâteuse et les larmes de ses yeux lui irritaient tout le visage comme de l’acide.
Chaque soir, c’était la même chose, désormais.
Chaque soir était le pire de sa vie. Chaque nuit amenait un lot de cauchemars physiques pires que la mort. Il se sentait ployer à une force inextinguible qui le broyait – mais qui ne daignait pas le tuer. Un répit ! N’importe quel répit !
Il se sentait dévoré par sa propre sueur, et peu importaient les bains, peu importaient les draps propres. Sa peau étrangère ne lui laissait aucun repos. Elle rampait sur ses muscles, s’infiltrait dans son corps, jusqu’à ses os… mais la brûlure n’était pas le pire de sa condition.
Car quand la chaleur refluait, quand les suées se transformaient en frissons sur son cuir moite, les démangeaisons commençaient. Alors les ongles de Poursuivant se transformaient en instruments de libération et de supplice.. Mais il fallait gratter et c’était impossible de ne pas le faire. Gratter en arrachant le plus possible de cette peau terrible.
Le visage dans l’oreiller, les genoux serrés l’un contre l’autre à les casser, les mains frénétiquement plongées dans ses côtes, Poursuivant pria jusqu’à ce que sa conscience défaille.
La plus vraie des prières n’est pas en vers mais étouffée dans un matelas. Celle-ci n’avait ni mots ni raison. Elle n’avait même pas la grâce d’un souffle. Elle avait pour elle la terreur et la douleur à leurs états les plus purs – et la foi sublime des martyrs, qui les sublimait en détermination.
Poursuivant ouvrit les yeux. Un jour incertain flottait derrière la fenêtre. Dans l’angle de ses yeux, il voyait des fils de gris et de blanc sale. Contre sa joue et son flanc nus, les draps étaient encore trempés et collants, au point qu’il lui semblât percevoir le moindre fil de leur tissage comme autant de lames de rasoir. Ses paupières et sa gorge étaient toutes engluées de sucs pâteux.
Il faisait jour – assez jour en tout cas – et il voulut se lever, tendre son bras devant lui pour saisir le fer froid de son épée, pour s’y appuyer ou s’y rafraîchir, il ne savait encore trop. Son épaule pesante refusa de lui répondre. Il voulut tenter autre chose, mais même se râcler la gorge pour en évacuer les glaires lui était impossible. Pourtant, son corps était bien là – il le sentait, si lourd, si brûlant, si irrité, si grand – mais hors de portée de son esprit.
Son regard croisa la lame de son épée, posée à la verticale contre le mur, à quelques dizaines de centimètres à peine. Dans le métal-miroir, il aperçut son propre visage.
« Ah, je rêve. » songea-t-il en soupirant intérieurement. L’année passée, si le reflet de son rêve disait seulement vrai, ne lui avait pas été tendre. Le garçon face à lui avait de longues cernes noires et les yeux à la fois rougis et chassieux. Le duvet qu’il tentait, à l’époque de son adoubement, de transformer en barbe digne, était devenu un chagrin de boucles noires déjà parsemées de gris.
Cela faisait un an, et une vie, qu’il ne s’était pas vu. Le garçon, l’homme devant lui lui donna envie de pleurer, mais ni ses yeux, ni sa gorge, ne répondirent, et il en fut heureux.
« Je suis désolé. » fit-il au garçon, en pensée. « Je ne prends pas soin de nous. Quand nous aurons terminé la mission… »
« Quoi alors ? » fit une voix comme une cascade glacée. Le poids qui épinglait Poursuivant au lit se fit plus écrasant encore. Il sentit une main gelée ramper dans son dos, puis sur son épaule, laissant sur son passage un sillage d’échos tactiles. Mais il ne pouvait pas se retourner.
Dans son reflet, la main émergea dans sa nuque. Elle avait des petits doigts gris et des ongles rongés bien court.  
« Quand tu auras fini ta mission… qu’est-ce qu’il se passera, Poursuivant ? Une autre mission ? Ou un monstre ? » La tête de la fille – la fille de l’auberge, celle avec les cheveux – émergea de derrière la sienne. Ses longues boucles caressèrent le front de Poursuivant, son souffle aux odeurs de charogne passa sur son visage en ravivant toutes les irritations de ses yeux et de sa peau. « Ou tu vas faire une pause, des vacances, tu sais ? Pour massacrer quelques innocents, histoire de bien leur faire comprendre que tu vas les sauver ? Tu vas nous sauver, Poursuivant ? Tu nous sauveras tous ? »
Poursuivant sentit un long gémissement faire vibrer sa poitrine. Mais il ne pouvait toujours pas parler, même pas desceller ses lèvres. A la place, il songea :
« Tu n’es pas réelle. C’est encore une paralysie.
-J’étais réelle. Tu t’es arrangé pour régler ce problème.
-Je suis désolé.
-Ha ! Nous, tu n’es pas désolé. Si tu étais vraiment désolée, tu ne m’utiliserais pas comme instrument d’auto-apitoiement. J’avais un nom, Poursuivant, j’avais un visage, une histoire, de la famille et des amis. Maintenant regarde ce que je suis. »
Les mains grises le saisirent, l’une au menton, l’autre à l’épaule, et le tirèrent violemment sur le côté, le forçant à rouler sur le dos.
Il se sentait comme une poupée désarticulée. L’un de ses bras se retrouva coincé sous sa cuisse, l’autre glissa du lit et se mit à pendouiller, les phalanges contre le parquet. Au dessus, la jeune femme morte se tenait à quatre pattes, son visage à quelques centimètres du sien. Ses boucles pendouillaient contre sa peau, envoyant des ondes de fièvre à chaque fois qu’elles l’effleuraient. Sa face était détruite et son expression, haineuse et méprisante.
« Je ne suis même pas un fantôme. Je ne suis RIEN. Tu ne me penses même pas assez importante pour te souvenir de mon putain de nom. Je ne veux pas être l’accessoire de ton histoire, salaud. Je voulais vivre, tu m’entends ? J’avais ma vie ! Et parce que tu t’es cru plus important que moi, tu m’as tuée. Tu as tué mon père. Et tu penses avoir le droit à la culpabilité, maintenant ? Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas raconter mon histoire ? Salaud ! Tu t’en fous ! Tu n’as jamais écouté qui que ce soit !
-Tu en savais trop… ton nom… ton nom, Fortune ! C’est Fortune !
-Et le reste ? Tu sais qui j’aimais ? Ce que je voulais faire ? C’était quoi mon plat favori ? Le surnom que me donnait mon frangin ? Qui j’aurais été à trente, cinquante, soixante-dix ans ? Salaud !
-Oui. Salaud. Pardon…
-Tu m’as raconté ton histoire. Je voulais t’aider. Tu m’as tout lâché dessus, toutes tes conneries et tu m’as tuée pour t’avoir écoutée. Et maintenant tu OSES, tu OSES utiliser mon visage pour… pour ça… pour TOI. Branle-toi sur mon cadavre, tant qu’à faire !
-Tu es partie. Je sais que tu es partie. Je sais que tu étais réelle, et tu ne l’es plus. Je suis désolé, je suis désolé. Je ne voulais pas te faire de mal.
-Pas partie. Morte. Crevée. Clamsée. TUEE. Dis-le aux juges noirs ! Oh, dis-le à tes pairs chevaliers ! Dis-leurs tiens ! Excusez-moi je ne voulais pas lui faire de mal, je l’ai juste massacrée, mais tout va bien puisque je ne voulais pas ! Salopard ! Et pour me faire pardonner, je pleure tout seul !
-Fortune. Tu n’es PAS. Réelle. »
Le fantôme furieux encadra le visage de Poursuivant de ses mains et rapprocha le sien, dents serrées.
« Ose le croire. Ose seulement le croire, Poursuivant. Laisse-moi pourrir où tu m’as laissée. Tu n’as pas le droit de te servir de moi pour te flageller. Je voulais vivre.
-Je sais. Il n’y a rien que je puisse réparer à la mort.
-Et tu prétends sauver le monde par elle ! Porteur de lame ! Porteur de lance ! Porteur de mort !
-Oui. Je n’ai plus le choix maintenant. Il faut que je sauve le monde. »
Comme un miracle, Poursuivant sentit ses paupières se débloquer. Il ferma les yeux et prit une grande inspiration. Le monde vacilla un instant. Il bascula sa tête sur le côté et risqua un regard.
Dans le fer de sa lame, le visage moqueur du barde rouge le sondait. Il se passa doucement la main du front – lisse – au nez – retroussé – au menton – glabre. Ah, il n’y avait pas de doutes. Il était bien de retour à la réalité, et il était bien, et toujours, et à jamais, Poursuivant-des-monstres, le chevalier sans visage.
Il lança ses longues jambes sur le côté et s’assit sur le lit, tâtonnant à proximité à la recherche de son masque. Avant même tout le reste, il fit glisser les lanières de cuir pensivement entre ses mains, et l’enfila – bien serré. L’étouffement persistant l’ancrait au monde. La pression de l’argent contre son visage le forçait à la réalité, le rappelait à sa mission. Plus de fièvre, plus de sommeil, plus d’hallucinations. Il y avait des choses à accomplir.
Poursuivant s’habilla et sortit. Son habit bleu était si taché de sang, désormais, qu’il fut tenté de le jeter ici et maintenant, et de partir en exigeant une chemise de l’aubergiste. Et ajouter le racket au meurtre, songea-t-il avec amertume. Vraiment, la fine fleur de l’Humanité.
Dans la salle principale, plus d’ailleurs un salon que, véritablement, une salle de service, l’aubergiste l’attendait. C’était une petite vieille femme qui se tordait les mains et sursauta à son approche. A la grande surprise de Poursuivant, une jeune femme de dos était également attablée, malgré l’heure tardive.
Puis elle tourna la tête vers lui – et c’était Fortune, le visage en sang. Le chevalier marqua un arrêt, puis tira la chaise à lui, et s’assit au travers de l’hallucination.
« Bon matin, madame. Vous n’aviez point à m’attendre. Mon cheval a-t-il été nourri ? »
La vieille femme acquiesça.
« Puis-je emporter quelques provisions pour la route, ainsi qu’un sac d’avoine ? »
Elle secoua vaguement la tête vers une table au fond, où trois miches de pain, trois saucissons et un sac de pommes l’attendaient.
« Je… je n’ai pas pensé à l’avoine, messire. Je vais la chercher. Je prie monseigneur de m’excuser, la saison a été rude..
-Rude pour tous, madame, je ne vous en tiens pas rigueur. Je vous attendrai dehors. Merci pour cette générosité, c’est plus que l’on ne me donne habituellement.
-La grâce du Onzième.
-La grâce du Onzième ! »
Il lui sourit avant de se souvenir qu’elle ne le verrait pas – et que même en retirant son masque, elle ne ferait qu’en voir un autre, particulièrement haï, en dessous. Il vit que ses yeux étaient froids, ses mains toujours serrées l’un à l’autre pour ne pas trembler, et qu’à l’idée de l’avoine, elle avait presque bondi vers la porte pour fuir, sans pour autant le quitter des yeux.
Il eut envie de pleurer et se retint avant de se souvenir qu’elle ne le verrait pas.
Mais le Onzième Dieu te voit, lui.
Il s’en fut prendre pain, saucissons et pommes, et en faire un baluchon piqué à sa lance. Il emboîta le pas de la vieille femme nerveuse et passa la porte de l’auberge modeste – elles finissaient par toutes se confondre.
Au sortir, il bruinait légèrement et Fortune l’attendait, debout au milieu de la pluie, le regard fixé sur lui et les bras croisés. Il inspira et passa au travers d’elle sans un frisson et se dirigea vers la grange où sa haquenée l’attendait. Du coin de l’œil, il perçut le mouvement bringuebalant de la vieille femme, qui luttait sous trois lourds sacs de grain.
Son œil tiqua et il vit le sabot de la vieille femme glisser dans la boue. Poursuivant bondit en lâchant son épée et tendit le bras pour la saisir à l’écharpe. Il l’entendit glapir, puis s’étouffer.
« Vous tombiez. Vous devriez faire attention, madame. Cela suffira bien, je vous remercie de votre générosité. Je pars, rentrez à présent. Ce n’est point un temps pour votre âge. »
Dieu, qu’elle tremblait. Ses dents claquaient, et ce n’était pas la bruine. Poursuivant fit sauter les trois sacs sur son épaule. La vieille aubergiste n’en demanda pas plus, et recula vers sa porte en marmonnant quelque chose, un adieu peut-être, qu’il n’entendit guère.
« Evidemment, connard, que tout le monde a peur de toi. » siffla la voix de Fortune lorsqu’il fut seul.
Poursuivant amena sacs et baluchon à l’intérieur de la grange, et revint pour son épée. Il la ramassa souplement et fendit la bruine de quelques coups pour débarrasser la lame de sa boue.  
« Je sais bien. Je ne puis rien aux cœurs des hommes. Ou des femmes.
-Tu les effraies. Tu les dégoûtes.
-Je n’y puis rien. Je ne suis que passager dans leurs vies tranquilles. Il y a de plus larges causes que leur amour.
-Ça te dévore hein ? Que personne t’aime. Avec toutes les histoires. Tout ce que tu penses que tu fais. Personne t’aimera jamais, Poursuivant.
-Je sais. »
Il rentra et décrocha les brides du clou au mur. Une ombre barra la porte – Fortune l’avait suivi.
« Pourquoi t’acharnes-tu ?
-Je te renvoie la question.
-C’est du dépit. Non… c’est de la hargne.
-C’est la foi qui me maintient.
-Tu crois !»
Poursuivant souleva la selle de la jument d’un bras, et, de l’autre, secoua vivement le tapis qui avait pris la poussière pendant la nuit.
« Maints de mes pairs, Fortune, ont des illusions sur qui nous sommes.
-Parce que tu n’as pas d’illusions, toi. TOI.
-J’ai survécu à plus que chacun d’entre eux. La fortune n’a jamais été de mon côté. Je sais ce qu’est l’espérance, parce que j’ai connu le plus pâle désespoir. Je sais ce qu’est la vraie foi.
-La Fortune jamais de ton côté… ha ! Tu l’as gagnée, ta Fortune, regarde-moi.
-Je suis désolé de ce qui t’est arrivé.
-De ce que tu m’as fait ! Regarde-moi. »
Il la regarda un instant, puis serra la sangle de la selle d’un coup sec de poignet.
« Fortune, il faut que tu entendes. Tu n’es point le premier de mes fantômes.
-Je ne suis pas réelle.
-Non, tu n’es pas réelle… et tu ne bloqueras pas mon chemin. »
De la bride, il guida gentiment la haquenée au travers du fantôme.
« Salaud. » lui siffla t-elle.
« Me suivras-tu, Ô Fortune ?
-Tu me laisses pas le choix, hein ? J’existe qu’en toi. Ha. J’existe que pour toi. Salopard. J’aurais pu être quelqu’un.
-La vie est ainsi faite…
-Ta gueule ! Plus un mot ! La vie c’est pas ça !
-… la vie est ainsi faite, mon ombre… ainsi faite que… la seule chose qu’il me reste de toi, l’inconnue, c’est l’idée que tu m’aurais haï pour ce que je vous ai fait, à ton père et à toi. Je n’ai rien d’autre à offrir à ce que je t’ai volé. Je ne te connaissais pas. Marche auprès de moi si tu veux… marche… reste…
-Tu es complètement fou.
-Certainement, oui. »
Poursuivant allait courbé au travers du hameau, et bientôt, sur la route. Il mit le pied à l’étrier et se hissa souplement.
« Où allons-nous ? » gronda Fortune, lovée dans son dos avec le poids d’un cadavre.
« Vers ma quête ! Toujours vers ma quête. Ou je ne suis pas Poursuivant-des-monstres. Demain ou après-demain, nous auront rattrapé le barde rouge et son apprentie.
-Et quand tu les auras ?
-La justice.
-Laisse-moi rire. Pour eux ? C’est toi qu’on devrait occire !
-Peut-être, oui, après. Je demanderai pénitence auprès de l’ordre.
-J’espère qu’ils te détruiront. »
Poursuivant eut un long frisson. Les écailles sous sa peau le lancèrent. « Je crains que ce ne soit déjà en cours, Ô Fortune. »
Les pas de la haquenée faisaient doucement bruisser les herbes mouillées, juste avant de les écraser.
« Pourquoi ne pas te tuer, Poursuivant ?
-Je n’ai que par trop péché et je dois trouver la rédemption avant ma mort.
-Chacune de tes tentatives empire la situation.
-C’est… c’est pour ça que je dois continuer. La rédemption, je la trouverai, je l’arracherai au monde même. Plus j’erre plus le prix est vaste à payer, mais je ne peux ployer la nuque devant mes frères ou devant les civils.
-Alors tu nous tues… comme si nous n’étions rien… et après, tu te permets de pleurer et de promettre que tu finiras par compenser nos morts… un jour.
-Ô Dieu, oui. Je ne puis perdre la foi.
-Tu veux mourir en martyr, Poursuivant.
-Cela ne me déplairait point.
-Egoïste ! On ne peut rien dire sur les martyrs. Ni cracher sur leurs tombes ! Tous autant que vous êtes, chevaliers d’argent, dragons, vous êtes les architectes de votre violence et de votre impunité. Vous buvez le sang qui vous rend fort et qui vous rend mort… le sang des dragons… et dragons, vous êtes.
-Nous ne devenons point tous dragons. Point tous !
-Mais toi, Ô le plus parfait des chevaliers, le plus fort et le plus vif des chevaliers d’une génération… Ô toi qui de ta main déchire le bois d’un arbre, qui de ton poing fend la pierre, qui du talon brise la terre… Ô toi… tu es déjà plus qu’à demi bercé de ténèbres.
-Oui, je sais, je sais. Cela importe peu : ma foi demeure. Je ferai mieux. Ce que je fais a un sens, et je le montrerai au monde.
-Tu ne sais que donner la mort ! 
-Au moins je suis bon à une chose. Fi ! Tais-toi, Fortune. Il n’est pas bon pour un chevalier d’argent de se morfondre à son sort. Tu es le plus doux de mes fantômes, mais tu as raison. Il ne sied pas que j’abuse de ton souvenir, pauvre enfant…
-De ton âge… nous aurions pu être amis…
-Je ne sais point aimer.
-J’avais remarqué. Au revoir, Poursuivant. »
Et la pensée de Fortune descendit de selle et Poursuivant fut bien seul avec son cheval et la pluie, et songea à sa proie qui se rapprochait. 
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onzedieuxsouriants · 11 months
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Index de la Reine Changeline
Ceci n’est pas le doigt d’une inscrutable divinité souriante. Ceci est un index pour rassembler les textes appartenant à l’univers de la Reine Changeline/la Féérie, dans un ordre *presque* chronologique, afin de mieux vous en tirer. 
Cet index est susceptible d’évoluer et pas nécessairement dans l’ordre. Tous les textes peuvent être lus indépendamment et dans le désordre, l’idée de les organiser est juste un bonus d’ordre de lecture suggéré si vous souhaitez comprendre comment les choses s’enchaînent. 
Advint Renard à la cour de la Reine Changeline, où la cour se complète. 
La Petite Graine, ou la Peste des Fleurs, où l’on apprend de la barde rouge  pourquoi le pays d’Angue n’existe plus. 
Comment Ysengrin trouva Hersent chez Agrion, où le Vicomte Ysengrin cherche son épouse chez le Comte-sse Agrion. 
Le Chevalier de Malbrisé, où l’on apprend de la barde rouge la geste du plus noble des chevaliers d’argent qui fut. 
La Question, où la barde rouge et Charité, son apprentie, règlent un point en suspens. 
Comment Léonard devint sis en son fief de la Comté Auréate, où un barde rouge conte très exactement cela. 
S’en fut Poursuivant, où un chevalier d’argent enquête dans une auberge à la poursuite d’un barde rouge.  
... et la Fortune le suivait, suite directe de S’en fut Poursuivant, où ledit chevalier erre encore. 
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onzedieuxsouriants · 11 months
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S’en fut Poursuivant
Je suis Poursuivant-des-monstres. Nul n’est besoin de plus, je pense. Dites-moi à présent :
Où sont-ils ? Où vont-ils ? Qu’ont-ils fait ici ? Non, ne tremblez pas, aucun humain n’a à s’inquiéter de ma compagnie ou de mes questions. Le masque est celui de notre messie, contemplez-le avec pensée. Je n’ai pas de sourire à vous offrir, mais pas de mal non plus. Je veux simplement des réponses. La vérité ne vous condamnera pas, je ne suis pas ici pour vous. Je suis Poursuivant. 
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Je cherche le barde rouge, Jean à la Lyre, et je cherche la femme qui voyage avec lui. Un peu plus grande, les épaules carrées, l’écharpe à la ceinture. Son nom est Charité. Ils se seront peut-être présentés sous un autre nom, mais vous ne pouvez pas confondre le barde rouge avec un autre. Petit, l’air d’une femme, ne ressemble à personne d’ordinaire.
Oui, un hongre gris et une ânesse. D’accord. J’aurai besoin de fourrage pour ma propre monture, d’ailleurs.
Est-ce que je peux voir la chambre ? Merci. Je vous ai dit de ne pas trembler. Aucune de ces armes n’est pour vous.
Non, cela ne presse pas à ce point. Je suis plus rapide qu’ils ne le sont. Leur chambre m’ira très bien. Personne depuis ? Non, non. Pas plus de ménage, justement.
Ah, je prendrai ce que vous avez, de la soupe me va très bien. Si vous avez de quoi me faire des rations pour demain, en revanche, je le prendrai aussi. Pourriez-vous également faire porter un message à votre prêtre ?
Raconter des histoires est l’apanage des bardes, pas le mien. Et vous feriez mieux d’oublier celles de ce barde dès maintenant. Cessez de trembler, vous dis-je ! C’est le visage de notre Infante, un peu de respect.
Vous m’amènerez cela à la chambre. Je vous remercie. Vous pouvez m’oublier, vraiment, car je partirai tôt.
Prospère frottait le verre si fort et si frénétiquement que Fortune commençait à sentir ses propres dents en grincer. La grosse main velue de son père serrait le torchon comme s’il cherchait à l’étrangler, serrait le fond du gobelet comme si sa vie en dépendait et ses yeux dansaient à des lieues de la réalité.
« Hey P’pa, c’est bon, il est sec là. » souffla t-elle doucement. Son père sortit de sa rêverie anxieuse et sourit vaguement. « J’étais ailleurs… tu sais si ta mère a fini la soupe ? »
Fortune secoua une main indécise. « Tu sais qu’il a pas payé, not’ face-de-fer, hein ? » les yeux de Prospère s’écarquillèrent et il siffla à voix basse : « L’appelle pas comme ça… ! »
« Il a quand même pas payé. L’a dit qu’il partirai tôt en plus.
-On fait pas payer les serviteurs de Dieu, Fortune…
-Ben voyons ! La Mère Souvenir, ça la dérange pas d’allonger l’os…
-C’est différent, c’est une amie et elle repaie à la communauté ce qui en vient…
-Et les bardes, au moins, ils jouent… et ils remplissent l’auberge…
-Grand bien que ça nous a fait, ça, qu’ils passent ici, les bardes... ! Quand on voit ce que ça nous ramène derrière…
-Et lui, j’veux dire ? Il fait quoi à part terroriser la compagnie ? T’as pas vu qu’il y a personne ce soir ? Dès qu’ils ont vu que le gris arrivait, pfuiit !
-Fortune… on va pas en discuter ici. Il fait ses affaires et il repart demain.
-M’paraît injuste quand même.
-La-la contribution des chevaliers à la communauté, c’est tous nous protéger.
-Pourquoi t’as peur, alors ? Pourquoi tu trembles papa, si t’en es si sûr ?
-… treize, Fortune… tu veux pas choisir un autre moment pour faire ton ado ? Un guerrier, c’est un guerrier. T’approche jamais de ce qui peut tuer comme ça. Tu as vu ses armes ?
-C’est dur de pas voir. Mais c’est pas comme s’il allait les utiliser. Je trouve ça un peu beau, le fer, en vrai, et c’est pas différent d’un couteau… ha, pour quelqu’un qui a des trucs à compenser ! Papa, j’crois que tu te montes le bourrichon pour rien. C’est juste un gars avec un masque de l’Infante. Il sonne normal en dessous. Ça t’pose pas de problèmes quand on accueille des chasseurs, et eux sont foutrement plus chiants à loger.
-Tu comprendras quand tu seras plus vieille. Tu sais pas ce que c’est, une vie. Ou un gonze capable d’en prendre une. » Et puis il soupira en la regardant :
« Mais t’as raison, t’inquiète pas, va. Il va partir et ton vieux père arrêtera de se faire du mouron.
-Hey… M’man a fini la soupe. Tu veux que j’lui amène ? »
Prospère fixa sa fille un long moment. Fortune tenta de l’encourager en souriant ; il répliqua automatiquement, mais le pli à son front ne se lissait pas, et le pétillant de son rictus n’atteignait même pas la hauteur de ses yeux.
« Je préfèrerais que tu te charges du message pour Mère Souvenir.
-Je ferai ça après. Ou envoie Chance ! Il tourne en rond dans les pattes de M’man.
-L’embête pas, hein. Le chevalier. Tu lui amènes juste sa soupe.
-T’inquiète pas, P’pa. »
Fortune se faufila de la grand’salle à la cuisine, où sa mère papillonnait entre la marmite à soupe et le four à pain, en manquant à chaque aller-retour de trébucher sur Chance ou l’un de ses jouets. Le garçon se voyait à chaque passage gratifier d’un coup de torchon excédé, et Maryam émettait un bruit sifflant comme une bouilloire :
« Qu’est-cequ’onm’afoutulàtropdesoupec’estpasvraiChancearrêteçatoutdesuiteCHANCEjet’aiditderangerçamaisqu’est-cequejevaisfairedetoutecettesoupeAHpas trop tôt Fortune ! »
-J’amène la soupe à Poursuivant.
-Qui ça… ? Ah ouais, le gris. Ben voyons ! Et qu’il se prive pas de demander du rab’, parce qu’il a fait fuir tout le monde. Ça finira aux cochons, tout ça.
-Ce n’est pas sa faute, M’man. Il est juste entré. C’est pas sa faute si tout l’monde est parti. Il est dans sa chambre maintenant, il veut pas déranger.
-Va le dire aux habitués, ça ! Tiens Chance, tu vas aller me les chercher et leur dire que ce foutu face-de-fer est parti… !
-Il a aussi envie de rations pour demain, il dit qu’il partira tôt.
-Fallait le dire avant que j’fasse toute ma cuisine. Il aura des pains plats et c’est tout. Une outre de soupe, s’il a une outre à remplir. Et puis quoi encore, on va lui donner notre viande en plus qu’il fait fuir nos amis ?
-Vous l’aimez vraiment pas, hein, P’pa et toi ?
-Non. On a pas b’soin de gens comme lui, vraiment. »
Fortune haussa les épaules et enjamba Chance avec précaution, plateau en main. Elle parvenait, la plupart du temps, à dominer l’esprit de contradiction malicieux qui la possédait, mais le désamour soudain et absolu de Prospère et Maryam envers ce Poursuivant attisait sa curiosité. L’homme avait une voix jeune, sous le masque qui l’étouffait. Armé, enarmuré même, mais poli et presque timide. Alors elle répéta à sa mère de ne pas s’inquiéter, qu’il serait bientôt parti, et que c’était quelqu’un de normal sous le masque effrayant.
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Fortune, bien entendu, connaissait par cœur les lattes de l’escalier – il y en avait deux types. Les lattes de politesse et les lattes d’espionnage. Les lattes de politesse grinçaient quand l’on souhaitait s’annoncer aux résidents sans interrompre quoi que ce soit de fâcheux, et les lattes d’espionnage, au contraire, parfaitement calées, laissaient tout le loisir de flirter avec les petits secrets murmurés par les clients. La jeune fille se défit de ses deux sabots d’une petite ruade du talon, avant de prendre, sur la pointe des pieds, la voie des lattes d’espionnage. Il y avait un endroit où il fallait enjamber trois marches d’un coup et c’était, avec un plateau rempli de soupe, un exercice assez amusant. Mais Fortune y était rompue depuis des années, et sa dernière poussée de croissance n’avait fait que lui donner un avantage supplémentaire.
Si le parquet avait une voix, les murs, eux, avaient des oreilles et même des yeux, que Fortune connaissait tout aussi bien. Il était parfois intéressant de savoir ce que tramaient les voyageurs entre eux. Educatif, parfois un peu trop d’ailleurs. Fortune s’en était parfois voulu – et puis, songeait-elle alors toujours, ce n’étaient que des étrangers, et sa connaissance de leurs secrets étaient inconséquente pour elle comme pour eux. Ils ne se revoyaient jamais, après tout.
Poursuivant, quant à lui, était seul, ce qui tendait à limiter les secrets croustillants. Mais il avait avec lui un bagage fascinant.
Quelle arrogance, ces chevaliers d’argent ! Cacher leur visage en prétextant à l’anonymat et l’humilité de leur fonction, quand ils devaient bien savoir la peur et la curiosité qu’ils suscitaient ! Les rares déjà passés sous le regard de Fortune ne s’étaient jamais arrêtés au village, encore moins à l’auberge. Toi, mon grand, avait-elle songé de l’instant où il avait passé leur seuil, toi, je verrai ton visage.
Fortune posa, très doucement, le plateau sur le sol du couloir, pour qu’il ne l’encombre pas, et se glissa dans la deuxième chambre, qui était vide. Du bout d’une manche, elle ouvrit l’armoire murale, qui n’avait pas de fond, et s’y faufila, passant la main sur la paroi jusqu’à ce que ses doigts s’arrêtent sur la texture tiède d’une boule de cire. Elle gratta du bout d’un ongle jusqu’à ce que le bouchon daigne se déloger et accola son œil au trou.
L’homme portait toujours son plastron d’étrange chitine, mais ses gantelets, son casque et ses grèves étaient jetés en vrac sur le lit. Elle ne vit ni l’épée, ni la hallebarde qu’il avait insisté pour traîner avec lui et en déduit qu’elles devaient être posées contre le mur mitoyen. Avec un peu de frustration, elle dut bien le constater : assis entre ses affaires, il lui tournait le dos, semblant inspecter entre ses mains un objet qui ne lui était pas visible. Pour ce qu’elle pouvait en voir, il avait un cou long mais musclé, surmonté d’une tête à la peau brun pâle et aux cheveux noirs, coupés en un bol approximatif et collés par la sueur. Deux lanières de cuir passaient au milieu des mèches noires en les écrasant : il n’avait pas retiré son masque d’Infante !
Il le faudra bien, s’il mange, songea Fortune avec malice. Que voulait-il aux deux voyageurs d’il y avait trois jours ? La barde rouge et son apprentie étaient venues, avait chanté et conté jusqu’à minuit, et n’avaient guère passé plus de quelques heures dans cette chambre et ce lit. Fortune savait, oh oui. Il y avait eu des choses intéressantes, mais rien qui ne puisse expliquer pourquoi ce Poursuivant les poursuivait.
A la soupe ! songea-t-elle avec la gravité d’un « A la guerre ! ». Elle recula doucement, sortant de l’armoire puis de la chambre, prenant le temps, à chaque pas, de viser la bonne latte, la latte espionne, retourna récupérer le plateau dans le couloir, prit une inspiration et se planta à la porte de Poursuivant.
« Votre repas monseigneur ! » fit-elle de la voix la plus flûtée-sucrée qu’elle avait, toquant du coude.
« Ah ? Merci. Posez-le devant la porte, je vous prie.
-C’est que j’ai peur de renverser la soupe…
-Ah. »
Trois pas résonnèrent et la porte s’ouvrit. L’homme masqué du visage inexpressif de l’Infante se pencha sur elle. Les contours de son corps, même sans l’armure, étaient difficiles à déceler – il portait d’amples vêtements aux crevés bleus et verts, délavés de taches brunes que Fortune identifia sans trop s’en surprendre. Tout au mieux pouvait-on le deviner grand, sec et probablement musclé, aux angles de son long cou et au dessin de ses mains brunes. Mais sa peau, à quelques cicatrices, quelques poils, quelques tatouages près, était lisse et solide. Sa peau confirmait les accents de sa voix : il n’était pas bien vieux.
« Merci, mon enfant. » fit-il en saisissant le plateau. « Avez-vous des rations que je puisse repartir demain sans vous importuner ?
-Juste du pain, désolée m’sieur. On mange peu de viande ici. On en a mis un p’tit peu dans vot’ bol mais on a pas de saucisson ou de choses qui se gardent comme ça. 
-Le pain suffira, tant que j’ai de l’avoine pour ma monture. »
Le souffle de Poursuivant peinait derrière son masque. Il n’y avait de trous que pour ses narines, et pour ses iris – que l’on devinait gris pâle. Quelle chose inconfortable ! Porter cela toute la journée ! Pure dévotion, pure vanité, les deux ? Fortune souffla un grand coup. Ne disait-on pas qu’elle souriait aux audacieuses ? Elle se sourit et leva l’index à l’adresse du chevalier.
« Est-ce que je pourrais voir votre visage, monseigneur ? »
L’homme fit un pas en arrière.
« Non. » Du tac au tac mais sans méchanceté, comme elle s’y était attendue.
« Pourquoi pas ? Vous serez parti demain.
-Mon ordre n’a ni noms ni visages, c’est la règle.
-Vous vous êtes appelé Poursuivant-des-monstres !
-Nous avons des devoirs. C’est un devoir, pas un nom. »
Du coin de l’oreille, Fortune entendit le parquet de l’escalier sonner. Au pas, c’était son père. Oh, c’est vrai qu’elle s’attardait. Prospère s’inquiétait si vite ! Il lui fallait agir vite si elle voulait avoir des réponses, et elle souffla une nouvelle fois pour son courage :
« Monseigneur Poursuivant, je veux passer un marché avec vous. Je peux vous parler du barde rouge et sa compagne, car je les ai beaucoup vus… et en échange, vous me montrez votre visage.
-Fortune ? N’importune pas monseigneur. » fit la voix douce de Prospère, du haut des escaliers. Douce mais tremblante. Les cheveux grisonnants dépassaient des marches, avec, en dessous, son regard préoccupé. Les sourcils froncés étaient tout pour elle. Bien entendu, le chevalier ne le réalisa pas, et répondit :
« Votre fille ne m’importune pas, monsieur Prospère. Vous ne me mentez pas, mademoiselle Fortune ?
-Non, je mens pas. Juste, m’aviez pas posé la question… moi j’ai des informations sur ces deux là. 
-Bien. Venez. » et il ouvrit plus large la porte de la chambre. Derrière, Fortune entendit Prospère soupirer, longuement, siffler même, entre ses dents. Le parquet grinça quand elle entra, et elle chercha de la main la poignée, glissant au travers de l’ouverture : « T’inquiète pas P’pa, j’explique juste ! »
Elle ferma la porte.
En dehors des morceaux d’armure et d’un petit sac de toile brune, l’intérieur de la pièce était vide. Les clients, surtout de passage aussi rapide, laissaient rarement beaucoup de leur identité. Poursuivant posa la plateau sur la table de chevet et se saisit de la seule chaise de la chambre pour la tirer vers elle, l’invitant muettement à s’asseoir. Quant à lui, il se laissa tomber sur le lit.
La qualité de l’air avait changé avec la fermeture de la porte, et l’adolescente darda le regard vers les deux armes qui reposaient contre le mur Est – et le trou, presque indécelable, dans le panneau de bois, entre les deux. L’ombre était telle dans l’autre chambre que l’on ne pouvait voir si un œil y était, ou non, accolé. Mais Fortune n’avait pas entendu les lattes de l’escalier grincer à la redescente de Prospère. Cela lui redonna du courage et elle ignora la froideur de l’air, s’asseyant.
Que dire maintenant qu’elle y était ? Du bout des lèvres, elle laissa les souvenirs parler :
« C’était y’a trois jours. J’ai un peu rangé la chambre… de toute manière, ils avaient pas laissé beaucoup de trucs.
-J’ai vu ça. Vous n’avez pas lavé les draps ?
-Ah si, si… seulement ces temps ci, le savon, c’est pas évident. Vous d’vez bien comprendre les problèmes de lessive… » elle désigna la tenue maculée de taches brunes du Poursuivant. Celui-ci hocha sa tête inexpressive.
« Ce n’est rien, ça. Le sang part mal.
-On voit qu’vous êtes un homme. J’vous donnerai la recette. De toute manière les draps hmmmm… z’allez pas y trouver grand-chose hein.
-Leur odeur.
-Pardon ?
-L’odeur des proies. Pardonnez-moi, je sais que c’est étrange à dire. L’une d’elles – le barde rouge, a une odeur particulière. Vous l’avez peut-être sentie.
-… alors, non, j’ai rien remarqué. Mais j’ai pas trop fait attention…
-Des pavots. Le barde sent les coquelicots.
-Ça sent quelque chose, un coquelicot ? 
-Comme le barde rouge. Qu’aviez-vous à me dire réellement, mademoiselle Fortune ?
-Oh ! Oui… c’est-à-dire, vous le savez peut-être, mais ces deux là… heu… m’en veuillez pas mais vraiment c’est mieux que j’aie lavé les draps. Voilà voilà…
-Le barde et sa compagne… ?
-J’vous fais pas un dessin… » Fit-elle en frottant ses doigts. Si ses sourcils avaient été visibles, elle en était certaine, il les aurait haussés.
« Et vous savez parce que… ?
-NOS CHAMBRES SONT JUSTE… à côté. Voilà ! Je partage la mienne avec mon frère et au bout du couloir, y’a nos parents. Ces clients étaient pas, hem, discrets. »
Dans quoi me suis-je embarquée ?, songea-t-elle. Je voulais juste voir son visage. Maintenant je lui parle, seule dans sa chambre, des coucheries des autres clients qui ont eu lieu sur le lit sous ses fesses à lui. J’aurais pas dû commencer par ça, cague.
Poursuivant marqua un arrêt.
« Je vois. Quoi d’autre ?
-Le conte qu’ils ont chanté… c’était l’histoire d’un chevalier comme vous, ils ont appelé Auréat. Léonard l’Auréat. C’était assez long.
-C’était un mensonge. Vous feriez mieux d’oublier ce conte là. Quoi d’autre ?
-La fille avait une fronde, j’ai bien vu. Elle avait l’air capable de la manier aussi, avec un p’tit sac de pierres du fleuve. Je pense que c’est une chasseresse, on en a beaucoup ici, je reconnais leurs manières de bouger.
-Quoi d’autre ? »
Fortune hésita à répondre.
« Ils ont demandé si on avait vu des gens comme vous… 
-Ils se savent poursuivis. Quoi d’autre ?
-On leur a dit… non, parce que c’est vrai. S’ils repassent…
-S’ils repassent, serez-vous candide comme vous l’êtes avec moi, ou prendrez-vous mon parti en mentant ?»
Le masque de l’Infante la fixait, impassible. Derrière, pourtant, la voix frémissait, mais Fortune aurait bien été incapable d’évaluer son sentiment. Elle se mordit la lèvre. Maintenant, oui, les poils se dressaient sur ses avant-bras, et sa robe lui collait dans le dos. Maintenant, elle comprenait ses parents.  
L’Infante au visage rond et métallique, l’Infante aux joues baignées de larmes saintes, l’Infante avec des trous pour le nez au travers duquel les narines palpitaient, l’Infante avec des orifices à peine de la taille des iris, dont les pupilles étaient des aiguilles au milieu d’une mer de fer gris… l’Infante devant elle, oui, vraiment, leur sauveuse à tous, lui posait la question et Fortune déglutit.
Et l’homme paraissait si grand, même assis.
« Qu’est-ce que vous préfèreriez ? Je-je-ah-je sais que le mensonge est un péché… je sais bien !
-Je ne peux pas répondre au nom de Dieu ou notre messie. Mais je veux savoir ce que vous choisirez.
-Je sais pas ! »
Le Chevalier Poursuivant marqua une pause. Au travers du masque, sa respiration sifflait lourdement. Et comme il s’était rapproché, penché sur elle, peut-être même sans réaliser à quel point il pouvait être menaçant, Fortune sentait, à chacun de ces souffles violents, le contact de son haleine brûlante.
« … me tuez pas. Vous avi-avez l’air gentil. »
Le souffle se calma brusquement et Poursuivant sursauta en arrière, retrouvant hâtivement sa place. Fortune sentit son propre cœur faire un petit bond glacé. Il bégaya :
« Ne tremblez pas. Je… vraiment… ce n’est pas la peine d’avoir peur comme ça. Je ne désire que des réponses. » Sa voix sonnait de nouveau si jeune, mais Fortune peinait désormais à trouver cet accent attendrissant. En fait, sourdement, passivement, il l’effrayait presque même plus que le souffle de bête qui venait de la terrifier.
Combien d’années avait-il sur elle ? Peu, elle gageait. Et malgré elle, la damnant, la question lui échappa :
« Quel âge avez-vous, monseigneur Poursuivant ?
-Je n’ai pas d’âge. Je n’ai pas de nom. Je n’ai pas de visage. Je ne peux pas vous les dire.
-J’ai dix-sept ans pour ma part. » C’était irrépressible, pesta-t-elle en son for intérieur alors que, de nouveau, les mots s’enfuyaient d’elle. Il y avait réellement une partie d’elle assez curieuse pour aller titiller un dragon. L’appâter.
« Ah… ! » fit-il avec une tristesse naïve. Et cette fois, elle put le lire. Il eut un sursaut nerveux, remonté de ses épaules à sa nuque. Et, dans la voix, tellement de défaite. Et une gravité fausse en se raclant la gorge pour la rendre plus grave, en reprenant : « … ma foi… c’est un bon âge. »
Elle en eut la certitude : il était plus jeune qu’elle. Celui qui l’appelait « mon enfant », celui qui faisait trembler son père et sa mère, qui l’avait faite trembler, celui-là même, ce n’était qu’un adolescent.
« Vous avez promis, puis-je voir votre visage, maintenant ?
-Je n’aurais pas dû promettre ça. D’ailleurs je ne l’ai pas vraiment promis.
-Vous… vous avez dit que vous acceptiez mon marché…
-Je vous ai juste dit d’entrer. »
Maintenant qu’elle avait réalisé son âge, Fortune se surprit à s’irriter. Ce qui pouvait être un décret solennel, de la voix d’un chevalier, n’était, de celle d’un ENFANT, qu’un caprice de mauvaise foi. Un instant, elle crut voir le visage de Chance sous le masque d’argent.
Mais elle voyait aussi les muscles qui palpitaient à son cou, et aussi les deux armes posées contre le mur, et ses gros poings bruns, et l’instabilité de son regard. Alors Fortune canalisa en elle toute sa puissance de grande sœur, ferma un bref instant les yeux pour se donner du courage, et sourit.
« Vous ne montrez jamais votre visage, n’est-ce pas, Poursuivant ? Ni nom, ni visage. Mais je ne vous connais pas. Votre visage, ça veut rien dire pour moi. J’en saurai pas plus sur vous, vous aurez pas moins un devoir à accomplir. Mais ça vous gêne pas ? Ça vous pèse pas d’être tout le temps masqué quand y’a d��autres gens ? En voyage, vous le portez tout le temps, même avec ce cagnard, au cas où vous croisez quelqu’un ? Moi je veux voir votre visage… pour vous. Parce que… parce que personne vous demande des choses pour vous hein ?
-Je suis… nous ne sommes personne.
-J’vous promets que je dirai rien. Si vous voulez être quelqu’un un moment. Je jugerai rien de c’qu’il y a sous le masque, Onze fois juré.
-D’accord. Mais vous attendez pas à… à… un truc… bref.»
L’enfant en arme, alors, passa ses mains derrière sa tête, sous les mèches collées de sueur de sa coupe au bol. Fortune retint son souffle. Les gros doigts pleins de cicatrices peinaient avec la lanière serrée, peinaient avec le cuir rêche et la sueur collante. 
« … j’peux vous aider… ?
-Non ! » Encore une fois, comme un enfant. Un enfant qui veut tout faire seul.
Un visage fripé et trempé de transpiration se démoula de sa prison de métal et les yeux gris, au milieu, fixèrent Fortune avec un mélange de terreur et de défi. La jeune fille, elle, laissa échapper un cri brusque.
Elle s’était attendue à quelque chose comme les garçons du village, quelque chose avec une vaine tentative de barbe au milieu de taches de son – ou alors, quelques poils mal rasés, ce qui devait être plus confortable sous le masque. Peut-être quelques cicatrices de guerrier, un air benêt et boutonneux, tout ce qui devait aller avec un adolescent bégayant.  
A la place, devant elle, les iris gris qui la foudroyaient s’agitaient, comme prisonniers, d’un visage androgyne, patient, souriant, aux sourcils blonds-blancs et à l’âge parfaitement indéterminable – mais clairement adulte. La peau était d’un brun fumé, le grain très lisse comme une statue. Les lèvres ourlées étaient peintes de rouge, et sept points rouges encore formaient un cercle qui allait des joues au milieu du front. C’était le visage du barde rouge, de Jean à la Lyre, comme collé sur le corps d’un autre. D’ailleurs, à son front, les deux nuances de brun formaient une limite nette.
Fortune resta une dizaine de secondes hébétée. Les lèvres du visage devant elle s’entrouvrirent pour laisser échapper, d’une voix désormais claire mais bien amère :
« Ce n’est pas mon visage non plus… je vous avais dit…
-P-pourquoi ? Pourquoi ça ?
-Je suis un chevalier d’argent.
-Non, ça n’a pas de sens. Expliquez-moi. »
Poursuivant se laissa abattre sur le dos sur le lit et fixa le plafond. Onze ! comme ses yeux avaient l’air piégés derrière les traits sereins du barde Jean !
« Je suis maudit. Nous sommes tous maudits… j’ai bu le sang d’un dragon… nous buvons tous le sang d’un dragon… c’est lui qui nous donne la force de… vous savez ce qu’est un dragon ?
-C’est les pires monstres de la Féérie… il paraît ?
-Oui, ce sont les ennemis de… les chevaliers, nous, voilà. Ce sont nos plus grands ennemis. Nous devons en tuer un pour gagner notre armure, et boire son sang pour gagner notre force. Avant, nous ne sommes qu’écuyers. Un dragon ! Un dragon… je… »
Il tourna la tête sur le côté pour la fixer. Les morceaux dispersés de son armure, et le plastron qu’il portait toujours, renvoyaient dans toutes la pièce des éclats de vert et de rose surnaturels. Il la regarda longtemps, pupilles tremblantes derrière le visage souriant de Jean, et puis les vannes s’ouvrirent et tout coula, sans interruption, du côté de ses yeux à la couverture froissée, et aussi de ses lèvres aux oreilles de Fortune.
« Un dragon, c’est un cauchemar fait vivant. Les gens parlent de grand lézard mais un dragon c’est… c’est comme un insecte géant… il y en avait un… mon maître !... est mort… alors ils nous ont assemblés, les écuyers, et j’étais le premier pour le venger… pour nous prouver ! Un dragon, c’est comme un très grand insecte. Ils brillent tellement, ils ont… là, leur carapace. »
Il tapota de l’index sa cuirasse. « Comme ça, mais… imaginez une créature… une créature…
-Du calme. Racontez-moi. » fit Fortune en un souffle doux. Il semblait sur le point de tomber en morceaux. Si grand, si fort, si jeune et si perdu ! Il sembla un instant se calmer, et cilla :
« … non, non, je ne devrais pas...
-Raconte-moi les dragons. Tu seras parti demain. Tu vas pas bien, tu peux… je veux dire, tu t’en fous, non ? Raconte-moi. Je promets que je dirai rien à personne. Je veux juste t’aider, raconte-moi pas pour moi, mais pour toi. »
Il inspira longuement. Une minute, deux peut-être, passèrent. Quand il se remit à parler, c’était avec une précautionneuse lenteur, calme et distante.
« Nous entrons en apprentissage auprès de maîtres chevaliers. Nous sommes écuyers, venus de l’Humanité, partout, à dix, douze ans. Tout garçon peut servir, s’il est solide et droit. J’avais fait le chemin seul, moi. Je ne laissais rien de… rien de valeur derrière moi, rien, vraiment. Ils le virent, je ne dis pas cela pour me vanter, mais ils le virent et me donnèrent à un maître glorieux, monseigneur Trouveur. Il m’éduqua, m’apprit les armes… je ne portais point encore d’armure mais j’appris l’épée, la lance et la fronde auprès de lui… j’étais fort bon, et c’est la réalité. J’avais déjà dû batailler avant de trouver l’ordre. Je les rejoignis pour cela. Il me fallait une bataille qui ait une raison. Maître Trouveur fut un excellent maître. Rien ne sortait de lui que la rigueur et le devoir. Il fut impitoyable envers mes erreurs, et j’en grandis rapidement. Il faut normalement cinq ou six ans à un écuyer pour prétendre à une première tentative d’adoubement. Et il faut aussi un dragon. Mais moi, on m’éleva vite, et on me dit, avec des garçons plus âgés : au prochain dragon, vous vaincrez ou périrez. Vous sortirez chevaliers. Je vis un dragon émerger, mademoiselle Fortune. Je vis aussi le dragon dévorer Maître Trouveur. Pourquoi lui, pourquoi pas les maîtres de ces garçons plus âgés ? Dieu fonctionne d’une manière que j’entends pas… je n’entends pas les mots de Dieu… pour ce qui est du dragon, imaginez-le aussi grand que votre auberge… terriblement beau à sa façon, éclatant d’une chitine verte irisée, des écailles larges comme des boucliers… comme un scarabée tissé avec du cauchemar. Sa gueule, Ô Dieu ! Sa grande gueule ! Et ses ailes ! Et les yeux… non, je ne suis pas barde, je ne peux pas peindre ce qu’est un dragon. En larmes et en armes, pourtant, j’étais face à lui, avec les autres garçons. Il y avait du sang partout. Celui de mon maître, les autres. Je n’avais pas chargé le premier. Celui qui l’avait fait, le plus âgé, était mort et ses… le pire c’est qu’on voyait encore sa tête, comme avant. Comme s’il dormait mais juste… détaché… c’est bizarre, la mort, Mademoiselle. Vous penseriez qu’elle est terrible et dramatique, et qu’on la reconnaît au premier coup d’œil, mais la réalité, c’est qu’un homme mort ressemble à un homme vivant, mais découpé comme une chose. La vie, ce n’est pas une étincelle spéciale. Elle ne fait que nous faire croire que nous ne sommes point des choses. Nous sommes des choses. Il faut bien le réaliser quand on voit mourir. En marge du champ, les maîtres nous hurlaient de nous souvenir de leurs leçons. Nous allons solitaires en terre d’Humanité, nous autres chevaliers d’argent, mais face à l’ennemi fée, nous devons nous assembler, car il est mille fois plus terrible que nous. Nous ne pouvons plus agir seuls. Alors nous nous mimes coude à coude, et certains dressèrent les lances pour offrir aux autres la place de planter leurs épées, par en dessous, comme nous l’avions appris. Nous le harcelâmes, ce dragon, sans haut fait d’héroïsme, mais avec la méthode de nos glorieux prédécesseurs. Autour de lui, comme des vautours autour d’une proie, nous nous rapprochions. Ses gestes, parfois, emportaient l’un d’entre nous, et nous n’y pouvions rien. Son corps était si large. Nous tournions pour tromper ses sens, pour l’épuiser, et puis, les quatre survivants que nous demeurions alors, nous chargions pour planter ses chairs et répandre son sang sur le champ, dès qu’une opportunité se présentait… s’il tentait de voler, ses grandes ailes nous renversaient de leur vent, mais son inertie nous laissait alors le temps de changer d’arme et de le harceler de nos frondes, si bien que nous criblâmes ses ailes. Cela dura je ne sais combien de temps, cette danse épuisante, mais nous trouvâmes notre rythme à la mort. Nous trouvâmes la compréhension de ce qu’était une bataille. Et puis lui aussi mourut, comme dans un hoquet, il leva son grand cou et pleura de tous les yeux de son corps. Il chût et celui qui voulait obtenir sa tête, le plus courageux d’entre nous, chût avec lui et fut brisé en deux sous sa nuque. Nous ne fûmes plus que trois. Nous ne tenions point, mais on nous enjoignit à boire le sang du dragon, encore brûlant comme de l’eau bouillante… on me fit don de l’épée et la hallebarde de Maître Trouveur. Nous dûmes encore tirer les corps de ceux qui avaient échoué le test, et détacher les parties de la carapace de la bête qui devraient nous être forgées en armure. Après, seulement, nos maîtres nous laissèrent-ils nous reposer, chevalier méritants. Tout ce que vous voyez ici, Mademoiselle Fortune, vient du ventre du dragon. Tout, sauf le masque, qui est d’argent, et les armes, qui sont de fer. Mais tout cela, je l’ai obtenu de toute la peine qu’il fallait pour mériter d’abandonner le nom de ma naissance. Oh, Mademoiselle, comprenez-vous l’abîme qui nous sépare ? Comprenez-vous le lourd devoir qui est le nôtre, à présent ?
-C’est. Horrible. J-je ne sais vraiment pas quoi dire.
-Oui… ah… c’est mon visage qui vous intéressait… c’est le sang, mademoiselle, le sang ! Le sang que nous buvons et qui nous donne la force de dix hommes… le sang du dragon, mademoiselle. Il nous maudit. Nous sommes différents, chacun d’entre nous, et pourtant, tous maudits. Il m’a maudit de cette manière, le sang : je suis condamné à poursuivre et à porter le visage de qui je poursuis… alors je sais que je dois poursuivre le barde rouge. C’est le devoir sacré que Dieu m’a confié. Quand j’aurai tué le barde, je trouverai un autre visage et je le poursuivrai aussi. Je… je suis Poursuivant.
-Je suis désolée pour vous. Je ne comprends pas pourquoi. Je. Poursuivant, monsieur Poursuivant. Vous méritez mieux que ça. C’est horrible, horrible.
-C’est nécessaire. Nous devons souffrir pour vous protéger des dragons et des autres créatures fées. C’est notre devoir le plus noble. »
Le souffle de Poursuivant était monocorde, et ses yeux pleuraient toujours, mais avec indifférence, presque désormais plus par habitude que par besoin. Cela coulait de l’arrête de son nez comme la pluie d’une gouttière. Sa voix retombait dans des accents cadencés, calmes et méthodiques. Non, dans des récitations. Fortune sentait sa tête bourdonner, assommée. Les mots du chevalier avaient peint des tableaux déchirants dans son imagination fertile.
« Comprenez que votre terreur nous blesse. Que vos tremblements nous peinent… car nous faisons cela pour vous. Vous tous. Ne nous craignez point.
-Je n’ai pas peur de vous. Mais je… j’ai pitié. Je hais vos maîtres pour ce qu’ils vous ont fait. »
Le poing du chevalier se serra sur le drap et son regard se focalisa de nouveau sur Fortune, presque furieux.
« Ne nous haïssez point. Je ne suis point différent de ce qu’ils furent, et je suis chevalier à présent. Médisez de mes maîtres, vous médisez de moi.
-Poursuivant, tu es TROP JEUNE. Personne à ton âge ne doit vivre cela. N’importe qui, même.
-Femme ! Evidemment que vous ne comprenez pas. »
Il s’appuya sur un coude et se redressa de toute sa hauteur noueuse. Les morceaux d’armure sur le lit cliquetèrent et glissèrent au sol avec le mouvement de la couverture. Du revers de la main, il se frotta les yeux.
« J’ai un petit frère, Poursuivant. Je vois qui tu es. Tu aurais mérité une, une enfance normale.
-Je ne suis pas votre frère. Ne me prenez pas en pitié ! Je n’ai point l’intention d’être pris en pitié, enfant que VOUS êtes !
-Tu avais besoin de… tu AS besoin de parler. Tu t’es entendu ? Tu t’entends toi-même, pauvre Poursuivant ?
-Vous ne comprenez rien. Je vous ai raconté cela parce que vous en aviez besoin, que vous ne compreniez pas. Vous avez été curieuse, hé bien ! Vous voilà ravie ! L’histoire des chevaliers d’argent n’est pas triste, elle est glorieuse ! Notre sacrifice est nécessaire ! Vous ne comprenez point !»
Sa voix commençait à tempêter. Fortune se leva à son tour de sa chaise et leva une main apaisante. Elle se vit frissonner.
« Ce n’est pas de moi qu’il est question, Ô Poursuivant. C’est vous, Poursuivant. Vous méritez mieux. Je sais pas quoi vous dire, mais vous êtes une vraie personne. Pas la volonté de l’Infante ou de Dieu. Vous… vous méritez de pouvoir raconter votre histoire… et vous en remettre, aussi. Calmez-vous. Calme-toi.
-Ecartez-vous. Je n’aurais rien dû vous dire. Evidemment, une civile n’entend pas !
-J’entends bien. Ce n’est pas que je n’ENTENDS pas, treize de treize ! C’est que JE TROUVE VOS PRATIQUES HORRIBLES ET MONSTRUEUSES. J’ai mon avis ! J’ai le droit ! Cague à la fin ! Tu t’écoutes toi-même, petit chevalier ? Tu réalises ce que tu viens de me raconter ? Tu es plus jeune que moi et ils t’ont fait traîner les corps de tes potes ! Regarder ton maître se faire buter ! Tuer ! Ils te lancent sur la piste de je ne sais qui pour je ne sais quel crime, tout seul ! A pleurer tout seul, dans ta chambre, tout seul ! Maudit, tout seul ! Sans avoir le droit de te nommer, de raconter, de pleurer, de, je sais plus, je sais pas, foutreries de cagueries de, de, de CAGUE !  
-Mais tout ça c’est POUR VOUS PROTEGER. Vous ne COMPRENEZ PAS. »
Fortune prit une grande inspiration. Elle tremblait. Peur et frustration, terreur même, fureur même. Elle sentait que les mots, si prompts à s’échapper de ses lèvres quand ils étaient taquins, commençaient à présenter à se terrer en son cœur, et bientôt, elle ne pourrait plus parler. Alors il fallait achever ce pauvre enfant, de tout ce qu’elle pouvait lui dire pour l’achever. Il fallait qu’il réalise.
« Personne ne vous a jamais demandé de faire cela. Je veux pas être protégée à ce prix. Moi. Voilà. Vous… vous faites juste ce que vous faites… pour, pour justifier ce que vous avez déjà fait et subi… voilà. Mais personne en veut, en fait. »
Il la regarda de toute sa hauteur, avec un spasme des épaules comme s’il allait s’effondrer de nouveau. L��air était épais comme de la mélasse. Le coin de la bouche du visage emprunté tiqua, les lèvres s’entrouvrirent sans rien dire. Et puis il fit, en deux pas à la fois lents, à la fois vifs, le tour du lit, et ferma sa grande main brune sur la poignée de la grande épée posée contre le mur. Fortune regarde cela en un cauchemar cotonneux. A quelques centimètres de la main, un œil brun déserta le trou dans la cloison.
Il fit deux pas vers l’avant, et Poursuivant leva son dernier argument, si haut qu’il en heurta la poutre. La lumière du jour mourant à la fenêtre se reflétait dans le fer tordu. Il tremblait. Les veines de son cou étaient toutes rouges, les phalanges de ses mains toutes blanches. Fortune interdite tituba en arrière. Le parquet du couloir cria ses avertissements. La porte s’ouvrit avec fracas, et Prospère se précipita dans la chambre en la bousculant d’un coup de coude.
Quelqu’un d’autre cria. L’enfant armé face à elle cria. Elle cria. Tout le monde criait. Et puis son père arrêta de crier, et il fit : « ah » et devint une chose dans ses bras. Et elle vit en s’agenouillant que Poursuivant avait raison. Pas pour ces cagueries de chevalerie, non. Juste sur un point. Ils étaient des choses. Ils n’étaient vraiment, tous, que des choses découpées en morceaux, à la fin. Pas de dernière sagesse, rien de spécial, juste un morceau de viande avec la tête de son père collée dessus.
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S’en fut Poursuivant, bégayant de colère, s’en fut avec son armure, avec son masque et avec tous ses morceaux et ses armes de fer, et nul ne se dressa en travers de son chemin. S’en fut Poursuivant du village, au milieu de la nuit, sans repos, traînant par la bride son cheval qui protestait. S’en fut sous vingt regards terrifiés, de gens qui ne comprenaient pas, qui refusaient de comprendre, sous des regards de ceux qui ignoraient leur PROPRE destin s’il échouait, sous des regards ingrats, civils, qui n’avaient rien connu de la terreur véritable. S’en fut Poursuivant, toujours plus sale, toujours plus rouge.
S’en fut Poursuivant, et, s’en allant, en rage, Poursuivant grattait furieusement les écailles de dragon qui poussaient sur son bras, sous l’armure et l’habit, et qui le torturaient.
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onzedieuxsouriants · 11 months
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La Question
C’était une de ces longues soirées d’été entre deux villages, avec un soleil écroulé dont le doré lambinait encore sur les bords du ciel. Les arbres penchaient toute leur fraîcheur sur les deux voyageuses. Le Passage et Bourrique, allongés l’un contre l’autre, tendaient paresseusement les dents pour arracher de grandes bouchées d’herbe sans peiner.
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Leurs deux maîtresses, à proximité, installaient le camp. Dans le lit du ruisseau qui chuintait, toujours frais d’ailleurs malgré la belle journée, la main brune de Charité cherchait quelques pierres rondes pour recharger sa fronde. Jeann, pensive, défaisait les sacs sans se presser. L’apprentie se tourna vers la barde, une poignée de galets dégoulinants en main, et dit :
« Ben faut surtout pas vous grouiller, patronne. Vous allez vous fouler le poignet, pis y’a un risque que la tente finisse par être montée avant minuit…
-La tente sera montée, ma chère forte tête, avant ton retour. Si d’aventures, quelques fagots venaient à opportunément sauter dans tes bras ouverts…
-Sûr, cheffe, je vais chasser, ramasser le bois, tirer l’eau et puis quand je reviens, faudra encore monter le camp et faire le feu et la popote, c’est ça ?
-Onze ! Fille de peu de foi. Va donc nous chercher à manger. »
Jeann leva une main gantée de rouge, gracieuse mais autoritaire, coupant court aux protestations de son apprentie. Charité siffla entre ses dents et fourra les pierres dans la poche de son tablier. Jeann lui souriait toujours avec le même air égal et désarmant, qui lui donnait, dix fois par jour, envie de jeter quelque chose à la figure. Elle ne l’avait jamais fait. C’était insupportable. Jeann souriait et elle voulait la jeter à bas du Passage, mais Jeann levait la main et le cœur de Charité se défaisait.
Elle devait bien aussi le savoir, foutue barde. Charité n’avait jamais eu beaucoup d’occasions, au village, de se questionner sur les bardes. Ils étaient toujours passés et repartis avec leur magie – celle des histoires – étranges et solitaires, comme cela était la chose avec tous les représentants du Onzième Dieu. Même un prêtre brun pouvait se montrer étrange. Et quand Jeann avait recruté Charité, ce n’était pas comme si la situation lui avait donné l’occasion de beaucoup réfléchir – elle était poursuivie et haïe. De même, les premières semaines de voyage auprès de sa nouvelle maîtresse s’étaient montrées trop agitées de peur d’être poursuivie et de découverte du monde pour que la jeune femme ne puisse trouver l’occasion de s’asseoir avec ses questions.
Elles venaient à présent.
Qui était Jeann, réellement ? Qui étaient les bardes, ces sept fous uniques, ces sept ordres à eux seuls ?
Pourquoi était-elle apprentie, et que devenir à présent ?
Les sabots de Charité firent craquer une brindille qui la tira de sa rêverie, à temps pour voir fuir un couple de perdrix. Elle fit tournoyer sa fronde un peu tard et le tir manqua de plus de deux mètres. Charité pesta à voix basse.
Le visage de Jeann envahissait ses pensées et les mots de Jeann envahissaient ses oreilles. Non, ce soir, au camp, elle prendrait sa nouvelle maîtresse entre quatre yeux et lui demanderait.
Le sous-bois s’assombrissait doucement et Charité retint sa respiration. Elle était usée du pas bringuebalant de Bourrique et la chasse requérait toute son attention. Avec exaspération, elle souffla de ses pensées l’image des mèches de cheveux et les dents blanches de Jeann.
La forêt bruissait de partout, les feuilles frémissaient – mais dans les buissons, cela frémissait plus fort. La fronde coupa l’air trois fois et le cuir claqua lorsqu’elle relâcha la pierre. Il y eu un bruit mat, suivi des caquètements de terreur de la perdrix mâle, et la volée de plumes qu’elle laissa en fuyant plus loin. L’oiselle, elle, n’émettait déjà plus qu’un gargouillis terrifié quand Charité écarta le buisson de sa main. Elle tira son petit canif d’os de son tablier et saisit l’oiseau de l’autre main.
 Au retour de Charité, le vent tiède de la nuit charriait des notes de lyre. La tente était montée de travers et le feu n’était qu’une suggestion, un tas de fagots trop épais pour démarrer d’où émanait un panache de fumée ridicule. Assise sur une bûche, une Jeann aux yeux fermés caressait son instrument avec une tendresse qui faisait de nouveau rugir des choses en Charité. Heureusement, dans le fond, que la barde fût aussi exaspérante.
« Perdrix, m’dame la barde. Comment vous avez fait pour survivre toutes ces années à vivre sur la ROUTE sans jamais apprendre à monter un feu ?
-Je suis poète, Charité. Quand aucun feu ne m’accueille, je me nourris de coquelicots et je bois la rosée.
-Je sais vraiment pas comment vous survivez. Plumez la perdrix au moins alors. Je vais m’occuper du feu… » fit-elle avec un grand soupir. Jeann décroisa les jambes et sauta de sa bûche.
« Assurément, si tu me montres.
-… y’a des plumes. Tirez dessus jusqu’à ce qu’il y en ait plus. Sauf si vous voulez du rôti au duvet.
-Je n’ai découvert qu’à l’instant que faire un feu n’est pas aussi simple qu’il y semble. Tes sagesses m’ont toujours manqué, ma chère Charité.
-Oui ben là c’est simple. Attrapez. »
Passablement agacée, la jeune femme ne manqua pas l’occasion de ENFIN pouvoir jeter quelque chose sur la barde. Quelque peu à sa déception, Jeann réceptionna parfaitement l’oiseau, d’un mouvement languide mais précis. Puis elle lui sourit et leva la main en geste d’apaisement. Charité souffla.
« J’ai trouvé de la sauge et de l’ail des ours, ça ira bien avec. Pis il me reste du laurier.
-Que ferais-je sans toi, qui vins à ma rencontre ?
-… bah visiblement vous mangeriez des fleurs. »
Jeann eut un sourire indéchiffrable, un de ceux qui énervaient tant Charité, qui étaient des rires discrets. Ce qui l’énervait, c’était autant leur discrétion que la difficulté à comprendre ce qui pouvait bien les provoquer.
« J’ai dit quelque chose ? Onze ! Vous arrêtez jamais de sourire, vous…
-Tu n’aimes pas les fleurs, Charité ?
-Quand j’en trouve, la bourrache par exemple… mais ça nourrit pas sa femme… puis vous ! Pas capable de faire un feu, comme une citadine, seriez bien capable de bouffer des digitales.
-Ne t’inquiète pas, doucette, j’ai des goûts TRES sélectifs. En manière de fleurs, je veux dire. Oh, crois-le, si cela t’amuse, je suis très bonne mang-
-… arrêtez-vous. Arrête. »
Fit Charité en pivoine. Elle venait de comprendre. La pyramide de brindilles qu’elle venait de monter s’écroula entre ses mains.
Jeann sourit de nouveau en montrant un croissant de dents blanches et souffla sur sa main pour en débarrasser le duvet – et envoyer un baiser à Charité.
« Je veux pas savoir c’que vous faites de vos… trucs… je sais pas ce que vous faites aux gens, mais le faites pas sur moi, ça commence à me… je suis pas obligée de vous suivre, vous savez… voilà, cague.
-Je suis désolée, Charité. Sincèrement. Je pensais que vous appréciiez que je flirte avec vous. »
La voix de Jeann était devenue basse et grave, bien loin des accents aigus avec lesquels elle plaisantait. Derrière ses paupières peintes de rouge, ses yeux ne cillaient pas, quoique ses paupières demeurassent à demi, humblement (mais peut-être faussement), baissées.
« Je n’use point sur vous d’autre charme que ce dont ma nature m’a fait don, je le crains…
-La nature, pfah ! Elle a bon dos, la nature ! Vous êtes une gonzesse, c’est pas-…
-Seulement parce que vous le voulez, Charité. C’est vous qui me voyez ainsi, et je n’ai nul souvenir de m’être introduite, ou introduit, sous ce jour spécifique. »
La nuit était tombée d’un coup, et les brindilles s’embrasèrent entre les mains de la jeune femme, comme pour ponctuer la voix de Jeann. Les plumes envolées crépitèrent au dessus du feu en se consumant. La flamme qui s’éleva dessina le visage de la barde rouge – en contours tout aussi rouges. Mais ses yeux demeuraient sans éclat.
« Je n’ai nul souhait de vous faire de mal, ma jeune apprentie… je pensais que nous dansions cette danse à deux. Fort bien ! J’arrêterai, vous n’avez qu’un mot à dire.
-Vous… ça me perturbe que vous me… vouvoyiez comme ça, madame. Vous êtes pas obligée.
-Je préfères moi aussi te tutoyer. Comme tu pourrais le faire de moi, Charité.
-Vous savez que j’peux pas. Vous êtes une barde.
-Et tu es mon apprentie. Bientôt tu seras à ma position, ne l’oublie pas. Tu portes déjà plusieurs de mes histoires. Au prochain village, je te laisserai les conter. Ne me vois pas en monstre ou en maître, Charité, car je ne suis que ce que tu es.
-C’est pas vrai, ça. Je sais pas qui vous êtes. Du tout. Pourquoi… déjà poussez-vous, je vais démonter la perdrix… ! C’est qu’on en perd du temps avec vos… fleurs ! Et puis… merde, on a pas du pain à faire tremper aussi ? Aussi allez relever la tente, sauf vot’ respect, ça va nous tomber sur la tête cette cague là.
-Charité, ta question.
-Uh ?
-Pourquoi. Tu as dit « pourquoi », tu voulais me demander quelque chose. Poursuis ta pensée, car je n’aime pas savoir que tu crains de me parler. »
Charité déglutit, et arracha violemment la cuisse de la perdrix, qui résistait à son canif. Elle s’en voulut pour le filet de voix qui suivit. Pourquoi Jeann… Jeanne ? Jean ? L’effrayait tant ?
« Pourquoi vous êtes différente. La nuit.
-Ce n’est que l’obscurité et le feu. Je suis la même personne.
-Non, la nuit, votre voix est… et puis votre visage est plus, sérieux. De jour, vous passez votre temps à raconter des conneries et à me traiter comme si j’étais un gonze, un puceau en plus…
-Mh-hm…
-Mais la nuit, quand vous raconter, et là, même là, vous êtes…
-Je ne puis le voir. Je suis désolé, je ne puis pas l’expliquer non plus, ni même le percevoir. Je suis la barde rouge. Je ne sais pas exactement – moi-même ce que c’est. Je t’ai dit, Charité, que je n’usais pas de charmes magiques sur toi. La vérité c’est que je ne sais pas vraiment. »
La voix de Jeann était devenue un souffle rauque. Le feu craqua en points de suspension. Un alyte entama, au loin, sa chanson solitaire et Charité songea tristement au pauvre niais qu’elle avait abandonné au village. Elle espéra qu’il allait bien, où qu’il fut à présent. Mais à regarder Jeann, elle ne comprenait pas. Elle était perdue, et triste d’être perdue, et enragée d’être triste. Le visage devant elle, le contour rouge au travers des flammes, était triste aussi.
« Madame Jeann… z’êtes une barde. Z’êtes censée tout savoir.
-Oui, je suis vraiment désolé de ne rien avoir à t’offrir. C’est peut-être la malédiction que je partage avec mes frères. Nous portons trop de ce l’Humanité nécessite. Toutes ces histoires laissent peu de place pour qui nous sommes.
-… et vous voulez que je fasse pareil… z’êtes sérieuse… »
Jeann s’était allongée contre la bûche et passait lentement sa main gantée de rouge contre son visage. Elle semblait, à Charité, la victime d’une migraine, et tout sourire avait quitté ses lèvres.
« Oui, je veux savoir que tout cela n’est pas vain. La lignée des bardes rouges ne peut pas s’arrêter et je dois préparer la suite. C’est sur toi que c’est tombé, j’en ai peur.
-Vous avez quoi. Trente ans ?
-Quelque chose comme ça.
-Z’êtes à peine de l’âge de mon aîné. Z’allez pas mourir tout de suite. Et moi… j’ai dit que j’apprendrai votre musique et vos histoires. Croyez-le ou pas, ça m’intéresse vraiment, j’ai pas toutes vos manières de la ville, là… mais j’pense que c’est bien… d’avoir des bardes qui viennent du peuple, si c’est pour nous apprendre à nous… et d’avoir des femmes. Je pensais que tous les bardes étaient des hommes. Sauf… vous, peut-être, je comprends toujours pas. Mais bref. Mais… ça, le reste, ça m’fait peur.
-Comme il se doit. Le conte est une arme puissante et la charge donnée au barde rouge, en particulier, est bien lourde. Ah, je ne me peine pas ! »
Jeann se redressa, avec le sourire. « C’est une lourde charge, ne mentons point, mais elle est belle aussi. Et excitante.
-Justement… Jeanne. C’est quoi la différence entre vous tous ? Entre vous sept ? Pourquoi sept bardes et sept couleurs et pas juste heu… l’ordre des bardes khakis, quoi, comme pour les prêtres bruns ou les chevaliers argentés ou les autres. Ça fait vraiment… comme si les Noirs avaient pas d’idées pour faire onze ordres en tout, v’savez ?
-Nos histoires ne sont pas les mêmes. Que conte le barde rouge ?
-Uh… la Féérie. Les histoires de l’aut’ côté du fleuve.
-Cela même. Mes collègues – nos collègues – ont chacun leur zone d’expertise. Nous les croiserons peut-être un jour, et tu verras… ah, as-tu… as-tu besoin d’aide pour la cuisine, Charité ?
-Non, ça va. Reposez-vous. »
La mécanique de la cuisine était bien rôdée en Charité. Les morceaux de perdrix, bien dépiautés et aplatis, commençaient à griller sur une pierre plate, et elle hachait distraitement les herbes pour la sauce avant les les lâcher par poignées dans le fond d’eau qui frémissait dans un bol de terre cuite. Son regard, cependant, demeurait au-delà des flammes, vers sa maîtresse alanguie. Jeann défit le col absurdement élaboré de son pourpoint, détachant avec soin son jabot avant de le plier et l’aplatir soigneusement sur une pierre proche. Puis elle glissa doigt par doigt, avec l’indolence qui caractérisait toujours ses gestes, dans ses nombreuses boutonnières, en les défaisant comme si c’était le geste le plus pénible du monde. Charité eut en tête la pénible extraction d’un insecte en mue, quittant sa carapace pour une forme molle et fragile. Elle semblait – oui ! – réellement usée, et sa voix basse aurait presque pu passer pour enrouée, n’eut-elle été aussi mélodieuse.
« Jeanne. Vous êtes vraiment une femme, ou un homme ? »
Le barde pencha un sourire dans la direction de Charité. Ses cheveux blonds, presque blancs, s’effondraient en cascade sur la buche qui lui servait d’appui et en travers de son visage, au milieu duquel les yeux brillaient comme des pépites d’argent.
« Et tu me poses la question quand je me déshabille, par hasard, comme ça ?
-Ah…
-Ah, navrée. J’avais dit, n’est-ce pas ? Plus de flirt.
-… un peu de flirt… ça va…
-Qu’avez-vous dit ?
-Je… vous savez ce que j’ai gngngnh ! Ahh mais vous me faites cramer ma sauce ! »
Jeann se redressa au milieu des soieries défaites, cherchant de la main l’appui incertain du sol. Le barde laissa derrière son pourpoint jaune brillant avec ses beaux crevés de velours rouge et son jabot plié. Ses bottes, parties les premières, étaient jetées en vrac sur une couverture à demi-déroulée, avec ses gants. Ses chausses détachées plissaient mollement sous ses genoux nus. Il demeurait la chemise, blanche et lâche, assez longue pour cacher ce qui devait l’être, et dont les fronces faisaient des vagues douces au rythme du vent et du feu. Jeann l’observait entre ses mèches, aussi grave qu’à l’instant de ses excuses.
Charité inspira et écarta le bol de sauce du feu.
« Que voulez-vous que je sois, Charité ?
-C’est pas à moi de décider ce que vous avez sous la chemise… bordel.
-Ce que j’ai est sans objet. Je suis un conte. Je suis une histoire. Je n’existe pas sans public. Soupirez et je disparais. Mais je suis encore là. Que voulez-vous de moi, Charité ? Que voulez-vous réellement ?
-Je sais pas. J’ai voulu fuir ce foutu tueur, découvrir des trucs. Maintenant. Je sais pas. Pourquoi t’as toujours été une femme pour moi. C’est pas ce que tu es ?
-Oui.
-… oui c’est ce que tu es… ou oui c’est pas… ?
-Oui. S’il vous plaît, Charité, dites-moi ce que vous voulez. Je ne suis qu’une conteuse, je… je n’arrive plus à comprendre les humains aussi bien que je le voudrais. Ma tête est trop pleine d’histoires d’ailleurs.
-Je… préfère que tu sois une femme. T’es pas vraiment ça hein ?
-Je suis ça et je ne suis pas ça. Je peux être une femme pour vous, Charité, j’aimerais l’être si vous le voulez.
-J’ai envie de… j’ai vraiment envie d’apprendre ce que vous savez. Mais ça me fout les jetons. Comment vous causez. Tout ce que vous savez. TU me fais flipper. Je me fais courir après par les tueurs parce que j’ai sauvé un monstre, mais toi, t’es quoi ?
-Je suis le barde rouge. Le reste, je ne sais plus. Dis-moi ce que tu veux, Charité.
-Je veux. Ah ? … t’embrasser ?
-Je t’en prie. »
A la fin des mots, Charité sauta au dessus des flammes qui s’étaient élevées, et les bras de sa compagne l’accueillirent. En la saisissant, elle réalisa que malgré le feu, la peau de Jeann était froide et frissonnante – fraîche comme le ruisseau d’où elle avait tiré les pierres. Et que deux tracés de larmes sans sanglots avaient coulé de ces yeux si brillants. Et elle comprit que Jeann ne s’était pas dénudée pour la séduire, mais pour se désarmer. Elle n’était plus sa patronne ; elle était plus petite qu’elle, perdue et mince, et Charité la serra dans ses grands bras tièdes.
Leurs souffles se mêlèrent, plus vifs un bref instant, puis s’éteignirent mutuellement. Elle l’embrassa d’un long baiser mouvementé et un peu salé, sa maîtresse étrange et désarmée, si bel et si incompréhensible, son compagnon de voyage si absurde et lointain, si proche sous ses doigts pourtant.
Derrière ses yeux fermés, dans la bouche de Jeann, Charité s’abîma et le monde se défit soudainement. Le feu cessa de brûler et le vent cessa de froidir et Charité cessa d’être Charité, la fille du village, et se réalisa brutalement en question, en question si vaste ! En question si vaste qu’elle n’avait jamais été posée, plus vaste que l’océan, trop vaste pour être vue. Si profonde, et si noire. C’était une question qui briserait tout en elle, Charité réalisa, une question qui en amenait mille autres auxquelles elle se confondait, une question sans horizon ni retour. Oh, une question ! Charité n’était plus qu’une question ! D’ailleurs qui était Charité ? Ce nom ne voulait plus rien dire ! Question ! Question ! Profonde et douce Question, si profonde, si obscure, si terrible et si belle !
Si longue fut la question que Jeann finit par l’écarter avec un chuintement plaintif et ravi.
« J’ai… aussi besoin de respirer, Charité. »
Charité rouvrit les yeux comme au sursaut d’un réveil. La question s’évanouit de ses paupières et de sa bouche. Reste ? Reste ! Supplia-t-elle, mais la vaste question était déjà partie. Il n’en demeurait que des bribes et l’impression d’un rêve oublié. Et le goût de la bouche de Jeann dans la sienne.
« Tu n’embrasses pas très bien, petite barde. Mais il y a le temps d’apprendre pour tout. »
Fit Jeann, le doux sourire moqueur de retour, en rajustant l’épaule de sa chemise. Charité recula d’un pas ivre et glapit lorsque les flammes léchèrent l’ourlet de sa jupe. Jeann l’écarta gentiment sur le côté.
« J’ai vu… non j’ai senti… c’était comme un grand puits sans fond avec… pas de l’eau ni des trucs juste… même pas des mots je…
-La Question ? Tu as senti la Question ?
-Oui, ça avait la forme d’une… question… je crois. Mais c’était pas un mot. Plus comme… quand on est au bord d’une falaise ou…
-Oui. Je vois très bien. » Le vent avait tourné et les cheveux de Jeann battaient désormais le visage de son interlocutrice. « Malheureusement, comme tu l’as dit, la question n’est point faite de mots. Chaque barde l’a un jour ressentie, et, je pense, chacun de nos confrères des ordres – du moins, au moins, les prêtres.
-Est-ce que c’est… Dieu ? »
Jeann lissa ses cheveux, en réflexion un court instant.
« Oui, je pense qu’on pourrait dire les choses comme ça. Pour moi, la Question est, comme le Onzième Dieu, ineffable et intraduisible. Je ne pense pas qu’elle ne soit QUE Dieu, cependant. Tu la ressentiras de nouveau, Charité, car c’est notre voie. Tu verras que plus l’on sait, moins l’on sait. Plus l’on se perd à la Question.
-C’est pour ça que tu es… comme ça ? A pas savoir qui tu es ?
-Non, j’ai toujours été ainsi. Et j’ajouterais : je sais parfaitement qui je suis, Charité. Ce sont les autres qui l’ignorent et me cherchent. »
Jeann leva une main à la fois délicate et impérieuse.
« Barde rouge, je demeure, ni plus ni moins. Je n’ai pas vocation à m’engager dans le reste de vos jeux. »
Charité, pour la première fois, s’enhardit de la main dressée et la saisit doucement au poignet pour en embrasser les empreintes.
« J’pense que j’comprends mieux, maintenant. Mangeons. »
  (La tente mal installée leur tomba dessus durant la nuit.)
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onzedieuxsouriants · 1 year
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Comment Léonard devint sis en son fief de la Comté Auréate
Comment Léonard devint sis en la Comté Auréate
Ô, vous qui de l’Humanité semez les champs humbles et fertiles ! Ô aimables paysans, artisans, forgerons, gens de bien et gens de paix. Vous qui jamais ne trempâtes l’orteil le plus petit dans les eaux de l’Impossible, vous qui accrochez aux portes de vos enfants le Onze de fer chaque soir, vous, Ô nous ! Pauvres êtres d’Humanité, qui vivons et mourons sur notre belle terre. Oyez ! Ecoutez-moi vous conter les terres de Féérie, les terreurs et les erreurs !
Taisez-vous : le barde rouge parle ! Vos esprits sont à moi et vos cœurs sont à la main de Charité, qui bat sur son tambour.
Voici le Conte des Comtes ; voici Léonard l’Auréat, celui que nous perdîmes, celui qu’ils ne gagnèrent pas. Voici l’histoire du comte prisonnier de ses gens cruels, car en Féérie l’eau coule d’aval en amont et les chats aboient.
En la Comté Auréate, il y a des champs d’or, des rivières d’or et un château d’or. Et au fin fond du château d’or, il y a des chaînes de fer sur une armure d’or, toujours debout, et dans cette armure il bat un cœur encore.
Et le nom du maître de ce cœur est Léonard.
Il fut nôtre, fervent, ardent serviteur du Onzième Dieu ! Fervent, noble porteur d’épée de notre Infante chérie, dont il portait le visage comme l’un de ses paladins. Les chevaliers d’argent de la tour d’argent de l’enfant d’argent, tout était argent et beauté. Ô gens de bien qui n’avez jamais vu de chevalier d’argent ! Léonard, sous le masque de l’Infante en pleurs, était le plus beau et le plus gai des hommes, et sa peau était d’or et ses cheveux étaient d’or, et ses yeux étaient d’or. Mais humblement, sous l’argent, il errait en l’Humanité, rectifiant çà et là les maux, et chassant les fées qui avaient passé l’Impossible. C’est une vie solitaire que celle de l’ordre gris, tout comme solitaire est la vie de mon ordre rouge. Mais tant était-il aimé, tant était-il beau, que Léonard trouvait un amour dans chaque village qu’il traversait. Que ne s’arrachait-on ses beaux cheveux d’or, comme des faveurs ! Que ne faisait-on pour percevoir, sous le masque d’argent, ses beaux yeux d’or !
Il commença à se murmurer que Léonard était un nouveau messie, que l’âge de la libération était venu pour l’Humanité et que l’Infante cèderait son fardeau à un nouveau prophète, qu’une douzième ère s’ouvrait. Douze ! Douze ! Pouvez-vous l’imaginer ?
Si bel était l’homme d’or qu’il générait ces rumeurs, oui. Et vous l’auriez aimé, vous aussi ! Léonard pourtant ne faisait rien pour encourager ces rumeurs, si ce n’est donner, çà et là, ses beaux cheveux d’or à ceux qui plaisaient autant à son regard qu’il plaisait aux leurs.
Et puis d’autres rumeurs, moins douces et moins blasphématoires, finirent par courir à son sujet. Qu’il marchait la voie des fées, qu’il était changelin, et que cela expliquait sa beauté d’or. Qu’il abusait de l’amour des villageois pour ses beaux cheveux d’or et ses beaux yeux d’or. Qu’il fusse pas assez ou trop humain pour être chevalier gris, cela commença à ne plus faire l’ombre d’un doute auprès de ses pairs. Peut-être avaient-ils raison ? Peut-être étaient-ils jaloux ? Les ordres parlèrent alors.
Les moines bruns dirent : dans les villages, il sème les cœurs brisés autant que ses cheveux que l’on dit enchantés ! C’est une fée !
Le barde rose dit : « C’est vrai, j’ai ramassé tous ces cœurs brisés. »
Le barde rouge dit : .. A vous de deviner, car las ! je m’omets ! 
Le barde orange dit : « Il est un beau soleil que je vois briller ! »
Le barde jaune dit : « Qu’il me rende donc mes couleurs usurpées ! »  
Le barde vert dit : « Gare ! Moi, je vois son futur tourmenté. »
Le barde bleu : « Et son présent est plein d’enfants oubliés. »
Le barde violet dit : « Pourtant, dans son passé sont maintes bontés. »  
Les prêtres noirs renchérirent : « Mais ces rumeurs blasphématoires ! Le Onzième Dieu n’a qu’une prophétesse ! »
Les chevaliers gris dirent : « Voyez cet homme d’or, qui de l’anonymat de notre armure fait une vaste plaisanterie ! Les peuples l’aiment et nous nous aiment point autant. »
Et l’Infante, comme toujours, se tut et pleura.
Il fut décidé par la grâce des onze couleurs que Léonard serait jeté bas et châtié. Oh, pauvre Léonard ! Qu’il pleura alors derrière son masque pleureur ! Qu’il se lamenta lorsqu’on le lui arracha ! Qu’il jura qu’il n’avait jamais brisé le moindre serment !
Devant toute l’assemblée, il renouvela ses vœux et jura solennellement qu’il n’avait jamais cherché à mal, qu’il n’avait fait qu’aimer et, peut-être, se montrer un peu fier, mais qu’il n’avait jamais désiré briser le moindre cœur, ni prendre la tête de la moindre secte. Qu’il était content de n’être qu’un chevalier errant et d’obéir à sa bravoure.
A ce moment, le vent fée passa soulever les tentures du tribunal et il y eut mille rayons de soleil qui vinrent frapper sa chevelure, sa peau et ses yeux d’or, et pendant un bref instant de grâce, ceux qui l’avaient haï oublièrent qu’ils le haïssaient. Ils virent rouler sur ses joues d’or les larmes d’or et sa peine et sa bonté d’or furent les leurs. Mais cela, comme un coup de vent, passa, et les tentures retombèrent, et le brouhaha étouffa son serment sincère. Tristement, Léonard réalisa que sa parole ne valait rien.  
Une fois sa culpabilité votée, son sort fut décidé par les noirs et exécuté par les gris. Comme il ne s’agissait pas d’un criminel que l’on pouvait prouver, ne furent retenus que les chefs de blasphème et de corruption féérique. Il fut déterminé que le charme qu’il créait sur les autres devait être purifié, également, mais que la mort n’était point méritée dans la mesure où il n’était point possible de prouver qu’il ait, de son propre chef, cherché à nuire en allant de part l’Humanité de manière aussi dorée.
Les enfants sont-ils couchés, Ô gens d’Humanité ? Parfait ! Je puis vous raconter comme les noirs sont impitoyables d’invention et les gris d’efficacité. Ils rasèrent sa chevelure d’or, crevèrent ses yeux d’or, et quant à sa peau d’or, ils l’arrachèrent par petits morceaux brillants. Tout cela, sans le tuer.
Puis, sa terrible beauté enfin neutralisée, ils le relâchèrent aux abords de l’Impossible, espérant qu’il s’y noie ou qu’il échoue en Féérie.
Pauvre Léonard tituba çà et là ! Que faire sans ses yeux ? Pleurer, songea-t-il, avant de se souvenir : pour cela aussi il faut des yeux ! Alors il s’assit au bord de l’eau et laissa tremper ses pauvres jambes dans l’eau pour apaiser la douleur.
L’Impossible n’a qu’une rive, ce qui en fait, comme j’espère n’avoir point à vous l’apprendre, la meilleure des défenses contre la Féérie. Ce n’est cependant pas une barrière infranchissable, car comme je vous l’ai dit, les fées fonctionnent à rebours du monde.
L’eau était douce et fraîche pour Léonard. Nul reflet ne lui dirait plus à quoi il pouvait ressembler, et nul ne l’aimerait plus, mais il trouva du répit dans la beauté de l’automne – celle qui se devinait à l���oreille.
C’était la beauté des vaguelettes contre ses jambes, celle du chant des derniers grillons, du souffle doux du vent qui charriait des poussières de toute l’Humanité, du battement de la gorge d’un crapaud au fond de la boue, de la douceur d’un lotus fané, la beauté de tout, la beauté du pays. Oh et un grand sanglot s’entendit ! Léonard ne pouvait pleurer, hurla avant de se jeter dans les eaux de l’Impossible.
Ecoutez :
Comme le vers est mon droit,
Comme envers est endroit
Miroir !
Comme endroit est envers
Comme adroit est un ver
Il plongea et chercha au fond du fleuve celle qu’on lui avait épargnée, la Mort, Ô pauvre chevalier ! Doux chevalier, plongea ! Et puis, au fond du fleuve qui en était aussi la surface, il émergea. Faute du royaume de la Mort, il trouva celui des Comtes de Fée.
Ainsi advint-il en Féérie, au travers l’Impossible et depuis l’Humanité. Notre pauvre chevalier rampa sur la rive, incertain de sa destinée. Ses doigts caressaient les herbes sauvages comme les cheveux d’une belle femme et l’eau avait rempli ses orbites vides, lui permettant de pleurer de nouveau. Il trouva qu’en Féérie, les herbes sauvages étaient réellement les cheveux d’une belle femme et ses larmes ne tarissaient plus.
Il continua de ramper en saisissant autour de lui, ne sachant ce qu’il espérait. Il cessa d’appeler la Mort et la curiosité l’emplit. Découvrir l’horrible Féérie ! C’était son dernier choix, puisque, de l’Humanité, il avait été banni. Au bout d’un moment, la branche souple d’un aulne se dressa en travers de son chemin. Léonard saisit, en frissonnant, cette main tendue et tira dessus pour se relever.
Le ciel avait goût de sucre, quoiqu’il ne le visse pas, le sol sous ses pieds étaient un champ de soie brodée. A ses oreilles, oui, à ses oreilles ! Il sentait l’odeur du sang. L’insensé, sans ses sens, s’élança assez ! Vers le sang, vers l’odeur familière au guerrier. Là, il entendit des cris et perçut la bataille.
Les champs doux comme des cheveux de femme, beaux comme des broderies, étaient remplis du fracas de la guerre. Les fées tuaient et mouraient dans des chants abominables. Tout cela, Léonard s’en approcha, toujours habité de la curiosité morbide qui le laissait vivre. Il ne voyait plus, mais puisqu’en Féérie est à l’envers, il voyait désormais trop. Et il vit cela :
Un champ rempli de corps et des mains dressées dont les doigts attrapaient l’air et des dents cassées qui donneraient des dragons et des marécages de sang rouge et des couteaux plantés dans des soupirs et des jambes broyées par les chevaux fous et des organes répandus comme des fruits pourris.
Il vit cela et vomit. Car il avait connu le combat, mais ni la guerre ni la bataille. Il comprit les horreurs dont l’Humanité se préservait ! Et au bruit de ses entrailles, il attira l’attention de trois guerriers, qui bientôt furent sur lui.
Ils étaient trois et les porteurs de bannière les suivaient.
« Ohoho, que voilà ? » Fit l’une des guerrières. C’était une fée de la taille d’une femme, toute en lames et en griffes. Elle portait une robe de doigts fraîchement tranchés. « Un homme blessé ! Un des tiens, Versipelle ? » Du bout d’une lance, elle leva le menton de Léonard.
Un autre guerrier, qui était un loup à deux faces, observa un instant l’intrus, le nez plissé et la mâchoire baveuse, claquant entre ses crocs jaunes : « Non. Il sent le blé frais et l’injustice, ha ! Et l’eau de l’Impossible… un humain égaré. »
La troisième guerrière parla. Elle avait mille yeux et de longs cheveux filasses qui traînaient loin derrière elle, sur tout le champ de bataille. Sa voix était lente, sa peau fine comme du parchemin et elle désigna Léonard d’un doigt long comme un fuseau : « Mal tombé, pauvre humain, juste à temps pour devenir une prise de guerre. »
« Qui êtes-vous ? » murmura le futur Auréat. Et la première guerrière répondit :
« Je suis la Comtesse Carnasse, la Dame Souriante de la Comté des Ogres, maîtresse de la Menée Muette. Ah, n’oublions point mon cher Comte Versipelle, de la Comté des Loups, maître de la Menée Huante, et la Comtesse Cruante, de la Comté des Araignées, maîtresse de la Menée Rampante. Enchantée, petit morceau, et tu es ?
-Léonard, Chevalier d’Argent de l’Infante.
-C’est un mensonge, murmura Cruante.
-Léonard, chevalier… déchu ?
-C’est toujours un mensonge.
-Je ne sais pas alors. »
Il sentait bien qu’il aurait dû trembler de cette triade, dont les apparences défiaient l’entendement humain. Mais il savait, de l’une, qu’il ne pouvait pas réellement les voir et de deux que leurs apparences n’étaient qu’une forme de mauvais rêve. Elles n’avaient pas la substance qu’un homme effrayant mais réel peut avoir.
« Un rêve peut te tuer, Léonard. Il n’y a que des rêves ici, reprit Cruante. Tu ferais bien de ne pas croire que tu n’en es pas un, toi-même. Mourir dans un rêve n’est pas moins mourir.
-D’accord. Qu’un rêve me tue, alors, je n’ai pas peur.
-C’est vrai. » Murmura Cruante pour elle-même.
La Carnasse siffla entre ses dents et poussa un peu plus haut le menton de Léonard, de la pointe de sa lance. « Il n’est pas à toi, Cruante. »
« Ou à toi, Lainne. » grogna le Versipelle. « Plus de prises de guerre, ou tu devras nous en trouver d’aussi belles à nous deux. Tu as déjà eu le Petit Comte pour toi. Je le voulais. »
« Si, si ! Je l’ai bien eu même ! Ah, mon grand, je te laisse l’humain… il n’a pas l’air bien fort, je me fiche assez de le chasser. Dans cet état, où courrait il ? Qu’en ferais-je, vraiment ? Peut-être toi, peux-tu lui imposer une nouvelle peau, ou Cruante en faire son concubin, qu’en sais-je ? Moi je l’aurais dévoré, mais j’ai mieux à manger. Et j’entends que m’attendent certains des amis du Petit Comte ! »
Fit-elle en tirant comiquement sur son oreille avant de rire aux éclats d’un rire de hyène. Sous son rire, on entendait les râles d’agonie de ceux qui n’étaient pas encore exactement morts. Elle tira sur sa lance d’un coup sec et Léonard retomba en avant.  
Et la femme qui se nommait Carnasse s’éloigna en chantant un chant de guerre joyeux et en faisant tournoyer sa lance, si rapide que ses suivants peinaient à la suivre.
Le Versipelle fit un grand sourire à Léonard. Un grand sourire de loup, qui lui ouvrit les joues jusqu’à la nuque, et plus encore.
« Que dirais-tu que je te retourne, humain ? Que tu deviennes un loup ? Je te donnerai une nouvelle peau ; tu es aveugle, mais fort, et j’aime les guerriers. Je te prendrai en mon sein et tu deviendras un des miens.
-Je dirais : non. Vous ne ferez pas de moi un versipelle. 
-Je pourrais ne pas te donner de choix du tout. Ha ! Ça croit que c’est son avis qu’on lui demande.
-Dans ce cas, ne demandez pas. Je ne peux peut-être rien contre vous, mais mon âme est inatteignable.
-Rien n’est inatteignable avec assez de couteaux. »
Une grande tristesse prit Léonard, de n’avoir point épée ou armure, et, peut-être, quelque part, de n’avoir point de public. Mais il demeura courageux, car il était, après tout, un vrai chevalier, avec ou sans son équipement. Ah et j’ajouterais, puisque notre Père le Prêtre (bénit soit-il sous le regard de l’Infante, etc.) dort, j’ajouterais ceci : il n’y eut jamais de chevalier, sinon Léonard que nous avons perdu. Prends des leçons de sa défiance triste, Ô Humanité !
« Et pfouah ! » fit Cruante. « Que dirais-tu de rejoindre MA menée ? Nous sommes plus de mille et tu feras ce qu’il te plaît. Petite mouche. Petite, petite mouche.
-Je n’ai pas plus envie d’être une araignée qu’un loup. Assez, fées maléfiques ! Rien ne saurait me tenter, si ce n’est une mort honorable. Et si l’honneur n’est pas là, je prendrai la mort malgré tout.
-C’est vrai, admit Cruante avec un sifflement. Il ne ment pas, celui-ci, aussi brave qu’idiot. C’est parce qu’il n’a plus d’yeux, il ne sent pas l’odeur du combat.
-Je la sens bien. » Et il la sentait réellement. Malade. Mais sa détermination restait ferme. « Doutez de moi si vous voulez, je n’ai jamais, de ma vie, menti… je ne puis confesser qu’à deux péchés, qui sont la vanité et l’amour. Mais je les ai toujours portés comme ma bannière, je ne les ai jamais cachés et je ne les cacherai pas plus, quoi qu’ils m’aient ruiné, s’ils me permettent à résister à tous les autres. Voyez en mon cœur, Comtesse, vous qui semblez tout percevoir. Je n’ai pas peur de vous, ni envie de vous rejoindre. J’en prêterais serment. »
Les deux guerriers se regardèrent. Le sourire du loup se défit, l’œil de l’araignée brilla. Ils s’observèrent et observèrent Léonard.
« Ha, j’aimerais bien voir ça, petite chose. » Grogna le Versipelle en brisant le silence après quelques instants de réflexion. Cruante d’ajouter en sifflant : « Tu en prêterais serment ! Menteur ! »
La voix de l’araignée toucha Léonard au cœur, car il l’avait comprise comme une clairvoyante. Y a-t-il pire que d’être traité de menteur par une oracle ? Non point !
Léonard se leva, aidé une nouvelle fois de la branche d’un aulne. Il se dressera fièrement, dans toute sa majesté d’or dépaillé.
« Voyez-moi prêter serment ! » rugit-il alors, par-dessus les hurlements d’agonie des morts, par-dessus même les ricanements des fées, par-dessus le vent, par-dessus le feu et la forêt bruissante !
« Je jure que moi, Léonard, jamais ne servirai les Comtes de Fée ! Entendez ? Jamais je n’obéirai aux désirs de l’un d’entre vous et jamais je ne ramperai ! Chevalier ou prisonnier, je fais le serment de ne jamais perdre espoir. Cela, je le jure sur mon Humanité chérie ! »
Le sang battaient à ses veines comme le tambour de la douce Charité bat ! Ecoutez-le… écoutez-le battre comme il battit alors…
Pa-poum… pa-poum… pa-poum… écoutez le tambour, il est tard et la nuit est mauvaise… écoutez sa régularité, écoutez… maintenant chuchotons… l’heure est aux ombres et aux secrets, et celui que je vais vous conter, vous devez l’entendre et ne jamais l’oublier…
Ne prêtez jamais serment en Féérie. Car la Féérie vous entend, et vous y tiendra. Ne prêtez jamais serment et, si vous croisez une fée, exigez d’elle une promesse, car elle y sera obligée.
Mais Léonard ne savait pas cela. Le serment qu’il prêta, ce fut du fond de son cœur d’or. Pa-poum. Pa-poum.
Le ciel se retourna comme la page d’un livre. Cruante fut la première à frissonner, car ses longs cheveux s’étendaient partout. Le flair de Versipelle seconda ses cheveux. Mais le pauvre Léonard ne comprit pas tout de suite, en voyant s’agenouiller les Comtes cruels, devant lui.
Advint la Reine Changeline ! Advint sans menée, sans mots, main tendue vers celui qui venait de se proclamer seigneur. Car il avait fait serment de ne point servir, et s’il ne devait servir, alors il devait régner.
La Reine Changeline saisit la main de Léonard, et sa peau fut de nouveau or, ses yeux or, ses cheveux or.
« Que désires-tu, Ô Léonard, Comte Auréat ? » fit-elle.
« Je ne comprends pas… que faites-vous ?
-Je te couronne. Le Petit Comte, le maître de cette Comté vient de disparaître. Toujours, pourtant, le Comte est bon.
-Je ne veux pas de votre couronne ! Libérez-moi !
-C’est ton plus cher désir ? La liberté ?
-Oui ! Donnez-la moi… si je suis Comte comme vous l’insistez, alors donnez-moi la liberté. On ne retient pas un seigneur. Laissez-moi partir, Reine des fées.
-Ô Comte Auréat, n’as-tu pas prêté serment… »
Cruante : « Si, à l’instant… »
« … juré devant nous tous… »
Versipelle : « Oh si, oh si… »
« … sur ton Humanité chérie… »
Carnasse (revenue en secouant une tête coupée comme si c’était un aspersoir) : « Ah si si si ! »
« … que tu n’obéirais jamais aux désirs de l’un des Comtes ? »
Tristement, Léonard réalisa que sa parole valait tout.
      Silence, maintenant, silence. Le barde rouge a parlé et le conte est bon. Silence !
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onzedieuxsouriants · 1 year
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Comment Ysengrin trouva Hersent chez Agrion.
Il advint un jour que le Vicomte Ysengrin alla marcher, en peau de guerre, aux portes du palais aux sept halls où demeurait le Comte Agrion.
Les terres de la Comté de Beauté étaient petites, par dix fois plus petites que les terres du maître du Vicomte Ysengrin, qui étaient les bois de la Comté des Loups. Elles étaient faites de prairies de pavots sauvages et de haies de roses, avec, ça et là, un village blotti sous le soleil. Les blés s’y balançaient de jour et les grillons chantaient. Mais la nuit ! La nuit, lui avait-on dit, tout Vicomte soyez-vous, tout loup soyez-vous, en peau de guerre ou en peau de paix, ne marchez pas dans les prés du Comte de Beauté !
Il était, du reste, facile de traverser d’un seul jour de voyage vigoureux ces terres si petites. Il n’en avait pas toujours été ainsi, et autrefois, paraissait-il, le domaine de Beauté s’était étendu aussi large que ceux de tous les Comtes. Mais son maître était fragile autant que vicieuse et avait juré contre la guerre qu’iel ne savait pas faire. Et iel avait laissé manger ses terres, se tordant les mains auprès de la Reine, qui ne s’en préoccupait guère. Le Comte des Aulnes avait pris cela, la Comtesse Carnasse avait pris ceci, et tout le reste, le Comte Versipelle, le maître d’Ysengrin, l’avait arraché.
Aux portes du palais, donc, s’annonça le Vicomte et toute sa suite. Les portes étaient gardées par deux très belles statues de pétales de rose, l’une blanche, l’autre rouge.
« Qui vient au Domaine de Beauté, qui s’avance au palais de Beauté, qui s’annonce au Comte de Beauté, la Dame Agrion, Maître de la Menée Belle, Premier Consort de la Reine Changeline ? fit la statue blanche.
- Je suis le Vicomte Ysengrin de la Menée Hurlante, et je viens au nom de mon maître, le Comte Leu le Versipelle. Derrière moi est ma menée.
-Et qu’est-ce qui amène le Vicomte Ysengrin de la Menée Hurlante à réclamer, au nom de son maître, le Comte Leu le Versipelle, l’entrée du palais de Beauté, l’accueil du Comte Agrion de Beauté ? » fit la statue rouge.
Ysengrin remonta le col de sa peau de guerre, hérissée de poils collés comme des aiguilles. Ses troupes étaient tout autant hérissées et les deux gardes n’avaient rien en main. Le protocole n’était que cela : protocolaire, car les portes s’ouvraient déjà. Il répondit du bout des crocs :
« Le sort de Dame Hersent m’amène ! »
Et les portes s’ouvrirent sur le premier des halls. La statue blanche allait répondre, et Ysengrin allait sortir les griffes, quand il vit s’avancer Agrion, une main tendue en guise d’apaisement. Le Comte de Beauté portait ce jour là un visage pâle et souriant, aux longs cheveux en cascades de coquelicots, et aurait presque pu passer pour humain. Les manches bouffantes de son habit faisaient de ses deux paires de bras, une seule, et les yeux surnuméraires de son visage étaient modestement clos et cachés sous des points de maquillage – rouge, bien évidemment. Iel était en habit modeste de diamants blancs et de rubis rouges, presqu’humain, humble et, Ysengrin le sentit sur sa langue de guerre, effrayé.
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Une main posée sur le cœur, Agrion s’inclina.
« Nous sommes navrés d’apprendre que nos lettres n’ont point atteint les terres versipelles, concernant Dame Hersent. Je vous en prie, Vicomte Ysengrin, entrez, car la nuit tombera bientôt et, si je ne doute pas que vous courriez vite et puissiez sans mal atteindre les frontières de mon domaine avant le crépuscule, il me déplairait de vous laissez repartir sans faire montrer d’hospitalité, puisque vous êtes ici. »
Iel parlait avec une voix rauquement douce, presque éplorée. Ysengrin n’avait doute que tout cela était destiné à l’attendrir et à l’apitoyer. Pauvre Comte Agrion ! Pauvre créature de Beauté dont la plus terrible armée étaient une paire de topiaires ! Pauvre menteuse, manipulatrice, pétasse de consort ! Ses mots mielleux ne l’apaiseraient pas. Ysengrin posa le pied sur la marche de marbre la plus haute et saisit brutalement la main tendue du Comte, pour y déposer le baisemain le plus furieux qui fut.
« Vous êtes trop aimable, Comte. Et nous resterons, en effet, le temps qu’il sera nécessaire pour retrouver la Dame Hersent. »
« Doux Seigneur ! Si j’entends votre mission, je dois vous avertir… non, entrez, avant tout, entrez dans mes halls et défaites-vous de vos peaux de guerres… si, si, j’insiste ! Il n’est guère approprié de porter tels atours au sein du Domaine de Beauté, quoique j’apprécie l’audace et la fraîcheur de me les présenter ainsi… ! »
Ysengrin sourit de toutes ses dents.
« Avez-vous fait laisser sa peau à l’entrée à Dame Hersent, Comte ? Hé bien ? »
« Ciel, non ! J’entends, gentil seigneur, tous vos soupçons, cependant je n’ai pas déparé Dame Hersent, et c’est de sa peau vêtue qu’elle entra ici… néanmoins, le confort ! Vous ne serez guère aise dans ces grandes peaux de guerre, si je dois tous vous recevoir dans le premier de mes halls… et je n’oserais séparer votre menée, de crainte que vous ne me craigniez. »
Le premier hall était grand et d’un bleu frais comme le ciel d’été. Les talons d’Ysengrin et de ses troupes y résonnèrent, Agrion trottant aux côtés de son « invité », les poings serrés sur les pans de sa robe pour s’en dépêtrer et rester à sa hauteur.
Le visiteur fit quelques pas conquérants avant de daigner répondre.
« Fort bien, nous n’avons pas, je le vois, besoin de peaux de guerre. » Le hall était presque vide, et les seuls à s’y attarder n’étaient que des serviteurs de verre filé et de promesses d’enfance, des choses fragiles et belles qui ne leur opposeraient aucune résistance. La plupart des courtisans du Comte semblaient bien timides et effrayés, presque autant que leur maîtresse, à l’arrivée de la menée. Bien, songea-t-il. Bien.
Mais la peur, il le savait aussi, menait au désespoir, et le désespoir n’était pas toujours celui que l’on aime dévorer ; parfois, c’est celui des derniers actes de brillance et de gloire. Le Comte semblait bien lâche et fragile, ellui aussi, mais, et Ysengrin ne risquait pas de l’oublier, c’était en son domaine qu’Hersent avait disparu. Le Vicomte passa ses mains à l’entournure de son visage et entreprit de retourner sa peau. Une servante d’Agrion s’avança pour l’aider, et il gifla violemment sa main écorchée hors de portée. Les versipelles n’étaient pas de précieux courtisans. Ils retiraient leurs propres bottes et retournaient leurs propres peaux. Ysengrin cracha au sol, comme il est de coutume quand on déteste les serviteurs de quelqu’un et rajusta son col de peau tendre. Il portait, ces derniers temps, si peu sa peau de paix que son propre regard le surprit dans le miroir que lui tendit un de ses serviteurs. Il rajusta une oreille velue qui s’était décalée, mira le gris de ses tempes et celui, plus clair de ses yeux, constata quelques rides nouvelles et soupira en son for intérieur. Voilà ce qui arrivait lorsqu’une peau passait sa vie retournée : elle fripait ! Peu lui importait cependant, car il n’était pas un dindon vaniteux, et sa peau de guerre portait tant que cicatrices que sa peau de paix pouvait bien tomber en lambeaux sans risquer de lui faire de l’ombre.
Derrière lui, ses gens aussi s’étaient retournés et s’ajustaient. Il constata avec amusement, et une certaine fierté, qu’il ignorait jusqu’au visage de paix de certains de ses vétérans les plus fidèles.
A côté, les gens de Beauté les avaient observés, l’œil fixe, doux et luisant tout à la fois. Agrion tendit une main fascinée pour passer quelques longs doigts blancs sur l’avant-bras velu d’Ysengrin.
« Pardonnez, Ô Vicomte, car je n’ai jamais vu de près… ! » et le Vicomte saisit ces doigts dans son poing, serrant et repoussant tout à la fois. Il y avait quelque chose de malaisant au contact délicat de la main du Comte de Beauté.
« Et vous pouvez voir sans toucher. »
« Diantre, que vous êtes méchant, mon doux seigneur Ysengrin ! » Iel eut un petit rire. Ysengrin se souvenait de son maître, qui lui avait dit de ne pas plus laisser Agrion le toucher qu’il ne devait traverser son domaine nuitamment. « Ce n’était que la fascination, car, le savez-vous ? Votre menée et la nôtre ne sont pas si différentes sur ce point. Vous retournez vos visages, et nous, gens de beauté, en portons cent. Je n’avais jamais vu un versipelle se changer d’aussi près. »
En de gestes grâcieux, l’hôte ordonnait ses serviteurs, tout en continuant la conversation auprès d’Ysengrin. La peur se sentait moins à présent, et la langue humaine d’Ysengrin ne percevait guère plus que les goûts ténus et fades des parfums du palais. Porter la peau de paix, c’était nager dans un coton sensoriel. La vue, seule, et peut-être un peu le toucher, s’amélioraient de ce côté de la pelisse.
« Ma chère Comte, vous portez des masques pour l’apparat. Nos peaux sont pour la guerre. » 
« La beauté est une guerre en soi, mais j’entends que ses champs de bataille ne vous évoquent rien. »
Agrion se retourna vers lui avec un sourire modeste. Derrière cette modestie, la plus grande arrogance du monde. Ysengrin n’était pas courtisan ; c’était, même en peau de paix, un guerrier et un conquérant. Le Versipelle avait arraché son immense domaine des mains des autres Comtes de Fée. Agrion avait gagné le sien dans le lit de la Reine Changeline. Oh, en lui demandant de remettre sa peau de paix, iel avait dû penser ramener Ysengrin dans son domaine, là où les mots faisaient tout, là où iel était la mieux armée. Où iel se pensait la mieux armée, en tout cas. Ysengrin se moquait bien qu’on le dise laid, mais il fallait décrocher le sourire du Comte. Son poing se tendit et attrapa le sautoir d’Agrion, tira violemment jusqu’à voir les rubis rentrer dans la chair du cou, tira jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que l’espace d’un soupir entre leurs deux visages. Celui du Comte s’était figé. Tr��s lentement, très délibérément, Ysengrin siffla :
« Ne m’insultez pas. Je suis venu pour une chose, et avec ma peau ou non, je l’obtiendrai de vous. Où est Hersent ? »
L’autre ferma les paupières et souffla doucement. Sa main blanche se glissa sur le poignet du Vicomte, pour tenter de desserrer la prise. Là c’était assez proche pour le sentir de nouveau, ce goût de peur, même avec une langue engourdie. Bien.
« La Dame Hersent vint, il est vrai, porter comme vous les respects et présents du Seigneur Leu, votre maître. Ce que j’espérais vous dire, Ô doux, aimable, gentil, tendre seigneur, autour d’un dîner et non point sur mon paillasson, c’était que la Dame s’en est allée, et que je puis vous assurer, sans menterie aucune, qu’il n’est ici nulle Dame Hersent. Il n’y a que moi, et vous savez que je n’ai pas de vassaux majeurs ou de châteaux secrets où cacher une vicomtesse de la Menée Hurlante. Mon domaine n’est que plaines et ce palais, que je vous invite de mon plein gré à visiter. Vous savez également pour principe, doux seigneur, doux seigneur, que je ne tue point. »
La voix, qui se voulait égale, trembla très légèrement. La main blanche sur son poing s’était faite pressante, sans parvenir à dénouer les doigts d’Ysengrin. Un véritable Comte de Fée était aussi immortel que puissant, mais Agrion… ah, réalisa Ysengrin, la chute est encore plus proche que l’on ne le pense, s’iel ne peut même pas se libérer de l’emprise de ma peau de paix.
Le doute s’insinua en Ysengrin. Le Comte de Beauté était la plus grande des menteuses, c’était indéniable. Mais ce qu’iel disait était tout aussi dur à nier. La Comté n’était pas grande et la menée l’avait écumée en passant. Hersent n’était pas facile à cacher et encore moins à maîtriser ou à tuer.
« Et la nuit ? »
« La Dame n’est point partie de nuit, mais peut-être y est-elle restée. Qui sait ? Je ne sais point. Je vous le répète, il n’y a, ici, que moi. Je vous expliquerai son séjour si cela peut vous apaiser et vous lancer sur la piste de votre épouse. »
Alors, seulement alors, Ysengrin relâcha son emprise sur le collier. Il avait serré si fort que les pierres rouges et blanches avaient percé ses paumes d’humain fragile. Autour de la gorge d’Agrion, des ruisselets de sang formaient des rayures, qui descendaient jusqu’à teinter le col de sa robe blanche. Son visage était doux et impassible, avec, de nouveau, ce petit sourire. Différent de l’odeur de peur qu’iel dégageait. Les illusions ! Les masques illusoires, les glamours, étaient à la Menée Belle ce que les peaux étaient à la Menée Hurlante. Il suffisait maintenant à Ysengrin de savoir que ce petit sourire arrogant n’était pas réel. Un bref instant, l’envie de tâter le visage de son interlocutrice, de ses poings, lui passa. Quelles expressions, voire quelles difformités, se cachaient sous la peau blanche et sous le maquillage rouge ? Iel ne devait pas pouvoir tout cacher.
« Restez cette nuit, Ô bel Ysengrin, dînez avec moi et peut-être comprendrez-vous ce qu’il est advenu de votre Dame. En attendant, voyez mon palais et assurez-vous que nulle Hersent ne s’y trouve. »
Iel s’avança et lui offrit son bras, qu’Ysengrin saisit sans pouvoir s’empêcher de l’écraser, juste un peu. Si iel le sentit, iel ne le montra pas, cette fois.
Sept grand halls furent visités, presque intégralement vides. Les bougies colorées qui y brûlaient illuminaient les pistes de danse et les fosses orchestrales pour bien peu de servants, très peu d’hommes ou de femmes de compagnie. Certains humains, certains fées mais aucun, pourtant, de haut rang. Des portraits en pied ornaient les murs immenses, et, quoiqu’ils représentassent tous des personnages différents, Ysengrin eut rapidement la certitude qu’il n’y avait là que des portraits d’Agrion. Les masques d’Agrion. Les déguisements d’Agrion. Les maquillages d’Agrion. Agrion en jeune humain visitant incognito son domaine, Agrion en musicienne colorée, Agrion insectoïde en amante de la Reine. Les peintures étaient toutes exécutées de main de maître, mais ni le nez, ni les yeux humains d’Ysengrin ne le trompèrent. Elles commençaient toutes à être piquée d’eau et de pourriture. Certaines étaient même lourdement balafrées, maladroitement recousues et repeintes. Comme si un guerrier ne savait pas reconnaître une cicatrice !
Hersent n’était nulle part. Son odeur même avait disparu, semblait-il, quoiqu’il fût difficile pour le Vicomte de se fier au nez de sa peau de paix. Les serviteurs qui laissaient pourrir les portraits avaient dû prendre bien soin d’effacer sa Dame… lorsque, au bout de deux heures, ils achevèrent leur visite du septième hall, Ysengrin sentit de nouveau la colère monter en lui.
Mais tuer le Comte n’était pas possible maintenant. Ces choses là ne se faisaient que par la grâce de la Reine Changeline, et un Comte sans domaine pouvait toujours bien prétendre à son immortalité. Pourtant… tout cela semblait si facile à prendre, si offert ! Ysengrin songea que le Seigneur Leu lui avait bien demandé, si possible, d’humilier un peu sa rivale… non, si possible de l’humilier beaucoup. Mais il n’avait rien mentionné à propos du fait de la dévorer et de prendre le pouvoir. Prendre le pouvoir au Comté de Beauté, cela semblait si simple ! Mais le tenir sans s’attirer les foudres du Comte Leu le Versipelle, cela paraissait dangereux.
« A quoi songez-vous, doux seigneur ?
-Que vous avez une dernière chance de me dire la vérité. Et arrêtez de m’appeler doux seigneur.
-N’en veuillez pas à un artiste de rêver que ses mots finissent par vous toucher. Mais je puis vous appeler rude seigneur s’il vous plaît mieux.
-Comte Ysengrin, ce sera suffisant. 
-Oh, Comte ? M’auriez-vous gardé quelque terrible nouvelle de la Comté des Loups ? Comment va le Comte Leu ?
-Je le représente. Je sais que vous vous moquez de moi depuis tout à l’heure. Je sais qu’un VICE-comte doit être appelé Comte. Vous pensez vraiment que le Comte Versipelle ne se ferait représenter que par des brutes, n’est-ce pas ? Vous m’appelez Vicomte depuis tout à l’heure. Vos servants aussi. Mais c’est Comte. Je représente le Comte Versipelle. Je suis le Comte Ysengrin, POUR VOUS.
-Je ne présume rien de ce que peut faire le Comte Versipelle, car je n’ai point l’habitude de traiter avec ses représentants… Comte Ysengrin. »
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Ils voltèrent enfin, la dernière tenture rouge atteinte et inspectée, et commencèrent la marche inverse, vers le premier hall où le dîner, et la majorité de la Menée Hurlante, étaient restés.
« Le Comte Versipelle et moi-même, croyez-le ou non, avons habituellement une relation plus proche. Oh, je ne dirais pas complice, et je ne pense rien avoir à apprendre à un fin politicien concernant nos relations parfois violentes… si vaste est son domaine, ces derniers temps, que j’entends fort bien qu’il ne puisse plus en sortir pour rendre visite à ses plus anciennes amies. »
Ysengrin avait toute la peine du monde à imaginer Leu et la méprisante petite Comte proches de quelque manière que ce fût.
« Vous êtes surpris ? Nous sommes tous deux chasseurs, pourtant. Leu est le maître de la chasse carnassière. Je suis la maîtresse de la chasse spirituelle. Quelles que soient par ailleurs ses aspirations vis-à-vis de ma Comté, nous sommes proches et nous échangeons souvent.
-Je ne vous vois pas chasser.
-Mais je chasse ! Je chasse la plus terrible et la plus dangereuse des choses, je chasse la Beauté, je chasse l’Art ! Parfois, au détour d’un chemin, on l’aperçoit, on le poursuit, lèvres écumantes… haletant, on s’arrête pour tirer un trait. Parfois, cela fait mouche, parfois cela manque. Nous l’accrochons au mur ensuite, mais nous savons, n’est-ce pas ? Vous, moi, ce cher Leu également, et assurément votre douce Hersent, que ce qui est grisant dans la chasse, ce n'est pas le trophée, c'est la poursuite. Toujours nous chassons. Et de cette façon, le Comte Leu et moi somme de parfaits rivaux et de parfaits amis. »
Le visage du Comte Agrion s’était illuminé de ferveur. Sa main blanche s’était serrée sur le bras d’Ysengrin, quoique sa poigne fut toujours d’une faiblesse risible. Iel était franche, pour la première fois peut-être. Cela ne dura qu’une fraction de seconde. Iel eut un soupir et posa sa tête contre l’épaule de son interlocuteur. Les dizaines d’ailes de libellule qui lui tenaient lieu de chevelure bruissèrent contre le cuir de l’armure d’Ysengrin.
« Ô gentil seigneur… Ô Comte Ysengrin, je sais que vous devez me haïr pour la disparition de votre épouse, mais restez auprès de moi ce soir. Nous parlerons, et vous verrez qui je suis – et si vous ne désirez pas parler, nous ferons ce que vous désirez. Depuis qu’Hersent est partie, je n’ai plus ici de compagnie. J’espérais une visite du Comte Versipelle, las ! Et ma Reine Changeline a bien peu de temps à accorder, même à son Premier Consort… ce n’est point pour moi la saison des bals, pour que mes gens ici s’amusent et m’amusent de leurs pas… mes halls sont tristes et vides, si, si ! Et à leur image, le Comte de Beauté… »
« Je vais vous frapper. » fit Ysengrin en secouant son épaule pour la libérer du contact (au travers du cuir, délicat et si dérangeant) de la peau d’Agrion. Cellui-ci sourit et se tapota les lèvres de l’index.
« Est-ce une menace ou une proposition ? Les deux peut-être ? Allons dîner avant. »
Et juste ainsi, en un temps incertain, Ysengrin réalisa qu’ils avaient traversé les sept halls, de nouveau, et que le hall bleu, magnifié de musique s’étirait autour d’eux. Il semblait plus grand encore qu’à son arrivée en ce palais absurde. Une immense table, bleue elle aussi, avait été dressée le long du hall, et la menée d’Ysengrin tout comme les courtisans d’Agrion s’y étaient installés. Les serviteurs de filigrane, les statues de choses délicates, avaient tous disparus. A la place, les choses qui erraient le long de la table, armées de cruches de vin et de bols de lupins, étaient d’étranges constructions.
Le regard glissait sur elles comme s’il était dans leur nature que d’être ignorées. Tout au plus pouvait-on percevoir qu’elles avaient un corps, et que ce corps avait certainement des mains, et que ces mains, certainement, tenaient des objets pour les servir aux convives. Au-dessus de ces corps, il y avait des masques, effrayants de beauté et parfaitement inexpressifs. Tous ces masques-là, d’une manière si fine que l’on aurait dit de la chair, étaient taillés aux traits de la maîtresse des lieux. La chevelure d’ailes de libellule, la peau blanche, les deux yeux rouges et les cinq autres points rouges sous lesquels on devinait cinq autres yeux. Les lèvres figées en un petit sourire arrogant.
« Ne dit-on pas que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même ? Si, si ! Cela se dit chez les humains de mon domaine. Maintenant, vous avez amené une certaine troupe avec vous et je serais bien mauvaise hôtesse si je ne les nourrissais point. Ainsi notre table est bien longue, aussi vous proposerai-je de vous installer à ma place, en chef, et je me placerai à la vôtre, à votre gauche ou à votre droite, la main qu’il vous plaira. Réservons l’autre chef de table à Dame Hersent, si elle survient. Oh, vous semblez penser que je me moque ! Mais je ne me moque pas, doux sire, voyez le respect que j’ai pour vous. Prenez ma place. Pour soupe, nous avons de la soupe-miroir : c’est une spécialité locale, c’est très bon avec un peu d’estime râpée. Pour le plat, nous avons désiré faire honneur à vos talents de chasseur. Le dessert vous surprendra peut-être mais c’est une spécialité locale, et c’est très bon à sa manière. Cela n’est guère pesant. »
Ysengrin s’installa. Le hall bleu ciel, bleu d’été, était si vaste et si clair qu’il lui sembla, bien qu’il fasse nuit dehors, que l’on dînait à ciel ouvert. Il avait marché toute la journée, en peau de guerre et en armure. Ce jour illusoire lui donnait le tournis. La musique qui y résonnait était magnifique mais ses accents, ses basses étaient horriblement grinçantes et lui remontaient au bord des lèvres.
« Qu’est-ce que c’est que cette musique, Agrion ?
-Ah ! Vous avez l’oreille et je ne sais pas pourquoi je m’en étonne. Vous êtes un loup, après tout… cela, mon cher, cela illustre la plus chère de mes croyances ! Qu’en chaque chose est son contraire. Voyez et sachez qu’au Comté de Beauté, nous ne nous amusons point des petites vanités princières de nos sœurs et de frères féées des autres domaines. Nos vanités, doux sire, sont énormes et sérieuses. Nous ne faisons pas qu’observer la beauté, nous la cherchons. Et la beauté se meurt quand on la capture, car ainsi se déroule une chasse. Vous comprenez cela.
-Mh-hm.
-Mais une beauté qui meurt, c’est une hideur qui s’embellit. La fadeur d’une fleur coupée, c’est le ravissement de découvrir les formes que ses pétales font en tombant. Ou la beauté de la dance des vers qui la dévorent lorsqu’on la jette en terre.
-Vous êtes complètement folle, Comte.
-Oui ! Merci ! Dans la beauté de nos violons, nous injectons la hideur de mille ongles crissant, parce que c’est là ! Dans son contraire ! Que chaque chose se trouve. Beauté et hideur se nourrissent l’une l’autre et ne meurent jamais. »
La peau de paix d’Ysengrin commençait à sérieusement le déranger. Il aurait voulu la retourner. Mais maintenant ? C’eut été un aveu de faiblesse. Il était las, las et habitué à la guerre, pas à ces mondanités absurdes. La Comte folle et ses explications insensées, sa passion à peine voilée pour l’autodestruction, n’étaient pas une menace.
La soupe-miroir fut servie. Elle était fidèle à son nom et Ysengrin y mira longtemps le gris de ses propres yeux et de ses propres tempes. Il n’aimait vraiment pas ce visage humain si tendre et si fragile. Pourquoi avait-il retourné sa peau ?
Agrion, de son côté, légèrement en contrebas du trône qu’iel lui avait donné, n’avait pas de reflet. Lorsqu’iel nota le regard d’Ysengrin, iel dressa le menton et une expression mutine à son attention.
« Les illusions interfèrent avec ces choses-là. Mais je me suis dit que la spécialité vous amuserait, vous qui avez aussi deux visages. Le bon seigneur Leu aime assez cette soupe.
-A quoi ressemblez-vous sous votre illusion, j’me demande…
-Ah… je me demande aussi.
-Vous ne savez même pas ?
-Je suis très vieil, Ysengrin. Et nous nous ressemblons, mais nous ne sommes pas les mêmes. Vous n’avez que deux visages. Je suis cent visages. Mais vous pourrez me toucher plus tard et deviner si vous le souhaitez. »
Ysengrin essuya d’un revers de manche la soupe qui lui dégoulinait dans la barbe. Il commençait à en avoir assez. Il grogna :
« Je suis venu chercher ma femme et vous passez votre temps à vouloir que je vous touche, hein ?
-Ah, je ne souhaite point vous faire oublier votre quête. Simplement, vous n’appréciez peut-être pas ma compagnie, mais moi, j’apprécie la vôtre, Comte Ysengrin. J’ai rarement l’occasion de parler avec des personnes qui ne sont ni de ma station, ni mes propres gens. J’ai oublié le goût des autres, en vérité. Ma Reine me manque terriblement. Votre maître me manque aussi…
-Je ne suis pas mon maître.
-Mais vous le représentez, Ô Comte Ysengrin ! fit l’hôte avec un sourire amusé. En toute honnêteté, Dame Hersent et vous êtes à lui semblables comme mes serviteurs me sont semblables… ce que j’aime chez Leu, je le hais aussi chez vous.
-Où est Dame Hersent ?
-Ah, voilà notre plat ! » Fit Agrion avec un petit cri de ravissement. Un des serviteurs masqués, titubant sous un plat aussi grand et aussi lourd que lui, s’avança pour poser avec fracas la pièce de venaison du jour devant les deux Comtes, dans une volée de sauce.
Bien sûr, c’était Hersent.
Elle, là, l’œil glauque et ouvert, sa peau de paix ruisselante de sauce, l’épaule craquelée par la chaleur. Evidemment, c’était Hersent.
Ysengrin se dressa avec fracas. La salle était tombée muette. L’était-elle vraiment ? Non, mais tout était assourdi. Il était conscient, quelque part, de la musique, du brouhaha de ses hommes. Mais il sentait le sang bourdonner à ses oreilles, ses foutues oreilles humaines. Ses mains trouvèrent la gorge d’Agrion et serrèrent. Que firent ses hommes ? Il ne pouvait rien leur dire. Rien faire sinon serrer.
Ce visage, ce visage blanc, toujours blanc, toujours impassible. Et il serra. Les mains écorchées d’Agrion tiraient sur ses poignets, avec force mais sans parvenir à les déloger et il serrait toujours. Et toujours Agrion le regardait d’un visage inexpressif, avec un petit sourire mutin. Deux yeux rouges le fixaient de derrière le masque. Il serrait. Et les mains se débattaient, mais il serrait et serrait et elles finirent par glisser de ses poignets. Il continua de serrer.
« Doux Seigneur, Ô doux Seigneur. Ô Comte Ysengrin. » Fit la voix d’Agrion, sans que les lèvres du visage face à lui ne bougent. « Doux Seigneur ! » fit la voix insistante. « Votre repas refroidit. »
Ses oreilles semblèrent soudainement se déboucher et il sentit le corps de la servante lui échapper et retomber, inerte, au sol. Dans une confusion ivre, il tourna la tête. Agrion était à sa place et le rôti avait été tranché. Dans le grand plat, il n’y avait plus qu’une viande noire et sirupeuse.
« Ceci, mon tendre Vicomte, est du rôti d’angoisse. Un sentiment prédateur aussi dur à capturer qu’il est difficile d’en échapper. Ah, ne faites pas attention à cette chose, vous me l’avez abîmée mais j’en ai d’autres. »
Un nouveau serviteur masqué d’avança avec une aiguière de sauce, la posa, et recula en tirant la morte par un pied.  
« Je suppose qu’un grand veneur comme vous a peut-être déjà goûté de ceci, mais elle n’est bonne que brûlante ou glacée, c’est pour quoi… vraiment, si vous voulez abîmer des serviteurs, cela peut attendre. Prenez une part d’angoisse.
-Vous vous foutez de moi. Je vais vous tuer, Agrion.
-Si vous voulez, gentil seigneur, mais prenez du rôti. »
Il ne sut pourquoi, mais Ysengrin s’affaissa sur le trône qu’on lui avait attribué. Il se sentait las. Si las. Drogué ? Non, juste las. Les bruits étaient trop forts. La journée avait été trop longue. Il venait de tuer quelqu’un sans raison. Le hall était trop grand. Les doigts des deux mains gauches de l’hôte se posèrent sur son poignet et pianotèrent doucement. Ysengrin les gifla et grogna.
« Dites-moi juste ce que vous avez fait de Dame Hersent. »
« C’est une chose que les mots seuls ne peuvent exprimer. Mais j’essaie de vous le dire, Ysengrin, j’essaie depuis que vous êtes ici. Il advint un jour que la Vicomtesse Hersent alla marcher, en peau de guerre, aux portes du palais aux sept halls où demeurait le Comte Agrion. Elle vint et nous parlâmes, comme nous le faisons à présent, et je lui offris un festin, comme je l’ai fait pour vous. Je ne souhaite que parler, Ô doux seigneur, je n’ai envie que de compagnie. On s’ennuie si vite ici. Ah, Ysengrin ! Ne me prenez pas pour votre ennemi. Vous ne pouvez pas l’être. »
Sa voix était triste. Sous ses tons précieux, sa voix bourdonnait comme des ailes de libellule.
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« Demeurez, Vicomte, encore un peu à mes côtés. Je m’ennuie, Vicomte. Enragez-vous. Montrez-moi votre haine, je la trouverai jolie ! Ou l’amour que vous teniez pour Hersent, n’est-ce pas ? Vous aimiez Hersent ! Demeurez ! Demeurez ! Parlez-moi de votre amour ! Ah, tenez au moins jusqu’au dessert, Ô Vicomte.
-Qu’est-ce que… qu’est-ce que la nuit fait en Beauté ?
-Toutes les horreurs du monde. Si, mon gentil, aimable seigneur, et vous pouviez le deviner. La nuit, ce sont toutes les horreurs. Ce sont elles qui préservent notre Comté. Il faut qu’en chaque chose soit son contraire.
-Et moi, déglutit-il, qu’est-ce que vous m’avez fait ?
-Je vous ai touché, Ysengrin. Vous vous portiez avec une telle allure ! Si sûr d’être mon égal, Ô Vicomte, que je vous aurais cru… je voulais croire ! Si sûr de prendre tout ce que j’ai, j’aurais aimé que vous le fassiez, car je ne demande qu’une chose, c’est que l’on me détruise et que j’en refleurisse. Mon palais aurait été vôtre, mon corps, ma vie, tout ce que vous vouliez ! Si vous aviez été aussi fort que vous le pensiez. Vous auriez résisté à ma volonté, si, si ! Je vous aurais aimé ! Mais vous n’êtes pas Leu, ce pourceau, vous n’êtes que son rejet… je voudrais vous haïr comme je puis le haïr, mais vous êtes MORNE, YSENGRIN ! Vous êtes MORNE et TERNE et BANAL ! Je voulais quelque chose de REEL, YSENGRIN ! Quelque chose de BRUT ! Quelque chose de BEAU ! »
Les quatre mains pâles étaient autour de son cou. Les sept yeux rouges étaient ouverts. Il crut un instant qu’Agrion le tuerait. Las, si las. Les doigts blancs étaient rentrés à travers de sa peau, à travers de son esprit, avaient tout massé, tout lassé, tout doucement. Toute la soirée. Tout fouillé, à la recherche d’une étincelle qu’ils avaient eux-mêmes pincée par mégarde. Les doigts passèrent sous son menton et cherchèrent les bords de sa peau. Se glissèrent sous sa pelisse.
« Non. » cracha le Vicomte Ysengrin en décochant un poing vers Agrion. Ses phalanges percutèrent le menton du Comte et il s’entendit hurler. Quelque chose pour sa menée. Aux armes ou fuyez ? Les sept yeux du Comte étaient dans les siens. Un ruisselet rouge coulait entre ses lèvres souriantes. Deux de ses mains encadraient son visage, de nouveau, et les deux autres fouillaient dessous, aux limites de sa peau.
« Vous ne pouvez pas me faire de mal, Ysengrin. Je n’y arrive même pas moi-même, et croyez-moi, j’essaie. »
Il sentit les doigts se refermer sur les bords de sa peau. Et tirer.
Nul ne retourne ou ne retire la peau d’un versipelle pour lui. Hersent seule… Hersent… ! Il sentit le froid, comme il ne l’avait pas senti depuis des siècles. Lorsque la peau passa au-dessus de son visage, une obscurité plus profonde que la nuit vint. Il n’avait plus ni œil de loup, ni œil d’homme. Et bientôt, le monde fut tout aussi sourd. Pourtant, le Comte parlait toujours, et Ysengrin le percevait.
« Hersent ? »
« ll n’y a pas de femme du nom d’Hersent dans ce palais. Il y fut et y demeura et n’y est plus. »
Le froid passa sur ses épaules comme une vague brutale. Sans geste brutal, mais implacablement, Agrion le déganta, et l’homme tendit désespérément ses mains libres et fragiles vers l’avant. Il y avait la peau de sa terrible adversaire, mais il passa à côté de cela. Il saisit la table. La table était en bois. Sans la voir ni l’entendre, la légère ombre du Comte sembla soudain tourner autour de lui, passer dans son dos et il la sentit tirer d’un coup sec pour dépecer ses jambes. Il était nu. Le poids de sa peau n’était plus sien.
Ni homme, ni loup, le versipelle pelé tâta devant lui. Sous ses doigts écorchés, il sentit une forme.
« C’est le dessert, Ysengrin. Vous pouvez le toucher. »
Le dessert était d’une matière si fine que l’on aurait cru de la chair. Comme de la chair, elle était légèrement tiède, et sept boutons humides y étaient répartis. Ses doigts trouvèrent une aspérité et en dessinèrent le contour. Deux fines demi-lunes, imbriquées dans leur arrogance.
« C’est votre visage, c’est ça ? »
« Notre visage, très cher. Mettez. »
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onzedieuxsouriants · 4 years
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Gare
L'été jaune écrasant passa vite, suivi d'un été bleu, un été parfait - brillant et venteux. Nous n'avions pas fait grand-chose, et c'était le temps idéal. Le temps pour faire frissonner les blés comme une chevelure, et mélanger ses doigts aux graminées en se promenant le long des ruisseaux. Aussi le temps pour se gaver de merises, et jouer à qui recrachera le noyau le plus loin.
Un temps qui sentait bon la viande grillée, et l'interdit de faire des feux dans la campagne. Un temps à voir bondir des renards au milieu des champs gravides, ou plonger des buses depuis les poteaux téléphoniques.
Un temps de graviers clairs qui s'écoulent dans une main posée dans une rivière.
Les soeurs - Claire et Flore - étaient restées chez moi (chez ma tante) une semaine. Elles passaient leur temps à bondir devant les insectes, avec des glapissements citadins, à chasser avec un demi-rire, une demi-grimace, les cheveux qui leur voilaient les yeux et le nez au gré des bourrasques fraîches.
Nous faisions du clafoutis, nous rations des crêpes, nous nous extasions avec exagération devant les légumes du voisin (jusqu'à ce qu'il nous en laisse quelques-uns pour une ratatouille).
Le soir nous grattions jusqu'au sang les piqûres que les aoutats nous avaient laissées sur les chevilles, et les moustiques sur les bras. La chaleur du jour s'accumulait, malgré la pierre, dans nos chambres mansardées, et les nuits étaient moins agréables. J'ai le sommeil léger quand l'air est tiède, et que le vent ne circule pas.
L'avant-dernier jour, il y eut de l'orage. J'ouvris ma chambre, le soir, pour entendre les gouttes s'écraser sur les ardoises, et couler le long du lierre, s'évaporer en frappant les pierres chaudes du parvis. Au loin, le tonnerre grondait, comme un géant qui se râcle la gorge. Des crapauds, blottis contre les murs de la maison, chantaient de voix douces comme des petites flûtes.
Nous étions bien alors.
Le lendemain, l'oncle nous conduisit à la gare. Cahin-caha sur la route rapiécée, à travers les flaques de boue et les ornières gravées par les pneus des tracteurs, au travers des champs blonds. Claire et moi à l'arrière avions le tournis, allégé par une menthe amollie par le soleil. Nous avions marché une bonne semaine : on oublie vite la voiture. Je jetai un dernier regard à tout cela : ruisseaux, buses, arbres aux manteaux détrempés.
La lumière était très belle, d'un vert d'eau clair qui dentelait les quelques nuages gris en déroute de la nuit. Des ondes passaient toujours sur les champs, quand nous montions les collines. Il n'y eut pas de dernier renard, mais mon oncle pila devant un trio de lapereaux très charmants.
Puis ce fut le retour au goudron, le vrai goudron, à peu près plat, à peu près noir, et la petite gare routière au toit de tuile et à l'horloge en retard-avance d'une demi-journée. On voyait encore la campagne secouer sa crinière, au delà du clocher bizarrement bombé, bizarrement russe, de la "ville" de mon enfance.
La gare était déserte en dehors de nous trois, une borne de retrait mal lunée et gravée de mots tendres et obscènes nous tenait, seule, compagnie. Mon oncle parti, il n'y avait plus une voiture derrière nous non plus.
Le train vint - trois voitures, assez pour chacune d'entre nous si nous le désirions ! Personne ne prenait ce train là. Les rames étaient encore flambantes neuves, et seuls quelques dessins potaches, au marqueur, témoignaient de la vie qui y passait, en dehors des étés - les collégiens et les lycéens qui prenaient deux heures de vie par jour pour aller à, et revenir de, la "grande ville".
Il y avait un grincement sur les rails, je m'en souviens très bien, ou peut-être quelque chose était-il simplement mal réglé. Il y avait un bruit, sur ma gauche, continu et un peu strident, de gare en gare.
A côté de nous défilaient encore des champs, tous pareils, des haies naturelles qui s'ébrouaient encore de l'ondée de la veille. De temps en temps, un clocher se dressait : des églises squelettiques, des églises effilées, des affreuses églises plus modernes, toutes carrées, là où le temps avait fait son oeuvre. Aucune église semblable à "mon" église russe.
Nous somnolions à moitié en comptant les poteaux renversés et les oiseaux de proie. On commença à voir plus de ponts, et s'étendre à l'horizon quelque chose qui n'était pas vert, mais gris, qui ne respirait pas avec le vent, et qui présentait même quelques barres très laides à notre angles d'approche.
Quelqu'un avait embelli l'une d'elle avec une grande fresque rouge et violette, d'une femme qui dansait en secouant ses fenêtres.
Quelqu'un d'autre avait signé son sein en rouge.
C'était ainsi, la grande ville, pas si grande, tranquille et matinale elle aussi, mais insensible au vent ou à la lumière qui avaient rendu nos vacances si douces.
La gare SNCF n'était pas dans le centre - nous n'avions pas à nous engager dans le ventre de la bête. Le long des quais, d'autres dessins colorés, entrecoupés de colonnes de béton, elles aussi signées de mille mains anonymes.
Il y a comme un changement de pression quand nous passons sous le préau. Je souffle par le nez pour me déboucher les oreilles.
Toujours ce grincement agaçant, suppléé des freins du train qui arrive... qui arrive.
Il y a la voix étouffée pam pa pa lam, je ne sais pas si c'est notre train qu'elle annonce, ou celui que nous devons prendre, que je vois immobile, à quelques quais en parallèle.
Alors que notre train ralentit, je penche la tête et observe par la fenêtre, curieuse de revoir ce monde qu'on oublie si vite, en une semaine à peine. Les soeurs bavardent sur les sièges en face de moi, à propos de je ne sais quoi.
Je vois une femme, avec une malle au bout du bras, et des cheveux noirs dans un foulard jaune. Je la vois qui dort sur le quais, en nous fixant, je vois du sirop tout autour, qui s'étale en faisant des carrés sur la mosaïque du sol, je vois et je recule, je sens le froid.
"Merde, il y a une morte..."
Je dis bêtement, assez haut pour les filles, assez haut mais pas assez, puisqu'elles continuent de bavarder. C'est comme moi : je ne sais pas ce que je vois, elles ne savent pas ce qu'elles entendent. C'est très absurde non ?
Le train continue de ralentir et je vois un autre passager en attente, sur les quais, avec la tête penchée sur les dalles, comme un traqueur qui écoute une piste - il écoute une piste qui rend son oreille toute rouge, grumeleuse, collée au sol...
Il y a aussi cette grosse femme, appuyée contre un poteau, dont les cheveux coulent lentement, lentement, le long du béton, et les deux bras tombent de la valise sur laquelle elle se reposait, elle a un genou à terre et l'autre jambe en vrac.
Il y en a deux, trois, dix, quinze, quoi ? Il n'y a que les poteaux qui tiennent debout. Partout par terre, ce sont des gens, qui attendent le train en se vidant de leur sang comme des outres percées. Le train continue de ralentir. Le train s'arrête. Sur la mosaïque, il n'y a qu'eux, immobiles et endormis et tout chosifiés comme du plastique désarticulé. J'en vois un, petit, qui a comme une espèce de sursaut et dont la main se serre, toute pâle, se desserre, dans une flaque, alors qu'il murmure, avec une goutte aux lèvres. La goutte tombe, une autre arrive. Je vois tout ça parce qu'il est à trois mètres, et qu'il nous attendait. Il a des grands yeux.
C'est bête, je pense, avec le grincement, avec le grincement sur le rail, on a rien entendu, ça se trouve ils viennent de mourir. Ils viennent de mourir. Ils sont tous morts. Il y a des morts dans la station, tout le monde est mort.
C'est imbécile, mais il faut un petit peu de temps pour se le dire.
"Putain, c'est un massacre ! Il doit y avoir un tireur!"
Je crie, pour les filles, pour qu'elles se secouent et tournent enfin la tête vers la porte, et je cherche du regard une sortie, une cachette, quelque chose que dans le calme de l'absurde je peux trouver. Je ne suis pas encore paniquée ; je suis surprise.
Et puis ça vient, je songe : je n'aurais pas dû crier.
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onzedieuxsouriants · 5 years
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Advint Renard
Advint Renard un jour, à la cour de la Reine Changeline.
Renard était un natif, un serf, pas même une des larves ou nymphes jeunettes qui formaient la lie de la Féerie; un serf, un humain véritable, né de générations et de générations d'esclaves perdus dans le temps, voués à jamais à verdir les champs des Contrées de leurs mains et rougir leurs rivières de leur sang, s'ils déplaisaient au seigneur ou à la dame qu'ils servaient. La plupart d'entre eux étaient voués à ne jamais même apercevoir leur maître; encore moins la maîtresse de leur maître, la terrible et belle Reine, dont ils n'avaient que les histoires de la beauté.
Advint néanmoins Renard à la cour de la Reine Changeline.
Bel et intelligent, il s'était chargé les épaules de la fourrure d'un loup, sous laquelle la carcasse encore, cachée, puait doucement. Les myrmidons qui gardaient la porte du grand jardin prirent cette odeur pour une fragrance à la mode; car il était vrai que chez les Comtes de fées, qui étaient, à l'époque, douze, et s'ennuyaient beaucoup, les parfums les plus étranges allaient et passaient de mode. Sous cette grosse fourrure, qui rendait sa silhouette plus imposante, il avait accroché mille toiles d'araignée, habilement récoltées alors que la rosée du matin y perlait encore. Si habile était-il, qu'il les avait tissées en une cape diaphane et légère, où l'eau semblait perle. Les gardes d'élites de l'entrée du palais s'y trompèrent: assurément, c'était un des Comtes ! Qui d'autre se parait aussi richement en Féerie ?
Ainsi advint Renard à la cour de la Reine Changeline.
Lorsque les lourdes portes furent poussées pour lui, et que ses petits pieds humains, chaussés de bottines de tissu tant rapiécées que chaque orteil y avait, tour à tour, fait son trou, le chambellan, fée plus intelligente que la soldatesque qui s'y était trompée, le fixa de ses grands yeux d'abeille, dont chaque facette pouvait voir une chose différente. Face à son grand registre, il ne sut que dire ou qui annoncer. Il vit l'humain pour ce qu'il était, un petit être sans contrat avec la Reine Changeline; un simple prisonnier de ce monde, inchangé, vierge, dont les pauvres vêtements étaient couverts du sang du loup, et sales de la toile de l'araignée.
"-Monsieur !, fit-il avec une politesse dégoûtée, que faites-vous ici ?
-Monsieur, répondit-il avec un beau sourire, je viens visiter la Reine.
-La Reine, petit homme ! Mais vous n'y songez pas !"
Et ce disant les mandibules du chambellan cliquetaient, car la chair fraîche de Renard, quoique misérable et sale comme toute chair d'humain, était jeune et tendre. Il avait pris, à voler en secret les restes des plus décadents des festins des Comte, un grand goût à la viande des hommes. Il darda entre ces chélicères insectoïdes une langue rouge, bien humaine, et se pencha un peu plus sur son registre, comme pour arracher d'un seul mouvement vif la tête de Renard. Puis comme il se souvient qu'il avait des manières, et surtout qu'il était au palais et en fonction officielle, il sortit un petit mouchoir de sa poche pour l'attacher à son col, ce qui était plus propre.
"-Oho ! rit Renard en le voyant faire. Me dévorerez-vous, monsieur le chambellan ?
-Si fait, petit serf, puisque vous ne verrez pas la Reine, c'est impensable, et que vous me semblez bon !
-Sans même me noter sur votre registre ! Diantre ! Quelle négligence ici depuis ma dernière venue !
-Votre dernière venue ?
-Oui, monsieur. Cherchez donc ! Monsieur Renard est mon nom, cherchez-moi, c'était il y a onze jours, ou onze semaines, ou peut-être onze mois, onze ans, je ne sais plus..."
Le chambellan rougit d'être ainsi rappelé à l'ordre par un serf si insignifiant. Mais il était vrai qu'il n'avait pas été élevé à son rang pour agir comme une vulgaire larve ! Il avait, en plus de cela, ambition d'être un jour anobli; il fallait faire bonne figure, et c'était une vérité douloureuse mais indéniable. Et se râclant la gorge, il tendit un doigt chitineux pour tourner les pages de son registre, cherchant le nom de Renard, au milieu des visiteurs du palais. La tâche était ardue, car ses prédécesseurs, tout comme lui d'ailleurs, n'écrivaient, bien entendu, qu'en pattes de mouche.
Il remonta donc ses bésicles, se pencha bien bas sur son registre antique, et mit à profit les mille faces de ses yeux pour lire mille noms à la fois.
Il oublia, cependant, de consacrer une de ces faces à Renard, qui se dressa sur la pointe des pieds, et, sortant un couteau de cuisine de sous sa cape, lui cloua le crâne sur le parchemin d'un seul geste très élégant.
Advint Renard dans la grande salle du trône.
C'était jour de conseil, que Renard avait choisi; déduit plutôt aux carrosses qui venaient en la grande ruche à telle et telle date, et qui repartaient. Il n'était point aisé de deviner les jours de conseil, car les Douze, comme on les nommait alors, ne s'entendaient en rien, y compris en les dates, et ils n'y avaient aucune régularité dans leurs réunions, si ce n'était leur irrégularité justement. Mais Renard, bien malin, avait choisi le jour le moins probable, le moins propice à leur réunion, et était venu, ayant déduit que ce serait ce jour là. Les choses vont à l'envers en Féérie: il avait raison !
Aussi s'avança t-il dans la grande nerf, sans jeter un regard, un seul, aux alvéoles à la cire sculptée qui abritaient les sièges de chacun des Comtes. Son regard moqueur était fixé sur le grand trône qui dominaient toute la salle, un délire d'ailes déchirées qui battaient les airs sous le grand corps gravide de la Reine Changeline. Il passa la Comtesse Blanche des Neiges, qui fit un "oh !" outré en le voyant ignorer sa beauté. Il passa la Comtesse Cruante, qui ricana du sort qui attendait cet homme perdu dans le saint des saints. Il passa le Comte esse Agrion, qui papillonna de ses jolis yeux d'un air un peu surpris. Il passa le Comte Leu le Versipelle, sans même trembler. Du Comte des Aulnes, il ignora la majesté sans yeux, et passa. Il passa le Comte Léonard l'Auréat sans s'arrêter à son éclat. Il passa le Comte Pandragore l'Enfant, sans s'en attendrir. Il passa la Comtesse de Mare qui d'yeux sans paupières suivit attentivement son chemin. Il passa la Comtesse Hersent la pleureuse, sans l'écouter. Il passa la Comtesse Mélisandre au longs cheveux, soulevant à peine le pied pour ne pas trébucher dans sa crinière. Il passa le Vieux Comte. Il passa la Comtesse Carnasse, ravissante pourtant dans sa robe de doigts, et qui lui envia la carcasse de ses épaules.
Puis il s'arrêta devant la Reine Changeline et posa un genou à terre.
"Ma Dame !" fit-il, le souffle coupé mais la voix pleine de galanterie. Sur son trône d'ailes, la Reine remua son corps immense, et tourna son masque vers Renard. Ses jolies lèvres peintes s'ouvrir en laissant sortir une voix comme un millier de cafards:
"-Qui pénètre dans mon château, sans y être invité, et chahute mon conseil ?
-C'est Renard qui pénètre, ma Dame, et Renard qui chahute." Il releva les yeux après sa longue révérence, et lui sourit. Sur son trône volant, elle le dominait de toute sa hauteur. L'immense papillon de nuit qui couvrait son visage, son masque, frémissait des ailes au même rythme que les murs de cire du palais semblaient, très légèrement, pulser et vibrer.
"-Oh, je vois, fit la Reine avec un sourire maternel et compatissant, Comte Versipelle, dévorez Renard, je vous prie.
-Attendez, ma Dame ! Je vous en prie, supplia Renard d'une voix claire.
-Versipelle et jamais moi ! grogna Carnasse à sa voisine de Mare, qui hocha la tête avec compassion.
-Attendre quoi donc, Renard ?
-Je vous prie de m'écouter, ma Dame. J'ai grand désir de vous parler, et je serai bref, oh ! Je viens exiger quelque chose de vous.
-De la Reine Changeline ?
-Tout à fait."
Le gros corps de blatte de la Reine descendit légèrement, alors que son trône d'ailes la rapprochait de Renard.
"-On supplie la Reine Changeline, beau Renard, on n'exige rien.
-Ne puis-je faire les deux ? Si je dois mourir, ma Dame, c'est inconséquent pour vous !
-Il a raison, approuva Pandragore, autant tout faire avant de mourir.
-Je crois qu'il m'appartient, lui répondit Agrion d'un air rêveur. Je sens la terre de mon domaine sous ses ongles.
-Bien alors, Renard, ta requête est accordée. Tu pourras exiger, puis supplier, puis Versipelle te gobera.
-Ma Dame, j'exige que vous fassiez de moi votre Roi ! Et je vous en supplie, de même.
-Oho, petit homme ! Mais tu n'es même pas doté ! Pas même un changelin, pas une larve ! Quelle drôle d'exigence ! Et pourquoi donc ferais-je de toi mon roi, dis-moi ?
-Parce que, ma Dame ! Je vous aime d'un amour si tendre !
-Comme tous en Féerie.
-Alors ma Dame, parce que j'ai très envie. S'ils vous aiment, ils ne vous aiment pas comme moi je vous aime, à en braver ici la mort de mon âme et la mort de ma chair. Donnez-moi votre main, donnez-moi une couronne, et je serai à jamais votre fidèle serviteur, j'embrasserai vos pattes poilues et je baiserai vos élytres.
-N'importe qui ici le ferait.
-Je le ferai sans trembler.
-C'est vrai que tu ne trembles pas, petite chose.
-Parce que ce que je vous dis est vrai, Ô Reine, et je suis le seul à vous aimer ainsi. Dévorez-moi à l'instant, je ne vous aimerai pas moins.
-Tu es très amusant.
-Je suis un humain. Un homme adulte, ma Dame. Je ferai un bon Roi pour vous.
-Enfin, ma Reine ! fit Carnasse avec exaspération. Laissez-moi le bouffer qu'on en finisse !"
La salle du trône commençait à vrombir de l'agacement des Comtes. Certains se taisaient; Alberich toujours très sage, le Vieux Comte toujours très sourd, notamment. Mais les autres se lassaient déjà de la distraction minuscule. Versipelle aiguisait ses crocs d'obsidienne et la crinière de Carnasse était déployée en un millier de couteaux.
"-Tais-toi donc, Carnasse. Ce petit Renard a une requête amusante. Et je n'ai jamais vu d'homme ici, que je me souvienne...
-Ma Dame ! se scandalisa Blanche, nous en avons plusieurs centaines qui attendent dans les chambres de couvaison ! Celui-ci est sale et sent le fumier; il est vieux, en plus !
-Je parle d'homme, Blanche, pas de nos changelins. Quel âge as-tu, Renard le serf ?
-J'ai vingt-six ans que je vous offre, ma Dame, deux fois votre treize. J'ai pensé que le nombre vous plairait.
-Il me plaît.
-Et moi ?
-Tu me plais." fit la Reine avec un battement d'aile de son masque, et un souffle vers lui. Il ferma les yeux à la douceur de ce souffle.
"-Très bien ! Renard le serf, je t'accorde...
-Mes désirs ?! fit-il avec espoir, rouvrant des yeux humides.
-Tes désirs ! Mais tu seras sous moi et je t'écraserai...
-Ce n'est pas grave, ma Dame, je brosserai vos élytres.
-Et je te mangerai quand j'en aurai assez.
-Ce n'est pas grave, ce n'est pas grave.
-Roi ! Roi ! Roi ! Roi !" murmurèrent, scandalisés, tous les autres Comtes. Même le Vieux Comte se réveilla de sa torpeur le temps de pousser une exclamation. Seul Alberich, que beaucoup considéraient, à tort ou à raison, nul ne le sait, comme le roi caché de la Reine Changeline, ne dit rien, et se contenta de hocher sa tête de bois fendu sur le côté, avec un petit sourire.
"Roitelet, oui, qui mourra demain", marmonna Blanche, qui l'enviait beaucoup. Cruante, pour une fois d'accord avec sa belle-fille, grogna en complément:
"-Roitelet ? Reinard, oui ! Reinard, rien de rien qu'un nouveau bijou pour notre Reine !
-Reinard, répéta la Reine avec une voix pensive, car elle entendait tout ce qui se passait en Féérie. Oui, reinard, ce n'est pas mal. C'est le nom que je te donne en alliance. Tu ne seras pas roi, c'est un peu trop pour une farce, mais tu seras mon reinard, cela te va très bien. Et maintenant, vous êtes treize, et cela est très bien, cela me plaît ! fit-elle en s'adressant à son conseil scandalisé.
-Je suis votre reinard alors."
Advint Reinard.
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onzedieuxsouriants · 6 years
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Soleil Interdit pt.1
(NaNoWriMo 2018 - J1+J2)
Sache que l'histoire que je vais te conter ne doit pas sortir par ta bouche jusqu'à ce que, comme moi, tu aies un enfant, et que l'enfant soit en âge. Que ta fille saigne, que la voix de ton fils se brise, et tu lui conteras ce que je vais te raconter, mais pas avant, ni à personne d'autre. Ni aux anciens, ni aux plus jeunes, ni à celle qui partagera ta vie si Dieu-Soleil le veut. Ni à tes frères, laisse-moi te le dire, car je sais que vous partagez tout. Non, cesse de remuer et écoute-moi bien; tu es en âge, et tu dois m'écouter.
Ce que je vais te dire est sacré.
Ce que je vais te dire est interdit.
Ce que je vais te dire est important.
Ne t'en sers pas pour briller auprès des filles. Dieu nous en préserve ! Maintenant, bois ton thé comme un adulte, et entends.
Il y a de cela plusieurs générations, quatre voyageurs erraient dans les ténèbres où nul ne vit. Et vivre, ils ne le faisaient pas, ils survivaient, simplement.
Monya était le nom de la première de ces voyageurs, quoiqu'elle fusse la dernière à avoir pénétré les ténèbres. Monya était un beau nom pour une traîtresse, un nom qu'avec amour sa mère avait forgé des noms de ses deux grand-mères bien-aimées, du faisceau de feu réuni de la famille. La famille de Monya possédait une petite torchère, modeste mais jolie, cerclée de fer forgé et gravé, marquée d'un petit trait de métal plus neuf là où les arrières-grande-mères maternelles de Monya avaient uni leurs torches pour leurs descendants.Le nom du clan de Monya est perdu dans les ombres du temps. Par sa volonté, je soupçonne. Son nom de famille était Vertu.
Elle était un peu plus âgée que toi, à peine, en âge de se marier, en âge de devenir, en âge de se rebeller et de désobéir également. La tente de sa famille était petite, mais le joli cerclage de leur flambeau prodiguait malgré tout un certain statut à leur groupe. Ils étaient six, si je ne mens pas et si je me souviens bien. La mère de Monya, son père, un brave récupérateur, un frère, une sœur, et sa grand-mère maternelle. Son grand-père s'était éteint il y avait déjà de cela quelques années, quand advint l'infortune que je vais te conter. Ses grand-parents paternels demeuraient avec la torche d'un autre de leurs enfants, et je ne sais rien d'eux.
Monya était assise sur un tabouret de peau, contemplant l'intérieur pauvret mais joli de la tente familiale. Des tapis de laine colorée, tissés de motifs en carré et en losange, cachaient aux yeux la laideur du sol, et aux pieds son intense froid. Cela faisait maintenant quelques semaines que le clan campait dans les ruines d'une vieille cité, et l'asphalte lézardé faisait un assez piètre terrain pour les vieux piquets traditionnels de la tente familiale, sans compter bien entendu qu'il transmettait assez terriblement les températures. De jour, les pieds aux sandales trop fines n'osaient pas s'arrêter, et, de nuit, c'était une humidité gelée qui s'infiltrait tout tout, et remontait comme des serpents sournois le long de ce qu'on avait le malheur d'y poser. Mais la cité était grande, belle, et, paraissait-il, si haute que ses arrêtes touchaient les ciels. C'était un lieu sacré, de silence, de mort, et de respect, presque un endroit de pèlerinage. Les anciens, en tout cas, tenaient très fermement à y faire durer l'étape - et c'était vrai que pour le père récupérateur de Monya, l'aubaine était plaisante.
Elle ne ravissait évidemment pas la jeune femme, qui en était, de sa vie, précisément au stade où l'indépendance fait grincer les dents et rugir les cœurs. Précieuse étape ! Mais oh combien dangereuse, mon enfant, et oh combien douloureuse pour le parent comme pour le petit... ne rougis pas ! Tu penses peut-être ta mère ridicule et honteuse, c'est normal en cet âge, mais nous l'avons tous vécu.
Dans la tente, il y avait aussi un samovar, lui aussi antique et hérité. La torche familiale reposait assez fièrement sur son socle de fer forgé, et répandait autour d'elle la lueur d'une soirée de début d'automne somme toute assez ennuyeuse. Sur un banc dépliant, les parents de Monya débattaient à voix douce d'une trouvaille du jour, une petite machine tordue qui avait un jour dû être un jouet. Sa grand-mère dodelinante veillait sur le samovar avec distraction, l'esprit perdu en errances qu'elle était désormais trop âgée pour mener à bien. Sa sœur observait leurs parents en penchant la tête, et quant à son frère, il faisait vivement courir après un ruban deux de leurs rats gras.
Sous la toile tendue et au travers du trou en forme d'étoile de la paroi opposée à l'auvent, on percevait le frémissement des torches des tentes voisines.
Monya s'abîmait les yeux, à toutes les homophonies du terme possibles, dans la contemplation de la torche. Le faisceau aux six minces baguettes brûlait d'une flamme toussante. L'asphalte n'était pas très bon dans cette cité trop souvent visitée, trop aimée des anciens réfractaires aux longs périples. Les couches de mazout les plus épaisses avaient déjà été largement arrachées par les années et les nombreux précédents passages de la caravane de ce clan et d'autres. Il ne restait plus à trouver parmi les débris que des agglomérats sales de gravier et de bitume de mauvaise qualité, raffiné tant bien que mal en le goudron nécessaire à la survie des torches. Monya, qui n'avait ni l'oeil ni l'expertise de son père, avait récemment été propulsée goudronnière, et se lassait très sincèrement de ramasser à longueur de journée des fragments de rue qui ne voulaient bien brûler que ses pieds mal chaussés. Car quoique l'automne fusse proche, le grand aveugle dans le ciel brûlait encore assez durement, et, si les nuits étaient déjà bien froides, ce n'était qu'en réponse violente à la chaleur des jours.
De petites étoiles sautaient du flambeau pour atterrir sur la jolie laine des tapis. Dans l'argent du samovar, la danse se reflétait, magnifiée. La grand-mère de Monya releva précieusement l'objet, qui semblait si lourd que la jeune femme crut qu'elle lâcherait l'eau bouillante sur ses propres pieds, et se leva à moitié pour l'intercepter.
"Le thé est prêt."
Les deux plus petits suivirent d'un œil avide le rituel des adultes. Les parents de Monya reposèrent la petite machine cabossée dont les batteries les préoccupaient, et sa mère se pencha sous son banc pour récupérer les tasses de la famille. Il y en avait quatre d'argent et plus d'une dizaine en porcelaine, toutes plus ou moins ébréchées aux rebords, l'une sans queue mais au très beau motif floral. Trois tasses d'argent pour les plus anciens, et la tasse sans queue pour Monya. Sa préférée, quoi qu'elle lui  brûlât la paume. Elle n'avait aucune hâte à recevoir l'honneur d'une tasse d'argent, si elle le recevait jamais. Cet honneur là était réservé aux parents, tout comme le thé était réservé aux adultes de corps et cœur. La hiérarchie du thé, à vrai dire, Monya ne l'avait jamais comprise, mais ce n'était pas bien grave.
La grand-mère les servit avec cérémonie. La jeune femme esquissa un sourire en sentant le cerclage de chaleur de sa tasse se graver dans sa main. Elle ramena le breuvage brûlant à ses lèvres et savoura en fermant les yeux la première gorgée très amère du thé. En face, ses parents habitués avalaient rapidement leurs portions, les langues aveugles et habituées au goût de la vie adulte. Pour Monya, l'honneur était encore suffisamment récent pour faire du thé un délice véritable et acquis. Cela te viendra aussi, et bois, d'ailleurs, bois avant que ça ne soit froid.
Le thé amer, ou son équivalent en herbe à pipe, est notre prérogative, ce qui distingue l'adulte de l'enfant. La capacité à savourer son goût âcre symbolise le passage à la raison véritable, à l'acceptation des difficultés de l'existence. Grâce à lui, nous trouvons l'énergie de continuer, chaque jour. Tu ne me crois pas ? Tu verras, et ne grimace pas, on s'y fait.
Monya avait à peine posé les lèvres sur le rebord de la tasse à fleurs, à peine fait tourner le thé sur sa langue, que les crépitements lointains d'une annonce éclatèrent dans les cieux. Les feux d'artifice d'un clan approchant. En ces temps là, sache-le, les clans erraient dans des ténèbres bien plus épaisses que maintenant: le Soleil n'est pas plus clément pour eux, mais ils avaient retrouvé bien moins de choses que nous, et leurs torches, comme je te l'ai déjà dit, étaient alimentées de mauvais goudron. En particulier, celles du clan de Monya, dont les anciens rechignaient tant à prendre les risques de l'exploration.
Ainsi, en ces temps là, l'annonce d'un clan à l'autre était-elle plus violente que maintenant. L'art des poudres était aussi bien plus développé: là où nous nous contentons de simples fusées de couleur, une, deux, ou trois pour les plus complexes des fanaux, les clans anciens faisaient éclater de véritables phrases dans les cieux. Les feux d'artifice étaient un régal pour la vue, et leurs crépitements, leur fréquence même formaient une langue à part. C'était avant l'unification de nombreuses caravanes, quand même une ou deux familles pouvaient prétendre faire feu à part entière.
Aussi la famille sursauta t-elle. Les petits enfants poussèrent des cris, et le frère de Monya saisit précipitamment ses rats dans ses bras pour les protéger, yeux grands ouverts, écarquillés dans la directement de l'auvent. De l'extérieur, des voix s’élevèrent. La grand-mère de Monya suçotait son pouce, sur lequel elle venait de renverser de l'eau bouillante. Ses deux parents sortirent précipitamment, observer dans le ciel obscur l'annonce du clan à l'arrivée.
Il venait du Sud, et leur mouvement était opposé à celui de la caravane du Clan, qui était descendue vers la ville il y avait de cela quelques semaines. Leur annonce était sublime, un crescendo de couleurs rares, de fusées coûteuses, de violets, de bleus, ponctués de l'or sacré du Soleil, notre Dieu à tous. Un clan massif, à n'en pas douter, bien plus que celui de Monya, et qui avait les moyens pour une bannière d'artifice aussi ostentatoire. L'odeur de la poudre, portée par le vent frais de l'hiver approchant, flottait jusqu'à la place où le clan s'était installé, et les explosions résonnaient dans les oreilles de la jeune Monya.
Elle eut un sourire un peu moqueur. Si les Anciens se refusaient à venir au monde, le monde venait à eux, songea t-elle, et elle tourna la tête vers ses parents, vers sa grand-mère qui sortait, les deux enfants dans sa jupe, en léchant toujours son pouce blessé.
Dans leurs yeux, cependant, elle ne lut que de l'inquiétude. Les lèvres de sa mère se pincèrent, et son père soupira par le nez. Pourquoi, se demanda t-elle ? Connaissaient-ils la bannière ? Et, se tournant vers sa grand-mère, qui répondait au nom d'An, Monya demanda:
"-Qui sont-ils ?
-Le clan Caprice. Avec eux, Tonneuse et Soupir, les deux autres familles principales... ils sont bien plus nombreux que ça, cela dit. Tu as un cousin éloigné chez eux, probablement même plusieurs maintenant." Fit An songeuse, d'une voix douce où la paix naturelle de son caractère ne cachait totalement pas la préoccupation de ses pensées.
"-Et ? C'est bien, non ? Juste avant l'hiver, nous allons pouvoir commercer, échanger des informations, peut-être nous faire de nouveaux, hm, des amis.
-Ah ça ! Oui, il y a sûrement des garçons à marier, Monya."
La jeune femme rougit.
"-Quel est le problème, alors ? reprit-elle, fronçant les sourcils et suivant du regard ses deux parents murmurer entre eux.
-Nous n'avons pas croisé Caprice-Tonneuse-Soupir depuis des dizaines d'années. Pour tout ce qu'on en sait, leurs torches se sont encore agrandies. Ce sont des assimilateurs. Vois-tu à quel point leur annonce est complexe ? fit-elle en pointant du doigt le ciel. Ils intègrent d'autres clans, bon gré mal gré... nous avons eu des échos d'éclats avec certains de nos partenaires habituels. Te souviens-tu du clan Machine de cet été ?
-Oui ? Ils ont fait une commande à maman, je me rappelle.
-Des lames, ma fille, parce qu'ils avaient croisé le clan Caprice, qui les a menacés."
Monya fronça le nez.
"-Menacés de quoi ? Faites partie de notre famille ou on vous bute ? Ça ne rime à rien, tu ne peux pas forcer des torches à se joindre. Tu dois vivre avec, après, Baba.
-Pourtant... ah, c'est complexe. Je t'assure, tu n'as rien à envier aux anciens, ma fille, la politique est une chose atrocement compliquée.
-Accessoirement, s'ils leurs ont proposé de rejoindre leur clan, c'est bien, non ? Tu as dit qu'ils étaient nombreux, sûrement puissants. Plus on est de fous, plus la lumière brille, hein ? Pourquoi ne voulaient-ils pas rassembler leurs torches ?
-Plus on est nombreux, aussi, moins les petits ont de voix. Ici, tu peux tutoyer n'importe quel ancien, et tu sais que tu les rejoindras. Tu as déjà une voix, en quelque sorte. Ce n'est pas nécessairement la même chose au clan Caprice. Ils ne sont pas tous égaux, ils sont trop nombreux pour ça.
-Un ancien est un ancien... tu veux dire qu'ils considèrent que tous leurs vieux ne sont pas assez anciens ?"
Elle eut une grimace de perplexité dubitative.
"Non... ah, c'est compliqué, voilà tout. Les nôtres ne veulent pas s'embarrasser de ce genre de complexité, et leur arrivée signifie juste des ennuis.
-Et puis ce n'est pas un petit peu hérétique, aussi, de refuser la compagnie ? Le Soleil dit..."
Voilà ce Soleil dit, et que Monya répéta à sa grand-mère: Hommes désunis ! Comme je vous vois divisés, frère contre frère, sœur contre sœur, mère et père ennemis. Famille contre famille, clan contre clan, vous vous battez pour le privilège de ma lumière, et vous me prêtez des volontés apocryphes. Aussi vais-je vous punir.
"-Et il nous a puni, Monya, c'est vrai, mais...
-Mais quoi, hein ? Est-ce qu'ils n'ont pas raison, dans le fond, de vouloir nous rassembler ? Peut-être qu'avec plus de famille, on tomberait moins malades en hiver, parce que ça ne veut pas dire souffrir pendant que leur seul médecin souffre aussi... tout ça !
-Tout ça, tout ça... Monya, tu me fatigues un peu, et tu ne connais pas le clan Caprice. Les anciens vont se réunir pour les accueillir, mais je sais déjà que nous éviterons d'avoir le plus de choses possible à voir avec eux... et oui, tu pourras aller voir les garçons, si tu veux, mais ramène-le ici, c'est tout ce que je te demande.
-Pourquoi est-ce que vous n'expliquez jamais rien, encore ? s'énerva la jeune femme.
-Parce que ces choses là sont...
-... compliquées, gnagnah..
-Et prennent du temps et de l'expérience que tu n'as pas, termina An avec un froncement de sourcils de plus en plus agacé. Certaines choses ne peuvent pas se dire, simplement se ressentir et se vivre.
-Vachement pratique, tiens." fit Monya en levant les yeux au ciel.
Il était de nouveau de son habituel noir opaque. Sa grand-mère la quitta avec un soupir. Monya resserra son écharpe contre le vent qui sifflait, et tendit un cou nerveux comme celui d'un oiseau pour observer l'activité autour d'elle.
La place n'était éclairée que par la géométrie vivante des auvents découpés dans la lueur des torches familiales. Une dizaine de lumières, une cinquantaine de personnes, des familles dans l'attente. Ils s'étaient installés dans une de ces nombreuses esplanades au bitume peint, lieux rituels que les goudronniers avaient coutume d'épargner - n'était-ce que pour égaliser le sol pour les tentes. Monya vit quelques-uns des losanges dorés se remuer, prendre de l'ampleur, pour finalement éclater en halos dorés, alors que les anciens des familles se saisissaient, soit de la torche entière de leur nom, soit du fragment qui était leur.
Monya jeta un regard derrière elle. Dans leur tente, An, à l'aide d'un chiffon et avec précaution, tirait son brandon de la torchère de fer forgée. La baguette goudronnée avait bien raccourci depuis la naissance de la vieille femme, et tachait le tissu d'un noir poisseux, moitié suie moitié asphalte.
La flamme de sa grand-mère s'éleva, solitaire et séparée du faisceau. Elle sortit, et convergea vers la douzaine d'autres points de lumière qui se rassemblait aux abords de la place.
Monya reporta son regard vers le faisceau familial. Les torches de ses parents étaient serrées, un peu plus petite que les trois dernières, la sienne et celle de son frère et sa sœur. La baguette de son père était d'une couleur légèrement différente, d'un bois plus foncé, parcouru sur sa longueur de toutes petites rainures. En ces temps, comme à présent, les hommes joignaient la tente de la famille de leurs femmes, plus souvent qu'à son contraire.
Monya songea qu'il y avait là tout juste la place pour deux autres torches, et guère plus. Si elle devait ramener un mari, un jour, il faudrait demander à sa forgeronne de mère d'agrandir, une fois de plus, la torchère. Monya ne comptait pas s'arrêter à deux enfants. Mais peut-être d'ici-là, la torche de sa grand-mère se serait-elle éteinte, et peut-être son frère serait-il parti se joindre à une autre famille. Monya rêvait de ramener chez elle un bel homme d'un autre clan, un exotique, un étranger qui pourrait lui apprendre les merveilles de vingt ans de voyages ailleurs. Mais, égoïstement, elle se refusait à songer à l'idée qu'Ivann puisse partir et épouser une femme d'ailleurs. Il trouverait bien son compte parmi les filles du clan, songea t-elle, et ils demeureraient ensemble.
Il avait treize ans, et Monya avait raison de s'inquiéter, car il commençait à réaliser l'existence des filles. Comme toi. Oh, cesse de rougir.
Quant à elle, la curiosité la dévorait, et elle soupira. Elle savait, pour avoir poursuivi de ses questions les étrangers croisés, que son clan était, parmi les autres en notre malheureuse Terre, particulièrement petit, particulièrement fermé. Toujours, au croisement d'une autre caravane, on avait fini par la tirer par le col, dans la tente, avec l'inquiétude de parents préoccupés. C'était devenu une tâche bien plus ardue maintenant qu'elle était adulte, et elle ne songeait qu'à se marier, pour enfin la rendre impossible. Si ses parents, et plus encore, sa grand-mère, conserveraient sur elle leur autorité juste et naturelle, elle disposerait entièrement de sa torche, quitte à lui faire quitter le faisceau familial... oui, s'il le fallait.
S'il le fallait seulement. En ce temps là, les torches étaient des choses fragiles, bien plus qu'à notre époque, et si tu veux mon avis, nos ancêtres tenaient là quelque chose. Le don de la lumière, de la vie, fugace, le dernier éclat du Soleil, ne devrait pas pouvoir être tranquillement alimenté par des batteries en cas d'urgence, comme on le fait à présent. Du temps de Monya, c'était le feu, le feu pur, et le combat des goudronniers, chaque jour, pour trouver de quoi l'alimenter, une nuit de plus.
Je ne pense pas, mais tu te feras ton propre avis, que le Dieu se soit caché à nous pour simplement finir remplacé par des ampoules électriques.
Mais pendant ce temps, les mécaniques du cerveau de Monya suivaient une routine bien particulière et propre, je pense, aux jeunes gens obstinés et déjà décidés à faire quelque chose, pour lequel ils se cherchent simplement une explication ou une excuse.
Ainsi allaient les pensées de la jeune femme: quand je serai mariée, je disposerai de ma propre torche, comme mes parents disposent de la leur, comme ma grand-mère vient d'emporter la sienne au conseil des anciens.
Mais je ne peux pas me marier sans avoir de mari. Logique, n'est-ce pas ? Au final, donc, est-ce un bien grand mal si je me saisis de ma torche maintenant, pendant qu'ils délibèrent, et que je vais voir l'autre clan, oh, pas pour du mal ! Mais pour voir les jolis garçons, parce que, screugneugneuh, ce ne sont certainement pas Sorin ou Natya qui feront l'affaire, et à ce rythme, je ne serai jamais mariée.
Ainsi par sa logique, Monya s'imaginait déjà épouse. Que dis-je, épouse, mère des trois enfants qu'elle programmait avec le bel inconnu du Clan Caprice, dont le premier aurait le nom d'An si c'était une fille, et de Vitya si c'était un garçon.
Ses calculs étaient savant. Elle ne ferait rien de mal, puisqu'assurément, l'autre clan voudrait aussi hiverner en ville... la saison refroidissait à grand pas, et ce serait bientôt le temps des vents, et d'installer les grands moulins. Sa mère pourrait se remettre à la meule, et elle aurait, assurément, beaucoup de commandes avec une clientèle pareille dans les parages. Non, bien sûr, c'était, pour elle, logique que le Clan Caprice hiverne avec son clan, et il n'y avait donc absolument rien de mal à être un peu entreprenante. Elle aurait un hiver pour trouver son garçon... assurément, les anciens ronchonneraient, mais une compagnie forcée comme celle-ci ne pouvait leur faire que du bien, à long terme, elle en était persuadée. Et déjà, elle rêvait d'un homme aux yeux clairs dans une peau tannée - ou le contraire, pâle comme la flamme et aux yeux sombres comme le ciel, elle ignorait encore ce qui était le plus beau.
Et doucement, la jeune femme se glissa dans la tente. Sa petite sœur, son petit frère étaient encore là, à nourrir les rats d'épluchures de tubercules. Ennuyée, Monya les observa un instant, en souriant.
"-Vous avez manqué le feu d'artifice ?
-Maman a dit de veiller sur Anya, fit Ivann avec gravité. Je veille. Et sur les rats, ils n'aiment vraiment pas ce bruit là, à chaque fois j'ai peur qu'ils en crèvent.
-Ils vont bien, tes rats, ne t'en fais pas. Ils sont plus solides que ça... et puis, s'ils veulent vivre avec les hommes, c'est le prix à payer, le bruit des annonces de temps en temps. Ils sont plus gras que n'importe quel rat des rues, tes ratons."
Fit-elle en se penchant pour caresser l'une des bêtes, encore un peu tremblante. La créature intelligente, une femelle, se frottait le visage de ses minuscules mains roses, comme une petite vieille se massant les joues pour se remettre de ses émotions.
Les rats étaient fort précieux aux récupérateurs, aux goudronniers, au delà même de leur compagnie charmante. Ils étaient dressés, habilement, à reconnaître les bons types de brillance, certains objets précieux comme les batteries ou les jetons, et, bien sûr, n'étant que des bêtes, ils faisaient d'excellents éclaireurs là où les torches ne suffisaient pas.
"C'est injuste quand même, je me dis... si je dois renaître, j'aimerais vraiment être un rat, pour voir Dieu." fit Ivann en berçant la petite femelle dans son giron, en riant. "Il faut avoir fait beaucoup de bien dans ses vies précédentes pour le voir, il faut croire, et être réincarné en rat de maison, logé, nourri, caressé, avec juste des petites promenades amusantes à faire de temps en temps pour ses maîtres...
-Tu ne vivrais que trois ans.
-Les trois meilleures années de ma vie, ha ! C'est frustrant, Monya, tu sais... tu n'as jamais envie d'être un animal, pour voir le Soleil, Dieu ?
-Si, mais je ne suis pas un animal, et ce n'est pas très utile d'y songer." fit-elle en glissant, l'air de rien, sa main gantée dans la direction de la torchère. Ivann suivit son geste du regard en haussant les sourcils.
"-Qu'est-ce que tu fais ?
-Je sors voir." elle haussa les sourcils. Évidemment, elle ne pouvait pas être discrète, mais on ne lui en voudrait sûrement pas trop... ses parents devaient toujours bavarder ailleurs, et An ne reviendrait probablement pas avant un moment. Elle avait confiance en Ivann pour la couvrir, moins en Anya, trop petite et innocente encore pour savoir mentir. Pourtant, son frère secoua la tête.
"-Mauvaise idée...
-Quoi, tu vas m'en empêcher ?
-Non, mais tu vas inquiéter les vieux.
-Fah ! Dis que je suis allée voir les Carapace ou les Filin. Ils ne vont pas compter les torches...
-Tu paries que si ! Ils vont s'inquiéter, et ils vont m'engueuler... j'ai rien vu, moi, grouille-toi et fais gaffe.
-C'est ça, oui, t'as rien vu !" fit-elle avec un clin d’œil, se glissant hors de la tente. Elle releva immédiatement son écharpe. On n'échappait à personne dans une communauté d'une cinquantaine de personnes, et elle préférait évidemment éviter qu'on ne la reconnaisse, torche à la main. Techniquement, c'était interdit, encore, mais puisque c'était sa vie ? Et son mariage ? Et sa torche ?
Belle torche, d'ailleurs, une longue baguette de bois élancée, bien lisse, meulée à sa naissance par sa mère, teintée de coulures noires et crépitant du mauvais goudron.
Quelques yeux se tournèrent vers elle, et elle espéra passer pour sa mère. Sans s'attarder, la torche tout contre sa poitrine pour en cacher l'éclat, au point même de sentir ses flammèches lui roussir les tresses, elle partit dans la nuit, vers le Sud, en contournant, en s'accroupissant contre les débris de la cité, quitte à prendre le long chemin pour enfin, enfin apercevoir le Clan Caprice et ses mille familles fantasmées.
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onzedieuxsouriants · 6 years
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Le Chevalier de Malbrisé
"Oyez ! cria en un sursaut Jeanne, surprenant toute la salle. Oyez ! Oyez la geste du Chevalier de Malbrisé."
Et ce disant, la barde rouge ouvrait large son bras invitant, redressait le torse et repoussait d'une main l'assiette contenant les reliefs de son repas. Aussi subitement que tous les jours précédents, l'histoire du soir commençait.
Oh, elles avaient mangé, comme toujours d'ailleurs, comme des reines. La visite, la rencontre d'un des sept bardes de l'Humanité était après tout un don du Onzième, un don trop rare, unique, bien souvent, à toute une existence. Avec un peu de cynisme, Charité songea, plantant ses coudes sur la table et se rentrant dans l'ombre juste derrière la conteuse, que la pauvre assemblée devait être bien malchanceuse que le sien se présentât sous les traits de Jeanne.
Elle ne l'avait encore jamais entendue, en plusieurs semaines de voyage, raconter une histoire plaisante ou de morale acceptable. Elle mettait dans ses récits des fioritures et des détours plus malins qu'intelligents, qui finissaient, invariablement, par embarrasser son assistance. Et elle sentait, sourdement, la jouissance mauvaise à troubler la paysannerie de la musicienne racée.
Charité n'aurait pourtant su la quitter, sans s'expliquer pourquoi, et elle tendait distraitement l'oreille. Elle n'avait pas encore entendu ce conte ci. Les curieux se rapprochaient, et, de dehors, des voix piaillantes appelaient au rassemblement. Un conte du barde rouge !
"Or donc, toussa Jeanne une fois satisfaite de la taille de son auditoire. Il était un Chevalier d'Argent, comme, peut-être, vous en avez vu ou verrez, que l'on nomma Chevalier de Malbrisé. C'était un homme de mince carrure, un être de foi, porté par sa croyance plus qu'un talent naturel pour le combat. Et sa pureté compensait, vous le verrez, amplement la banalité de son physique. Comme tous les membres des ordres, son nom était humble - Malbrisé vint plus tard. Non, on le nommait, à l'époque dont je vous parle, qui est fort reculé, Frère Pure Conscience. Comme de l'eau de roche, elle l'était, et sans menterie !"
Charité roula des yeux. La barde rouge prenait le plus malin des plaisirs à dénigrer tous ceux qui auraient dû se nommer ses collègues du culte, quoique d'ordres différents. Plus encore que le plus jaloux des impairs, elle semblait jubiler à l'idée d'enfoncer sa propre église sous un gras humus d'ironie moqueuse ininterrompue.
"Or, comme tous les Argentés, Pure Conscience appartenait à une compagnie. Le savez-vous, mes chers ? Ce que vous appelez ici compagnie, ce gai foyer, vos doux enfants, cette auberge bondée, tout ce village, même, n'est rien, oui, rien face aux compagnies des guerriers du Onzième... voyons ! Cent onze hommes et autant de destriers ! Nous ne compterons bien entendu pas leurs suites, car elles nuisent à la belle symbolique des nombres que mes impairs adorent, voyons: comptez bien quatre valets, un sergent et deux écuyers par beau-né, ainsi que des chevaux de remplacement, et juste, peut-être, un misérable petit écuyer par moins-né, ce qui nous ramène, tout de même, à bien plus que le bel et rond chiffre de cent onze. Néanmoins, notre héros, Frère Pure Conscience, allait seul, et sur la pire rosse que l'Humanité vit jamais naître. Il était un fils pauvre, oui, fils, comme vous, de la terre qui est la mère et l'épouse de Dieu. A onze ans - toujours, toujours ! Il avait été frappé de singulières visions de l'Infante - et comme l'on ne mangeait point de seigle encore en cette période, qui aurait pu causer une quelconque folie, il fut légitimé, et envoyé à la capitale par un impair qui espérait voir son village briller autant que l'armure rutilante dont il serait un jour vêtu.  Ainsi il avait grandi, d'abord dans les dortoirs miteux, avec les plus pauvres valets, avec eux, mais déjà au dessus d'eux, puis en tant qu'écuyer d'une cavalière tout à fait irremarquable, qui eut la bonne grâce de mourir jeune, et de lui céder lame, titre et haridelle. Ainsi, Frère Pure Conscience était le plus modeste des Chevaliers d'Argent de sa compagnie, et ne s'en vantait même pas ! Et il avait choisi, naïvement, un nom qui reflétait ce qu'il pensait savoir de lui - et non point ses ambitions, comme le faisaient tant de ses camarades. Ah, c'était un brave homme que le Frère Pure Conscience !"
Le moment horrible où les gens commençaient à sourire, et à se réconforter. Ils ne demandent pas grand-chose, foutue barde, crissèrent les pensées de Charité. Ils veulent juste de quoi se dire que le monde est meilleur que ce qu'ils croient, et ils veulent que leurs enfants rêvent de ce qu'ils pourraient devenir un jour. Et toi, tu vas leur donner ce qu'ils veulent, pour le leur retirer immédiatement des mains.
Jeanne se redressa, et mit carrément, mais gracieusement, les jambes sur la table. Elle prit son beau temps pour plier l'une sur l'autre, rajuster derrière son oreille une mèche échappée de sa queue de cheval, et se pencha vers l'audience attentive avec une moue sucrée.
"Un brave chevalier en belle armure, un peu bosselée et un peu rouillée car les valets, les sergents et les écuyers ont tout de même leur rôle à jouer, mais aussi un fils du pays, souvenez-vous. Un fils d'une belle région qu'il connaissait fort bien. Et comme beaucoup de sa compagnie la connaissait également, car on tend, chez les hommes d'arme, à regrouper ceux qui peuvent parler le même patois, ce furent eux que l'on envoya le jour où l'Impossible s'assécha dans cette région... oui ! Mauvais été, dont vos parents, leurs parents, et leurs parents avant eux, ne se souviennent pas, car des siècles ont passé. Mais sous ce terrible soleil, il y eut, croyez-moi ! Pis que des hérétiques et des malades mentaux à chasser, pour nos braves frères et soeurs surentraînés et suréquipés. Car, croyez-moi ou ne me croyez pas, la Féérie avait fait sa brêche !"
Il y eut des souffles retenus. Charité ne put, elle, contenir une pensée agacée à l'idée que ces braves gens tombaient, toujours, toujours, exactement dans le même panneau, tout les soirs. L'idée qu'ils fussent toujours une audience fraîche était difficile à assimiler. Ils se ressemblaient toujours, et leurs visages se mêlaient tant. C'était voir, soir après soir, la même personne tomber dans le même panneau: quelle différence que son nom ou la couleur de ses cheveux ?
La pensée qu'elle en viendrait peut-être un jour, comme sa méprisante maîtresse, à les prendre pour de stupides bêtes de somme, la fit se haïr et se mordre la lèvre. Elle ne serait jamais ce genre de barde, et bon sang, ils n'étaient pas les mêmes. Elle se blâma et s'effraya de ce biais de conscience. Si pour elle, c'était la vingt-deuxième soirée des mauvais contes de Jeanne la barde rouge, pour eux, c'était assurément, la première et dernière. Ils ne pouvaient pas savoir.
Et elle, Charité, ne les aidait jamais. Pourquoi pas, d'ailleurs ? Pourquoi ne pas interrompre Jeanne, couper le doux flot de sa voix fluide et tranchante comme une lame de rasoir, de sa propre voix si grosse, si bégayante ? Pourquoi ne pas, pour eux, se réapproprier ces histoires étranges dont elle ne savait rien ?
Non, comment ? Comment pouvait-elle ne pas être complice du mépris de Jeanne ? Elle l'ignorait totalement, et le peu qu'elle savait du revers de la médaille brillante que Jeanne présentait à ses audiences ne l'aidait pas. Elle était une prisonnière, comme eux, mais une prisonnière consciente.  
Eux, le temps d'une soirée. Elle, le temps de quoi ? Combien de jours encore, sur les routes ? Jusqu'à trouver le courage de fuir, et de se débrouiller seule dans le monde, à jamais ? Combien d'ans, si elle devenait sa successeuse, malgré elle ou à force d'épuisement ?
S'il y avait quelqu'un de méprisable dans l'assistance, conclut amèrement Charité, c'était bien elle-même. Trop lâche.  
Jeanne aussi était méprisable, un peu, songea t-elle en se corrigeant après quelques secondes. Mais la musicienne était tellement loin de tout ce que la jeune femme savait des hommes, qu'elle la comptait presque plus comme une force naturelle que comme une personne. Elle était une violente grêle de printemps, avec une très belle voix et de très belles jambes. Rien de plus. Elle ne parlait ni ne songeait comme personne.
"Et les créatures du Mal et d'Ailleurs se répandaient en l'Humanité. Oh, contenues, contenues, brièvement ! Car l'Impossible ne saurait être tari entièrement. Mais les cent onze, et leurs suites innombrables, se lancèrent à l'assaut. Maintenant, mes chers, il faut réaliser que des groupes de fées affamées d'âmes humaines et d'amusement se comportent bien différemment des cultes hérétiques et des fous auxquels nos chevaliers étaient habitués. Ils frappaient de nuit, intentionnellement: ils ne fuyaient même pas ! Et ils capturèrent, une nuit, au campement même de la compagnie, plusieurs dizaine de valets, d'écuyers et d'écuyères très beaux et très frais, qui dormaient paisiblement dans une des tentes des petites-gens en lisière du camp et qu'ils enlevèrent en silence. Au matin, la compagnie entendit des cris, des râles et des pleurs: les fées avaient retiré les baillons de ceux qui avaient survécu à leurs tourments, et narguaient, depuis les bois, les maîtres assoupis. Sitôt provoqués, sitôt en charge ! Vous seriez surpris du peu de temps qu'un guerrier courroucé met à enfiler son armure et à monter sur son destrier, quand son honneur est en jeu et qu'il est moqué. Oh, bien entendu, ils étaient également furieux à propos de leurs écuyers, de bons garçons et de braves filles qui ne le seraient jamais plus.
Or ce jour là, Frère Pure Conscience était des premiers à s'être préparé. Sans écuyer ni valet, il avait l'habitude, plus que les autres, de se préparer seul à la hâte, et il ne manquait point de bravoure. Sa haridelle même, une arrière-petite-fille de sa première rosse, semblait possédée de l'esprit des meilleurs chevaux à avoir jamais vécu. Il fallait les voir filer sur la lande ! Et ce n'était pas un mince exploit. Car déjà âgé, à l'époque, de la quarantaine, Frère Pure Conscience n'était plus tout jeune, pour un guerrier, et, lui de tempérament si doux n'avait jamais été ni plus vigoureux ni le plus habile aux assauts d'entraînement. Cependant, son coeur avait bondi pour la juste cause qu'il avait intimement faite sienne. Sienne seule, peut-être, entre tous ceux qui s'élancèrent au combat, car, comme je l'ai dit, la fierté est une amante exigeante, et qui ne tolère qu'assez peu la pitié ou l'amitié à ses côtés. De fierté, Frère Pure Conscience n'en avait jamais eu, depuis le jour où il était arrivé crotté de son village, jusqu'à celui-ci où il fusait, crotté, jusqu'aux taillis où riaient les fées et hurlaient les innocents pris au piège. Il n'était mené que par sa bonne nature, par son amour de la vie humaine outragé.
Il n'était point seul lorsqu'il chargea, et pourtant, il était devant, au fer de lance de la ligne de cavalerie. Il ne voyait pas ses pairs, et il s'en moquait bien ! Comme fou, il se trouvait pris d'ailes, comme possédé du démon du commandement. Et derrière lui, des hommes et des femmes plus jeunes et forts que lui volèrent également à l'assaut, car ils ne se laisseraient point dépasser par un chevalier paysan sur une haridelle.
Il y eut un choc, des animaux et des bêtes contre le bois, et les cris. Qui n'a point vu une fée se battre n'a jamais connu les cauchemars ! Car dans les bosquets traîtres, elles avaient tendu des ronces et des épieux sur lesquels le beau sang des preux fut versé. Des câbles de toile d'araignée enchantée, fins comme des rasoirs, tranchaient les jarrets des montures, et des martyrs empalés, toujours vivants, formaient des boucliers larmoyants qui brisèrent la charge des chevaliers.
Ainsi les Chevaliers d'Argent si rutilants connurent-ils la guerre.
Ainsi Frère Pure Conscience connut-il l'horreur, et sentit sous ses jambes sa haridelle se dérober, les genoux fauchés par les ronces.
Et il se battit vaillamment ! Quoique sa main tremblât: il n'avait jamais tué. Quoique son bouclier se fendit: il fatiguait. Quoiqu'encore, son âme se questionnât: n'étaient-ils point piégés ? Et ils étaient piégés, car la forêt avait fendu l'implacable ligne des chevaux, et réduit à néant le violent avantage des guerriers du Onzième. Ils étaient enfermés dans les bois, et les bois, chacun le sait, appartiennent à la Féérie."
Déjà, les descriptions de Jeanne avaient généré quelques grimaces dans l'audience. Charité, la bouche tordue sur le côté, attendait. Attendait le moment où le héros deviendrait le méchant.
"Et encore, encore, il se battit ! Et de gloire, il ne vit que les corps mutilés des valets et des écuyers, piétinés par les sabots de leurs propres maîtres. Et les têtes tranchées des chevaliers, elles-mêmes, roulées à terre. Et des corps des fées ? Rien ! Rien ! Des rires et des fragments d'yeux vite réfugiés dans les canopées ou derrière les buissons, toujours évadés, n'apparaissant que pour frapper dans le dos encore un de ses camarades, l'insulter dans la langue universelle de la haine, ou le moquer d'un claquement à l'oreille.
Et encore, encore, il se battit. Son souffle devenait rauque." Et la barde inspira, expira violemment. Elle haletait, le regard en feu, lointain, fixé sur un point au delà de la pièce, plus intense que Charité ne l'avait encore connue. Elle reprit après avoir dégluti, d'un grognement lourd:
"Haaa, haa... et son poing devenait faible, son armure lourde de sang, ses jambes humides de pisse, et toujours, la bataille continuait, et les chevaux agonisants hennissaient en déchirant le monde de leurs cris. Et il vit ce que les fées avaient fait, et il reconnut certains des visages qui le poignardaient de leurs mots, et il pleura, oui, après avoir versé tout le reste, il continua de se vider, et il versa de grosses larmes qui refusèrent de s'arrêter.
Et encore, encore, il se battit. Car rien ne finissait. Lourde, lourde, son armure, terriblement tranchante, son épée, quoiqu'il ignorât même s'il avait tué ne fut-ce qu'une fois. Le monde était zébré de noir et vert sur bleu et rouge: nuit et nature sur ciel et sang. Et argent... ah, bel argent terni, qui encore se battait ! Et quand il fut à genoux, il se battit encore, et quand son épée sauta de ses mains, encore, encore, et quand les fées furent sur lui, il se battit encore.
Et encore, encore, il se battit, et c'était en la Pure Conscience qui lui donnait son nom qu'il se battit."
Charité baissa les yeux. Les ongles de Jeanne crissaient dans la table. Dans, oui, enfoncés, saignants.
"Le mal que font les fées aux hommes, nul ne le sait, et quand bien même le sus-je, je ne le répèterais point, fit-elle, avec un sérieux grave. Mais elles le lui firent, néanmoins, à leur façon, qui est si dure, pour un chevalier déjà âgé et déjà blessé, qu'elles l'approchèrent de la mort. Car voyez-vous, agnelets, le plus grand mal des fées n'est pas leur venue d'Ailleurs. C'est leur venue d'Ici. Qui est pris est gardé, comme certains des écuyers et des valets l'avaient déjà été. Et Frère Pure Conscience, jugeaient-elles, feraient, une fois brisé, la plus splendide des fées de la douleur. Elles le torturèrent en âme et en corps, et en corps plus qu'en âme, car, pénétrant son esprit blessé et effrayé, elles durent s'arrêter au sanctuaire de sa Pure Conscience, qu'elles ne parvinrent pas à violer. Alors elles se contentèrent des choses qui ont des noms mais que je ne décrirai point: la danse d'eau, la danse de fer, et la danse de plume. Ou encore le jeu de la grande chaîne, et le supplice du roseau de verre, qui sont de bien trop beaux mots pour les maléfices qu'ils représentent.
Et ceci dura, alors qu'autour d'eux tous les autres chevaliers de la charge avaient succombé, fui ou péri depuis longtemps.
Et finalement, oui...
Finalement, le Frère au tempérament si doux, oui, le si brave et innocent !"
Charité se mordit violemment la lèvre en attendant la chute. Mais quelque chose était différent, cette fois. Plus profondément malaisant, encore, que les leçons sans morale des soirées précédentes.
"... périt. Et il sentait déjà la fraîche et si petite main de l'Infante se poser dans la sienne pour le guider vers le Onzième, car il était un juste.
Mais ses tortionnaires jaloux l'en arrachèrent. Avec de sombres maléfices, ils tissèrent ses chairs pour les réparer, forçant, malgré lui, son corps mourant à reprendre vie.
Et ils recommencèrent. Alors Frère Pure Conscience se perdit en lui, en ce qu'il était, et se baigna dans la lumière de son âme inviolable. Il ne sentait, déjà, presque plus rien, car il vient un point, n'est-ce pas ? Où la douleur se couvre elle-même, où les sens brûlés ne parviennent plus à rien. Méditant, naïvement, comme il l'avait fait tous les jours sans raison depuis trente ans, il protégea son esprit des griffes rageuses de la Féérie, alors même que son corps était profané et tiré à hue et à dia dans leurs jeux insensés.
Il n'était plus là. Il attendait la mort.
Et, de nouveau, elle vint. De nouveau, la main fraîche de l'Infante, et de nouveau !"
Les phalanges de l'autre main de Jeanne percutèrent violemment la table.
"De nouveau, il en fut arraché par les soins mauvais des gobelins acharnés. On dit, on m'a dit, oui, qu'il tint encore onze jours et onze nuits.
Mais en vérité, une journée suffit à broyer une vie. Il ne faut pas beaucoup d'heures pour mourir, même trois fois.
Lorsqu'il s'en fut enfin, trop vite cette fois pour que la fourberie magique de ses tortionnaires ne le ramène à la vie, on entendit dans le bosquet dévasté une litanie de cris de fureur inhumains.
Puis les fées s'en furent, et abandonnèrent leurs jouets brisés au milieu des ronçailles et des fleurs qui se refermaient dans le soir. Car les fées ne sont pas patientes, et mauvaises perdantes."
Elle marqua une pause, comme elle aimait souvent à en faire pour casser son récit et inspirer l'impatience. Des yeux ronds clignèrent. Deux mères avaient plaqué leurs paumes sur les oreilles de leurs enfants, mais la majorité de l'audience était encore en train d'assimiler les images d'horreur de la barde, qui lentement, leva son index blanc devant ses lèvres entrouvertes. Sa queue de cheval s'était défaite en mèches sauvages sur ses épaules, et son regard flambait encore d'une dernière braise. Moins rauque, plus douce, de nouveau, elle reprit.
"Pourtant, pauvre être, le corps du chevalier se dressa encore une dernière fois. Trois fois avait-il cogné à la porte de la mort, et trois fois il avait cru les voir s'ouvrir. Mais il n'avait senti la main de l'Infante le guider vers Dieu que deux fois. A la troisième, qui sait ? Peut-être s'était-elle lassée, peut-être avait-elle été appelée ailleurs. Mais elle l'avait laissé, et le Chevalier de Malbrisé s'éveilla au milieu des corps de ses compagnons. Infusé en corps de la sombre magie elfique, et pourtant toujours pur en âme: mal brisé ! Mal brisé se découvrit-il dans le miroir des cuirasses abandonnées, dans le lustre rouillé de sang des épées et des lances de ses camarades.
Le mort, le vivant, se dressa dans la forêt silencieuse. Ses plaies étaient vives, mais la douleur était morne, et son esprit demeurait en paix. Touché et changé par la Féérie, oui, mais non point de la façon dont la mauvaise l'entendait.
Béni et maudit par le Onzième, il s'agenouilla et pria. Onze jours, il pria, sans respirer, ni manger, ni même pleurer, car ses larmes s'en étaient allées avec son sang désormais figé. Au onzième jour, il prit les armes de ses camarades, honora les corps du mieux qu'il le put, et enflamma le bosquet maudit.
Et le Chevalier de Malbrisé, sans monture, sans compagnons et sans vie s'en fut sur les routes qu'il hante encore à ce jour, puni pour sa volonté exemplaire."
Une fillette perplexe leva avec violence la main. Le reste des paysans se grattait la tête. Un sort retombait sur la salle et on murmurait, marmonnait. Jeanne leva d'une pichenette l'index vers la gamine pour l'autoriser à briser le silence.
"-Il est méchant ou gentil alors ? demanda l'enfant avec un froncement de sourcils. Le culte était très clair à ce sujet: ce qui est monstre est mal, et ce qui est Onze est bon. Et la barde rouge, humble représentante de l'un des grands ordres religieux, lui répondit tout aussi clairement:
-Oui."
Pour s'en aller, d'un pas glissé-coulé, juste entre les bras des gens, juste avant que la foule ne se referme, laissant, une fois de plus à sa compagne le rôle d'interprète-philosophe-diplomate forcée qui semblait un si indispensable addendum à toutes ses histoires.
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"-Maintenant, soyez honnête, ma p'tite grande dame, fit Charité, les joues gonflées d'agacement et le front en sueur d'avoir bataillé à moraliser, une fois de plus, le récit de la barde rouge pour les oncles outragés. Vous le connaissez-vous, votre type ?
-Oh, vous êtes enfin là. J'allais partir sans vous. Qui donc, ma doucette, qui donc devrais-je connaître ? Il y a beaucoup de 'types' en ce beau monde.
-Le chevalier. Vous aviez..."
Maintenant qu'elle la confrontait et que l'air du soir rafraîchissait sa sueur, Charité n'était plus aussi certaine de la tournure à adopter pour ne pas être ridicule dans sa question. Jeanne avait chaque soir un nouveau récit d'êtres fantastiques, une connaissance presque illimitée des incursions du Mal en les terres humaines, un passé plus qu'incertain... et c'était elle, Charité, qui rougissait de la questionner ? La vie était réellement injuste.
"-... enfin, je l'ai senti, vous étiez différente ce soir. Comme si, comme si... comme...
-Si je connaissais ce pauvre Chevalier de Malbrisé ? Aigrelette, que t'ai-je dit des histoires, mh ?
-Qu'elles ne servent à rien, qu'elles sont essentielles à la civilisation, qu'elles mentent forcément, qu'elles ont toujours une part de vérité..." Fit la jeune femme avec agacement, sentant une nouvelle conversation qui ne menait nulle part, quoique la barde eut aisément deviné son sujet.
Charité s'occupa à seller son âne, bottant gentiment du coude son arrière train. La vieille bête trouvait bien plus à son goût l'avoine de l'auberge que l'odeur fraîche de la route nocturne. Jeanne, quant à elle, avait dû finir de se préparer à partir il y avait déjà plusieurs minutes, alors que la jeune femme se battait encore avec les familles épouvantées et les poivrots amusés. Du haut du beau cheval, en amazone moqueuse, elle penchait la tête pour observer sa compagne se démener avec sa monture rétive. Même l'oeil du gris racé semblait rire des déboires d'une inférieure.
"-Et arrêtez de me fixer. Je veux juste savoir. Si je dois raconter des histoires avec vous un jour, je veux savoir comment vous y touchez, et ce que... vous...
-Voulez ?
-Foutez. Voilà, c'est ce que j'aurais dû vous d'mander y'a vingt jours. Qu'est-ce que vous foutez avec moi, et qu'est-ce que vous foutez de manière générale ? Onze ! Pas un soir sans qu'vous fassiez pleurer un mioche ou sa mère ! Et ces histoires. C'était différent, ce soir, non ? Ça vient d'où ?
-La science d'un barde, entama Jeanne alors que sa jolie monture commençait doucement à faire sonner ses sabots sur les pavés d'un pas tranquille, est grande. Certaines m'ont été données, certaines, je les ai arrachées, et d'autres encore, oui, ont été vécues par moi. Tu hériteras beaucoup, si je te prends jamais pour apprentie.
-Je suis pas encore votre apprentie ?
-Tu n'es que ma servante."
Charité grogna sourdement en se hissant sur sa selle et planta, assez méchamment d'ailleurs, ses talons dans les flancs de l'âne pour toute réponse. La route pavée se mit à défiler sous elle.
Les cheveux rouges de la musicienne flottaient toujours au vent, en désordre.
"-Ah, ne te vexe pas, doucette, c'est bien trop facile. Le plaisir n'est jamais facile. Et tu le sais, c'est la sagesse qui le dicte: tu dois observer et comprendre ! Et vice versa. Pour l'heure, tu es nourrie, n'est-ce pas ? Et protégée, bien plus que tu ne le serais avec un bataillon de Chevaliers d'argent.
-Sauf votre sainteté, j'suis protégée que du moment que les gens sont des bons croyants, et pas rancuniers. Si on tombe sur des hérétiques, votre p'tite voix et tout votre sacré sacré serviront pas à grand-chose.
-Je connais aussi des histoires hérétiques, sais-tu ?
-Onze !
-Arrête de blasphémer, mon enfant." fit Jeanne en se retournant spécialement pour lui offrir la vue de la demi-lune ironique de ses dents.
La nuit retomba sur leurs fronts quelques minutes. L'air frais calmait toujours invariablement les joues en feu de Charité, et adoucissait les moues narquoises de Jeanne. Les ténèbres brouillaient ses traits, et la rendait presque telle qu'elle aurait dû être, sage, patiente, guide et intemporelle. Ce fut d'ailleurs finalement la barde qui brisa le silence, elle qui pourtant de jour s'amusait à laisser Charité fumer de frustration.
"Frère Pure Conscience, oui, et non. Nous étions, si tu veux, du même pays, et sa rumeur hantée traînait de longue date dans ma région natale. Son histoire est peut-être la première des miennes. La plus étrange, et certainement celle pour laquelle j'ai, moi aussi, pris les routes. Pour tout t'avouer, petite, j'ai passé presque cinq ans obsédée par le sort du Chevalier de Malbrisé, du moment où j'ai su son histoire...
-Jusqu'à celui où... ?
-Jusqu'à celui où je l'ai embrassé."
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onzedieuxsouriants · 6 years
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La Petite Graine ou la Peste des Fleurs
"On la nomma Peste des Fleurs, et elle ravagea le pays d'Angue, entama Jeanne, l'index doctement dressé, provoquant le sursaut de son auditoire assoupi.
-Le pays d'Angue ? marmotta Charité, immédiatement suivie d'un concert de "chuts !" exaspérés du reste de l'audience.
-Oh, exactement, enchaîna la barde rouge, lançant à la jeune femme un sourire moqueur. Le pays d'Angue était, le pays d'Angue n'est plus, et il n'est plus connu et su que du nom qu'il porta, précisément par l'oeuvre de la Peste des Fleurs.
En l'Angue vivaient, comme nous, comme ici et ailleurs en notre douce île, des hommes, des femmes, et tout ce qui s'ensuit: chiens, chats, faucons et grives des bois. Comme ici, également, quoiqu'elle fut plus sèche et plus ingrate, ils cultivaient la terre, du mieux qu'ils le pouvaient. Les pluies, hélas, étaient rares, et les sècheresses, fréquentes. Pourquoi ? Offensaient-ils le Onzième, ou avaient-ils vexé des fées qui déjà avaient regard sur leurs collines arides ? Nul ne le sait, encore, et nul ne le saura qui n'a jamais traversé le fleuve Impossible. Car les Anguois vivaient dans une terre qui aujourd'hui appartient à la Féérie, et non plus à la rive humaine du monde. L'Impossible a bougé son lit par la cause des évènements que je vais vous conter, et c'est peut-être bien mieux ainsi.
Il y avait, au sein de cette revêche terre d'Angue, un jeune couple, une jeune femme et un jeune homme, des plus beaux et des plus aimables. Hélas, de leurs parents respectifs, ils n'avaient hérité que deux lambeaux de terre minuscule, car leurs familles étaient nombreuses. Rassemblés, ces deux mouchoirs de poche avaient à peine la place de cultiver de quoi nourrir un écureuil. Alors une jeune femme, un jeune homme, et la jeune graine qui poussait dans le ventre de la première, impossible !"
Il y eut des murmures dans l'audience. La situation était familière, et certains pinçaient les lèvres, ou se donnaient des coudes de coude et des oeillades ironiques. Charité n'était pas étrangère à ces rumeurs; sans connaître le nom du moindre des habitants du village, elle put, d'un coup d'oeil, aux mots, mais aux gestes surtout, identifier qui de l'assistance était un héritier lésé, qui avait fait un bon mariage, et qui, encore, attendait avec inquiétude la mort d'un oncle célibataire. Les humains étaient réellement les mêmes partout, se surprit-elle à penser, songeant à la finement méprisante philosophie mondaine que Jeanne lui avait débitée sur le chemin.
Elle eut un sursaut d'empathie soudaine pour ces hommes qu'elles avaient trouvés laids, avec leurs yeux mi-clos, et pour ces femmes méfiantes. Et, quoique prêtant toujours l'oreille à la récitation de sa compagne de voyage et nouvelle maîtresse, elle posa son menton sur son poing, son coude sur son genou relevé, et entreprit d'observer, non plus la belle barde, mais l'assemblée frémissante, et ses réactions inquiètes.
"Pendant un temps, ils vécurent de la charité de celui-ci et celle-là. Des charités payées bien cher en fierté, en dettes surtout, notez-le, et payées en désamour, car leurs frères et leurs soeurs se mirent à leur reprocher de les affamer, eux - ce qui n'était pas si faux ! Comme je l'ai dit, cette terre, hélas, était peu généreuse.
Leur enfant naquit: ils l'appelèrent Petite Graine, et c'était la plus charmante des petites filles, blonde comme les blés que ses parents ne possédaient point. Elle grandit comme une folle avoine, mal nourrie comme ses deux parents, et pourtant, fraîche, presque grasse même ! Joufflue et rose comme un grain de raisin en train de mûrir. Si bien que rapidement, ses oncles et ses tantes l'accusèrent de voler figurativement leur pain, plus encore qu'ils n'accusaient ses parents. Puis, quand elle fut assez grande pour parler et passer ses journées à gambader dans les champs qui n'étaient pas les leurs - puisqu'ils n'en avaient pas, on l'accusa de voler tout court.
Elle était petiote, pourtant, encore ! Sept jolies années, des yeux comme des bleuets, un sourire comme des pâquerettes sauvages.
Un jour, le frère aîné de son père vint trouver le jeune couple. Et il leur tint ces mots:
"Puisque votre fille vole, et se trouve clairement bien aise de le faire, nous vous coupons les vivres. Il est injuste que nous souffrions pour ce qui devrait être votre mal ! Votre Petite Graine est celle de la fin."
Il n'y avait pourtant bien que l'air et la joie de vivre à nourrir la Petite Graine. Elle était ronde, comme le sont les enfants encore jeunes ! Mais cela, ses oncles et ses tantes ne voulaient pas le réaliser. Et dans le fond, leurs familles souffraient presque autant que la sienne.
Les prêts cessèrent, et les trois tombèrent dans la plus profonde misère. Or il advint que l'année même, le temps fut particulièrement mauvais, et la maigrelette récolte de leurs terres en mouchoir de poche périt sous une pluie mauvaise, qui fut suivie d'un soleil de plomb, qui fut suivi d'un vent mordant. Ce qui n'avait pas été écrasé par les intempéries fut dévoré par les insectes - qui eux aussi, après tout, avaient des familles à fonder.
L'automne vint, et avec elle, la peur. Les deux parents de Petite Graine avaient tout tenté, tout essayé. Ils se seraient vendus à n'importe qui, pour n'importe quoi, s'ils avaient pu rassembler de quoi faire un repas de plus. Ils auraient dévoré leurs propres bras, leurs propres jambes, s'ils n'en avaient eu besoin pour l'ingrat travail des champs.
Mais personne n'avait besoin d'acheter un jeune homme et une jeune femme, fussent-ils très beaux, et ils croyaient encore trop à l'avenir pour se scier les membres.
"Nous n'avons rien, fit la jeune femme à son mari, un soir. Notre dernier sac de farine est passé dans le pain d'hier. A partir d'aujourd'hui, nous jeûnons.
-Nous n'avons rien ? Nous nous avons, l'un et l'autre. Et nous avons Petite Graine, ma douce." lui répliqua son époux. C'était une famille aimante. La mère et le père se tournèrent vers la Petite Graine, qui souriait dans son coin en empilant des pierres plates, et hochèrent la tête, en accord. Ils avaient Petite Graine."
Jeanne marqua une pause et tendit une main délicate pour moucher la bougie à sa gauche, puis celle à sa droite. Lorsqu'elle eut fini, il n'y avait plus qu'une bougie à éclairer son visage, par en dessous. Dans la lumière hésitante, la barde profita de l'effet, ouvrant grand ses beaux yeux brillants, la tête penchée gravement, mouillant de sa langue ses lèvres, sans se presser. L'audience tremblait d'impatience.
Charité se sentait malaisée, sans mettre le doigt sur la raison exacte de sa gêne. Mais les leçons de Jeanne avaient dû s'imprégner en elle, malgré sa nature pragmatique. La barde n'avait pas encore fini sa reprise, que la jeune femme se mordait déjà la lèvre de frustration outrée.
"Et le lendemain, ils n'avaient plus faim."
Nouvelle pause, brouhaha, coups de coude, clignements d'yeux, rires noirs alors que l'audience comprenait peu à peu.
Pleurs d'enfants. Fascination de certains d'entre eux.
Les conteurs, les vrais, étaient des monstres, jugea Charité avec un peu de colère. De plus en plus, ces visages étrangers et plats devenaient ceux de son village. Leur incompréhension, leur gêne face à la trahison des mots, auraient été celles de la Pommeraie, elle en était certaine.
Mais Jeanne n'avait pas encore fini son conte. Et, d'un geste dramatique, elle moucha la dernière bougie, pour ramener le silence sur la salle.
"Oui, ils n'avaient plus faim ! Braves gens, il faut les comprendre... oh, ce n'est qu'un conte, doux amis, un conte. Les hommes se donnent des histoires pour se donner des leçons, voilà tout.
Or donc, la Petite Graine de blé avait fini là où elle le devait. N'était-il pas juste qu'elle nourrisse ses parents, comme doivent le faire tous les enfants en âge ?"
Un grand "NON !" scandalisé, de la voix flûtée des enfants de l'audience et de celle de la plupart des parents, lui répondit. Mais cela faisait partie de la représentation, réalisa Charité.
"L'âge était simplement venu un peu tôt, pour elle... d'accord, d'accord ! Beaucoup trop tôt ! Mais il en allait ainsi en Angue, et il n'en ira plus ainsi ailleurs, car de ce crime atroce fleurit la pire des Pestes.
Il advint un matin, qu'après s'être repu des chairs fumées de sa fille, le beau jeune homme alla au lac, espérant y pécher un poisson qui le changerait de l'ordinaire - la viande de petite fille devient un peu répétitive si on ne mange que cela tout l'hiver.
Lorsqu'il se pencha sur l'eau, il constata, horreur ! Que son très bel oeil, bleu comme celui de Petite Graine, était enflé d'un affreux bouton rose, oui, un bouton, qui poussait et poussait. Il gratta, et il gratta au couteau, car il ne pouvait supporter sa vue, et en y pensant, la chose lui faisait aussi mal. Il est très dangereux de gratter au couteau les boutons que l'on a sur l'oeil, sachez-le, et il aurait pu s'éborgner, ajouta t-elle en se penchant un peu plus du côté de l'audience où elle savait se trouver les enfants. Mais il ne s'éborgna pas. Il perça sa peau, et là ! Là, le plus beau, le plus doux des épis, carmin de sang comme carmin le manteau du barde rouge, se dressa soudainement ! C'était un épi de blé doré et mûr, poussé comme au milieu d'un champ.
Il cria de douleur, bien entendu. Il tenta tout, de son couteau, couper la tige, arracher les feuilles sèches las, égrener, rien ! L'épi était bien plantée là, dans son oeil.
Il se couvrit le visage d'une bande de tissu, et il rentra en hâte chez lui. A tous ceux qu'il croisait, il s'excusa sans faire la conversation.
Il rentra, et ne montra qu'à sa femme chérie ce qui lui était advenu. A cette vue, elle poussa un cri d'horreur, sans cesse. Ils vivaient, heureusement, assez loin du village, et nul ne l'entendit.
Des minutes et des minutes encore, la femme cria, son époux tentant vainement de la rassurer.
Puis elle se tut brusquement, et un sarment de vigne sortit délicatement d'entre ses lèvres et s'enfuit en serpentant et donnant des grappes le long de son menton, retenant prisonnière sa langue dans ses spirales vertes.
Elle eut beau saisir sa gorge, tirer sur les feuilles et les fruits, et son mari eut beau donner du couteau, ils ne purent retirer le sarment. La mère fut condamné au mutisme, et le père, à une demi-cécité !
Et au fil des jours, les villageois s'inquiétèrent. Car le jeune couple ne sortait plus. Et s'ils étaient morts de faim dans leur cabane ? C'était le mot qui se passa de personne en personne.
Entndant cela, l'oncle de feue Petite Graine s'inquiéta très fort. S'ils étaient morts, en effet, sans pouvoir payer leurs dettes ? Et si, et si, et si ! ... si bien qu'il s'en fut à grands pas, sans même prendre le temps d'appeler ses enfants pour l'aider, vers la demeure de son frère, sa belle-soeur et sa nièce.
En arrivant, bien entendu, l'oncle ne trouva pas sa nièce, mais cela ne l'inquiéta guère. Il n'avait, comme nous l'avons déjà dit, jamais aimé Petite Graine. En revanche, il constata avec horreur ce qu'il était advenu du jeune et beau couple. Les graines en eux avaient germé, et les plantes avaient poussé. Sauvagement ! Car si vous avez déjà vu un chêne broyer peu à peu un muret de pierre, vous savez très bien la force qu'ont les plantes. Ainsi, le père et la mère de Petite Graine étaient-ils morts, oh, pas sur le coup ! Mais dans leur sommeil, assurément, puisqu'ils demeuraient enlacés sur leur paillasse. Et, enlacés à eux, des sarments de vigne sauvage, et, plantés en leur chair comme en le terreau le plus gras et fertile au monde, de longues tiges de blé mûr.
L'oncle s'horrifia donc, puis songea qu'il était idiot de gaspiller, et qu'il faudrait bien rendre les corps présentables avant de les rendre au Onzième. Il s'en revint avec une serpe, un sac, et, prudent comme un voleur, fit la plus belle récolte de blé et de raisin que l'on fit jamais dans le pays - qui était, comme je l'ai beaucoup dit, très pauvre.
Le jeune couple fut enterré par le village, sans grande cérémonie - l'Angue n'était pas pays très croyant, indice s'il en était de la déchéance qui viendrait l'accabler !
Nul ne retrouva jamais Petite Graine, bien entendu, et cependant, elle reposa tout de même avec ses parents ! Car il faut un peu de réconfort dans la tourmente.
Et l'oncle nourrit sa famille de blé doux et de raisins sucrés. Mais il était surtout intelligent, et économe: il conserva les graines pour les semis du printemps. Rapidement, on vint à le questionner sur la provenance de blés aussi merveilleux, de raisins aussi succulents. Il ne révéla pas son secret: l'auriez-vous révélé ?"
Il y eut un nouveau "NON !" participatif, quoique dégoûté. Du peu que Charité apercevait encore des visages, dans l'obscurité sérieuse qui venait de tomber, ils étaient estomaqués. Les enfants, eux, étaient redevenus ravis. Ils s'adaptaient vite.
"Et ses récoltes, l'été suivant, furent superbes. Au point même qu'il fit une chose dont l'on avait encore jamais entendu parler en Angue: il vendit ! Il vendit son blé et son raisin aux paysans qui n'avaient pas ses plans fertiles et dont les récoltes étaient moindres. Pris d'un élan de générosité et du souvenir coupable de feu son frère et sa belle-soeur, il donna même parfois aux pauvres qui criaient famine.
Cet automne là, la Petite Graine infecta tout l'Angue. Elle dormit tout l'hiver et s'éveilla au printemps suivant.
Là, au premier jour du printemps, à la pointe de l'aube, très soudainement et par tout le pays, les mains fleurirent, de belles roses, d'oeillets précieux... des branches de chênes poussèrent dans le dos des hommes les plus forts, des pâquerettes menues dans les oreilles des enfants délicates, des sarments de liseron rampèrent des narines des avares, des ormes en craquant percèrent les côtes de leurs hôtes. Ce fut une floraison soudaine et sauvage ! La Peste des Fleurs !
Tous les Anguois, soudainement, dans des cris d'angoisse, se réveillaient pour se voir verdir et fleurir, hôtes involontaires, terreau précieux d'une folie de nature ! Plus que blé et vignes, c'était l'intégralité des plantes de l'Humanité qui poussait soudainement en les êtres ! Et ne furent épargnés, ni les chiens, ni les chats qui s'étaient nourris des restes de leurs maîtres, ni les faucons et les grives qui avaient volé le grain en pied et à la treille. Rampante verdure ! Les animaux et les hommes d'Angue, dans un seul cri d'angoisse, étaient devenus terre, tandis que l'ingrat sol de leur patrie, définitivement tari, était lisse, plat et désert, semblable à une poterie trop cuite !
Et ceux qui ne moururent pas au bout de quelques mois - et le Onzième sait pourtant s'ils furent nombreux à mourir ! devinrent Autres.
Et l'Impossible, qui connaît son devoir et sa fonction, se détourna. La terre craquelée de l'Angue céda, et soudainement, fut emportée par le fleuve, de l'autre côté, sur la rive qui n'est pas. L'Angue glissa en Féérie, et avec elle, ses habitants, non plus bêtes, non plus hommes, ni même encore plantes, mais condamnés à sentir leurs chairs se fendre et verdir, condamnés par la terre mauvaise qu'ils avaient pourtant tant aimée.
Ainsi en était-il de la Peste des Fleurs dans le pays d'Angue."
De nouveau, la barde rouge dressa l'index, devant ses lèvres. Silence. Le conte était fini, et nul n'applaudit. Une révérence mutique et gênée était la seule récompense de Jeanne.
Charité vit briller la demi-lune de dents blanches de l'étrange conteuse, qui se glissa au travers de la pièce, dans la nuit pleinement tombée, et sortit sans un bruit.
La jeune femme suivit sa maîtresse, après un temps et quelques excuses maugréées à leur public.
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onzedieuxsouriants · 7 years
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Lettres L - pt.3
Rédigé par Antonin & Zyl
Lalleu, le 27 septembre 1914
Lucien,
Ma mère est à Paris et je suis seul (avec le personnel de la maison) en Bretagne pour un temps incertain. Je relis votre dernière lettre pour me tenir compagnie. J'ai aussi commencé à correspondre avec un jeune homme anglais (pas par grande envie de m'améliorer dans la langue, mais plus par ennui), et j'essaie de garder en contact nos compagnons partis au front, quand je peux. Ne cessez pas d'espérer.
Si vous êtes sans nouvelles, je vous fournirai ce que je peux. Après avoir été reprise, Reims a été bombardée. Je ne sais pas vraiment pourquoi, le symbole j'imagine ? Je doute de l'utilité militaire d'une cathédrale. J'ai perdu le compte des villes assiégées, des prises et des reprises, mais cet événement là m'a marqué. Je ne suis pas plus religieux qu'avant la guerre, je ne saurais pas dire mes raisons. Les troupes se battent sévèrement dans le Nord. Ils ont pénétré assez loin en France. Je ne tiens pas mes nouvelles du Colonel, mais ses télégrammes laissent à penser qu'il n'a aucun problème.
J'ai reçu une lettre de la femme de Jules Gibot (Marie-Anne). Il est mort en Champagne il y a deux semaines. C'est le premier de "nos" habitués à disparaître, à ma connaissance. J'espère que ça sera le seul.
Je ne vois pas le "mal" qui frappe notre monde (je pense qu'on peut, à ce stade, parler du monde en entier, et plus seulement de l'Europe) comme une affaire de régulation des espèces. Nous appartenons tous à la même. Je veux bien que les médecins me montrent la glande du germanisme, si elle existe. Nous pouvions faire de si grandes choses ensemble, si nous collaborions. Je sais que je dois sonner comme un étudiant naïf ici (mais pardonnez-moi, c'est au moins un titre auquel je peux prétendre légitimement), mais cette guerre me dégoûte justement parce qu'elle n'a rien de naturel, disons, rien de plus naturel que deux frères en train de se battre. J'idéalise. C'était dû depuis longtemps, mais je voulais y croire, avec Jaurès, avec tous ceux qui étaient prêts à se mobiliser, avec vous.
Le mal qui secoue le monde actuellement est un cancer : c'est l'Humanité qui se retourne contre elle-même, rien de mieux. Et j'en viens presque à voir certains comme des agents précipitateurs. Jupiter m'en garde, je ne suis pas heureux de voir ces patriotes là sourire, en ce moment.
Votre ami,
Louis
[Dans les jours qui suivirent, le quotidien de prisonnier de Lucien fut quelque peu bousculé par d'étranges visites, espacées entre elles de quelques jours et se constituant de militaires moustachus - un Colonel Lannoy nerveux compris - exigeant de lire et analyser ses travaux actuels. Sans paraître d'ailleurs y comprendre grand-chose, la plupart d'entre eux se bornèrent à des questions sur le parcours et les ambitions du jeune Lucien, ainsi que, bien souvent, ses potentielles relations avec le monde intellectuel allemand. De ces évaluations étranges, Lucien n'eut aucune explication, jusqu'au jour où le Colonel Lannoy lui annonça qu'après avoir été réévalué, son dossier personnel, en raison de la nature de ses prospections, avait été classé comme d'intérêt pour l'avenir intellectuel de la France, ce qui devait alléger les sanctions pesant sur la tête de l'étudiant.
La dernière visite que reçut Lucien fut celle d'un homme bienveillant et grisonnant, qui se prêta sur lui à un examen médical somme toute superficiel et extrêmement banal, durant lequel l'homme, le Docteur Lebeuffe, laissa filtrer son admiration d'une certaine femme de colonel.
Il fut le seul homme de science à se pencher sur le dossier Allier.
Quelques jours plus tard, un tribunal militaire réduit prononçait pour le jeune homme une sanction somme toute bénigne : assignation à résidence partielle pour mensonge sur son état de santé physique. Lucien apprit alors souffrir d'astigmatisme "dans des proportions handicapantes rendant le sujet impropre au service". L'insubordination volontaire qui avait provoqué son entrée fut balayée grotesquement comme un malentendu.
Lucien pouvait reprendre ses études.]
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Paris, le 12 octobre 1914,
 Louis,
 J’aurais probablement beaucoup de choses à te dire et, hélas, bien trop peu de temps pour le faire. J’avouerais ne pas avoir remarqué ton astuce à la première lecture de ta lettre, il m’aura fallu un peu de temps pour parvenir à comprendre ce qu’il se passait. Mais au moins, quand j’ai reçu quelques visites, j’étais prêt à y faire face.
Je te dois donc la vie, et beaucoup d’autres choses, visiblement. A ta mère aussi, bien sûr : je lui dois, et je vous dois, au moins cela. Mais sache que c’est une dette que je conserverai à ton encontre jusqu’à ce qu’elle soit payée, d’une façon ou d’une autre. Tu as véritablement toute ma gratitude, je ne sais pas si tu peux imaginer à quel point.
J’ai vu le doyen de l’université hier, et il m’a autorisé à reprendre mes études la semaine prochaine. Les prochains jours risquent de me demander quelques efforts, rattraper plus d’un mois perdu dans cet endroit ne se fera pas instantanément. Fut-il perdu malgré tout ? J’ai eu l’occasion de réfléchir pendant ce temps, et ce n’est jamais chose vaine.
J’ai réellement apprécié t’écrire, et je compte bien continuer dans cette entreprise ; mais aussi transmettre des connaissances fut également une expérience nouvelle pour moi, et je crois que celle-ci m’a plu. Peut-être tenterais-je de continuer dans cette voie, plus tard : je pense que ce serait une chose des plus intéressantes. Et si je peux apporter ma pierre à cet édifice qu’est l’éducation, alors j’essaierai.
 Je tente lentement de rattraper mon retard sur les nouvelles du front, mais il semble que les choses soient pires que ce que je pouvais imaginer. Les combats ont failli atteindre Paris, pas étonnant que tous mes geôliers aient eu l’air aussi tendus. Pour le reste des fronts, j’ai aussi entendu la nouvelle pour Reims, même si j’ignore dans quelle mesure la ville a été touchée ; mais effectivement, c’est un symbole fort.
Je pense que tu connais mes positions religieuses, que j’ai tendance à peiner cacher quand je m’emporte un peu (j’ai toujours conservé mon goût des euphémismes malgré un mois passé dans le noir). Mais cela fait effectivement naître comment dire, peut-être une sorte de malaise. Ne serait-ce que pour l’architecture, mais aussi pour la portée que cela aura. Soit dit en passant, c’est peut-être très politique, que de répandre ce genre de nouvelles.
 Je suis sinon réellement désolé pour Jules Gibot. C’est une chose que de savoir que des gens mourront, une autre que de se dire que des amis mourront. J’écrirai une lettre à sa femme, à propos de cela. Je pense que je peux au moins faire cela. J’espère moi aussi que l’on ne recevra plus ce genre de nouvelles, mais j’ai peur que cela ne doive se reproduire encore. Sans vouloir paraître pessimiste, le peu que je sais de cette guerre, c’est qu’elle s’éternise. Je ne vois pas le moindre mouvement qui amènerait à une victoire de notre côté, loin de là.
Cette guerre est réellement une débâcle je pense. Et contrairement à ce que tu sembles penser, ton opinion m’intéresse à ce sujet, justement parce que tu es capable d’en avoir une, contrairement à beaucoup qui préfèrent s’élancer tête baissée dans une mêlée jusqu’à ce que la fin vienne vers eux. Souvent bien plus vite qu’ils ne le croient. Ne te pense donc pas si vite idéaliste parce qu’on prétend que tu l’es. D’abord parce que si tu l’es, je pense que ce pourrait être un motif de fierté. Et puis, tu as sauvé une existence, la mienne, sans en attendre le moindre avantage derrière ; ce n’est certes probablement pas pour le chaland moyen une grande nouvelle, mais cela prouve au moins à mes yeux, au cas où je n’en aurais pas été convaincu, que tu es une personne capable d’un certain altruisme. Dans tous les cas, non, tu n’es pas un étudiant idéaliste, ou alors, si tu devais l’être, ce serait dans le bon sens du terme. Il faut des gens capable d’élever des idéaux et de les discuter : sinon, ma foi, cette existence pour laquelle on se bat si férocement en ce moment serait un effroyable gâchis.
L’idée que tu présentes ressemble beaucoup à la notion de « citoyen du monde » ; malgré cela, je ne sais pas ce que, personnellement, j’en penserais. Je ne sais pas si nous sommes coupables de la guerre, mais j’ignore s’il y a un coupable. Je sais que je hais simplement cette guerre, et non les gens qui y participent. Peut-être est-ce un bon début, mais je pense qu’il y a beaucoup trop de haine à ce sujet. Alors cette situation est absurde, et ne nous est d’aucun intérêt. Elle nous rend simplement esclaves d’une réalité horrible, en attendant qu’il y ait eu assez de morts d’un côté ou de l’autre pour que l’un des deux ait perdu.
J’ai peur d’en devenir pessimiste, et de peiner à trouver un sens à toute notre vie. Si nous ne pouvons rien faire pour arrêter tout cela, pour tout faire cesser aujourd’hui, à quoi bon continuer ?
(A cela, j’ai peut-être une réponse ; mais je me permets de te demander ce que tu en penses tout d’abord, je ne veux pas freiner la possibilité d’avoir un avis différent à ce propos).
 Si tu ne devais retenir qu’une chose de cette lettre, ce serait ma gratitude. Tu viens de gagner, si tu ne l’avais pas déjà, mon estime, et ma reconnaissance. J’aimerais dire que c’est beaucoup pour payer une telle dette, mais j’ai conscience que c’est fort peu. En attendant d’avoir l’occasion de vous rendre service, à tous les deux, donc.
 Avec mon amitié, et mon respect.
 Lucien Allier
 PS. Peut-être est-ce lié à ce que tu viens de faire pour moi… Mais il me fait étrange de continuer à te tutoyer. Tu n’as que cinq ans de moins de moi, que diable. Si je mérite du vouvoiement, alors toi aussi.
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onzedieuxsouriants · 7 years
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Lettre L - pt.2
[Écrit par : Antonin & Zyl]
A cette lettre est jointe deux papiers : le premier est une lettre, scellée visiblement à la bougie, adressée à Alfred et Joséphine Allier ; le second est un article intitulé "Architecture de la matière : le modèle atomiste"
Paris, Conciergerie, 31 août 1914,
Louis,
 Inutile de te faire attendre plus longtemps, mon intitulé te l’a sans doute d’ores et déjà appris : je suis actuellement entre les barreaux de l’une des plus vieilles prisons de Paris, qui ne sont pas si agréables que cela malgré les restaurations récentes.
J’ignore complètement si cette lettre te parviendra : on m’a assuré qu’elle serait lue, sans doute moins qu’elle serait remise. Alors j’écris au mieux dans le vide, même si j’espère que tu pourras la lire. Je serais triste qu’elle ne t’arrive pas dans tous les cas : je me suis découvert une passion pour le temps libre depuis pas plus tard qu’hier par le plus grand des hasards, et donc du coup pour l’écriture. J’ai déjà une idée derrière la tête dont je joins à cette lettre l’un des premiers volets. J’espère que les autres te parviendront également, mais je ne peux pas me permettre de délayer cette lettre beaucoup plus longtemps : j’ignore combien de temps je resterai ici.
Ils sont donc venus m’arrêter hier, et je crois que je les ais surpris. Ils s’attendaient probablement à une certaine désobéissance, à une insubordination, à une tentative de fuite peut-être. Je les ai tout simplement fait entrer, nul besoin de briser une porte en si bon état, j’ai terminé de ranger mes affaires l’espace de quelques instants et je les ai suivis. Sans rien faire d’autre que de leur répondre quand ils me posaient des questions. J’ai demandé à embarquer du papier, ils ont refusé ; mais ils ont ajouté que j’en aurai peut-être en prison, et ça a visiblement été le cas.
Comment comprendre cette guerre… Si j’en avais la réponse, je crois que je ne serais pas là. Je dirais malgré tout que nous étions dans l’attente depuis 1870, et qu’il nous fallait une revanche. Je dirais également que le climat de plus en plus tendu entre les différentes puissances, et les conflits à propos de nos colonies sur lesquelles l’Allemagne voulait mettre la main, tout cela a participé à lancer cet immense conflit.
Nous avons probablement notre responsabilité dans cela, mais je crois que diverses manœuvres ont été tentées pour sauver autant que possible la paix entre les nations. L’attentat de Jaurès que tu cites à juste titre aura bien vite mis fin à cela, et nous voici maintenant là où nous en sommes.
Reste à savoir comment cela se terminera : et à cela, je n’ai pas de réponse. Et avant, comment se déroulera le conflit : j’en sais assez peu sur les manœuvres actuelles. La guerre dure depuis quelques semaines à peine : peut-être devait-elle être un peu plus longue que cela.
 Ta sollicitude à ma situation me touche, mais ne t’en fais pas. C’est une décision que j’assume entièrement, parce qu’elle fut mienne du début à la fin : et en aurais-tu eu la possibilité que je t’aurais fermement découragé de faire de même.
Mais tu as effectivement raison, il devra rester quelqu’un pour discuter du monde libre plus tard. Il faudra quelqu’un pour défendre le raisonnable face à l’absurde. Il faudra quelqu’un pour voir en les sciences et en les arts toute la beauté qu’il faut y voir.
Ce que tu ne sembles cependant pas réaliser, c’est que tout cela tu en es capable, et infiniment mieux que moi. Si j’ai un regret, ce sera de ne pas avoir correspondu plus longtemps. Tout ce que tu as pu trouver d’intéressant dans ce que je disais, tu es capable de le dire, et plus encore : ce dont tu me crédites, c’est simplement d’un peu plus d’expérience que toi dans quelques domaines très restreints ; rien que tu ne rattraperas en l’espace de quelques années.
Quoique tu aies voulu tenter, il semble visiblement que ce soit trop tard. Mais ne t’en veux pas : il ne s’agit pas d’un échec de ta part, mais d’une conséquence dont j’avais connaissance et que j’avais accepté.
Ou peut-être as-tu réussi que je ne l’ai pas encore vu. Ta lettre n’était pas des plus claires à ce sujet, même si je comprends que parfois des idées doivent être dites, et non écrites, pour être compréhensibles. Malheureusement, j’ai peur que nous ne nous revoyions pas de sitôt, voire même probablement jamais. Mais je continuerai de guetter ce dont tu m’as parlé en attendant que l’on m’appelle.
Ah, une dernière chose : ci-joint, voici une lettre pour mes parents qui leur expliquera tout. Tu ne m’as pas souvent entendu parler d’eux, il est vrai. Et il est probablement trop tard pour le faire. Mais sache que je n’ai pas le courage de leur envoyer, pas vraiment : je préfèrerais que ce soit fait une fois que tout cela sera acté définitivement.
Mes articles sont à toi, et mes maigres possessions pour eux. Si tu vois quelque chose que tu pourrais souhaiter à l’intérieur, demande le leur : ils n’ont, je pense, pas de raison de refuser.
 Mais trêve de sujets désagréables, j’ai deux ou trois choses à rédiger : mes premiers articles par exemple, dont je te joins le premier. Je n’aurai sans doute jamais le temps de les travailler assez pour en faire autre chose qu’un élément de travail, mais je ne serai jamais plus flatté que de savoir que tu auras pu les lire : et que tu y auras trouvé quelques explications concernant les dernières publications que j’ai pu t’évoquer.
 Amicalement,
 Lucien Allier
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Aucun autre document n'accompagne cette lettre.
Lalleu, le 9 septembre 1914
Lucien,
Malheureux, vous laisse t-on parvenir les nouvelles du front, là où vous êtes ? A mon grand mal, on m'a demandé, depuis votre nouvelle sinistre, de ne pas trop vous en dire, de ne pas signer mes lettres. Mais je n'ai pas honte de notre amitié, d'autres s'en chargent à ma place. A eux de vous désapprouver. Ne pensez pas cependant que je sois seul à vous aimer encore, même si agir là où vous êtes ne nous est pas possible.
Voilà ce que je songe de votre folie. Au sujet de votre article, je l'ai lu ; j'aimerais qu'il ne soit pas le dernier.
Vous avez tant de choses à offrir au monde, encore, de bien plus belles que votre bras armé. On a besoin de gens comme vous pour rouvrir le dialogue avec les grands esprits de la planète, quand ce passage de folie sera terminé. Utopiquement, j'espère ne jamais avoir à remettre la lettre que vous m'avez confiée pour vos parents. Si cela devait être, vous pouvez cependant compter sur moi.
Finalement, c'est amusant comme les structures proposées pour la matière évoquent celles de l'astronomie. A croire que tout n'est jamais qu'une portion fractale de son contenant ! Imaginez, par exemple, les similarités entre les organes complexes d'un être vivant et ceux d'une ville, voire d'un pays. Reste que s'il est un organisme, notre monde est bien malade, en ce moment, à se battre contre lui-même. Espérons une guérison rapide.
La fin de la guerre. Impossible encore de l'espérer, même si on croit encore au retour pour Noël, au village. Bêtement, je me prends à approuver les paysans du cru, même si j'ai plus de mal à y croire. En tout cas, mon père se bat ardemment depuis qu'il est parti, à en croire ses lettres. Revenons à vous : vous devez vous ennuyer. En plus de cette lettre, j'ajoute un jeu de mots mêlés pour vous ; j'espère qu'on vous ne vous en privera pas aux contrôles, mais je ne peux pas le garantir. Retournez-moi la suite de vos articles quand vous l'aurez écrite, je vous en prie.
Votre amitié m'est capitale,
Louis.
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Paris, La Conciergerie, le 19 septembre 1914,
 Louis,
 A vrai dire, pour te répondre directement, je n’en sais pas beaucoup sur ce qui peut se passer vis-à-vis du front. J’attends de voir si j’aurai des nouvelles, peut-être dans les jours à venir. Mais je doute que beaucoup acceptent de communiquer ce genre d’informations avec un prisonnier.
J’ai donc continué à écrire pour tenter de patienter, patienter en attendant je ne sais quoi, qu’ils se décident peut-être. Cette attente me fatigue, réellement. Je me faisais une belle idée d’un bel acte, et qui finalement se terminera dans l’attente et probablement l’indifférence générale. Peut-être n’est-ce tout que ce que je peux demander. Tout ce à quoi je peux me permettre de prétendre.
C’est pourquoi, à vrai dire, tes mots me réconfortent un peu. Il est, comment dire cela, doux peut-être, que de se dire qu’il y a encore des gens pour éprouver pour vous un brin d’amitié quand bien même tout cela se finira fort mal. On meurt toujours seul : mais l’on n’est pas forcé de se dire que personne ne pense à soi. C’est une preuve d’égoïsme et de mon arrogance que de penser cela, mais cela rassure. Un peu.
Le jour me manque, la liberté aussi. Je n’aurais jamais cru qu’il serait aussi long, et aussi difficile, que d’attendre cela. Je m’habitue à vivre où je suis, sans avoir rien d’autre à faire que d’attendre. Passons. Il en est assez que de ces sujets sombres, et le papier est assez rare et l’encre assez précieuse pour que je ne les gâche pas sur ce genre de phrases aussi futiles.
Permets moi quand même, pour conclure à propos de ceci, de te remercier. Rare sont les personnes à ne pas vous laisser tomber quand votre situation n’est plus aussi belle qu’auparavant : et tu as toute ma gratitude pour le soutien dont tu me fais preuve.
Et permets-moi également de m’excuser pour les répercussions que cela a sur toi. Je n’ai jamais souhaité placer quiconque en difficulté à cause de ma décision.
 J’ai donc repris l’écriture d’articles, je t’en envois un autre avec cette lettre. Je pensais en envoyer plusieurs d’un seul trait, mais on me l’a refusé. Pourquoi ? Je n’en saurai probablement rien. D’autres attendent donc patiemment que je puisse te les communiquer. Ma foi, ils pourront bien attendre encore un peu.
Celui-ci vient donc directement à la suite du précédent. J’essaie de réfléchir à une potentielle suite à ce sujet, peut-être en venir aux associations d’atomes et à la façon de définir comment ils s’organisent. Malgré tout, il sera probablement difficile d’en faire le sujet d’un article entier : les connaissances à ce sujet sont très, très lacunaires, et beaucoup d’éléments restent inexpliqués.
Si tu as des sujets de curiosités où tu souhaites me poser des questions, j’essaierai de t’éclairer dans la mesure de mes moyens.
En ce qui concerne la structure de l’univers… Oui, je trouve remarquable que l’on retrouve cette échelle gigantesque dans des structures aussi minuscules. Peut-être que derrière les atomes se cachent des structures plus minuscules encore : j’ai malheureusement peur que l’on ne puisse jamais y accéder, tant leur taille serait petite. Mais ce n’est que pure spéculation de ma part.
Penser notre monde comme un être vivant a été, à ma connaissance, une expérience intéressante. La biologie n’est pas mon domaine favori, mais cette théorie a entre autre été défendue par Platon et par beaucoup d’autres. Et c’est, à ma connaissance, ce qu’il se passe dans le fonctionnement du vivant même : des cellules qui n’ont aucune conscience participent pourtant à notre organisme. Et nous sommes le fruit de collaborations entre éléments de taille infime que nous ne pouvons pas apercevoir sans plusieurs instruments d’optiques puissants.
Notre monde serait-il malade ? Probablement. Mais qu’il se batte contre lui-même semble inévitable. Le vivant se bat souvent contre lui-même, et tout est un équilibre complexe. Une espèce en surprésence est un danger pour les autres et pour elle-même : si elle n’est pas chassée, alors elle risque de trop chasser par elle-même et de mourir de faim par manque de nourriture. Si elle est chassée, elle risque l’extinction. Finalement, la vie peut disparaître quand les circonstances ne sont pas assez favorables à son apparition ; mais aussi quand elles le sont trop et qu’apparaît un déséquilibre.
Est-ce notre cas à nous ? Peut-être. Qu’en penses-tu ?
 J’espère moi aussi que cette guerre se finira bientôt. Pour Noël, ce serait plausible, je ne sais pas si elle pourrait continuer longtemps ainsi. Mais dans tous les cas, je te souhaite bon courage pour passer cette période sombre, et j’espère que vous vous portez bien tous les deux. L’attente est toujours longue, dans ce genre de moments. J’espère que tu ne t’ennuies pas trop, et que tu n’es pas trop dans l’angoisse non plus.
 En attendant d’autres de tes nouvelles, avec mon amitié,
 Lucien Allier
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onzedieuxsouriants · 7 years
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Lettres L - pt.1
Ce qui suit est un échange épistolaire/RP réalisé dans le cadre des préparatifs pour un GN. L’exercice m’ayant beaucoup plu, je me permets de le copier ici, avec l’autorisation des co-joueurs ! 
Crédits sur cette partie : Antonin & Zyl. 
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Paris, 2 août 1914
 C’est arrivé… Louis, il semblerait bien que ce soit arrivé.
Qui l’eut cru ? « Nous n’entrerons jamais en guerre, allons, c’est impensable », entendions-nous tous deux toujours dans le décidément mal nommé Café de la Paix. « C’est impossible, les pays ont bien trop d’alliances, d’intérêts économiques… La France est ruinée, elle ne pourrait pas soutenir une guerre ! ». 
Impossible, mais ils l’ont fait.
Du côté de l’art, cependant, il fallait quelque chose. On se mettait à citer l’Illiade pour citer Homère, évoquant les courages héroïques ; on entendait qu’il faudrait du sang pour renouveler l’art, qu’il faudrait de l’épique, de l’héroïsme, comme il ne s’en trouvait que chez les grecs. Sinon, l’art allait stagner, régresser. Il fallait du renouveau avec force, courage.
« Chante, Déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. »
Le premier vers de l’Illiade que l’on citait tant. Tout n’y est-il pas dit ? Tout n’y est-il point déjà indiqué ? Pour l’art, il fallait du grandiose, il fallait une guerre, bon Dieu ! Une guerre capable d’enflammer toute l’Europe. Ce fut le cas. Quand bien même il n’y a rien de grand et rien de beau dans cette guerre.
 J’ai peur que nous ne ruinions tout. Tu sais ce que j’en pense, après tout. Einstein a énoncé quelques principes qui révolutionneront le monde, il faudrait le voir ! Pourquoi les étoiles continuent-elles leurs rotations plus vite que nous ne le pensions ? Pourquoi un feu ne nous tue-t-il pas de ses rayonnements ?
Einstein et Planck ont énoncé que l’énergie serait définie par quotas ; je t’en ai déjà parlé. Je doute bien qu’ils se décident à l’enseigner un jour, cette théorie est trop folle. La matière discontinue et l’énergie en quotas, c’est bien impensable pour toute personne sensée : cela défie trop nos sens et nos perceptions du monde pour que nous puissions l’accepter.
Et pourtant le feu de Planck ne tue pas, et les étoiles d’Einstein s’éloignent à la vitesse où elles doivent s’éloigner. 
Je suis intimement convaincu qu’ils ont raison. Que leurs théories, si elles ne semblent au premier abord que peu crédibles, décrivent pourtant bien mieux la réalité que toutes celles qui ont pu être énoncées avant. Nous allons faire de grandes découvertes, nous venons d’ores et déjà d’en faire, et ces découvertes pourraient bénéficier à l’humanité toute entière.
Mais peut-être allons-nous tout gâcher.
 Te voici donc en Bretagne, et moi, je reste à la capitale. Je vais bientôt être appelé, c'est inévitable.
Et toi… Quelque part, je t’envie et je te plains. Te voilà quelque part isolé, isolé du monde. J’espère que cela ne durera pas : la guerre sera courte, c’est ce qui se dit ; et ce sera probablement le cas. Nous ne pourrions soutenir un tel effort bien longtemps, j’en suis persuadé. 
 Je ne devrais pas être aussi sombre, surtout avec quelqu'un d'aussi jeune que toi et encore loin de sa majorité, chose que j’oublie trop souvent. Brûle cette lettre et n’y répond pas si tu la trouves désordonnée et sans aucun sens : j'espère qu'a minima, elle ne te portera aucun préjudice. Personnellement, je ne l’aime pas : ce ne sont pas des choses que je devrais dire, ou même penser. Mais qu’aurais-je bien pu dire d’autre ?
 Avec mon amitié quoiqu'il advienne,
 Lucien
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Lalleu, le 10 août 1914
Lucien,
Je viens d'ouvrir et lire votre lettre. Par tous les diables, j'espère que celle-ci vous parviendra à temps. Nous sommes arrivés depuis quelques jours déjà, mais on vient seulement de me donner votre courrier.
Mon père est parti optimiste. "La France peut compter sur ses fils", et c'est l'affaire de quelques semaines pour lui, tout au plus. C'est comme s'il était parti pour une course. Je n'ai eu le temps de voir l'homme qu'un jour (ce qui est déjà, vous me direz, plus que d'habitude).
Mère ne respire plus depuis. Elle a une peur terrible pour le Colonel. Je crains plus pour vous - vous tous. J'aimerais être assez vieux (barré) pour vous rejoindre (/barré) j'ignore pour quoi exactement. L'idée de me battre me fait frissonner (imaginez-moi avec un fusil, Lucien), mais je me sens mal de vous savoir peut-être déjà tous partis, pendant que je reste ici à me faire servir le thé.
Ma mère (qui a une espèce de béguin pour vous depuis que vous l'avez croisée) vous salut. Je crois qu'elle a en tête d'essayer de convaincre Père que vous seriez tout à fait à sa place quelque part à ses ordres... pour avoir vécu toute ma vie dans cette position, je ne le recommande pas. Le voudriez-vous, cependant ? Je peux demander. J'ignore encore où est affecté son régiment.
Je ne suis pas heureux ici, Lucien. Mais je n'ai pas le droit de me plaindre : c'est votre sort et celui des autres qui me préoccupe. Vous ririez de la bibliothèque d'ici : l'Encyclopédie (incomplète) la plus récente y date de 1870. J'ai heureusement encore beaucoup de malles à déballer. Les articles que vous m'avez laissés me tiendront lieu de lecture de chevet (mais j'éviterais les noms allemands dans les prochaines semaines, si j'étais vous).
J'ai encore du mal à y croire (à tout, mais à la guerre moins qu'aux vraies révolutions que nos amis allemands nous théorisent, hélas). Tout est tombé en cascade. C'est comme si l'Europe était devenue folle d'un coup. Je ne m'y attendais pas, et j'espère encore me réveiller.
Dites-moi si et quand vous êtes mobilisé et si vous avez besoin de quelque chose. Je n'aurai pas beaucoup à vous offrir en matière militaire, mais Maman vous apprécie et a autrement plus de moyens sur mon père.
Avec toute mon amitié,
Louis de l'Aunay
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Paris, le 16 août 1914,
 Louis,
 Je pense que tu l’as compris, cette scène me semble incompréhensible à moi aussi. Le monde est devenu fou autour de nous, et hélas, ce ne sera pas pour notre avantage. Pourtant, si cela ne devrait pas durer trop longtemps, j’espère que cela n’en durera pas assez pour causer de dégâts irréversibles comme cette situation pourrait le faire. Je partage au moins l’avis de ton père, « La France peut compter sur ses fils », même si je trouve le constat quelque peu plus amer, personnellement.
Mais passons.
 Tu peux déjà transmettre mes salutations à ta mère, et la remercier des attentions qu’elle a pour moi : c’est véritablement une femme charmante. Et ne vous inquiétez pas tant que cela, tous les deux. Cette situation ne continuera pas très longtemps, et ton père sera certes impliqué, mais probablement plus à l’abri que beaucoup.
Et puis, quelque part, je vais te montrer que cela ne sert à rien de s’inquiéter en te forçant à admettre quelque chose d’extrêmement désagréable : tu n’y peux rien. Il y a quelque chose d’implacable dans cette situation, comme l’inertie d’une masse extrêmement lourde projetée à très grande vitesse, la masse d’un pays projetée en quelques semaines à une mobilisation générale. Que pourrions-nous contre cela ? Ni toi, ni moi, ne pouvons avoir un quelconque impact sur ces événements qui nous dépassent.
Cela ne réduira pas l’inquiétude, bien sûr, mais j’espère que tu cesseras de t’en vouloir pour cette situation dont tu n’es pas la cause, et dans laquelle tu n’as, dieu merci, aucune implication et aucune responsabilité. Je n’irai pas jusqu’à dire que tu es mieux à Lalleu, quoique ; mais tu es en sécurité, quand bien même cela doit être si désagréable ; et tu auras un regard sur les événements bien plus clair que le miens. Si ta jeunesse t’as peut-être en de nombreuses occasions desservi, cette fois elle est ton allié, j’en suis intimement convaincu.
Et si tu n’es pas heureux… Songe à l’après, qui arrivera bientôt. Une période d’heures sombres ne peut occulter un bonheur auquel ce monde aspire, et ceci de plein droit. La folie de quelques hommes n’empêchera pas l’avenir que nous devons nous efforcer d’atteindre. Alors, conseil bien pauvre je dois l’admettre, la seule chose que je peux te conseiller est probablement d’attendre. Et de profiter des rares moments que tu peux tirer de bénéfiques aujourd’hui.
Je pense que ton idée de continuer à lire est la meilleure. Si tu veux quelques noms français, je pourrai en donner. J’ironise, à moitié cependant. Que les recherches soient empêchées par une guerre me rend malade. Mais que veux-tu ? Continuer à étudier, c’est ce que tu peux faire : je te souhaite réellement d’y parvenir même si, jusqu’ici, je n’ai aucun doute sur ta faculté d’y réussir. Je ne doute pas que tu aies toute la motivation nécessaire, mais tu en as la possibilité : c’est une assez grande chance, par les temps qui courent.
 Reste probablement une nouvelle que je vais t’annoncer, et j’espère que tu ne me jugeras pas trop durement pour cela. Il n’y a probablement qu’à toi que je pourrais dire une chose pareille. Tu ne parviens pas à t’imaginer avec une arme, et je ne parviens pas à me l’imaginer non plus pour-moi-même, même pour tirer sur un allemand. Une vie reste une vie, quoiqu’il en soit : et cette guerre est devenue la nôtre par la force des choses, et non parce que nous la voulions. Elle nous force à une action simple, tuer, tuer ou être tué. Je ne veux ni l’un ni l’autre.
Alors peut-être serai-je lâche. Je le serai sans doute aux yeux de beaucoup. Je le suis sans doute. Parce que j’ai été appelé et que, contrairement à quand je t’avais envoyé cette dernière lettre, j’ai depuis beaucoup réfléchi, et j’ai beaucoup pensé. J’ai les idées claires sur ce que je veux, ce que je ne veux pas, ce que je peux. Et je ne peux pas y aller. Et mieux que cela, je ne veux pas y aller. Je le savais déjà.
La nouveauté, c’est que je n’irai pas.
On dira que je manque de courage, que je ne suis qu’un couard qui se terre dans sa petite vie parisienne. A cela, j’aimerais pouvoir répondre qu’il faut bien plus de courage pour rester dans la paix quand tout autour de nous nous pousse dans la guerre. Mais pourquoi vais-je faire ça ? Peut-être est-ce idiot, je sais que j’en paierai le prix. Je sais également que je baisserai dans l’estime de ta mère, et de ton père peut-être, même si j’ignore ce qu’il a bien pu penser de ce jeune étudiant que je suis. Dans la tienne, je le crains également. Je sais que nul ne voudra me regarder s’il l’apprend, voilà pourquoi il faudra que je me taise.
Mais j’ai été appelé, et il faudra bien répondre. Ils ne s’attendent sans doute pas à une réponse par la négative, mais je ne peux pas tuer. Je n’y parviendrai pas. Ce n’est pas ma façon de faire, ma façon de penser. On dire que je suis un idéaliste embarqué dans je ne sais quelle mouvance, mais il s’agit pourtant, sois-en convaincu, d’un choix qui m’est propre.
Je vais dire non. Voilà, c’est dit. Je dirai non, et je n’irai pas. D’ici là, je continuerai à travailler dans mon appartement jusqu’à ce qu’ils viennent. Je pourrai leur présenter les travaux de brillants génies tels que Curie, Bienaimé, Laplace ou Becquerel. Tous français. Ah. Ils n’y entendront rien, mais je l’aurai fait.
 Ne t’en fais alors pas pour moi, il en sera probablement bien mieux ainsi. Je suppose que si des gens sont prêts à ôter la vie par convictions, alors je suis prêt à la préserver pour elles.
 Ton ami, maintenant que le sort en est jeté,
Alea Jacta Est, dit César en franchissant le Rubicon.
(J’ai toujours eu un faible pour les retournements de situations, l’ironie cruelle et les citations ; celle-ci n’en sera que la dernière en date)
 Lucien Allier
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Lalleu, le 25 août 1914
Lucien,
Je ne sais pas comment comprendre cette guerre. Je sais que trois semaines, déjà, sont passées. En ce moment même (à ma connaissance du moins - les communications sont difficiles, ici, à l'autre bout de la France), Mulhouse est encore en plein assaut.
Il n'y a pas de trace, ici, de la brutalité à l'autre bout de la France. J'ai pourtant appris au village qu'on manifestait pour la paix, il y a encore trois semaines et demi, à Brest, à Lorient, à Saint-Nazaire. Comme partout ailleurs, l'assassinat de Jaurès a précipité la colère et tu la raison.
La seule marque de la guerre que je lis ici est dans la disparition, le départ, vraiment, de certains garçons du pays. Les champs sont un petit peu plus vides. Les paysannes que je croise s'inquiètent bravement pour leurs compagnons, sans trop réaliser la distance qui les sépare. Pas plus pessimistes que le reste de la France, à ma connaissance.  
Ils sont, comme mon père, quelque part en Belgique à cette heure. Je n'en sais pas plus.
Je sais que le Colonel ne risque pas grand-chose. Pas autant que ces garçons de ferme, en tout cas. Cela n'empêche pas maman de s'inquiéter plus terriblement que les fiancées en attente. Pour ma part, je ne sais ; nous avons eu des mots, les mêmes que d'habitude, avant son départ. J'aimerais qu'il nous revienne sain et sauf, mais je ne peux pas m'empêcher de lui reprocher la gaieté bondissante de son départ. Je n'ai jamais vu mon père sourire autant qu'au moment où il nous a annoncé qu'il nous ferait justice, à nous, à la France.
Passons cela. J'ai du mal à ne pas en venir à la chose terrible que vous m'écrivez. Je ne sais que vous dire, Lucien.
Je vous envie le courage de faire ce choix. Je vous en veux également terriblement de le faire, et je vous prie de renoncer. S'ils vous prennent, vous mourrez. Votre courage sera terni par la vindicte populaire : vous savez comme prend noir pour blanc et blanc pour noir ! Si vous partez, c'est au sort que vous vous remettez. L'option n'est pas infiniment meilleure, mais n'est-elle pas préférable ? Merde, Lucien, j'ai peur pour vous. Je vous admire, mais je ne supporte pas l'idée que vous mouriez foulé du pied par notre propre pays.
Vous avez fait un choix bon. Le bon choix, je ne peux pas dire. Il m'est extrêmement dur de vous l'écrire, mais je crois que, le temps passant, vous finirez par me découvrir et m'en vouloir. Tant pis. Je fais ce que je peux pour vous, Lucien, parce que je ne supporterai pas de vous voir vous sacrifier inutilement.  
Je n'attendrai pas de pardon, mais je lance à mon tour des dés. Ayez la pitié de ne pas voir en cela un caprice d'enfant, mais d'ami. Nous ne pouvons vous perdre, vous et les autres : qui reconstruira le monde après la guerre ? Qui demeurera l'étendard de la paix juste, de l'entente raisonnable, quand vous serez partis ? Combien d'entre nous nous retrouverons-nous encore au Café de la Paix, quand toute la jeunesse aura été saignée sur la pierre sacrificielle, ou abattue par ses frères ? Je ne souhaite pas ternir votre honneur, mais je ne souhaite pas non plus le gaspiller.
Vous comprendrez en temps voulu, je pense.
Vous êtes d'un grand courage, vous que j'appelle encore, toujours, ami : en ce qui me concerne, j'aurais aimé pouvoir prendre cette décision avec vous,
Louis de l'Aunay
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onzedieuxsouriants · 7 years
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^Je dessine des monstres par là-bas ! 
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My vision of the King in Yellow. Probably one of my favorite eldritch abominations, and the one thing the word “tattered” (I’m not a native english speaker) always make me think of. 
I’m very fond of humanoid abominations. I think with totally inhuman creatures, you lose some of the horror aspect in a way. Familiar = familiar, strange = strange, familiar + strange = stranger yet, even without going into the whole uncanny valley thing.  
“Obligatory King in Yellow play quote” 
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onzedieuxsouriants · 8 years
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L’œil sans tain pt.9
Reprise
Je pense pouvoir déterminer ce qui s'est passé. A ceux, aux hypothétiques, aux étrangers qui me lisent ou me lisaient, je m'excuse du chaos, de la confusion pathétique engendrée hier. Je suis très profondément navré ; non seulement de la perte de contrôle de la journée d'hier, de l'intervention étrange dont vous avez été témoins, mais plus encore, de ce qui y mena.
Je m'étais laissé sombrer dans les tréfonds. Je quittai l'usine avec violence. Je hurlai, je pense, et tentai de mordre le Surveillant venu m'empêcher de défoncer la porte de plastique de mon box de travail avant l'heure pré-déterminée. J'étais perdu, depuis déjà un temps trop long, dans la profonde dépression de l'abandon de soi. Et moi qui me pensais résolu ! L'incident ne fait que démontrer l'immensité de ce que j'ignore encore, non seulement à propos de moi, mais aussi à propos de ce dont capables les autres.
Ils avaient raison en me voyant faible, prompt à craquer. J'ai craqué, plusieurs semaines durant. Je ne suis point allé jusqu'à me nourrir des crédits que VOUS versez toujours régulièrement sur mon compte, mais j'ai cédé au système des confins. J'ai cessé d'Être, pour ne plus que Faire. Comme en état d'extase inversé, je suis tombé dans le mouvement automatique et réglé des drones. J'ai perçu, si intensément que j'en frissonne, une vacuité telle qu'elle aurait bien pu m'avaler.
Je fus parfait pour eux, quelques semaines durant, qui me paraissent à présent comme un mauvais rêve.
Pour ne plus souffrir de quoi que ce fut, j'égarai mon âme, je la reniais en prétendant oublier son existence. Comme c'était confortable ! Et insupportable.
Du calme. Je dois vous le raconter ; en ordre et proprement. J'espère enfin retrouver mes moyens. Vous qui êtes là, même si vous n'êtes que mon assaillant, je vous dois au moins une pensée claire, un journal ordonné. Je puis le faire pour vous, et pour moi.
Voici donc ce que je théorise. Je préférerais encore que vous riiez plutôt que de recommencer votre petite manœuvre de la veille. Je vous saurais gré de ne pas la réitérer - qui que vous soyez. Quoique la piqûre d'éveil fut la bienvenue, je crains de ne pouvoir préserver ma santé mentale, si de nouveau on s'introduisait en moi. Il me peine d'avouer que votre intrusion a cependant aidé à redonner un peu d'ordre à mes songes.
Voici, donc, ce qui advint (pour tout autre que vous, spécifiquement) :
Il est, sur le réseau psi local, quelqu'un qui, comme moi, dispose d'un implant psiblog. J'ignore qui cette personne est, et je ne connais pas plus ses intentions.
J'ignore comment, également, elle accéda à mes écrits. Que ma signature mentale soit piratée en écriture, soit - mais une fois le signal converti, qui peut le lire ? Il eut fallu disposer d'un accès au réseau commun que les prisonniers, ici, n'ont point.
La conclusion la plus viable à ce propos me fait frissonner.
Isolement
J'avais, donc, mordu au bras cylindrique d'un des Surveillant.
La machine à âme humaine (existait-elle seulement ?) ne prit pas le geste d'une façon plus modérée qu'elle n'avait pris mon vandalisme paniqué de ma cellule de travail. Le serre-écrou encore en main, je frappais, comme un dément, dans la gélule de métal géante, à la voix d'homme déformée, comme si l'outil le plus neutralisé au monde eut été la lame de la Justice libératrice.
Je m'étais, d'un coup, un seul, souvenu de ma décision de me battre. Dans l'égarement du piratage de mon âme, dans la furie honteuse de la réalisation de mon échec, je cédais aux instincts les plus bas, les plus animaux, mais aussi, dans une certaine forme, les plus purs, de la violence rageuse.
Je sentis un fourmillement me traverser tout le corps, brûlant au point d'application de celle des extrémités du Surveillant que je n'agrippais pas entre mes dents. Contre ma tempe, le métal était à la fois froid et bouillant, et je mis un certain temps à réaliser que l'on m'électrocutait. La section intermédiaire  du cylindre, celle où se rattachaient son outillage et son armement varié, pivota soudainement brutalement sur elle-même, et mes crocs durent lâcher. Je fus projeté, les nerfs encore secoué par l'électricité, les yeux flous de folie et l'âme incohérente mais déterminée. J'entendais le sang gronder à mes oreilles comme le flot d'un océan en tempête : son béni du passé oublié, qui couvrait, pour une fois, les mornes énumérations des punitions de l'intelligence artificielle ! L'adrénaline donnait à mon corps la fébrilité de l'impossible. Je me relevai : j'étais au milieu du couloir de l'usine, couvert de débris plastifiés, agité de tics. Celui que je vis, dans le reflet chromé du surveillant qui grondait en menaces, je ne le reconnus pas, et, dans ma brusque soif de liberté, je le saluai comme un frère, levant la main.
Le tir du Surveillant partit. Il forma un arc électrique ; je crus le voir, avec lenteur, se déployer vers moi, frapper en pleine poitrine, et le voir, dans le reflet, projeter l'enragé hagard loin.
Tous les nerfs de mon corps me devinrent insupportables ; comme s'il m'eut fallu arracher, à la plus grande vitesse, mon réseau nerveux dans son intégralité. Ce fut une sensation insupportable, qui ne dura qu'une fraction de secondes. L'adrénaline s'avoua vaincue, et je sombrai, bavant et flamboyant.
Je m'éveillai en un endroit sans hologramme. Ma peau me brûlait et me fourmillait encore intensément ; mon premier geste fut de creuser des ongles, comme un furieux, tout mon cuir, jusqu'à le sentir suffisamment vif de douleur pour ne plus ressentir l'affreuse démangeaison. J'étais, à ce moment, encore à peine cohérent. Les soulagements primitifs de mes maux enfin effectués, je m'abandonnai à un long moment d'essoufflement et de réflexion.
J'étais dans les ténèbres. Je réalisai que je n'avais plus connu l'obscurité depuis de très longs mois - depuis, en fait, ma dernière nuit passée à l'air libre, le jour d'avant mon jugement. J'avais été arrêté il y avait déjà plus d'une année standard ; j'avais cependant été, de par la classe de mon prétendu crime, assigné à résidence, où, à défaut de vie privée, j'avais encore pu disposer de mon identité propre. Depuis mon départ pour les Confins, cependant, je n'avais plus rien connu d'autre que mon matricule, et la luminosité douloureuse, soit des néons, soit des hologrammes mièvres d'Anya.
Cette fois, autour de moi, c'était la nuit, sans étoiles, profonde. Elle m'oppressait à sa façon, sa manière primitive de parler à la bête effrayée par la solitude et la nuit - mais un autre pan de moi jouissait de sa plénitude, de son écrasante présence. Mes yeux et mon esprit se reposaient sous sa chape de plomb : c'était ce qu'il me fallait après la crise nerveuse que m'a libération avait provoquée. Ici, je songeai, j'écrivis ; de nouveau pleinement moi-même, sans les sollicitations du bruit de fond de mes pairs psions. Je devais être, de fait, fort éloigné de ma section d'origine : après un bref tour du réseau psi, je ne parvins à percevoir, des présences vivantes aux alentours, que de minces têtes d'épingles indistinctes les unes des autres.
Et toujours, ce monolithe de pensée angoissant, cette dent rocheuse au milieu de la toile empathique, dangereux et étranger, dont la taille et la distance, seuls, ne semblaient pas avoir changé.
Je me rétractai - je me souhaitais pas observer trop longtemps les abysses de l'inconnu. Je grattai le sol de mes ongles : dur et glissant comme les dalles de plastique qui couvraient tout. Dur, c'était bon, concret : après des mouvements sans coordination, je me redressai.
Je constatai de prime abord qu'il m'était impossible de me tenir debut. Ma tête heurta, fort tôt, un plafond bas de plastique similaire. J'étais condamné à m'asseoir, ou à m'allonger inconfortablement. J'optai pour m'asseoir, jambes croisées, torse dressé.
Je m'engageai dans une session de méditation. Je n'avais pas à m'interroger longuement sur ma cellule : j'étais de toute évidence en isolement. La seule chose que j'ignorais encore à propos de cette situation si souvent fantasmée et crainte de tous les autres prisonniers, était ma date de sortie. Je ne m'en formalisais pas.
Le noir était ce qu'il me fallait pour me redécouvrir après m'être détaché de moi-même. Les ténèbres, la solitude, et moi.
Et je doute qu'ici, le pirate de mes pensées parvienne encore à m'atteindre.
Quoique conçue comme punition, cette cellule d'isolement me fait du bien. Mon dos se brise, et je ne puis me lever, mais l'obscurité et le silence aident mon âme à se reposer. Les démangeaisons ont cessé ; je retrouve un corps qui est mien, et que j'étire de mon mieux  dès que j'en ai l'occasion. Je demeure fébrile, mais il me semble bon que je ne puisse voir la petitesse de mon habitacle. Je ne puis ainsi m'en inquiéter. Les espaces renfermés m'ont toujours, ironie du sort, fortement déplu.
Anya n'est pas là. Personne n'est là. On ne me nourrit ni ne m'abreuve ; les heures passent, longues, je retrouve la vivacité des sensations d'un corps affamé, et je m'en réjouis. Souffrir est vivre, d'une façon. Les mains sur les genoux, j'écris, et je dessine mes souvenirs. Qui que ce soit d'autre, peut-être, aurait plus souffert que moi - mais j'ai à mon avantage d'être affreusement suffisant, de la façon la plus littérale qui puisse être. Ma propre compagnie est la bienvenue.
J'entends un mur coulisser au bout d'un temps incertain ; il n'y a que l'assèchement de ma gorge pour le mesurer. Je ne vois rien. Un deuxième, un troisième coulissement, que je perçois plus proche ; je me précipite contre ce que je suppose être la porte. Là, je tâte : il n'y a qu'une ouverture, pas plus longue que deux empans, pas plus haute qu'un doigt, qui se referme bien vite en manquant d'écraser les miens.
Tâtant, je découvre un tas de cubes nutritifs, mous, et une pipette d'eau individuelle. Il semble qu'en définitive, on ne m'ait pas oublié.
Je me rassois, dos contre le plastique, et j'effrite quelques cubes entre mes doigts, distraitement, avant de rouler en boules de pâte la matière molle.
Je ne veux plus de leurs drogues. Je veux être vivant. Mais mes instincts négligés, la bête en moi, enrage de besoins.
Comment lui faire comprendre le mal que les produits qu'elle mange et qu'elle boit lui inflige ? Que de cette eau stérile, au léger goût acide, elle sera, de nouveau, domptée et maîtrisée, transformée en créature de somme, puis rentrée dans le rang ?
Je n'ai pas vraiment le choix. Après une longue réflexion, je mange. Je me garderai en vie pour trouver le moment de la fuite ; je cacherai mieux mes luttes.
Dès ma sortie, je commencerai par trouver une alternative à ces poisons.
Je restai six "nuits" de sommeil en isolement. J'ignore s'ils furent orthodoxes, mon corps déréglé refusant d'adopter quelque cycle que ce soit. Lorsque la fin vint, la cellule s'illumina, et s'agrandit pour laisser entrer le Surveillant Vingt-Deux, qui, sans dureté, en silence, me guida jusqu'à la salle commune.
Comme au premier jour, j'entrai hagard.
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onzedieuxsouriants · 8 years
Text
L’œil sans tain pt.8
Baptême
Je suis des leurs.
Je suis, comme mes semblables, mes pairs, mes frères et mes sœurs, un prisonnier.
Je suis fait de la même chair infectée de drogue qu'eux, de la même âme fatiguée.
Je traîne les jambes, imperceptiblement plus lourdes chaque jour, dans les mêmes corridors de plastique blanc, sans fin.
Adieu, l'innocence clamée, la fierté tenue haut. Si vous me lisez, à quoi songez-vous ? Quel bien m'apportez-vous ? Je ne sais rien de vous. Si l'on me soutient, j'ignorerai toujours tout. Vous devez, si vous êtes parvenu aussi loin dans mon récit, rire de la souffrance. Il n'est d'autre raison à la lecture de cette œuvre. Maudit soyez-vous ! Je vous ai offert une porte dans mon âme - je pensais, ainsi, garder la face. Redevenir, d'une façon ou d'une autre, un homme public, un homme soutenu.
Je souhaitais une ligne de secours contre la dérive, un filin tendu vers votre monde. Je n'ai jamais voulu me dépouiller, comme nous le devons tous ici, de mon passé, de mon être tout entier.
Mais je ne ne puis lutter, pas quand mes pairs m'écrasent aussi bien que leurs machines. Et quand, moi-même, je sens enfin la limite de mon courage. La lutte est finie. J'ai passé deux nuits, deux jours, allongé contre le mur de plastique, les paupières sur les yeux, m'explorant pour ne plus trouver que du vide là où je m'aimais autrefois.
Les confins dévorent tout, bien plus vite que tout ce que vous pouvez vous imaginer. Nos identités nous ont été arrachées. Nos corps ont été lavés, brisés, neutralisés au possible. Nous ne pouvons même plus prononcer nos noms. Je ne puis songer à ce que j'étais sans m'emplir d'amertume. Je ne suis plus cet homme, n'est-ce pas ? Vous m'avez oublié. Cela fait, pour vous, sept mois : vous étiez, je n'en doute pas, passés au scandale suivant dès les quinze premiers jours.
Vous, qui fûtes mes compagnons ! J'étais, au monde, dans notre monde, le VRAI monde, brûlant de ma passion, certain de mes droits ! J'étais la tête haute, le profil tranchant de nos idées. Je vous savais, gonflés de la même ardeur, dans mon dos, je savais votre estime, je plongeais pleinement dans notre lutte. En ces moments là, j'étais maître, prince, roi de moi-même ! Je me savais capable de la plus violente des luttes morales. C'était aussi la plus nécessaire. Et je pensais ne le devoir qu'à moi-même : à la droiture inflexible de ma pensée, à l'absolu de ma morale. Nous avions un code... j'avais un code, non, et je pensais parler en des milliers de nom. Il me blesse tant de l'avouer, mais, sans le réaliser, je me pensais, avec la plus extrême arrogance, en droit d'accaparer vos voix.
J'étais la proue, et je vous pensais à ma suite parce que ce que nous faisions était bon, et normal, naturel, d'une morale si pure et si évidente que nous devions nécessairement rallier, à long terme, le monde entier.
Et je me pensais modeste ! Je me disais, et je croyais, un homme parmi des milliers - à la simple différence que ma position me permettait d'attaquer pour vous.
En vérité, nous n'allions pas de concert dans la même direction. Vous me suiviez, parce que je l'avais exigé, avec assez de charme pour que vous me l'accordiez. Je n'étais pas différent de l'Ennemi démagogue. J'étais, à ma manière, pire ; je pensais pouvoir, je pensais avoir le droit de parler comme si je vous comprenais. Comme si j'étais réellement vous.
Je réalise ici, au milieu du silence, que personne ne sait qui je suis. Que ma fière résistance n'est vue que d'un œil incompréhensif, que pour eux, je suis fou. Et ils ont, peut-être, raison.
Quelle valeur a une lutte symbolique, si nul n'en témoigne ? Seras-tu mon témoin, vide ? Quelle différence y a t-il entre ma foi aveugle en la droiture et la plus pure des démences ? Les règles, ici, sont redéfinies : blanc est noir si les machines le désirent, et la droiture n'est rien, puisque les peuples l'ignorent. Les idées se meurent ici : nos maîtres ont instauré un système suffisamment étroit pour remplacer toute façon de songer. Les hommes comme moi sont des inutiles.
Me plains-je ? Je ne me plains point ! Je réalise, simplement, qu'en ce monde il n'est qu'absurde de résister. Un principe ne peut être.
Un principe n'existe pas sans ses suivants. Qu'il était doux de croire en mes absolus ! Qu'il était paisible, sans que je ne le réalise, de songer à l'objectivité infinie des idéaux de liberté, d'auto-détermination, de compassion qui forment les plus élémentaires des droits.
Rien n'existe de cela ici. Nous n'avons pas de droits : un droit implique un choix, si minuscule soit-il. Nous avons ici des devoirs, dont la survie physique et l'hygiène font partie.
Comprenez-vous ? Il n'y a rien à défendre ici. Rien ! Pourquoi lutter ? Pour le souvenir de la liberté ? Le souvenir du souvenir, plus rien, bientôt ? Pour des chimères obscures, absurdes, des résonances de rêves encore imprimées derrière nos paupières ?
L'homme de principes, ici, n'est rien. J'ai redécouvert mon corps ; maladie, faim et fatigue. Moi qui ai toujours vécu dans la plus pure abstraction du monde, je suis tombé
profondément
tombé
loin
Je ne suis rien. Tout ce pour quoi je me suis battu n'est rien. On ne peut saisir la liberté entre ses mains, on ne peut pas se nourrir de tolérance, on peut pas embrasser la démocratie. Ici, nous ne sommes même plus des animaux. Nous n'avons pas de rêves.
Le pire est que nous continuons à vivre. Nos corps avancent. Nous réalisons ce que nous sommes : des machines.
Des machines de chair et d'organes. Et après tout, quelle différence ? Quelle différence entre les circuits neuraux d'Anya et les nôtres, sinon la forme ? Quelle différence, si l'énergie dont nous nous nourrissons est issue d'une forme chimique qu'une flore bactérienne transforme pour nous ? Nous sommes, comme elle, signaux et bruits.
Nos corps sont des usines. Insérez les bons composites chimiques. Entretenez. Reposez. Attendez. Recommencez. Nous vivons, sans que ne soit nécessité quoi que ce soit de plus.  
Rien de plus.
La boucle
Je ne compte plus les jours. Je n'ai rien de mieux, rien de plus grandiose à dire depuis ma dernière entrée. Je ne crois plus en rien.
Nous sommes des machines à temps perdu. Nous errons. Je consacre mes jours à l'usine. Là-bas, je serre un écrou sur une petite plaque électronique, pour l'attacher à quelque chose de plus grand, qui m'évoque un peu la coquille d'un scarabée. Je ne sais pas ce que c'est. Je le fais tous les jours, vingt fois par minute. Cela fait douze mille fois par jour.
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que faites-vous ? qui êtes-vous ? vous n'avez pas le droit d'être ici.
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partez ! assez partez ! partez d'ici chez moi ma tête mon esprit mes pensées mon psiblog
{"OUI";}
{"TU ES";}
{"LU";}
{";)";}
ma tête mon esprit mes pensées mon psiblog
partez
partez
Partez.
Doux ciel.
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