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Le 22 III 24
J’ai l’impression de n’avoir rien fait quand bien-même j’ai lu Le Banquet de Platon et Ou bien…Ou bien… de Kierkegaard. Rien ne me touche plus que les aphorismes et les fragments, une section de la partie (A) intitulée Diapsalmata est un recueil d’aphorismes et pléthore d’entre eux ont résonné en moi. Je les ai notés dans mon carnet de citations. L’ironie amère de Kierkegaard me parle tellement : tiraillé entre le séducteur et l’époux, il choisit une autre voie. La question de cette autre voie me travaille beaucoup ces temps. Face à l’état du monde (de l’immonde), il ne semble rester que deux alternatives : se retirer du monde ou le brûler. Choisir entre cynisme et nihilisme, est-ce donc bien cela notre destin ? Est-ce que comme le dit Césaire, la seule chose qui vaille la peine de commencer c’est « la fin du monde, parbleu ! » ? La fin du monde, c’est la fin de l’immonde. Arrêtons de croire que ce monde est un monde véritable, et si c’est un monde véritable, alors brûlons le. La haine de ce monde n’est que l’expression de l’amour du monde. C’est parce que nous aimons le monde tel qu’il peut être dans sa plénitude que nous haïssons celui-ci et que nous voulons le brûler. Mais est-ce encore possible ? Rappelons-nous qu’il est plus facile d’imaginer la fin du capitalisme que la fin du monde (précisons que ce n’est pas la fin du capitalisme qui empêchera l’immonde de disparaitre, n’en déplaisent à certains marxistes) ; face à ce constat, la tentation de se retirer du monde est si séduisante. Je remarque en étant ici que rien ne me manque, je pourrais vivre ainsi très longtemps, ignorant les actualités, me levant avec le soleil et me couchant avec lui, mangeant dans un silence complet (sans me sentir obligé de feindre un intérêt pour des discussions absolument inintéressantes), lisant ce que je veux, au rythme que je ceux, allant me promener quand je n’arrive pas à formuler une idée, me réjouir vocalement quand cette idée devient claire. J’ai l’impression que nous sommes arrivés trop tard, la catastrophe est déjà là, il ne nous reste plus que l’apocalypse heureuse. Notre futur nous a été volé, habitons notre présent. Je rêve d’une petite communauté avec quelques homologues, loin des gens et hors du monde. Je sais à quel point tout cela est cynique et égoïste, mais je n’ai plus la force de me battre, tout est trop tard. J’ai envie de croire que « là où il y a le péril, croit aussi ce qui sauve », mais je n’y arrive pas. Pourquoi pas nous retirer, faire monde dans l’immonde ? C’est évidemment la dernière expression d’une vie privilégiée, mais je veux jouir au moins de ce privilège-ci. J’aimerais avoir la foi, rentrer dans les ordres, vivre ascétiquement, mais la grâce ne m’a pas encore touché. Quand j’entends les textes qu’on nous lit à midi et le soir, je crois que jamais je ne pourrais véritablement croire en ce qu’ils me disent. Il faudrait fonder des communautés ascétiques fondées sur aucun arrière-monde, simplement leur motivation serait l’amour du monde, la sagesse de l’amour et le sens de la communauté. Ce serait une ascèse apollinienne et dionysiaque ; une ascèse qui jamais ne s’économiserait dans la sobriété ou l’excès ; une ascèse des extrêmes c’est-à-dire qui ne préférerait pas l’un extrême à l’autre mais qui tenterait de les faire varier. Le seul interdit serait la demi-mesure, les petits plaisirs. Que des grands plaisirs ou des grandes privations, vivre l’extrême comme si on allait le faire tous les jours et savoir jouir autant de l’un que de l’autre. Un hédonisme ascétique, ou une ascèse hédoniste. Quelque chose au fond qui serait absolument incompréhensible. Ce ne serait pas un excès qui servirait à fuir le quotidien, mais au contraire sa condition de possibilité. Comme si pour suivre l’ascèse la plus pure, motivée par la libido sciendi, il fallait en même temps vivre intensément et excessivement pour que les deux s’harmonisent.
La forme d’écriture que j’aime le plus est le fragment, parfois je me dis que je devrais envoyer à mes amantes et mes amis toutes les lettres que j’ai débuté et qui sont restées en souffrance dans mes cahiers. Les textes incomplets, jamais finis, fragmentaires, trop brefs. C’est le sens de l’occasion qui les préside. Ils nous font sentir une proximité de cœur et d’esprit avec la personne qui les a écrits. Quelques lignes, quelques mots, suffisent pour que l’on s’y retrouve.
Cette vie à Hauterive me plaît énormément ; il est évident que si j’avais été élevé dans la foi catholique ou si j’avais été touché par la grâce, je serais entré dans les ordres. Qui ne peut rêver d’une telle vie ? En retrait de ce monde absolument invivable,
Les lignes sont confuses, comme le sont mes idées. Je n’arrive pas à fixer un cap. Parfois je me dis que je devrai écrire à S, parfois à A, parfois à N. Il m’arrive de me promener et d’arriver au bout d’une falaise et de sentir l’envie, le temps d’un battement de cils, de m’y jeter au fond.
Il y a deux choses qui m’ont particulièrement travaillé : le retrait du monde et ma conception de la philosophie comme étant essentiellement un risque. Il faudrait tâcher de lier les deux. Pourquoi à chaque fois, je vois la philosophie comme un risque ? Il ne faut pas entendre ce risque dans une acception computationnelle, calculante, gestionnaire, ce n’est pas un risque qui peut se mesurer en termes de gains et de pertes. Si la philosophie est un risque c’est parce qu’elle déroute, elle décentre, elle n’apporte que des questions à nos réponses. Pour la première fois j’ai communié. Je n’ai pas osé demander au père de me mettre directement l’hostie dans ma bouche, j’aurais dû le faire. À chacun de ces offices je pense à Nietzsche, à Pascal, à Claudel, à Wittig. Comment ne pas penser à Wittig et à Anna quand nous entendons « je suis en toi et tu es en moi » ? Comment ne pas voir la dimension érotique propre au catholicisme, je comprends les jansénistes qui refusaient de communier car il était trop érotique de mettre dans sa bouche le corps du christ. J’avais l’espoir de sentir la présence réelle, la chair du christ dans le pain, j’aurais voulu y croire avec toute la foi possible. C’est impossible donc c’est vrai, c’est absurde donc je le crois. J’ai retrouvé un fragment dans lequel je dis que si j’atteins mes trente ans, soit je rentre dans les ordres, soit je deviens gnawa. Je regrette de ne pas être plus assidu dans l’écriture de mon journal, chaque relecture me procure sourire et émotion. Tout le monde est obsédé par l’énergie du personnage principal, pas tout le monde ne l’a. Assurément je le suis. Cela me fatigue de feindre une humilité quand je suis effectivement extraordinaire. Ce n’est pas un don des dieux, ce n’est pas une disposition particulière, c’est simplement que je ne peux pas ne pas être moi-même avec toute l’excentricité, l’extravagance et le courage que cela exige. Nous savons d’avance si nous deviendrons posthume, je ne crois pas que je le serai, mais je sais que je marquerai jusqu’à la fin de leurs jours celles et ceux qui m’ont côtoyé.
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Calme, calme, reste calme!
Connais le poids d'une palme
Portant sa profusion!
Patience, patience,
Patience dans l'azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d'un fruit mûr!
P. Valéry
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Gérard de Nerval, Épitaphe
Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet, Tour à tour amoureux insoucieux et tendre, Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre. Un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait.
C'était la Mort ! Alors il la pria d'attendre Qu'il eût posé le point à son dernier sonnet ; Et puis sans s'émouvoir, il s'en alla s'étendre Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.
Il était paresseux, à ce que dit l'histoire, Il laissait trop sécher l'encre dans l'écritoire. Il voulait tout savoir mais il n'a rien connu.
Et quand vint le moment où, las de cette vie, Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie, Il s'en alla disant : " Pourquoi suis-je venu ? "
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Hiroshima Mon Amour (1959) dir. Alain Resnais
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Ingeborg Bachmann, „ausgeraubt“, in: Ich weiß keine bessere Welt
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Extrait du 19 V 24
Une poétesse m'a consacré Prince et cette identité est celle qui me convient le mieux pour t'écrire, alors laisse-moi te conter une histoire entre une déesse et un Prince, entre un chevalier et une poétesse. Il n'y a que le langage qui me rassure, il n'y a que lui qui me confirme la vérité des relations, c'est dans le langage que l'équivoque peut se dissiper pour moi. Je me demande souvent si je suis arrogant ou narcissique, j'espère ne pas l'être, même s'il m'arrive de l'être. Si j'ai besoin de parler de moi, de m'expliquer, c'est parce que fondamentalement je me sens en perpétuel décalage avec les autres et le monde, il y a une schize entre le commun des mortels et mon existence qui fait que j'ai besoin de dire comment je me sens, comment je me perçois, comment je pense pour essayer de dissiper l'abîme qui me sépare des autres.
Il était une fois un Prince. Point de sang noble coulait en ce prince, il était d'une race bâtarde: ses parents venaient de deux continents différents et il n'a jamais su trouver en ce bas monde un endroit qu'il pouvait qualifier réellement de foyer. Il était dès sa naissance un Prince nomade: il n'était jamais d'ici, mais jamais non plus d'ailleurs. Il pouvait se sentir à l'aise partout, mais nulle part il n'avait eu l'impression d'être pleinement à la maison. Il se sentait comme le Katzenlamm de la nouvelle "eine Kreuzung" de Kafka, cet animal le Katzenlamm, est un animal absolument singulier: il est mi-chaton mi-agneau, parfois il est plus agneau que chaton, parfois plus chaton qu'agneau. Les enfants viennent le voir cet étrange animal – ce chat qui ne sait pas miauler mais qui ronronne, cet agneau qui veut attaquer les autres agneaux mais refuse de chasser les poules– il sont étonnés cette bête chimérique est un spectacle pour les gens, ils s'étonnent à sa vue et ne comprennent pas son existence. Le Prince est un être hybride et comme tout être hybride, il est un être de défaut. Cette hybridité fait qu'il a en même temps un supplément et un manque qui fait qu'il ne sera jamais d'ici ni d'ailleurs.
Ce n'est pas la pureté de son sang et de sa lignée qui lui procure son titre de noblesse, mais une parole poétique. Ce titre il le doit à une poétesse qu'il avait rencontré par une froide et moite soirée de février. Dès le premier instant de leur rencontre, la poétesse et celui qui n'était pas encore un Prince savaient qu'ils pouvaient devenir amies et le temps donna raison à leur amitié. La poétesse fit un jour une confession à son ami: celui-ci était un Prince! Mais pas un prince comme les autres, pas un prince à qui il faut couper la tête, mais un prince bâtard, un prince hybride, un Tigerprins. La poétesse lui disait que ce mot était impossible à traduire, il fallait se contenter du substantif suédois pour qualifier ce tigre princier, ce prince tigré. La poétesse avait utilisé ces mots pour qualifier le Tigerprins (elle vous demander de l'excuser car le français n'est pas la langue qu'elle habite et dit que cette description est trop fruste pour saisir réellement ce qu'est un Tigerprins): "Mais si je devais essayer, je dirais que c’est quelqu'un d’une sensibilité de bébé tigre, de petit prince, d’un pelage très très doux, les dents en train de pousser. Quelqu’un qui pense, qui ressent, qui s’articule beaucoup sauf parfois où il dit rien. C’est mon frère. Ce sont tous mes frères. Et je tiens irrévocablement à eux. À vous, à nous. C’est un lieu de partage. Une vision du monde, une intensité unmatched. Brillant dans tout son sens - oui le cerveau, la pensée, mais aussi la chair. Elle est tellement douce, molle, brillante. Vulnérable et courageux."Quand bien même il méprise les chefs, les rois, les patrons et tous ceux qui veulent exercer une domination sur les autres, il aime ce titre altier, il trouve qu'il lui va bien ce titre. Quand il a eu vent des paroles de la poétesse il se sentait compris, entendu et moins seul. Car le Prince se sent très seul et cette solitude tient à sa qualité de félin. Comme tout grand félin, les tigres ne se laissent pas aborder facilement. Ce n'est pas par arrogance que ce prince est si difficile d'accès, mais parce que le temps lui a appris qu'il ne peut pas montrer son pelage à n'importe qui.
À vrai dire, les Tigerprins à leur naissance ne sont pas rayés comme les tigres, ils sont absolument faits de flammes. Leur particularité tient au fait qu'en eux la vie brûle et brille plus intensément que pour le commun des mortels. Si les Tigerprins ne vivaient qu'entre eux, alors il ne serait pas des tigres, mais uniquement des princes enflammés à la fourrure irisée. Si les Tigerprins sont des tigres, c'est parce qu'ils intriguent et font peur. Les gens n'osent pas approcher de trop près les Tigerprins car ils craignent de se faire dévorer par les flammes de leur pelage. Mais les Tigerprins sont des êtres d'amour et pour qu'ils puissent approcher les gens, ils ont appris, bon an mal an, à enfiler un masque pour que les flammes ne viennent pas brûler ceux qui s'approchent d'eux. Ce masque est un pharmakon, il est à la fois un remède et un poison. Il est un remède car il permet de laisser les autres s'approcher d'eux et qu'avec les temps, une fois que les gens n'ont plus peur de tigres altiers, alors ils peuvent se défaire de lui et laisser briller magnifiquement leur véritable pelage. Il est un poison car le masque pèse sur les Tigerprins, en ne laissant pas le feu sortir au dehors, les flammes se retournent contre eux et viennent les brûler. Et leurs rayures noires sont les marques de ces flammes inhibées par le masque qui dévorent la chair de nos princes félins. Si les Tigerprins possèdent à la naissance le même pelage enflammé, c'est avec le temps que chacun d'entre eux devient différent. Il faut voir dans les rayures des Tigerprins leur histoire, chaque raie noire est la marque d'une blessure passée et chaque strie orange symbolise ce feu si puissant qui les anime. Il est dangereux pour eux de n'avoir qu'une seule couleur: si le Prince devient une panthère au pelage uniquement fait de noir, alors son masque l'aura étouffé jusqu'au bout et l'existence lui deviendra insupportable; si le Prince ne fait pas le saut pour devenir un tigre, alors son existence ne sera faite que de feu et il brûlera et blessera tous ceux qui veulent l'approcher.
Chaque Tigerprins doit trouver le pelage qui lui sied, certains seront dominés par le noir et d'autres par l'orange irisé du brasier vital. Ce pelage n'est jamais fixe, il est constamment en évolution et chaque jour est une bataille pour qu'il ne disparaisse pas complètement. Ce pelage les rend modeste et arrogant: il les rend modeste car chaque rayure noire leur rappelle qu'ils seront à jamais différents; il les rend arrogant car ils possèdent une chose rare et parfois méprisent ceux qui ne l'ont pas. Tout l'art est d'apprendre à aimer ce pelage sans jamais qu'un des deux pôles soient dominants. Le problème est que les Tigerprins ne choisissent jamais tout seul de l'apparence de leur pelage, celui-ci dépend des autres et de lui-même. Les autres seront-ils prêts à ce que le Prince puisse enlever au moins en partie ce masque qui le fait tant souffrir, au risque parfois de se brûler eux-mêmes? Le Prince arrivera-t-il à maitriser ce pelage de feu et à faire en sorte qu'il ne les brûle pas mais simplement les réchauffe? Le problème réside dans le fait que les deux possibilités hantent toutes les rencontres que fait le Prince, il doit veiller à ne pas brûler et les autres, s'ils l'aiment vraiment, doivent veiller à ce qu'ils ne se brûlent pas trop. Ceci rend l'existence du Prince à la fois terrifiante et excitante, elle est toujours ambiguë et rien n'est jamais fixé à l'avance, chaque instant doit être repris, chaque moment est une mise en jeu de sa propre existence. C'est peut-être pour cette raison que le Prince aime tant l'amitié, car l'amitié est un double domptage: le Prince doit se dompter pour ne pas brûler l'autre et l'autre doit se dompter pour apprendre à rester auprès du feu. Aucune amitié avec un Tigerprins ne peut entrer dans la catégorie du général, toutes se doivent d'être absolument singulière car elles exigent des deux de faire un terrible exercice de funambulisme. Ainsi chaque amitié prend la forme d'une histoire qui n'appartient qu'à ceux qui la vivent. Le Prince a une ribambelle d'histoire à raconter: il a été amoureux d'une tulipe noire, il a voyagé avec un Soleil, il a vogué dans le ciel des Idées avec des pirates, il a dansé avec des poètes. Et même un jour, il a rencontré une déesse.
Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un Prince, mais il est encore moins banal de rencontrer une déesse. À proprement parler, cette déesse n'en est pas une, c'est une mortelle. Elle n'est pas seulement une déesse car elle porte le nom d'une divinité, mais aussi parce qu'elle humaine, trop humaine. Une déesse trop humaine, n'est-ce pas là quelque chose d'inimaginable? N'a-t-elle de divin que le nom? Elle est assurément une mortelle enfantée par des mortels –elle en a fait l'amère expérience bien trop tôt–, elle n'est même pas un héroïne telle Circée enfanté par un dieu et un homme. Mais sa nature importe peu, elle est divine en plusieurs points. Si vous la rencontrez, vous comprendrez que cette déesse trop humaine est précisément une déesse parce que son humanité est supérieure: elle est dotée d'une grandeur d'âme peu commune. Cela se laisse voir d'abord par une capacité d'écoute hors-norme: il s'intéresse véritablement aux autres, son écoute fait éclater la vérité de la personne en face d'elle qui se dévoile par ses paroles. C'est la première chose que le Prince a aimé chez elle, il a tout de suite senti qu'il n'avait pas besoin de mettre son terrible masque avec elle
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