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Pas pas

© Photo Patrick Bailly-Maitre-Grand - Série APOLLO 11 (2011)
Pas pas, tes mains jadis si fines saupoudrant les pâtons d’une mince couche de farine si blanche ; Ton « quoi de neuf ? » qui me prenait toujours de court et auquel je répondais maladroitement pour donner corps à une idée possible de fils ;
Pas pas envie de suivre tes traces ; alors j’ai marché à mon tour à tâtons, insoucieux des crépuscules que je voyais poindre derrière toi… ;
Toi, un peu fier quand même que je marque mon sillon ; pas que je le reprenne où tu l’as laissé, non.
Et puis, père à mon tour, ce « au temps pour toi » que tu me lançais en silence, alors que nous semblions pour la première fois marcher du même pas. Depuis la nuit des temps, alors ?
La croix des pères : rappeler les fils à la pesanteur et verser du plomb dans la tête, toujours ? Tout en les rêvant passages et en les invitant à aller faire un tour dehors… Pourquoi tuer le père s’il suffit d’avoir la patience de le rejoindre en ce point de surplomb où on se rend compte avec effroi que les traces désormais sont derrière soi ? Et où on demande à son tour à sa progéniture « ohé, t’es dans la lune ? »
Jean Philippe Henry
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Bains romains

Et ne devrais-je pas, m'enflammant de courage, ramener à la vie une aussi belle image ? Goethe - Faust
Des portes claquent. Des gens entrent et sortent des personnages.
Enfant, tassé comme mes pairs sur le velours rouge des grands théâtres, j'avais peur. Du silence qui s'imposait autour de moi et de la parole là-bas, peur par dessus tout à l'idée qu'un comédien puisse me voir. J'avais l'impression d'être là en fraude, de me rincer l'œil, de ne pas avoir ce regard neutre et attentif que je tâchais de copier sur mes voisins de rangée. Alors c'était sûr j'allais être repéré, montré du doigt, tout allait basculer. Même si le regard des acteurs s'égarait loin au dessus de ma tête, je redoutais de le croiser...
Somnambules acharnés à leur fil, il ne tenait qu'à moi de les faire tomber ; il m'aurait suffit de saisir une intention.
Cela n'arriva jamais.
Il y a beaucoup d'ironie à mettre en scène un spectacle dans un lieu (les bains municipaux) où les hommes se montrent habituellement sans fard ; où l'alchimie des corps nus tourne à l'Émoi faïencé...
En apparence, la nudité des bains est exceptionnelle : elle nous fait sortir du cours habillé des choses comme le théâtre semble étendre les frontières de l'existence.
Mais ici les baigneurs s'offrent l'un à l'autre le spectacle de leurs corps soigneusement aseptisés, là les acteurs monnayent leurs épanchements codifiés. Tout peut se produire, mais n'a aucune importance, rien ne se passe car ce n'est pas le lieu. "Ne pas se rendre au théâtre, c'est comme faire sa toilette sans miroir" prétend Schopenhauer ; et c'est cette triviale prétention hygiéniste du théâtre qui empoisonne les levers de rideau.
Alors que voit-on ?
Le photographe ajoute à la représentation son point de vue, et découpe une silhouette massive dans l'imaginaire.
Devant les corps nus qu'il occulte, l'ange bleu s'empare de la scène ; séparé des autres qu'il semble ne pas pouvoir toucher, il est notre émissaire ambigu. Médiateur infidèle, il nous cache ce que nous l'avons envoyé voir, et bredouille en guise d'excuse qu'il n'a pas voulu la séparation.
Et pourtant, il sait nos regards, qu'il porte et relaie, lui, le photographe.
Alors se brise la sale petite dialectique à trois : de soi vers la scène et retour vers son voisin immédiat dans l'obscurité coupable. Le voisin a disparu, il s'est fondu dans le spectacle. Le lieu même n'existe plus, ni le temps, ni les anciennes unités. Il n'y a plus que moi et l'image, et une féroce envie d'applaudir à tout rompre...
Jean-Philippe Henry
Photo : © Alain Willaume. Musica 1987. 40 x 60 cm Collection La Déclaration. De la Femme, 1994 - Éditions In Extremis
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Edward Snowden : "Dire que le respect de la vie privée n'a pas d'importance parce qu'on n'a rien à cacher c'est comme dire que la liberté d'expression n'a pas d'importance parce qu'on n'a rien à dire. Les droits et libertés existent au delà des individus et du moment présent". #PRIVACY
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Petite Photo
“Il l’appelle Petite Photo” - Ulysse, James Joyce
© Henri Pribik « Tchécoslovaquie » 1960. Original 26 x 20 cm.
L’enfant-pantogaphe entre en gare dans son train électrique, avec ce professionnalisme exaspérant propre aux enfants. La photo capte à quai cet air de « petite chose déplacée », qui ferait douter de tous les paradis, perdus ou pas. Pribik en doute aussi, qui multiplie les clichés, renonce à prendre l’enfant sur le vif, préférant saisir par recoupements cette réalité qui lui échappe mais persiste. Quelque chose comme une innocence construite et raisonnée, qui pourrait se résumer dans un axiome : l’innocence, c’est avoir l’air déplacé.
L’enfant, sagement arrimé dans le compartiment trop grand pour lui, se sait attendu et se cramponne sans plus y penser à cet alibi commode. La jalousie du photographe l’effleure à peine : il n’a que faire de la jalousie des grands, à la recherche désespérée de cette manière d’absence. La construction de Pribik ressemble à ce truc de théâtre qui consiste à grimer des enfants en marionnettes manipulées par des fils : les pantins se libèrent ensuite du marionnettiste, dont l’action, qui semblait déterminante, devient superflue.
Le photographe construit un cadre à l’innocence de l’enfant, non pour la révéler ou la souligner (c’est inutile), mais pour en réclamer sa part. La présence du contrôleur agace ici : son rôle dans la photo est d’oblitérer la présence couillonne de l’enfant, le composter, le rectifier, le neutraliser : le croquemitaine attend, patiemment. Il sert à faire vieillir ce môme qui gêne l’adulte, trop à sa place. Sa présence à quai (« arrivé ») n’est pas un contraste appuyé mais un (re)père pour réancrer la photo qui chavire. Le contrôleur ? C’est çui-qui-dit-qui-y-est.
Il y a du père dans cette photographie ; peut-être même n’y a-t’il que du père : la mère est absente, hors champ, ou alors sublimée en mère matricielle, véhiculaire… En un sens, les photographes prennent la suite des pères : comme eux, leur action se résume à un bref jaillissement plus ou moins maîtrisé. Mais ce flash les hante définitivement : éternel retour d’un moment trop bref qui n’a pas pris corps dans leur chair. Lumière inféconde, aveuglante à ce titre. C’est aussi ce père machinal dont nous parle le photographe : papa me prend en photo et en pension le week-end, papa à la technique, avec ses grands bras articulés…
Les mères, elles, vieillissent mieux ; on les entend entre elles pontifier gravement : « Mon fils aussi est dans le nucléaire… » Pour elles, les fils sont arrivés, une bonne fois pour toutes. Mais face au désarroi des pères, que propose Pribik ? Il invente l’enfant perpétuel, celui du Palais des Glaces, murement réfléchi, fécondé « in vitro » par la mémoire et l’anticipation des hommes. L’enfant coincé entre deux plaques de verre (celles-mêmes de l’objectif), prêt pour la numération globulaire. Dans les mains du photographe qui assurément s’y connaît en cœurs purs et en chimie moléculaire !
Les reflets s’interposent comme les strates de la mémoire : Je vois et je me souviens. Les enfants en rappellent d’autres, en tous points semblables… Et le sien propre qu’on se garde sous le coude : on prend le polichinelle en photo, on l’enferme dans le tiroir, à côté de la mèche de cheveux pour filer ses vieilles quenouilles sentimentales.
Papa à maman : « Il ne changera donc jamais ! »… Non, il ne changera pas l’enfant collectionné, prêt à toutes les métaphores, englouti dans les annales de l’anonymat jusqu’à ce que tout s’arrête. Quand ?
(Texte paru dans “Prendre un enfant pour le sien” - Volume II de La Déclaration - Editions Rémanences - Strasbourg 1994)
Jean-Philippe Henry
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Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre.
Baudelaire
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Attentat dans un seau
© Suzanne Doppelt - De la série “Mange” - 1995
Sidération (pathol.) : « arrêt apparent des fonctions vitales »
Au pied de la lettre, quel état m'est plus familier ? Le seau résume le puits, et de corde en corde...
On regarde au fond non pour s'y mirer ni s'y jeter, mais avec l'espoir insensé que quelque chose en remonte... Idée absurde que « ça communique », qu'il n'y a pas de fond, agréable vertige des commutations infinies.
L'attente, deuxième figure de la sidération : le seau comme la photo, comme la lucarne de la télé, attirail d'une génération circonscrite, espace délimité où des choses peuvent se produire.
Il y a trop de monde dans nos soliloques, ça cause dans tous les postes. Reflets de reflets, nos soucis passent entre tant de mains, filtrés jusqu'à l'épuisette. Et appellent la recherche d'un peu d'intimité, petit rien à soi, marc de café où se lit l'essentiel.
Et puis les histoires d'eau et leur cortège de dissolution / fusion propres à séduire ma nature essentiellement contemplative. Petite cosmogonie portable, l'eau de la mère bien sûr, et l'indifférence aux éclaboussures. Certitude que tout ça ne peut pas croupir.
Beauté de ce qu'on puise, qui nous épuise, fragilité de l'Autre aussi, dont on sait qu'une simple brise brouillera l'image, les certitudes acquises.
Idée qu'il suffit de créer un cadre pour que l'autre apparaisse, convoqué pour soi seul, hors de tout contexte, pure surface d'une profondeur intime ...
Douleur de la création : oh pas la grande, la vraie, la littéraire (pourquoi puiser ceci plutôt que cela ?), non, la laborieuse par quoi jour après jour on s'oblige à recréer les autres, à les faire exister, un peu.
Contre toute logique les trouver plus intelligents ou plus beaux ou plus n'importe quoi pourvu que ça donne corps à ma création, qu'ils aient un surcroît de quelque chose que je n'ai pas et n'ai pu leur donner, un miracle qui me fasse oublier qu'ils me doivent tout, absolument.
Et cette rage aussi à vouloir tout digérer, sans limite, vaille que vaille, même ce qui m'est pour le coup parfaitement étranger, si sûr de pouvoir tout absorber, éponge tranquille, tout doux dans mon seau...
Au fond, deux sortes d'hommes : les uns consolident la veille le labyrinthe du lendemain, les autres brouillent les cartes au petit matin, jamais certains de retrouver leurs billes, toujours étonnés que les autres soient là, près d'eux.
Cramponnés à une marotte, ou une image, prisme capable d'anéantir d'un mot la complexité du réel comme parfois aussi un être de chair parvient à le faire, ceux-là se frottent les yeux et disent : « oui, c'est ça, peut-être... ». Puis, sentant venir l'aporie, envoient valdinguer d'un coup de pied rageur le seau et dedans l'image.
(texte écrit pour "Echo de sidération", exposition itinérante dans 12 sites (Paris, Nantes, Strasbourg, Lille…) avec des photographies de Tom Drahos, Suzanne Doppelt, Michael Kenna... - 1999)
Jean-Philippe Henry
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Le mitan
© jean daubas Passage, Strasbourg, 2012
Dans le mitan d’la vie, la rivière est profonde…
La petite flamme vacille et le veilleur - éméché et groggy Et empli à ras trogne de la hargne d’avoir été si mal traité En cherche la clé sous la lueur épatante du jour d’avant. Ombre portée par son ombre, où ses vains espoirs s’réverbèrent. Et l’art édenté murmure son effroi Et l’art au mur n’en a cure et l’homme à terre n’en peut mais Qu’un plaintif « t’éteins pas ».
(Extrait d’une commande de textes en contrepoint d’une série d’autoportraits photographiques de Jean Daubas présentés à la Galerie In extremis de Strasbourg en janvier 2016)
Jean-Philippe Henry
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Je suis mort parce que je n’ai pas le désir, Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder, Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner ; Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien, Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner, Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien, Voyant qu’on est rien, on désire devenir, Désirant devenir, on vit.
René Daumal, Poème, 1943
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L’imposture
« L’imposteur vous offre réellement quelque chose. Une certaine idée de votre propre nullité. Posez-vous alors la question suivante : « est-ce que tout cela existerait si je n’y étais pas ? ». Si la réponse est non, quittez la place. Vous êtes victime d’une imposture. Si l’imposteur vous dit qu’il va vous proposer « un large éventail de possibilités », demandez-lui de vous donner quelque chose à laquelle il tient. Ou frappez-le. S’il jouit d’une certaine autorité, vous avez le droit de la vérifier. S’il se contente de décrire l’autorité qui émane de vous, alors faites ce qui vous plaît ».
George TROW - Contexte sans contexte - p.91.
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"Je ne m'intéresse qu'aux choses qui contiennent la possibilité d'un sourire"
Jacques Bertrand, auteur d'une "Brève histoire des choses", sur le plateau de la Grande Librairie
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Le copyright
« Je suis ce qui ne vit que d'emprunt » Joë Bousquet
- « Je viens vous proposer une affaire que vous ne pourrez pas refuser ».
Dans le regard du banquier le soupçon l'emporta aussitôt sur l'impatience.
- « Je viens d'avoir 25 ans, je suis donc déjà financé pour un tiers. Vous n'aurez à assumer ni le coût d'études longues et inutiles, ni les risques inhérents au plus jeune âge. En somme vous prenez peu de risques. Mon offre est simple : financez les deux tiers restants et tous les droits dérivés vous appartiendront en retour. Sans aucune limitation : la télévision, la presse et le cinéma bien sûr, les réseaux sociaux, présents et à venir, et même la littérature. En somme, je m'offre de remplacer pour une somme forfaitaire extrêmement modique - et de façon permanente, j'y insiste -, toutes vos mascottes et égéries.
Financez ma vie dans son intégralité, et vous en aurez les droits si je parviens à en faire une œuvre. Unique, belle, montrable. Et si je ne parviens à rien, eh bien ce rien même sera à vous. Je suis las d’emprunter à la petite semaine, de convaincre vos pairs au mois, de passer plus de temps à gagner ma vie qu’à la dépenser… »
Abandonnant à regret l’outrenoir du Soulages leur faisant face, les yeux gris du banquier se noyèrent brusquement dans les miens.
- « Imaginons, je dis bien imaginons, que j’accède à votre demande pour le moins originale... Examinons ensemble ce que vous me vendez… Je n’ai pour l’instant devant moi qu’un jeune homme d’allure classique, aux yeux un peu trop cernés, sympathique au demeurant mais dont rien ne me laisse présager une carrière en quoi que ce soit exceptionnelle.
Avez-vous déjà trouvé un sens à votre vie ? Il n’en a pas été question… et votre projet même semble le démentir. Possédez-vous un talent particulier ? Rien ne l’indique. A moins que vous ne soyez atteint d’une maladie émouvante au nom compliqué ? Etes-vous à tout le moins représentatif de votre génération – je veux dire autrement que par le culot inouï qui vous a mené jusqu’à ma porte ? Pas davantage. Dites m’en au moins un peu plus sur votre courte histoire… »
Ah le gougnafier ! Ah l’enjôleuse ! Comme il tortille bien… Il me la joue pateline, évidemment avec mon nom il aura imaginé que je suis le fils de.... Tu vas l’avoir mon pedigree tiens. Alors, côté papa, l’argent comme dette d’amour inassouvi, la pension réclamée chaque mois, et le demi-frère par dessus qui du haut de ses 10 ans m’apostille : « si tu viens, c’est pour le chèque ». Côté maman, la vie de baltringue, une semaine Bentley et vacances aux Maldives, la suivante toute une bande, enveloppes de cash en main, à racheter nos propres meubles saisis et bazardés à Drouot…
Au sommet du triumvirat régissant ma frêle existence, le grand-père, aka l’Histoire, celui qui a vécu et me le narre, dans la pénombre de son appartement parisien, me dispensant par là-même de la fatigue d’avoir un destin. Quelques amis enfin, vibrions occupés comme moi à se voir grandir, comme autant de pistes, objets d’amusement ou d’égarement, c’est selon. A ma façon je les aime, je les comprends – on comprend quelqu’un très vite, quoiqu’on en dise. Après, on adopte ses manies, on s’y blettit. Mes amis… tous persuadés que je finirai par écrire ce grand roman sur l’argent dont je leur avais exposé les plans un soir de cuite.
Le banquier m’écoutait avec une attention amusée…
- « Evidemment, c‘est singulier, charmant même. Il y a quelque chose à creuser. Des personnages. Mais ce que veulent les gens c’est l’histoire en train de se faire, non l’annuaire de vieilles névroses. Pardonnez-moi, mais si vous voulez être notre mascotte, il faudra savoir plaire au plus grand nombre. Tout en restant unique, je vous l’accorde… A l’heure où les vies s’offrent gratuitement sur les plateaux de télé, je n’ai pas besoin de vous : je peux m’acheter une émission entière. Le quart d’heure de Warhol fonctionne à plein régime, les gens se battent pour nous raconter leur vie. Sans parler des réseaux sociaux ! J’ai l’impression que vous êtes plus vieux que moi, en tout cas moins au courant… »
Ne le laisse pas te banaliser, c’est leur seule technique. Pousse les feux mon gars, convainc une bonne fois pour ne pas avoir à convaincre toute ta vie.
- « Bon, bon… je vous fais provisoirement grâce de tout cela. Mais sur quel support imaginez-vous me vendre votre vie ? Etes-vous prêt à être filmé y compris dans votre intimité et celle de vos proches ? Votre entourage apprécierait-il de voir sa vie déballée par contrecoup ? Ne finiriez-vous pas immanquablement seul ? Et un solitaire n’ayant pas d’histoire, je n’aurais acheté que du vent. »
Ah ça, ça pourrait être cocasse, mes vies parallèles réunies dans un brouet filmé en continu, mes nuits interlopes, mes jours d’enfants sage, et l’ennui rendu visible, les heures consumées dans les rades et la vaine attente que quelque chose advienne…
- « … Si j’achetais en quelque sorte le copyright de votre vie, vous auriez non seulement le droit mais le devoir de faire des projets… Vous ne vous imaginez tout de même pas vivre comme un rentier ? D’ailleurs de quelle somme parlons-nous ? »
La voilà la question, la seule que j’aie tant soit peu anticipée, me répétant à voix basse « Une chose est sûre, il faudra ENORMEMENT d'argent », me fortifiant de sommes astronomiques, déclinées à pleines palettes de kilo-euros ; avec la certitude que j’aurai moins à redouter un refus brutal que des parcimonies mal venues, des pingreries émiettées par un bureaucrate tatillon.
Mais le chemin que j’avais parcouru en traversant les jardins de l'Observatoire ne m’avait malgré moi amené qu’à de bien pitoyables additions, dont la somme, aussi exorbitante fût-elle, ne parvenait pas à faire oublier ses origines : assemblées par les lois pures des mathématiques, c'étaient là mes désirs inaboutis, mes chimères enfouies que je chiffrais à grands traits. Je ne pouvais me répéter la somme obscène sans qu’elle se désagrège aussitôt en folies foncières ou vestimentaires, en projets farfelus dont il me fallait mentalement justifier l'utilité, rapporter encore une fois au total, abandonner ou compléter, recompter…
Sans parvenir à un chiffre pur, inentamé, abstrait, rond et clos.
Un chiffre dont moi seul aurais la clé, interdisant à quiconque de refaire la route dans l'autre sens, de la somme à l'être. Le nombre et l'oubli, cela seulement.
Sans le regarder, je griffonne à l’envers sur son sous-main le chiffre amnésique qui m’a couté tant de peine et qui, vu de mon côté, commence par une multitude de zéros.
- « En somme, ce que vous me demandez c’est de vous offrir ce qu’au temps de Balzac on appelait des « espérances ». Pour tout dire, jeune homme, je vous trouve un peu décalé dans vos exigences… Un ratage de notre système éducatif, sans doute, qui ne dispense plus de résignation en quantité suffisante. Et si j’acceptais ? Imaginez-vous les hordes de traine-savates, sauf votre respect, qui envahiraient nos agences en réclamant de voir eux aussi financer leur vie à tempérament ?
La somme est tout de même considérable… Que feriez vous de cet argent ? Son utilisation même ne devrait-elle pas montrer le rôle essentiel de la banque ? Son utilité pour la société ? Il nous faudra écrire le scenario, on ne peut pas vous laisser divaguer à l’improviste. Soyons clairs : si je vous donne une enveloppe globale, il n'y aura pas d'interactions...
Et puis il faudrait que je prenne personnellement les choses en main ; Si on suit les procédures habituelles de la banque, vous ne pourrez plus faire le moindre pas sans obtenir 15 signatures. »
Le soir tombe sur la moquette épaisse du bureau directorial. Ses questions et son sérieux m’ennuient, je n’ai déjà plus envie de jouer. Moi, toujours hanté par le trop-plein d’existence des autres, avec lui, ce petit homme volubile dont le débit m’étouffe littéralement. Ma blague potache prend un tour inquiétant ; j’aimerais sortir, là, maintenant.
- « Attendez, j’ai peut-être une idée, mais oui… Excusez-moi un instant… »
Par l’entrebâillement de la porte capitonnée me parvient l’écho d’une conversation assourdie dont je ne saisis que des bribes : « data »… « questionnaire médical »… « suicide »… (mais n’était-ce pas « fada », « gestionnaire fiscal » et « lucide » ?)
Le banquier se rassoit, rayonnant.
- « J’ai une proposition à vous faire, qui devrait vous intéresser. Avez-vous entendu parler des big data ? Vaguement ? Vous allez voir, c’est très simple. Il s’agit de mouliner une immense soupe de données provenant de nos propres clients, des statistiques publiques, des médias sociaux, de la navigation sur le Web, et même dans le meilleur des cas, des données mesurées et partagées par tout un chacun grâce à des appareils connectés… De là, nos data scientists extrapolent vos prochaines pulsions et guident adroitement vos états d’âme vers les actions les plus profitables pour notre compagnie. Une merveille ! De vos petits secrets dévoilés sur Facebook nous déduisons déjà quelles pubs vous adresser et à quel moment ; de l’évolution des tailles des pantalons que vous achetez nous déduirons votre évolution vers l’obésité, donc vos risques cardio-vasculaires, et pourrons vous refuser à temps de trop longs crédits ; toutes vos vies seront modélisées pour en extraire la rentabilité maximale au risque minimal !
Sous le Soulages, une paire de vases Ming. Leur face à face me semble avoir autant de sens que le notre.
- « … Notre calculateur dernière génération P.Y.T.H.I.E, Preview Your Time Human Intelligence Explorer - oui l’acronyme est amusant n’est-ce pas ? Il est de moi… - développe une puissance de 45 petaflops, c’est-à-dire qu’il est capable de réaliser 45 millions de milliards d’opérations de calcul en une seule seconde. Bref je vous passe les détails, ce que je vous propose de mesurer c’est votre « valeur d’écart », le nombre de fois où vos actions n’auront pas été prédites par P.Y.T.H.I.E. Kasparov avait Deep Blue, à vous de jouer ! Grâce à vous je pourrais enfin tester in vivo et en continu les performances de la machine. Si elle réussit sur un cas comme vous, alors nul doute qu’elle prédira les destins du plus grand nombre !
Bien sûr nous fixerons les détails par contrat. Au début de chaque année, vous recevrez une liste de vingt items offrant chacun un choix binaire : serez-vous marié ou non au terme de l’année par exemple, parisien ou provincial, salarié ou indépendant…?
A chaque fois que vous aurez accompli une action différente de celle prédite par P.Y.T.H.I.E., vous recevrez 100 000 euros. Et pour vous montrer ma bonne foi, je vous offre un premier versement de 100 000 euros, qui vous restera acquis quoi qu’il arrive ! Je vous laisse entre les mains de maître de Nonneville ici présent pour régler tous les détails. »
Deux heures plus tard je sortais de la banque, hébété.
Le retour de mes amis fut unanime : « Tu l’as bien banané ! ». Au vrai, ils s’impatientèrent de mes explications, ne retenant avec admiration que la maestria avec laquelle j’avais raflé dix plaques en quelques heures. Il fut tacitement convenu que je règlerai nos agapes nocturnes – jusque là financées à parité par les prêts étudiants que nous avions tous souscrits – et qui reprirent dès lors à un rythme accru.
Mon pécule fondit à grande vitesse, pas assez cependant pour me forcer à entreprendre quoi que ce soit, anesthésié par l’échéance fixée par le banquier pour en obtenir davantage.
Au terme de la première année, PYTHIE cracha de ses entrailles des prévisions justes sur 19 des 20 items proposés par le banquier qui, passablement agacé par cette performance qu’il fit mine de juger médiocre, me remit un nouveau chèque de 100 000 euros en me poussant vers la sortie.
J’organisais la riposte : puisque tout était traqué, on allait voir ce qu’on allait voir.
Je désactivai tous mes comptes sur les réseaux sociaux, passais des heures à m’inventer une fausse vie, demander des devis pour des produits qui ne me concernaient pas, commenter des posts de forums, faire de fausses recherches sur Google et visiter des sites improbables... pour tromper la Pythie. Mais l’inquiétude grandissait. Je ne parvenais pas à me passer de mon smartphone dont je savais pourtant qu’il me géolocalisait dans les endroits où je trainais vraiment, je ne pouvais pas toujours payer en liquide, et la banque engrangeait donc peu à peu mes habitudes et mes emplettes, mes billets de train, mes restaurants préférés. Rien ne me semblait pouvoir échapper aux cent yeux de l’Argus bancaire.
Et puis n’était-il pas déjà trop tard ? La machine pouvait tout aussi bien s’appuyer sur ce que j’avais déjà partagé depuis mon adolescence, sur ce que d’autres continuaient à mettre en ligne…
Pire, la banque avait-elle seulement même besoin de mes données ? L’énorme volume d’informations à leur portée devait bien leur permettre d’établir des modèles générationnels, auxquels il se pouvait, malgré que j’en aie, que je corresponde en tous points...
Je saoulais mes amis avec le big data et la NSA, Julian Assange et Edward Snowden, tandis qu’eux n’avaient en tête qu’entretiens d’embauche, nouvelle bagnole et bientôt la première dent du premier chiard…
Mais au terme de la 2e année, Pythie avait à nouveau vu juste sur 19 des 20 options soumises à sa perspicacité. Au fond de moi je soupçonnais d’ailleurs que cette prétendue erreur n’était faite que pour m’encourager à poursuivre…
Je passais deux jours entiers à distribuer à toutes les cloches de Paris l’essentiel des 100 000 euros que je m’étais fait régler en liquide, et passais la troisième année coupé du monde dans la maison délabrée sur le causse que m’avaient léguée mes ancêtres.
J’y remontais inlassablement des murets de pierre sèche qui s’effondraient dès que j’avais le dos tourné, tentais des plantations qui échouèrent, le peu parvenant à se frayer un chemin entre les cailloux aussitôt boulotté par les limaces - malgré mes hécatombes rageuses à coups de sécateur…
J’y laissais quelques dents, mal soignées faute d’argent, et la totalité de mes amis, vite en allés dès la fin des beaux jours.
La dernière fois que je vis le banquier, il me fit pour la première fois attendre avant de me remettre mon chèque. Assez longtemps pour que je l’entende distinctement malgré les portes battantes inviter sa secrétaire à faire entrer « le premier de nos messieurs ».
Ainsi donc je n’avais pas été le seul ? Peut-être pas même le premier... le banquier n’attendant que des proies consentantes pour tester sa machine.
Dès l’entretien achevé, je me postais dans le hall de la banque et y alpaguait un à un les neuf autres cobayes (en réalité sept garçons et deux filles) qu’il reçut de quart d’heure en quart d’heure.
Huit acceptèrent de me suivre dans ma thébaïde.
Aucun d’entre nous ne remonta jamais à Paris.
(nouvelle écrite pour l’atelier d’écriture de Gilles Leroy - Gallimard / NRF - juin 2014)
Jean-Philippe Henry
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"Nous étions l'un pour l'autre et cadavre et placard"
Pierre Michon - Vies minuscules
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Qui m'aide à compléter ma collection ?
http://www.pinterest.com/alcanter/a-ling%C3%A9nu-allong%C3%A9e-nue/

Un homme, une femme, un lit.... avant ou après l'amour
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La mort de Gargantua
Enterrement de Maistre Gabriel Charbonnier (1712)
Trouvé dans les registres paroissiaux de Saint-Martin-en-Bresse (71)

« Le 3 mai 1712 est mort en Notre Seigneur après avoir esté confessé et munit du Saint viatique Maître Gabriel Charbonnier praticien (ie : médecin) à Saint Martin en Bresse âgé de quatre vingt quatre ans et le lendemain a esté inhumé au cimetière dudit lieu en présence de Jean Perillet, marguillier qui ne signe. Il faut remarquer que ledit Charbonnier a esté d'une bonne complexion puisque les anciens assurent l'avoir vu plusieurs fois manger des grenouilles tels quel sortant du marais, avaler tout en vie et avec la plume plusieurs oiseaux comme moineaux, merles et autres, qu'ils ont ouï piner dans son estomac.
Il n'avalait avec pas moins de courage le poisson lorsqu'il se recentrait en quelque pêche car on lui a vu avaler sans peine des poissons qui n'étaient pas des plus petits comme poisson blanc, tanches, et ce qui est plus surprenant c'est qu'il n'épargnait point les perches quelque rude que soit leurs écailles et leurs nageoires. Il était si expéditif à avaler vif le poisson qu'on avait coutume de dire que Charbonnier avait aussi tôt avalé une perche qu'un oeuf frais.
Un nommé Marcellot le voyant un jour à la pêche de l'étang Bernicault qu'il avalait comme pilules son poisson lui dit "Maître Charbonnier je vous donne ma pêche pourvu que vous la mangiez toute" à quoi il répliqua " Je n'en puis manger que mon saoul, ce qu'il fit avec appétit et au grand étonnement de ceux qui me l'ont raconté ; mais ce ne fut pas sans être incommodé, car il fut trois jours sans pouvoir rien manger, croyant même être empoisonné, si grande était la corruption dans son estomac, qui lui causait des nausées étranges qu'il dissipa à force de vin dans la suite. C'est la dernière fois qu'on dit qu'il mangea du poisson en vie.
On dit de plus qu'il fit une fois frire un chapon gras d'un nommé Claude Paleau des Bourdillion, après l'avoir coupé en rouelle et l'avoir assaisonné de beurre, de sel et de poivre, qu'il mangea à la vue de tout le monde, sans en être incommodé non plus que de six verres de son urine qu'il bu consécutivement quelques jours après. Il avalait aussi et sans peine les oeufs de poule avec la coque. Je pourrais rapporter plusieurs autres de ses actions que la charité m'oblige de passer sous silence, ayant même été témoin de la pénitence qu'il en a fait.
Tout cela me paraîtrait impossible si Charbonnier même et ceux qui l'ont vu ne m'avait assuré de la vérité aussi bien que de la peine qu'il a pris de planter dans le cimetière les ormes, tilleuls et autres arbres qui y sont présentement et qui en font l'ornement ; aussi bien que ceux qui sont dans la place. En foi de quoi je me suis soussigné avec les témoins ci bas nommés. »

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Mauvaise graine

© Suzanne Doppelt, Cosmos, 2003.
Trouble brouet des germinations... Au lieu de semer que ne pistils ! Au matin ne restera tout aussi bien Que leurs bras tendus, Étamine défaite
Jean-Philippe Henry
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