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Sur les pavés, l'instant
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Instantanés de vies croisées
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surlespaves-linstant-blog · 6 years ago
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ANNE
Il pleut à verse et Anne sait qu’elles n’aiment pas l’eau. Face à la fenêtre, elle colle son visage à la vitre pour voir si elles sont là. Mais non, personne. La rue est calme, presque déserte. Peut-être serait-ce là une nouvelle occasion de sortir, se dit-elle. Sortir sans être saisie par l’angoisse irrationnelle qu’elles ne l’attaquent, qu’elles ne l’étouffent, qu’elles ne la tuent.
Anne ne sort presque plus de chez elle à cause d’elles. C’est le seul endroit où elle se sent encore en sécurité, où la peur n’existe plus. Son appartement n’est pas très grand, mais lui suffit amplement. Elle a la place d’y stocker tous ces livres, le peu de vêtements qu’elle possède et surtout son ordinateur, grâce auquel elle travaille, grâce auquel elle peut accéder au reste du monde et grâce auquel, enfin, elle peut vivre enfermée sans pour autant devenir folle. Mieux vaut cela que de sortir. C’est une évidence. Car si la folie, la vraie, est à l’extérieur, Anne sait qu’il en faudrait peu pour qu’elle s’insinue à l’intérieur.
Toujours face à la fenêtre, Anne regarde les traînées d’eau que laissent les gouttes de pluie dans l’air. Elles tombent si rapidement et s’écrasent si violemment sur le sol. Elles n’ont peur de rien. Elles foncent tête baissée vers leur destin, sans regarder en arrière, ni penser à l’après. Peut-être devrait-elle suivre leur exemple, se jeter à l’eau. Qui sait comment cela pourrait finir ? Mieux qu’elle ne le pense, espère-t-elle.
Anne reste immobile encore quelques secondes, puis de décide enfin. Soudain déterminée, elle s’habille, enfile une veste légère, puis referme la porte de son appartement derrière elle. Dans les escaliers, elle s’arrête. Il pleut. Elle devrait prendre un parapluie.
Elle remonte les marches, rouvre la porte et saisit un manche de bois logé dans son meuble à chaussures depuis si longtemps qu’elle en avait presque oublié l’existence. Quand elle l’en sort, un fin nuage de poussière s’élève dans l’air et une toile d’araignée virevolte quelques secondes sous l’effet du mouvement, puis retombe sans vie contre le parapluie plié auquel elle reste accrochée.
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Anne ne supporte pas les araignées. Imaginer que l’une d’elles ait vécu quelques temps dans son meuble à chaussures, dans son appartement, à quelques mètres de son lit, de son canapé, de sa cuisine, l’emplit d’un dégoût extrême. Elle n’ose ainsi toucher la toile et porte le parapluie devant elle, à bout de bras, au cas où la bête serait encore là.
Anne ressort de son appartement et descends les escaliers. Arrivée en bas, dans le hall de l’immeuble, elle croise le facteur qui s’amuse apparemment à faire résonner chaque ouverture de boîte aux lettres dans l’entier du bâtiment. Une seule personne, dans un endroit assez ouvert, Anne arrive encore à gérer cela.
L’homme la salue et elle lui répond d’un discret « Bonjour ». Espérant que cela lui suffise, elle s’arrête alors un instant devant la grande porte du hall et regarde par les ouvertures transparentes qui y sont dessinées. Il pleut toujours à verse. Cela la conforte dans sa décision. Elle essaie d’ignorer la présence du facteur derrière elle et se concentre sur ce qu’elle s’apprête à faire. Sortir. Sortir à l’extérieur. Elle pousse la lourde porte, pose un pied dehors et ouvre le parapluie. La toile d’araignée s’envole et se fait aussitôt cribler de plusieurs lourdes gouttes d’eau. Ces dernières l’emportent avec elles vers le sol et elle s’y écrase, disparaissant sans bruit dans une flaque. Anne s’engage dans la rue.
Elle regarde d’abord le sol. Le bitume mitraillé de gouttes prend vie. C’est comme si elle marchait sur l’eau. Elle l’a sent déjà entrée dans ses chaussures. Le bruit de la pluie sur son parapluie est assourdissant. Les gouttes sont lourdes et viennent s’éclater sans discontinuer sur le tissu artificiel du parapluie. Mais Anne s’y sent à l’abri, en sécurité.
Les mètres défilent. Elle n’a encore croisé personne, mais n’ose toujours pas lever les yeux, au cas où il y aurait quelqu’un, au cas où elles seraient quand même là, malgré la pluie battante.
En dehors du martèlement de l’eau, la rue est étrangement silencieuse. Pas de voiture, pas de chien qui aboie, personne ne courant s’abriter sous un porche. Anne ne se souvient plus de la dernière fois où l’extérieur était si calme. Serait-ce même déjà arriver, rien qu’une fois ? Elle ne sait plus et elle ne veut pas essayer de savoir. Chaque souvenir de l’extérieur est une douleur. Une douleur encore vive malgré les années, malgré le choc, malgré le traumatisme, malgré la fuite qui s’ensuivit.
Anne avance toujours. Doucement. Elle veut profiter de chaque instant. Elle avait presque oublié combien l’air frais lui faisait du bien. Tout aussi doucement, elle redresse alors la tête et tente un regard sur le reste du trottoir. Il n’y a personne. Personne en face d’elle. Elle se retourne. Personne derrière elle, surtout. Elle continue. Un mince sourire apparaît sur son visage et sa respiration se relâche légèrement. Venant d’une branche, elle entend le chant d’un oiseau, discret et solitaire. Tous ses congénères ont du se mettre à l’abri, mais lui est resté pour chanter, peut-être pour lui chanter à elle, Anne, une élégante mélodie, une chanson rassurante.
Un énorme poids semble alors glisser de ses épaules et Anne redresse naturellement le haut de son corps. Son dos redevient droit et elle regarde maintenant sans peur devant elle, la tête relevée. Elle ne pensait pas que cela pouvait à nouveau lui arriver, goûter à la liberté, être comme les autres, marcher sans inquiétude, droit devant elle.
La rue touche bientôt à sa fin. Au bout, une autre continue sur la gauche et forme un angle droit. Anne retrouve des sensations qu’elle croyait perdues. C’est le chemin qu’elle prenait tous les matins pour aller travailler. Elle connaissait cet angle par cœur, puis le reste de l’autre rue, le passage piétonnier, l’arrêt de bus, le fauteuil du bus sur lequel elle s’asseyait à chaque fois, les différents arrêts, le bruit mécanique des portes, les gens, la ville, la vie. Elle croyait avoir oublié tout ça. Son sourire s’élargit.
Anne s’apprête ainsi à tourner dans l’autre rue, quand une immense patte velue apparaît devant elle. Anne se fige instantanément. La peur revient, comme si elle n’était jamais partie. Le reste de la patte, dont la première jointure arrive au niveau de la poitrine d’Anne, est dissimulée par le mur de béton du bâtiment, mais Anne sait ce qui s’y rattache. Elle est longue, noire et bouge lentement. À son extrémité, deux coussinets recouverts d’un duvet fin et doux s’avancent vers le sol, puis s’y posent. L’eau, la pluie, le vent, le bruit, rien n’a l’air de les déranger. Au milieu, deux crochets noirs et recourbés rejoignent eux aussi le sol. Alors, grâce à ses sept autres pattes, le reste du corps de l’araignée s’avance et tourne tout entier dans la rue.
Malgré la paralysie, Anne a le réflexe de se décaler rapidement et de se coller au mur. Ses yeux se ferment et son corps n’est plus qu’un muscle tendu, prêt à claquer. Elle ne respire plus. Elle sent un souffle tiède lui passer sur le visage.
« Oh… Pardon, Madame. Je ne voulais pas vous faire peur. Désolé. »
Puis le souffle s’éteint et Anne sent la masse de l’araignée continuer sur le trottoir, celui-là même qu’elle venait d’arpenter il y a quelques secondes.
Lentement, Anne tourne la tête dans sa direction et avec un courage qu’elle ne se connaissait plus, entrouvre les paupières. Un homme, le haut du corps tourné vers elle, alors que le bas continue d’avancer, la regarde de bas en haut. Quand ses yeux se détachent de son buste et tombent dans ceux d’Anne, ils s’agrandissent immédiatement, comme pris par surprise.
Anne cligne lentement et quand elle rouvre les yeux, les huit de l’araignée restent un bref instant sur elle, avant de se détourner.
Anne a laissé s’échapper un cri étouffé, qu’elle n’entend que maintenant. Elle retient à nouveau sa respiration, comme si cela pouvait lui faire ravaler son cri. Ses yeux se sont refermés. Toujours immobile, elle espère que les secondes qui vont suivre seront moins longues que celles qu’elle a déjà connues.
Pour qu’elles passent plus vite, Anne visualise le trottoir, la distance qui la sépare de son immeuble, la pluie qui pourrait encore la ralentir. Elle laissera son parapluie ici, car elle aura besoin de ses deux bras pour courir, pour ouvrir la lourde porte, pour gravir deux à deux les marches et pour enfin retrouver la sécurité de son appartement.
Mais avant tout ça, elle doit attendre, attendre que la bête ait tourné à l’autre bout de la rue, sans quoi elle ne pourra de toute façon pas bouger.
Prochain portrait : ?
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surlespaves-linstant-blog · 6 years ago
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NOAH
Ça fait longtemps que les voitures ne le dérangent plus. Il s’y est habitué. C’est un bruit de fond comme un autre. Il n’y fait d’ailleurs tellement plus attention que si cette mélodie mécanique venait à disparaître, il serait aussitôt pris d’une panique subite. Il le sait car c’est déjà arrivé, quand les habitants de la ville désertent les rues et s’en vont on ne sait où, comme durant les week-ends prolongés par exemple.
La première fois, Noah n’avait pas tout de suite compris ce qui se passait. Les rugissements quotidiens des moteurs s’étaient arrêtés, l’ensemble musical qu’ils formaient d’habitude s’était tu et avait été remplacé par de rares notes éparses, surprenantes et sans aucune correspondance les unes avec les autres. C’était d’autant plus déstabilisant que c’était venu progressivement, doucement, sans heurts.
Quand Noah s’en était rendu compte, il avait été incapable de comprendre. Il s’était levé de son tapis de terre et de fougères, tous sens aux aguets, et avait remonté la côte en courant, pour arriver sur la route. Là, il s’était arrêté, saisi par le silence, et avait fixé l’asphalte durant plusieurs minutes, sans qu’à aucun moment son regard ne soit interrompu par le passage de pneus et ses oreilles emplies par le bruit de leurs crissements. C’était nouveau pour lui. L’absence, le vide. Au fond de lui, il savait pourtant qu’il avait déjà connu ce genre de moments, que sa vie n’avait pas toujours été rythmée par la valse des voitures, par l’odeur de leurs gaz et par le chant de leurs engins.
C’était il y a longtemps, quand il était plus jeune. Non pas qu’il soit très vieux aujourd’hui. Treize ans peut-être. La dernière fois qu’il avait su son âge, c’était lors d’une soirée organisée pour son anniversaire, pour ses dix ans. C’est un des seuls souvenirs qu’il a de sa vie antérieure, avant que ses parents ne meurent dans un accident de la route, que lui y survive, qu’il se réveille à l’hôpital et qu’il s’enfuie. Il ne se rappelle rien d’autre, seulement cela, ses dix ans, puis le visage de sa mère et de celui de son père, le son des voitures, celui qu’elle font quand elles roulent, que tout va bien, et celui qu’elles font quand elles s’arrêtent brusquement, violemment, et qu’elles ne redémarrent plus.
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Noah vit dans ce petit bois depuis quelques mois maintenant, coincé entre une route dégagée, en haut, et une rue étroite longée par des entrepôts, en bas. Cette discrète langue d’arbres et de verdure est sa maison et personne ne semble lui prêter la moindre attention, pas plus qu’à son locataire. Même les forces de l’ordre ne se demandent plus ce qu’il fait ici.
« On vit vraiment une drôle d’époque » avait dit un des policiers, en voyant Noah de loin, avant qu’il ne disparaisse derrière un large tronc d’arbre.
Par la suite, il s’était fait encore plus discret. Il avait appris à être invisible et à toujours être aux aguets. En épiant les conversations des gens sur les terrasses des bars et restaurants du quartier qui s’étendaient de l’autre côté des entrepôts, il avait entendu plusieurs histoires et avait compris qu’on parlait de lui, d’un enfant que certains avaient vu, un enfant sauvage, sale, aux yeux de feu. Mais on apportait peu de crédit à ces histoires. Il était devenu une légende urbaine, comme la ville en comptait déjà beaucoup, une histoire dont on parlait pour passer le temps, avant de la remplacer par une autre, plus récente et plus excitante.
Noah ne reste pas toujours dans son bois. Il va souvent se balader. Il connait les alentours par cœur et sait où trouver de la nourriture, de quoi se laver et où observer les gens. Des gens qui ne le voient jamais, car plus personne ne prête aucune attention à son environnement et encore moins à un petit garçon aussi discret. Il y a encore quelques années, Noah n’aurait pas pu vivre comme ça. Il aurait tout de suite été repéré et ramené, qu’il le veuille ou non, au Service de Protection de la Jeunesse. À cette époque, pas si lointaine pourtant, on levait encore les yeux sur le monde. Déjà de moins en moins, certes, mais quand même. C’était avant que les puces in corpus ne relient les humains les uns aux autres et qu’ils n’aient soudain plus besoin d’interactions réelles, jugées depuis lors sales et dégradantes.
Aujourd’hui, Noah s’est presque habitué à l’absence de bruit venant de la route. La nuit surtout, quand tout est calme. Au début, lors de ses premières nuits dans le bois, ce silence l’avait réveillé. Il ne comprenait pas pourquoi. Il ouvrait les yeux, reprenait brusquement sa respiration et se calmait aussitôt, quand il voyait que tout était silencieux et qu’il n’y avait aucun danger.
C’était arrivé plusieurs fois, puis c’était parti. Il y avait cependant toujours des moments imprévus où le silence se faisait au dessus de lui, sur la route, et la seconde de panique qu’il croyait avoir oublié revenait, aussi vite qu’ensuite elle disparaissait. Il revoyait alors les corps de ses parents déchiquetés, leurs visages ensanglantés, leurs vies arrachées. Puis sa raison reprenait le dessus et tout allait mieux.
Il ne lui arrive plus rien de spécial maintenant. Sa vie est devenue monotone. Manger, dormir, partir en expédition dans la ville et observer, encore et toujours, le seul divertissement qu’il ait encore. C’est ce qu’il aime le plus. Le monde le fascine, ce qu’il est devenu, ce qu’il pourrait être demain.
Noah a l’impression d’être le seul à le voir encore de cette manière, comme s’il avait acquis une sorte d’éveil vis-à-vis de lui-même et du monde. Il a grandi vite, il a mûri trop vite. Il a récolté tant de pensées et d’images, rassemblées et classées dans sa tête, qu’il aimerait en faire quelque chose. Il a des choses à leur faire dire, des choses qu’il aimerait partager. Mais il est seul et le poids de cette solitude commence à lui peser.
Le soir, il regarde souvent le ciel étoilé et se demande si elles aussi se sentent seules. Elles sont si nombreuses là-haut, mais si éloignées les unes des autres. Arrivent-elles à communiquer entre elles ou parlent-elles chacune de leur côté, comme lui, sans que personne ne les entende ?
Un jour, comme il se trouve dans une rue du centre de la ville, Noah découvre, dans un renfoncement, une vitrine colorée. Le verre semble vieux et dépoli mais, en s’approchant, il voit de la lumière au travers. Sur un tissu de velours rouge brillant, plusieurs objets sont exposés. Il les reconnait. Ce sont des livres. Avec de belles images sur leurs couvertures, mais aucune écriture. Il y a aussi des crayons, des tubes de peinture et d’autres choses dont il ne sait pas exactement les noms. Au-dessus de la vitrine, on peut lire le mot « Papeterie ». Il ne connait pas ce mot, mais décide quand même d’entrer.
À l’intérieur, les objets qu’il a vus en vitrine sont multipliés par centaines. De toutes les couleurs, de toutes les tailles. Comme à l’accoutumée, personne ne l’a vu entrer, même la vendeuse, derrière son comptoir, qui ne regarde pourtant pas son écran intégré, mais lit un roman.
Toujours discret, Noah prend un des livres sur une étagère et l’ouvre. Les pages sont blanches. Aucun mot ne les habite. Naturellement, Noah le glisse sous son bras, fait de même avec un crayon qu’il saisit discrètement et sort incognito du magasin. À aucun moment, la vendeuse n’a levé les yeux.
Noah n’a l’habitude de voler que ce qui lui est nécessaire. Il ne sait donc pas pourquoi il a pris ce carnet et ce crayon. Peut-être allaient-ils lui devenir nécessaires. Peut-être allait-il les rendre nécessaires.
Habité par une nouvelle énergie, il s’empresse de regagner rapidement son bois.
Sa petite installation l’attend. Quelques cartons habilement montés et attachés aux branches des arbres. Une grande bâche de couleur bleue recouvrant le tout et devant, un tronc coupé servant de table, accompagné un vieux seau de plastique blanc en guise de fauteuil.
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Il s’y installe presque sans bruit et pose délicatement le carnet sur le tronc. Un élastique recouvert d’un tissu strié le referme. Noah le retire et prend le carnet dans ses mains. Il l’observe, le touche. La couverture est douce et plusieurs formes abstraites et colorées la recouvrent. Elles lui rappellent les formes d’une rivière, les flots qui parcourent rapidement la surface de l’eau. Et c’est comme si quelqu’un y avait déversé des couleurs et les avait laissées se répandre dans le courant, se diluer dans le liquide clair puis se figer, par quelque magie, sur cette couverture.
Noah ne s’explique pas ces formes, ces couleurs, mais ça ne le dérange pas, bien au contraire. La beauté qui s’étend sous ses yeux n’a pas besoin de raison pour être telle qu’elle est. Elle « est » et cela est suffisant pour justifier son existence.
Noah se plonge de plus en plus dans la contemplation de la couverture, mais voit rapidement de moins en moins bien. Il est plus tard qu’il ne le pensait et déjà le soleil disparaît derrière l’horizon.
Il lève alors les yeux vers le ciel orangé, puis inexplicablement pris d’une pulsion inconnue, presque un réflexe, saisit le crayon, ouvre le carnet et écrit sur la première page :
« Je ne sais pas pourquoi je suis et suis persuadé que je ne le saurai jamais. »
Tout aussi vite, les derniers rayons du soleil brillent au-dessus de lui pour la dernière fois de la journée et les mots fraîchement écrits disparaissent dans l’ombre du début de la nuit.
Un sentiment de bien-être s’empare de Noah. Il n’a jamais connu ça. Il ne sait pas quoi faire, mais réalise vite qu’il ne doit rien faire, qu’il doit juste laisser cette sensation l’envahir et ne plus y penser.
Au-dessus de lui encore, il entend les bruits des voitures. Ils le bercent. Il se sent bien. Il repense à ses parents et leurs visages lui sourient maintenant. Leurs yeux sont ouverts et leurs peaux immaculées. Il hoche légèrement la tête et les salue.
Plus haut, le feu passe au vert et Noah s’endort.
Prochain portrait : ?
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surlespaves-linstant-blog · 6 years ago
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JUSTINE
Elle ne doit pas rater le prochain. Arriver en retard est hors de question. Pas ce matin. Elle sait qu’elle aurait dû prendre le train d’avant, celui de 6h42, mais elle a mis plus de temps que prévu à se maquiller. Même si dans ce domaine, le maquillage discret et naturel est privilégié, elle a voulu en faire un tout petit peu plus, s’assurer d’être agréable sous tous les angles. La première impression est toujours la plus importante. Elle le sait bien. L’expérience le lui a appris, plusieurs fois à ses dépens.
Elle a rendez-vous à 08h00 au numéro 10 de la Rue de Hollande, 1211 Genève. Banque Havilland SA. En plein quartier des banques. Heureusement, ce n’est pas très loin de la gare. Son train devrait arriver à 07h48 précises, le tram 15, direction Palettes, devrait ensuite partir de l’arrêt Cornavin à 07h51, arrivé à Stand à 07h56, et elle devrait être devant l’immeuble trois minutes plus tard, soit juste une minute avant l’heure de son rendez-vous. Ce sera serré, mais ça devrait le faire.
Justine court. Elle sort du bus et elle court. L’escalier qui mène au tunnel sous voie se trouve exactement en face des portes latérales du bus. Quelle chance ! Elle descend les marches aussi rapidement que ses hauts talons le lui permettent et s’engouffre dans le tunnel. Il y a du monde à cette heure-ci. Presque tous des pendulaires. Tant de visages, tant de regards absents, tant de directions différentes. En face, en contre-sens, à gauche, à droite. De dos, devant elle. Ils ne vont pas assez vite. Ils ont dû mieux prévoir leur emploi du temps qu’elle, pour être si calmes et confiants. Justine, elle, n’a pas l’habitude de prendre le train, surtout aussi tôt. Elle n’aurait jamais imaginé que cela impliquait autant d’étapes, depuis la sortie de son appartement jusqu’au quai. Voie 8, une des plus éloignées. Forcément… Il est 7h11. Le train doit déjà être là.
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Elle zigzague dans la foule, évite les gens et finit par atteindre le plan incliné qui monte au quai. Il y a moins de monde ici. Elle accélère, monte la rampe en quelques secondes seulement et saute littéralement dans le train. Elle n’a pas le temps de reprendre sa respiration que, derrière elle, la porte du wagon se referme dans un bruit métallique, fort et désagréable. Puis, un autre bruit, tout aussi violent et inattendu la fait bondir. Elle se retourne. Un homme énervé frappe frénétiquement sur la vitre de la porte. Ses poings la martèlent, mais la porte ne bouge pas, évidemment, heureusement.
Le train commence à s’ébranler et démarre. Un « Putain ! » étouffé, mais venant clairement du cœur, résonne sous la verrière de la gare, jusque dans le wagon. L’homme resté sur le quai ne sait plus quoi faire et regarde sa montre, le panneau d’affichage, les gens qui arrivent déjà sur le quai pour le prochain train, sur la voie d’à côté. Tout ça dans un ordre totalement aléatoire et désordonné.
Encore saisie, Justine ne le quitte pas des yeux, fascinée. Puis l’homme disparaît. À quelques secondes près, ç’aurait été elle. Un de ses amis pendulaires lui avait dit que deux tiers des trains, au moins, avaient du retard le matin. Ça l’aurait sûrement arrangé.
Justine choisit de ne plus y penser. Elle se sent déjà assez stressée comme ça. Elle entre dans le wagon et une autre porte, coulissante cette fois-ci, se ferme à nouveau derrière elle dans un bruit brutal et encore métallique. Elle fait quelques mètres dans le couloir central et s’assoit à la première place qu’elle trouve, à côté d’un jeune rivé à son téléphone et en face d’une femme italienne, qui discute au téléphone. Justine souffle. Dans exactement trente-six minutes, elle sera à Genève.
Cet entretien d’embauche est inespéré. Ça fait plus de six mois qu’elle cherche du travail et apparemment, même si les marchés financiers se portent bien, les emplois ne courent pas les rues. Peut-être est-ce la faute des logiciels et algorithmes prévisionnels qui prennent bien plus vite qu’on ne le pensait la place de l’humain. C’est déconcertant, certes, mais elle trouve ça logique. Néanmoins, les clients ont besoin de parler à de vraies personnes pour se sentir écoutés, pas à des machines. Surtout les clients de ce genre de banques.
Malgré cela, Justine a déjà passé plusieurs entretiens avant celui-ci, tous soldés par un échec. La plupart du temps, elle arrivait à comprendre ces refus, car elle répondait à toutes les annonces, toutes, mêmes à celles auxquelles ses compétences ne correspondaient pas exactement. Ainsi les recruteurs la voyaient souvent plus par curiosité qu’autre chose. Il faut dire que son curriculum vitae a de quoi éveiller l’intérêt : deux Master, l’un en Finance pure, l’autre en Comptabilité, Contrôle et Finance, tous deux obtenus à la HEC de Lausanne, Championne du Monde étudiant 2018 de l’analyse financière, stages effectués dans la célèbre banque privée J.P. Morgan de New York et à la HSBC de Londres, en pleine City, agrémentés des pléthores de recommandations qui vont avec. On lui a même parfois dit qu’elle était sur-diplômée, sur-expérimentée. Conneries ! Certaines fois pourtant, le poste pour lequel elle postulait correspondait parfaitement à ses compétences, mais finissait quand même par lui passer sous le nez. Il y en a eu plusieurs comme ça. Peut-être sept ou huit. Au début, elle ne comprenait pas. Elle avait tout ce qu’il fallait, et même plus, pour obtenir ce genre de postes. Puis elle a revu ses camarades de promo et certains bruits de couloir l’ont aidée à mieux comprendre.
Justine est une femme et elle est noire. Ce genre de critères compte apparemment encore aujourd’hui dans le choix de nouveaux employés. C’est du moins ce qu’on lui a raconté, que ce pouvait être une explication plausible et que certains recruteurs et recruteuses étaient connus pour ça. Ils s’en défendent d’ailleurs en disant que ce n’est pas eux qui veulent cela, mais leurs clientèles qui avec tout l’argent qu’elles ramènent aux banques peuvent bien se permettre d’être un peu racistes et sexistes.
Justine y est habituée. Elle s’y était depuis longtemps. C’est pour ça qu’elle a n’a pas traîné pour faire ses preuves. Dès le début de ses études, elle finit presque toujours première de sa promotion, et réitéra l’exploit dans tout ce qu’elle entreprit ensuite. Elle a toujours eu l’impression de travailler plus que les autres, car elle n’était pas partie sur les mêmes bases. Les siennes étaient plus basses, plus en arrière. Et cela se vérifie encore aujourd’hui.
De toute façon, que ce soit vrai ou pas, Justine s’en fout. Elle finira bien par trouver quelque chose, une place où on l’aura prise pour ses compétences et non pas pour ce à quoi elle ressemble. Finalement, elle est plutôt contente de ne pas être recrutée par des gens aux a priori si prononcés, car ce serait trahir ses convictions. Et puis elle en a marre de penser à ça. Elle ne peut de toute façon rien y changer pour le moment, assise ici dans ce wagon.
Alors elle regarde par la fenêtre. À gauche le lac, à droite les collines. Elle vit dans un beau pays quand même, un pays carte-postale comme on dit souvent. Mais elle aimerait voyager. Quitter temporairement ce beau pays. Voyager, vraiment. Ne pas passer qu’un week-end dans une autre ville européenne. Découvrir d’autres contrées, de nouvelles cultures, partir plusieurs semaines. Peut-être le pourra-t-elle si elle obtient ce travail. Elle pourra enfin souffler financièrement et s’offrir des vacances, car contrairement à ce que beaucoup pensent, faire des études et chercher du travail n’en sont pas, n’en ont jamais été.
Justine s’imagine déjà en Italie, par exemple, un pays qui l’a toujours attirée, un pays tout proche et pourtant si différent du sien. Elle pourrait découvrir Milan, Florence, Venise, Rome, Naples et terminer en Sicile ou dans les Pouilles. Elle adorerait ça. Et ce ne serait qu’un début. Il y a tant d’endroits à découvrir sur Terre qu’elle en a parfois le vertige. Mais savoir qu’elle ne pourra pas tout voir ne lui fait pas peur, au contraire, cela veut dire qu’il y aura toujours un nouvel endroit, une nouvelle culture, de nouvelles personnes à rencontrer et à découvrir.
Le soleil se reflète sur les eaux du lac. Le regard de Justine s’y plonge, jusqu’aux rétines. En face d’elle, la femme italienne est toujours au téléphone, mais Justine ne l’entend plus. Elle vit dans ses pensées, qui se reflètent aussi sur le lac et c’est comme si elle y était entièrement immergée, que tout son corps ne faisait plus son poids et qu’il flottait là au milieu des poissons.
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Soudain, plusieurs bâtiments moches et carrés obstruent la vue et la remplacent aussitôt par un spectacle d’abord de ville quelconque. Puis c’est le Jardin Botanique de Genève qui s’étend rapidement sous ses yeux, la faisant à nouveau, mais brièvement, rêver. Puis un mur de béton gris recouvert de graffitis, puis des rails en cascade surplombés par des immeubles de verre et de métal. Une voix annonce l’arrivée très prochaine du train en gare de Genève Cornavin et comme par magie, tous les passagers jusqu’ici scotchés à leur téléphone s’animent, rassemblent leurs affaires, s’habillent et se lèvent pour se figer presque aussitôt devant la porte et attendre.
Justine sort de ses pensées. Elle doit se dépêcher. Que le voyage est vite passé. Tout ce qu’elle espère maintenant, c’est d’attraper le tram à temps et de tomber sur quelqu’un qui la jugera pour ses capacités et non pour ce qu’elle est. Car malheureusement, la suite de sa vie en dépend.
Prochain portrait : NOAH
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surlespaves-linstant-blog · 6 years ago
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CHARLOTTE
- Vous êtes toutes des gourdes, toutes. - T’es con, ça n’a rien à voir… - Mais si, ça a à voir ! Il suffit qu’un mec ait un peu de fric et vous invite à l’hôtel pour qu’au bout de deux jours vous pensiez déjà au mariage, aux enfants et aux vacances d’été au bord de la mer. Vous êtes des gourdes, c’est tout. - Dès qu’il m’a parlé de Manon, je l’ai laissé tomber. Je te l’ai déjà dit. On n’est pas toutes des gourdes. En tout cas pas moi. C’est trop facile de dire ça, Bruno, et tu le sais. - Ouais, ouais…
Sa franchise a toujours eu le don de l’énerver, mais aussi de la rassurer. Au moins, on sait sur quel pied danser avec lui. Même quand ça te met la réalité bien en face. Ce qui arrive d’ailleurs bien plus souvent qu’on ne pourrait le penser, comme maintenant par exemple. Les avis de Bruno sont parfois si tranchés que Charlotte ne sait pas comment y répondre, comment lui faire comprendre que rien n’est jamais aussi noir et blanc. Comment ne pas paraître naïve face à un cynique ?
- Nouveaux cours de yoga. Je t’ai dit ? Je prends des nouveaux cours de yoga. Au Royal Savoy. Je veux dire. La classe, non ? Mon prof a décidé de changer de salle et s’est dit que le Royal Savoy était un choix possible. Et la preuve, ça a marché. Alors maintenant, je vais faire mon yoga au Royal Savoy. Tu y crois ? - Tu viens de dire trois fois « Royal Savoy » en moins de trente secondes… Redescends sur Terre, tu veux. - Rhoooo ça va… - Tu as toujours su t’accoquiner avec les nantis, de toute façon, c’est ton super pouvoir, ma vieille. Alors à partir de là, plus rien ne m’étonne. C’est d’ailleurs pour ça que je traîne encore avec toi. Un jour, tu me présenteras un de tes riches amis, encore dans le placard, je l’en sortirai et hop, je vivrai la plus grande histoire d’amour de tous les temps. Vacances dans les îles, entrées VIP au Festival de Cannes, chez Maxim’s, etc. - Ah bah voilà. Je ne suis pas la seule gourde ici finalement. Arroseur arrosé, mon cher. - T’es bête. - Oui, je sais, et toi aussi. C’est pour ça qu’on « traîne » encore ensemble. Sale jeune.
Ils rient.
Sur un des sièges devant eux, un vieil homme se retourne et leur fait signe de se taire, tout en pointant l’écran géant qui domine la salle. Le film commence, mais on n’en est encore qu’aux logos. Faut pas exagérer non plus. Si on ne peut plus discuter au cinéma, où va le monde ? Ils rient de nouveau, plus discrètement, et finissent par se taire.
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Ça fait des années qu’elle n’était plus venue au CityClub, petite salle indépendante de Pully, qui malgré le fait d’être excentrée de la ville a une très belle configuration et une très bonne programmation, selon Bruno bien sûr. Elle, ne connaît presque rien en cinéma, si ce n’est les dessins animés Disney de son enfance et les quelques films obscurs que Bruno a réussi à lui faire découvrir. Comme ce film chinois, Les Éternels, d’un réalisateur engagé et si doué dans sa mise en scène et dans la portée de son propos, selon Bruno toujours. Charlotte ne serait même pas capable de dire correctement son nom, qui s’affiche d’ailleurs à l’instant sur l’écran. Jia Zhang-ke. Qu’est-ce que c’est que ce nom ? Comment pourrait-elle dire ça à voix haute ? Peu importe. Le film commence vraiment et la salle est maintenant totalement silencieuse. 2h21. Le film a duré 2h21. Charlotte n’a pas l’habitude de voir des films si longs. Mais elle l’a aimé. Elle croit. C’est difficile de se faire un avis quand quelqu’un à côté de vous passe son temps à encenser quelque chose auquel vous n’avez pas tout compris. Mais elle a quand même l’impression d’avoir aimé, sans vraiment savoir pourquoi, ce qui lui convient très bien. Bruno, lui, sait exactement pourquoi il a aimé le film, il le savait même avant que la première image n’apparaisse.
Ils sortent du cinéma. Il fait bon ce soir. C’est le début du printemps et l’air est encore un peu frais, mais plus rafraîchissant que frigorifiant, comme c’était le cas il y a un peu plus d’un mois.
Ils arrivent à l’arrêt de bus et quelques minutes plus tard, le 9 Prilly-Eglise arrive. C’est un de ces vieux bus avec une remorque. Ça fait des années que Charlotte n’en a pas pris un. Ça lui rappelle son adolescence, quand elle habitait en périphérie et qu’elle devait prendre le bus pour rejoindre ses copines, au Flon, au Mica, au Buzz ou même parfois au Jagger’s. Des endroits où elle n’oserait aujourd’hui plus mettre les pieds, de peur de réaliser qu’ils n’ont pas changé, alors qu’elle si.
- Et puis sinon, depuis ce gars qui se faisait payer le Palace par la télé, personne d’autre ? l’interrompt Bruno. - On n’est pas tout le temps obligés de parler de cul, tu sais, lui répond-elle, encore un peu dans ses pensées. - Je ne parle pas cul, là. Je m’enquiers de tes relations sentimentales. Ce n’est pas du tout pareil. - Oui, tu commences souvent par ça et tu finis toujours par me demander s’il est bon au lit. - C’est vrai. Mais comme tu viens de le dire, cela ne vient que dans un second temps. - Eh bien non. Rien du tout. J’ai même pas essayé, tu vois. J’en ai peut-être marre qu’on me prenne pour une conne, ou pour un trou. - Toi, tu n’es pas encore tombée sur celui qui te fera sentir femme. - Je me sens déjà femme, merci de t’en inquiéter. Je n’ai besoin d’un mec pour ça. - Elles disent toutes ça, tu sais, et puis après elles… - Elles pensent au mariage, aux enfants et aux vacances d’été au bord de la mer, c’est ça ? - Je… - Toutes des gourdes, tu parles. - T’énerves pas, Chacha. - Alors arrête de dire de la merde ! Et ne m’appelle pas Chacha. C’est ma mère qui m’appelait Chacha. Personne d’autre.
Bruno ne répond pas. Il se détourne et regarde par la fenêtre les feux des voitures qui croisent le bus en sens inverse. C’est rare qu’il se taise aussi rapidement, qu’il abdique. Pour une fois, Charlotte a eu le dernier mot et ça lui fait étrangement plaisir. Elle sourit intérieurement.
Le bus arrive à Saint-François. Cette dispute, si on peut réellement appeler cela comme ça, a bien fait passer le temps. Charlotte se lève et fait la bise à Bruno. Il lui sourit. C’est déjà oublié. Il n’a jamais été rancunier et ils ont déjà eu des discussions bien plus mouvementées que celle-là au cours de leur ils-ne-savent-plus-combien d’années d’amitié.
Elle descend et le bus repart. Elle se retourne pour jeter un regard à Bruno, mais ce dernier a déjà la tête penchée et le visage éclairé par la lumière de son smartphone. Elle hausse les épaules et commence à remonter la rue Benjamin-Constant.
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Charlotte habite à la Rue Marterey. Au numéro 56, juste en face du Zooburger. Elle pourrait couper par la Rue de Bourg, pour aller plus vite, mais n’aime pas passer par là, la nuit. Il y a presque toujours des mecs bourrés et des dealers presque tous les dix pavés. Et c’est samedi soir, 23h24 : le pic de fréquentation. De toute façon, elle aime marcher la nuit. Quand tout est plus calme, plus solitaire. Souvent elle allonge même son chemin avant de rentrer, exprès. Elle prend différentes rues, tourne même parfois en rond. Elle n’a pas peur de la nuit et des gens qui y vivent, tout ce qu���elle veut c’est qu’on la laisse tranquille.
Au feu, elle traverse la chaussée et se retrouve sur le trottoir qui longe le « Parc des Droits de l’Homme », comme les Lausannois l’appellent, un grand nom pour un petit espace. Des jeunes y sirotent des bouteilles de vodka, tout en écoutant du mumble rap incompréhensible (comme son nom l’indique). Mais déjà son attention est ailleurs, sur le néon du Capitole, un autre cinéma dont Bruno lui parle depuis des temps ancestraux, et surtout au-delà, sur la vue sur les Alpes françaises. Le lac Léman, Evian et les sommets enneigés, une vue qui la bluffe à chaque fois qu’elle la redécouvre.
Elle marche ainsi les quelques dizaines de mètres du trottoir, la tête tournée vers ce spectacle trop souvent considéré comme acquis par les habitants de la ville. Charlotte, elle, en profite jusqu’au bout et ça lui fait un bien fou. Elle se sent privilégiée, de vivre ici et de pouvoir admirer cette vue quand elle le désire. Surtout la nuit où les lumières artificielles révèlent la face cachée des montagnes, comme une œuvre d’art, pure et intouchable, qu’elle seule aurait de droit de voir.
Elle pourrait sortir ce soir. C’est l’heure et le soir pour danser, pour boire, pour oublier sans trop être jugée. Elle le pourrait, mais ne sait pas si elle en a l’envie. Ce qui est le plus important finalement, se dit-elle. De quoi a-t-elle envie d’ailleurs ? Ici et maintenant, au milieu de l’effervescence du quartier Bessières, avec tous ses bars, ses restaurants et ses boîtes de nuit plus ou moins recommandables.
Elle veut rentrer chez elle. C’est ça. Se reposer de sa semaine. Être seule. Tranquille. Avec elle-même. Sur son canapé, dans son lit, peu importe.
C’est la première fois que ses désirs sont si clairs et cela l’étonne. Elle sourit, à personne, pour elle-même, contente d’avoir réussie à s’écouter pour une fois.
Elle repense alors à ce que Bruno lui a demandé dans le bus. Si elle avait rencontré quelqu’un d’autre depuis ce riche connard dont elle a déjà oublié le nom. Maintenant elle se demande si elle veut rencontrer quelqu’un de nouveau. Cette pensée ne lui avait jamais encore traversé l’esprit, qu’elle ait le choix de ne pas vouloir être en couple, de ne partager ses nuits qu’avec elle-même. C’est une nouveauté et elle lui plaît. Peut-être qu’elle serait un très beau couple à elle toute seule. Pourquoi toujours avoir besoin d’être avec quelqu’un ? Pour que vos copines ne vous plaignent pas ? Pour que les publicités et les séries télé ne s’adressent plus à vous ?
Elle traverse la Rue Langallerie et sur le passage piéton, un jeune homme la croise et lui adresse la parole. - Hey, mademoiselle ! Vous êtes très jolie, vous le savez ? - Oui, je le sais. Merci, lui répond-t-elle du tac-au-tac. Pris au dépourvu, le jeune ne lui répond rien et elle l’entend continuer sa route de l’autre côté de la rue, avant que les voitures ne reprennent possession de la route.
Boys will be boys, pense-t-elle alors. Ce qui lui rappelle une chanson de Goldfrapp, qu’elle doit encore avoir quelque part dans sa collection de CDs qu’elle n’utilise plus. Ce soir serait d’ailleurs une parfaite occasion pour la trier, se dit-elle, et pour réécouter la musique qu’elle aimait quand elle prenait encore le temps de l’écouter.
Cette perspective la remplit soudain de bonne humeur et elle accélère le pas, faisant claquer plus fort ses talons sur les pavés de la Rue Marterey.
Prochain portrait : JUSTINE, 6 mai
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surlespaves-linstant-blog · 6 years ago
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MICHAËL
Il fait -25°C aujourd’hui, ressenti -33°C. Au-dessus du Luossavaara, les étoiles brillent et remplissent le ciel. Pas de nuages ce soir, ni d’aurores boréales. Peut-être apparaitront-elles plus tard, quand il sera déjà descendu, quand il ne pourra plus les voir. En attendant, il observe la lumière des astres, plus forte que d’habitude et qui se répercute sur la surface de verre du bâtiment, à quelques dizaines de mètres de lui.
C’est beau, se dit-il, cette lumière, cette couleur, l’atmosphère reposante qui s’en dégage, et ce malgré la présence de ce bâtiment terne et froid que Michaël a toujours trouvé très moche. Rectangulaire, haut, recouvert de verre, dépoli avec le temps et avec le vent. Dans la présentation qu’on lui avait faite du site, on lui avait expliqué, à lui et à quelques dizaines de nouveaux travailleurs, que cet immeuble accueillait toute la partie administrative de l’entreprise et que son architecte l’avait pensé à l’image de l’immense building des Nations Unies de New York. Mais à l’image ou pas, Michaël le trouvait laid. Il avait l’air désuet, vieux et complètement décalé, surtout dans un pays aux standards de design architectural aussi pointus.
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Michaël avait beaucoup voyagé. Il en savait quelque chose. Il en avait vu des immeubles, de toutes les formes, de toutes les couleurs. Il en avait même peut-être trop vu et c’est pour ça qu’il avait choisi Kiruna. Il avait entendu il ne savait plus trop où qu’ici se trouvait la plus grande mine souterraine de fer au monde, creusée sous la ville, à l’abri des regards. Il avait aussi appris que le salaire des travailleurs, au départ non-qualifiés, était parmi les plus hauts du pays qui, lui, avait presque le meilleur niveau de vie du monde. Il n’en avait alors pas fallu plus. Toujours curieux, toujours en fuite, toujours à vouloir voir ailleurs, Michaël s’y était installé, en plein hiver.
Cela fait maintenant plus de six mois qu’il travaille pour LKAB, la compagnie minière. Il avait été embauché sur le champ. Il avait juste dû prouver qu’il parlait anglais, comme tout le monde ici, et il avait été pris. Les formations étaient offertes et gérées par l’entreprise. Il n’avait eu à s’occuper de rien, ce qui lui était allé très bien.
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Il est 21h47, le bus ne devrait plus tarder maintenant. Derrière lui, l’entrée béante de la mine crache sa condensation, aussi épaisse que de la fumée. Mais la mine n’est pas en feu. Ce n’est que l’air ventilé des entrailles de la Terre, qui en ressortant subit un changement drastique de température et forme une brume blanche et résistante. Michaël a pris l’habitude de l’admirer chaque soir, avant le début de son shift.
Le bus n’est plus loin. Il l’entend facilement approcher dans le calme de la nuit et des abords de la mine. Il se prépare et se met en file derrière ses collègues. Le bus arrive, ouvre sa porte et tous montent. Plusieurs employés sont déjà là. Ils discutent en suédois et Michaël ne saisit pas la moitié de ce qu’ils disent, ce qui ne le dérange pas vraiment, car il aime être en lui-même, ne pas être dérangé par les mots des autres.
Le bus démarre et pénètre dans la mine. Michaël se retourne et jette un dernier coup d’œil à la lumière des étoiles qui diminue rapidement, avant de n’être plus qu’un rond au bout du tunnel et enfin de disparaître. La route descend. 13% de dénivelé continu jusqu’au cœur de la Terre. Plus de lumière, même artificielle. L’obscurité. Presque totale. Plus facile pour les autres véhicules de repérer les phares de ceux qui viennent en face.
Le tunnel descend, descend. Le bus dépasse plusieurs embranchements sans en prendre aucun et sans ralentir. À l’intérieur, le même groupe de Suédois discutent toujours et rient joyeusement. Michaël essaie de les ignorer. Puis ils tournent. -513 mètres. Les oreilles de Michaël se débouchent enfin.
Le bus s’arrête au milieu d’un tunnel, bien plus large et bien plus haut que les précédents. Tout le monde descend et chacun se dirige vers son poste, se salue et se dit à tout à l’heure. Michaël, lui, ouvre une porte et arrive dans une salle de contrôle. Sur le mur du fond s’étale une douzaine d’écrans, diffusant des images de tunnels mal éclairés et de machines difficiles à définir. Dessous, une table est occupée par plusieurs consoles aux multiples boutons et manettes, et à cette table se tient une femme, le regard rivé sur les écrans et les doigts se baladant sur les consoles. Michaël entre, enlève sa veste et l’accroche près de la porte.
« Hej Liv !
- Hej Michaël, lui répond-elle sans se retourner. 
- Comment a été ta journée ?
- Bien bien, merci. »
Puis elle lui explique où elle en est. Ce qu’il reste à faire pour préparer les explosions de la nuit. Rien de très excitant, ni de très nouveau pour Michaël, puisque c’est ce qu’il fait chaque soir et chaque nuit depuis qu’il travaille à LKAB. Faire exploser la roche. Toujours entre 01h00 et 01h15, quand il y a le moins de travailleurs sous terre, qu’une petite vingtaine. Pour éviter les risques, au cas peu probable où le morceau de montagne dans lequel ils creusent depuis des dizaines d’années déciderait soudainement de s’effondrer sur lui-même, tuant au passage les mineurs présents et faisant s’écrouler la moitié de la ville de Kiruna, juste au-dessus.
« Bonne nuit, Michaël.
- Merci. À toi aussi.
- Merci. »
Liv se dirige vers la porte, puis s’arrête.
« Et peut-être qu’on pourrait se boire un café chez Bjöhrns demain matin, si tu n’es pas trop fatigué.
- Oui pourquoi pas. Si mes yeux s’ouvrent encore que je sors.
- Oui… »
Michaël se retourne vers les écrans. Liv enfile sa veste et sort de la salle de contrôle.
Enfin seul.
Michaël aime bien Liv. Elle est Suédoise et répond plus ou moins au cliché que le monde s’en fait. Grande, fine, blonde aux yeux bleus, sourire discret. Mais au delà de ça, ce qui lui plaît vraiment, c’est son état d’esprit indépendant et surtout sa bonne humeur, chose assez rare en Suède et plus particulièrement au Nord, où les gens sont le plus souvent fatigués de sans cesse lutter contre le froid et les caprices solaires.
Michaël met en place les commandes et se demande ce qu’il ait venu faire ici, au final. Travailler dans une mine à l’autre bout du monde n’était pas ce qu’il avait prévu, pas ce qu’il voulait faire quand il était petit. Il était arrivé là sur un coup de tête. Il voulait voir à quoi le monde ressemblait là où le soleil ne se levait pas deux mois par an, où il ne se couchait pas deux mois par an et où les températures chutaient de -10°C à -35°C, dès qu’il disparaissait.
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À l’époque, rien ne le retenait chez lui, en Suisse. Il n’y trouvait sa place nulle part. Après des études commerciales, il avait tenté sa chance dans le trading, s’était même fait un petit pécule, mais avait assez rapidement perdu tout intérêt pour ce domaine. Il brassait du vide et s’en était assez vite rendu compte. Il lui fallait quelque chose de plus concret pour remplir sa vie, et ce n’est pas sa famille, ni ses relations sans lendemain qui allaient l’aider dans ce sens. Il se sentait, au contraire, de plus en plus déconnecté de la vie et des gens qui l’entouraient, tout en se sentant étouffé par eux. C’était un sentiment très étrange, paradoxal, qu’il n’avait jamais réussi à définir. Il n’y avait qu’une chose dont il était sûr, c’est qu’il n’était pas à sa place là-bas. Les voyages qu’il entreprenait plusieurs fois par an le soulageaient, lui faisaient reprendre sa respiration, mais chaque retour au pays était plus difficile que le précédent. Alors une fois, il s’était dit qu’il ne reviendrait pas et il était parti, comme ça, du jour au lendemain.
Il avait vu passer sur Facebook la publication d’un de ses amis qui voyageait souvent comme lui et qui commentait sa récente visite dans la mine de fer de Kiruna, photos à l’appui. Cette publication avait retenu son attention, il avait fait quelques recherches et s’était simplement dit pourquoi pas. Ce n’était qu’une question de timing finalement. Il aurait vu une publicité vantant les beautés de Dubaï et ses opportunités salariales, qu’il aurait peut-être aussitôt sautée dans un avion d’Emirates.
Il avait fui. Il s’en rendait compte maintenant, depuis que l’habitude d’être ici s’était installée en lui. Mais il aimait la vie à Kiruna. Simple et sans prétention. Ici, on vivait près de la nature, près de la terre, sous la terre même, dans son cas. Ça lui plaisait et c’était tout ce qui importait. Sa vie commençait même à ressembler à quelque chose de concret, plus à une vie de transit ou à une vie de refuge. Il avait accepté Kiruna telle qu’elle était et elle l’avait accepté en retour.
Même chose pour le travail à la mine. Bien sûr, ça n’avait pas été tout le temps évident, surtout au début. Jamais il n’avait pensé faire ce genre de travail et l’équipe, presque exclusivement suédoise, avait mis un peu de temps à l’accepter. Maintenant ils l’adoraient, toutes et tous. Il était passé d’une curiosité un peu exotique à un membre à part entière.
Encore deux charges et on pourra y aller.
Depuis l’un des tunnels labyrinthiques de la mine, Gunnar lui fait un signe. Michaël le voit sur l’écran, appuie ensuite sur plusieurs boutons et actionne un stick de commande. De l’autre côté des caméras, le bras d’une machine se soulève et entre dans un trou fin et long, creusé à même la roche par une autre machine, plus tôt dans la journée. Michaël appuie sur un autre bouton et le bras commence à appliquer le matériau explosif sur les parois du trou, puis se retire. L’opération se répète encore deux fois et l’heure d’aller déjeuner dans le restaurant souterrain, situé quelques centaines de mètres plus haut, arrive.
Il est presque minuit. Gunnar y est déjà et Michaël doit le rejoindre. Il remet sa veste, sort de la salle de contrôle, puis reprend un bus. Il regarde par la fenêtre les réflecteurs lumineux fixés sur les parois du tunnel.
Peut-être devrait-il faire un effort pour que sa vie ici devienne vraiment une vie, faite de choix, de perspectives d’avenir et d’engagement. Il n’en est pas loin, il le sait, mais ce n’est pas encore ça. Il se demande pendant combien de temps il pourra encore fuir cette évidence. En prendre conscience est le premier pas, se dit-il pour se rassurer, le plus difficile même.
Il ira prendre ce café avec Liv, plus tard, au lever du jour. Même si ses yeux commencent à se fermer. La compagnie de Liv les aidera à se rouvrir, il en est persuadé.
Michaël regarde toujours les réflecteurs qui défilent, la tête contre la vitre. Rester seul n’est plus une perspective d’avenir, pense-t-il alors en se souriant à lui-même.
Prochain portrait : CHARLOTTE, 29 avril
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surlespaves-linstant-blog · 6 years ago
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ANA
Il fait beau aujourd’hui. Beau, mais pas très chaud. Il y a à peine une heure, une averse de neige tombait sur la ville. Les flocons flottaient gentiment dans l’air et n’avaient pas l’air pressé de finir leur chute sur le sol. Ana les voit encore. Si frêles et si légers. Elle aime les observer, les admirer. Enfin surtout quand elle le peut, quand il neige et quand tout ne fond pas dans la seconde, comme aujourd’hui.
Ana ne se rappelle pas de tous les hivers de sa vie, mais est persuadée que celui-ci est un des plus doux qu’elle ait connus. Et ça lui plaît. Car même si elle est née en Suisse, elle a toujours préféré l’été à l’hiver. On est toujours de meilleure humeur quand il fait beau et quand il fait chaud. C’est ce qu’elle appelle « le pouvoir du soleil », qui n’est d’ailleurs pas que réservé à l’été, selon elle. Celui du mois de février par exemple lui plaît aussi tout particulièrement. Le pire mois de l’année, pour certains, mais pour elle, le mois durant lequel elle vit le jour il y a plus de huitante ans. Rien que pour cela, elle n’autorise personne à le dénigrer. Ana est une femme de l’été, certes, mais elle est avant tout une enfant de l’hiver.
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En février, le soleil est unique, car il vous prend par surprise. Il fait froid, il vente, le ciel est gris et soudain un rayon vous touche et change le cours de votre journée. Tout est dans le contraste. Elle aime ce soleil inattendu qui brille souvent plus férocement que celui de juillet. Et elle en sait quelque chose, car en ce moment-même, il la regarde, du haut de ses beaux nuages qui parsèment le ciel bleu. Elle, plus bas, est assise sur un des bancs du parc de Mon-Repos. Impossible à trouver en été, ces bancs sont toujours libres à cette période de l’année et Ana est une des seules à savoir en profiter, comme en témoigne facilement la fréquentation du parc en ce jeudi où la température s’élève très légèrement au-dessus de zéro.
Aujourd’hui, elle a choisi une veste polaire rouge un peu gonflante, mais bien taillée, et un pantalon bleu-marine en toile, sous lesquels elle porte des collants en laine serrée qu’elle a fabriqués elle-même, car elle aime tricoter.
Ana n’a pas d’enfants. Elle n’a jamais été stérile ou malade, elle n’a tout simplement pas voulu en avoir. Du coup, elle n’a pas de petits-enfants non plus et donc pas de pull-over à leur tricoter pour Noël ou pour leurs anniversaires. Elle ne tricote que quand elle a besoin d’un vêtement particulier, un vêtement qu’elle n’a trouvé en magasin que sous l’appellation Made in Bangladesh, Made in Vietnam ou Made in China, et qu’elle s’est bien évidemment abstenue d’acheter. Ce n’est pas parce qu’on est âgée que l’on se désintéresse du monde moderne.
Le soleil est toujours là. Ana ferme les yeux et ses rayons lui caressent le visage. Ils la revitalisent. Elle le sent. La vitamine D entre par ses pores et lui offre de l’énergie gratuite, sans conservateurs, ni exhausteurs de goût. Elle sourit. Elle est heureuse. Pas parce qu’elle est vieille, mais parce qu’elle est en vie. Il lui a fallu du temps pour comprendre cela, mais une fois qu’elle l’eut compris, il n’y avait plus moyen de faire machine arrière. La vie lui avait offert un cadeau qu’elle n’ouvrait que maintenant. Alors elle en profite, chaque jour que Dieu fait.
Ana penche légèrement la tête en arrière et respire profondément l’air froid et revigorant de l’hiver. Elle sourit. Bien sûr, c’est un cliché. Elle le sait. Mais qu’est-ce que ça lui fait du bien.
Puis elle écoute. Elle se concentre sur les bruits alentours, sur la rumeur de la ville au loin, sur les bruits discrets que font les oiseaux quand ils passent d’une branche à l’autre, sur le souffle du vent qui joue avec les angles du Tribunal Fédéral, grand et immobile, derrière elle. Rien ne se passe et pourtant tout se passe en même temps. Ana adore ce paradoxe.
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Soudain, des pas sur le côté. À gauche. Lents et hésitants. Le bruit d’une canne, léger, mais qui racle suffisamment sur les graviers du chemin pour être perçu. Ana ouvre les yeux et tourne lentement la tête. Un vieux, c’est bien ce qu’elle pensait. Qui d’autre ici, un jeudi après-midi de février ? Il s’approche doucement, à son rythme. L’a-t-il vue ou ne passe-t-il par-là que par hasard ?
Elle croit le reconnaître. Plus il approche et plus son visage lui dit quelque chose. Peut-être l’a-t-elle croisé à la Migros ce matin, ou un autre matin. Ah mais oui, elle voit. C’est un certain Monsieur Gaillard, sauf erreur. Un homme de son quartier, ancien cheminot si sa mémoire ne lui fait pas défaut, d’où cette allure voûtée et cette impression que si le vent forçait un peu il pourrait se renverser.
Il n’est plus qu’à quelques mètres d’elle. Il la voit enfin, ou bien a attendu jusqu’à maintenant pour lui montrer qu’il l’avait vue. Même s’ils sont vieux, les hommes restent des hommes. Il la salue, lui sourit et elle doit encore attendre quelques secondes avant qu’il n’arrive à son niveau et entame la conversion. « Madame, comment allez-vous ? M’autoriseriez-vous à m’asseoir ici, à côté de vous ? Mes jambes faiblissent plus vite avec ce froid.
- Bien sûr, Monsieur. La place est libre. Je n’attendais personne.
- Très bien. Merci. »
L’homme s’assoit, laborieusement. Il lui ferait presque pitié, mais elle sait très bien qu’avoir pitié est une marque d’irrespect et que si quelqu’un est en difficulté, ce n’est que très rarement de sa faute. Laissons à cet homme son honneur.
« Vous venez souvent ici, Madame… Madame ? »
Les vieilles recettes sont toujours les meilleures.
« Brechbuhl, Madame Brechbuhl.
- Ah. Enchanté, Madame Brechbuhl. Ici Monsieur Gaillard, pour vous servir. Nous nous sommes plusieurs fois croisés, je crois, mais encore jamais présentés. Comme quoi il n’est jamais trop tard.
- Non, en effet. Il n’est jamais trop tard pour quoi que ce soit. »
La conversion continue. Ana la connaît presque par cœur. Elle en a mené des dizaines comme celle-ci et sait maintenant en décrypter chaque réplique, sûrement tout autant que ce Monsieur Gaillard, qui a de beaux restes et a dû lui aussi briser plusieurs cœurs durant de ses jeunes années.
Avec l’âge, les hommes sont moins timides et moins lourdauds, se dit-elle. Ce qui est très appréciable. La vie leur a appris que ne pas respecter les femmes était une erreur qui au final les desservait plus eux que nous. Nous sommes habituées à lutter, alors qu’eux, sans femmes, se retrouveraient seuls et n’auraient plus personne à qui se plaindre, à qui raconter leurs malheurs de mâle.
Mais cela n’empêche pas le désir. Nous autres, femmes, tombons aussi dans les mêmes pièges, et ce plusieurs fois. Un bel homme, qu’il soit jeune ou âgé, reste un bel homme. Tout est dans les yeux, leur profondeur, la manière qu’ils ont de tomber dans les vôtres. Les jeunes croient qu’avec l’âge le désir et l’appel de la chair disparaissent. S’ils savaient.
La conversation s’étend. Monsieur Gaillard est charmant. Il lui demande de l’appeler Ludovic et elle lui dit qu’elle, c’est Ana. Des scènes lui reviennent alors en tête. Des parades quasi-similaires, ici-même à Mon-Repos, ou au bord du lac et ailleurs, dans des cafés l’hiver ou sur l’herbe l’été. Peu de choses ont changé finalement et elles ne changeront peut-être jamais. Pourquoi le devraient-elles ? L’amour et le respect sont si beaux quand ils se trouvent enfin.
Ana revoit le parc au printemps de ses vingt ans. Aussi beau qu’il le sera dans quelques mois. Les sourires seront à peu de choses près les mêmes. Les baisers aussi. Elle se voit, elle, à travers les yeux de ceux qu’elle a aimés et elle non plus n’a pas changé.
L’été est pour les jeunes, l’hiver pour les vieux, aimerait-on nous faire croire. Mais ce n’est pas parce qu’on est vieux que l’on doit se sentir vieux. Ana, elle, ne sent pas vieille et apparemment Ludovic non plus.
La conversation arrive alors naturellement à une pause. Ana en profite et s’excuse. Elle a rendez-vous avec une amie. Se faire désirer est une affaire de tous les âges.
Ainsi, elle se lève et comme elle s’éloigne, elle sent le regard de Ludovic sur elle, sur son dos, sur ses jambes et sur ses fesses. Un léger sourire naît sur ses lèvres. Serait-elle en train de vivre ses plus belles années ? C’est ce qu’elle espère, c’est ce qu’elle croit.
Et ne serait-ce pas le printemps, finalement ? se demande-t-elle. Le mois d’avril, par exemple ? Quand les amours renaissent et s’épanouissent dans nos cœurs rêveurs. Peut-être. Ana ne fait plus attention au temps qui passe. Elle ne profite plus que de l’instant. Et alors que son sourire grandit, elle se tourne vers le soleil et lui envoie un baiser, qu’il attrape aussitôt à la volée.
Prochain portrait : MICHAËL, 15 avril
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surlespaves-linstant-blog · 6 years ago
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SÉBASTIEN
Par la fenêtre du wagon, le paysage urbain, désolant et désolé, défile sans but et se reflète sur les rétines fatiguées de Sébastien. Le train est presque vide à cette heure-ci. La plupart des gens ont fini de travailler il y a déjà plus de cinq heures et sont presque tous rentrés chez eux. Lui n’est que sorti maintenant. Il vient de terminer son shift au McDo de la gare et il est déjà 22h25.
Ses collègues sont presque tous des étudiants ou des étudiantes, jeunes et souvent beaux, jeunes et souvent belles, alors que lui a déjà vingt-neuf ans et ne se trouve pas très beau. Il sait qu’aujourd’hui, continuer ses études au-delà de trente ans est devenu possible. Certains étudiants, ici et ailleurs, ont donc le même âge que lui. Vingt-neuf ans. S’il avait fait des choix différents, il serait peut-être comme eux, étudiant à presque trente ans. Mais ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. Pas du tout.
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Sébastien a quitté l’école à vingt ans, avec en poche un bout de papier dont il ne savait pas trop quoi faire. CAP Maçon, comme son père. C’était une bonne idée, s’était-il dit. Il aurait au moins l’approbation de quelqu’un, une fois dans sa vie. « C’est un métier qui ne connaît jamais la crise, mon fils. On a toujours besoin de maisons. Toujours. » Sauf bien-sûr quand on tombe de l’échelle, qu’on se casse la hanche et qu’on doit aller une fois par mois chez le physio pour contrôler tout ça. Pour combien de temps ? « Difficile à vous dire, Monsieur. Cela dépend des avancées de la rééducation. Peut-être pour le restant de vos jours. »
Du coup, il s’est fait licencier, à à peine vingt-quatre ans, congé maladie trop long, et a passé plusieurs années au chômage, avant de trouver un poste ici, en cuisine, là où il ne doit ni sourire, ni feindre le moindre intérêt pour autrui.
Tout ça n’a rien d’extraordinaire pour lui. C’est un battant, un homme. Son histoire est celle de notre époque, injuste et peut-être même un peu triste, mais une histoire comme on a l’habitude d’en entendre un peu partout et que les gens ont d’ailleurs marre d’entendre, car la leur est tout aussi triste et banale. Que ce soit la sienne ne change donc pas grand-chose, pour lui comme pour les autres. Tout le monde a ses problèmes, comprenez-vous ? Il a déjà vu bien pire à la télé, mais bien mieux aussi.
Il regarde toujours à l’extérieur. Les murs anonymes, les graffs un peu moins anonymes, les graviers qui bordent les rails, les entrepôts éteints et d’autres bâtiments peu éclairés, au loin. La vibration des roues sous ses pieds. Il connaît chaque courbe de la ligne par cœur, chaque virage amorcé, et n’a plus besoin de penser pour positionner ses pieds.
Puis soudain, l’empilement des voies, à  l’horizontal, parallèles, vides, mais qui doivent bien servir à quelque chose. Et très vite son arrêt. Le train frêne lentement. Il arrive à Renens, petite banlieue populaire de l’ouest lausannois.
Il aurait tout aussi bien pu prendre le bus, le n°17 par exemple, ou même le M1. Mais travailler à proximité d’une gare lui offre l’avantage de pouvoir parcourir cinq kilomètres en tout juste six minutes. Il faut bien que cela serve à quelque chose. Les gares lui ouvrent des multitudes de possibilités. Le monde lui tend les bras. Chaque matin, chaque après-midi, chaque soir. La Suisse, mais pas que. La France, l’Italie, l’Allemagne et au delà. Mais il n’a jamais été plus loin que Renens, ou des fois Montreux et Genève, quand sa famille restée en France vient le visiter quelques jours. Pour l’instant donc, Renens lui suffit. Le reste du monde peut attendre.
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Dehors, il fait froid. Les Saints de Glace ont plus d’un mois d’avance, on dirait. Ça fait longtemps qu’il ne comprend plus rien au climat de toute façon. Il descend la rampe et se retrouve dans le tunnel froid qui passe sous les voies. Comme le train, il est lui aussi presque désert, si ce n’est pour ce vieil homme apparemment ivre qui hurle des choses difficilement compréhensibles aux murs, qui selon lui l’empêchent de passer. Nous ne sommes pourtant que lundi.
Quand il sort du tunnel, le nouveau McDo récemment ouvert à la sortie nord de la gare de Renens lui fait une petite piqûre de rappel. Peut-être pourrait-il demander son transfert ici. Il aurait encore moins de chemin à faire. Il arrive à son niveau et regarde à travers les vitres. C’est le même spectacle, la même mascarade qu’il connaît bien, par cœur même. Il baisse le regard et continue.
Dans sa main, le sac plastique Aldi bruisse à chacun de ses pas. La double-pizza surgelée Prosciutto e Funghi de la marque Cucina Nobile sera ce soir accompagnée d’une bouteille de Castillo de Viñaral – Gran Reserva, qu’il n’a choisie que pour l’espèce de filet doré et étiré qui l’habille. Cela suffira à le faire voyager. La campagne toscane dessinée sur le carton de la pizza et les armoiries toutes royales de l’étiquette du vin. Cet exotisme abordable le ravit et penser à autre chose fait de toute façon défiler plus vite le trottoir. Alors il continue.
Sébastien se rappelle de la caissière d’Aldi qui lui a souri. J. Monteiro indiquait son badge. Jessica, Joana, Justine, Jade ? Elle était mignonne. Pas exceptionnellement belle, mais assez pour vouloir faire sa connaissance, mieux la connaître, apprendre son histoire, partager avec elle ses passions, l’emmener au restaurant, etc. Et il aimait son sourire. Candide et franc, sans hypocrisie apparente. En partant, il avait cependant fait l’erreur de se retourner et avait vu le même sourire adressé au client qui attendait derrière lui dans la file. Il aurait pourtant dû s’en douter.
L’immeuble est moche. Il l’a sûrement toujours été, mais dans la nuit, ça ne se voit pas trop. Sébastien compose machinalement le code d’entrée et pousse la porte. À l’endroit précis où il pose la main, il remarque le bois abimé, décoloré et lissé aux contacts quotidiens de dizaines de mains. Nous avons tous la même façon d’ouvrir cette porte, pense-t-il. Nous avons tous nos habitudes, insoupçonnées et inconscientes. Celle-ci nous est commune et c’est sûrement la seule d’ailleurs. Celles qui suivent n’appartiennent qu’à chacun, et heureusement. Il n’aimerait pas que quelqu’un voit sa vie. Dans la même idée, les rituels des autres habitants restent pour lui un mystère, qu’il n’a aucune envie d’élucider, alors que lui connaît le sien sur le bout des doigts. Par cœur.
Allumer la lumière du hall d’entrée. Passer devant les boîtes aux lettres. Regarder son nom gravé sur la petite plaque métallique. Sébastien Jaques. C’est bien lui. Il existe toujours. Ne pas relever le courrier. Il ne reçoit de toute façon plus que des factures. Depuis l’avènement d’Internet, les bonnes nouvelles sont numériques, et encore quand il y en a. Traverser le hall. Monter les deux étages à pied. Pas d’ascenseur dans un immeuble si vieux. Préparer la clef en arpentant difficilement les dernières marches. Presque à bout de souffle. Insérer la clef dans la serrure, la tourner. Ouvrir la porte, l’entendre grincer. Entrer. Se dire encore une fois qu’on passe tout juste, qu’il faudrait peut-être perdre du poids. Arrêter de repousser la décision, la vraie. Mais pas ce soir. Trop besoin du réconfort de la nourriture. Et de l’alcool.
Puis se changer. Enfiler un training. Ample et confortable. Allumer le four. Servir le vin. Dans un verre, quand même. Lancer Netflix. Choisir sans trop réfléchir. Presser sur le triangle. S’interrompre pour enfourner la pizza, puis dix minutes plus tard pour la sortir. L’engloutir sur le canapé. Devant la télé. Le tout entrecoupé de gorgées rougeâtres, de la fameuse Gran Reserva. Se sentir alors brièvement privilégié. Mais le vin laisse des traces acres sur les dents.
Puis se réveiller. Êtes-vous toujours en train de regarder Osmosis ? lui demande l’écran. L’éteindre. Se lever et se trainer jusqu’au lit grinçant. S’endormir. Dormir. Disparaître durant les heures qui suivent. Alors qu’on aimerait le faire plus longtemps. Peut-être pour toujours. Ne plus se réveiller. Ne plus être un cliché.
Puis se réveiller. Encore. Sortir de la mort. Recommencer. Nouvelle journée. Ou bien la même ? Presque identique. Alors pourquoi continuer ? Pour qui ? Pour moi ? Et pourquoi réfléchir est-il si fatiguant ?
En descendant, il repasse devant les boîtes aux lettres, mais ne relève toujours pas le courrier. Sur la plaque métallique, son nom le regarde encore une fois. Il détourne le regard et sort. Derrière lui, la porte du hall d’entrée se ferme avec un bruit sec. Il repense à toutes les mains qui quotidiennement se posent sur elle et commence à rêver à celles qu’il aimerait, un jour, sentir se poser sur lui.
Prochain portrait : ANA, 7 avril
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surlespaves-linstant-blog · 6 years ago
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SUR LES PAVÉS, L’INSTANT : instantanés de vies croisées
Les instants font les histoires, comme les histoires font les instants. Dans la rue, dans le métro, à la caisse d’un magasin, à la terrasse d’un café, quand vous courez pour attraper le train. Les instants fourmillent, tout autour de vous, tout autour de nous, et souvent, nous les partageons avec quelqu’un, dans la brièveté d’un regard, dans le souffle d’un parfum ou dans la surprise d’un sourire. De ces instants peuvent alors naître des histoires, des tranches de vie qui n’ont pour théâtre que notre imaginaire. On se questionne. Où court celle-ci ? Qu’y-a-t-il dans le sac de celui-là ? Pourquoi ne sourit-elle pour personne d’autre qu’elle-même ? Pourquoi a-t-il l’air si triste ? Des vies croisées en un instant, puis imaginées dans les quelques secondes qui suivent, avant d’être parfois trop vite oubliées sous le poids de nos propres histoires.
Avec Sur les pavés, l’instant, nous vous proposons de découvrir avec nous certaines de ces vies imaginaires, en texte et en image. Des portraits qui nous ont été inspirés par le quotidien, par ce qui trame toujours quelque part autour de nous, par ces hommes et par ces femmes que nous voyons souvent, mais que nous ne voyons pas vraiment.
Chaque lundi, découvrez ainsi un nouveau portrait, en intégralité sur Tumblr et en partie sur Facebook et Instagram.
Premier portrait : Sébastien, 1er avril
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