Tumgik
egoroman · 3 years
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EGO est un roman-feuilleton en 11 chapitres, se déroulant sur une seule nuit. L’histoire raconte les errances existentielles de Charlie et Mélodie, deux âmes perdues et écorchées qui se trouvent le temps d’un moment. Entre tranche de vie, récit psychologique, et quête spirituelle.
Thèmes: drogue, sexe, alcool, violence, vulgarité, suicide… âmes sensibles s’abstenir.
Chapitres:
I. 23:41 II. 00:18 III. 01:14 IV. 01:55 V. 02:37 VI. 04:06 VII. 05:11 VIII. 05:57 IX. 06:36 X. ? XI. 11:41
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egoroman · 3 years
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XI
DIMANCHE MATIN
11:41
Le ciel nuageux a une couleur blanche éclatante. L’air est lourd, chargé d’humidité. Il va probablement y avoir un orage dans la journée. Mais en réalité, l’atmosphère reste supportable. Quand vous avez vécu une nuit comme celle qu’on vient de vivre, y a plus grand chose qui peut vous importuner.
On est épuisés. On marche en silence, remontant une petite rue déserte. Parfois on croise des fenêtres ouvertes, glissant un œil furtif à l’intérieur de foyers dans lesquels des familles se préparent à une fin de semaine tranquille. Y a quelques heures, ça m’aurait irrité, jaloux de les voir ainsi apaisés sans prendre conscience de la noirceur du monde qui les entoure. Mais ce matin, je ressens que de la compassion à leur égard. Ils ont raison. Les ténèbres sont toujours là, impossible de leur échapper. Mais ça veut pas dire qu’on peut pas célébrer le fait qu’ils ne nous aient pas encore attrapés. Tant qu’on le peut.
Mélodie et moi, on a échangé aucun mot, aucun regard, depuis qu’on a quitté la maison où on était entrés par effraction. On a tout laissé derrière nous, comme c’était, sans se soucier des dégâts qu’on a provoqué. Les effets de la drogue agissent toujours sur nos sens. J’ai l’impression de voir des vagues faire danser l’espace autour de moi. Mais c’est plus doux qu’auparavant. Et par chance, j’arrive à garder mon esprit clair. Je crois que le choc d’être passés si près de la mort nous a maintenus dans une certaine réalité.
On avance côte à côte, sans trop savoir où on va. On met juste de la distance avec ce qui vient de nous arriver. Les quelques passants qui croisent notre chemin n’osent même pas nous adresser un coup d’œil. On a l’air de déterrés. Des junkies à qui faut pas parler, si on veut pas avoir d’emmerdes. Pâles comme des fantômes. Des cernes sous les yeux. Les cheveux dans tous les sens. Le mascara de Mélodie a coulé en partie sur ses joues. Elle tient ses talons à une main, écorchant la plante de ses pieds et le dessous de ses collants sur le goudron chaud. On a plus rien à faire de rien. Et plus rien à se dire. Ensemble, on a vécu une aventure qui nous a menés au-delà du royaume des mots. Au fond, je crois qu’on trouve tous les deux ça reposant de plus avoir besoin de parler.
On arrive à une intersection. On pénètre sur une grande avenue. Juste à notre droite, y a un arrêt de bus. Personne dessous. Sans m’indiquer quoi que ce soit, Mélodie se dirige dans cette direction. Elle a l’air de savoir ce qu’elle fait. Elle s’écroule sur le banc métallique, et lâche un énorme soupir de fatigue. Je la suis, préférant tout de même rester debout, à quelques mètres d’elle.
Elle ferme les yeux, et appuie sa tête contre la vitre de protection derrière elle. Elle relève le visage, profitant du mieux qu’elle peut des quelques rayons de soleil qui arrivent à percer le voile de nuages. On continue de rester silencieux, pendant plusieurs secondes. Jusqu’à ce qu’elle lâche un commentaire anodin.
- J’ai envie d’être à la plage.
Je l’observe du coin de l’œil, et je peux pas m’empêcher de sourire. Elle change pas. Le monde continue de lui glisser dessus sans l’affecter. J’ai l’habitude, maintenant. En fait, je trouve ça même adorable. C’est la Mélodie dont je suis tombé amoureux au cour de la nuit.
Elle rouvre les yeux, et se tourne vers moi, un petit éclat de curiosité au fond de la pupille.
- Tu vas faire quoi de ta journée, Charlie ?
Je lâche un petit rire amusé.
- J’en sais rien. Là, je t’avoue que j’ai pas envie de faire grand chose. Je vais dormir, probablement. Et me réveiller dans une semaine.
Elle rit à son tour, se replongeant dans son bain de soleil. J’enchaine.
- Et toi ?
- Je sais pas. J’ai envie d’avoir les pieds dans le sable. Faut que je regarde si y a pas un train dans l’aprèm.
Je reprends un air sérieux, un peu inquiet pour elle.
- Tu devrais peut-être aller aux urgences, non ?
Faut dire qu’elle a bien failli mourir asphyxiée, y a même pas une heure. L’insouciance, c’est bien mignon, mais y a certaines choses qu’on peut pas repousser d’un revers de la main. Elle a pas l’air de mon avis, pourtant. Elle me répond d’un ton froid.
- J’en ai vu d’autres, Charlie. T’inquiètes pas pour moi.
Son ton est ferme. Je décide de pas insister. De toute façon, j’ai bien compris qu’avec elle, j’aurai jamais le dernier mot. J’ai pas envie de me lancer dans un débat. Ce serait idiot. Surtout maintenant. Elle a l’air de tout de même prendre conscience de l’aspect possiblement blessant de ses paroles, car elle rouvre les yeux pour se tourner vers moi. Elle se reprend, d’un air qui se veut plus conciliant, souriant légèrement.
- Mais c’est gentil de te soucier de ma santé.
Je lui souris en retour. D’un mouvement amical de la tête, je lui fais comprendre qu’y a vraiment pas de quoi. Restons en là. J’entends un bruit de décompression dans mon dos. Je me retourne. Un bus vient de freiner à l’intersection, s’arrêtant à plusieurs mètres de nous. Le feu est rouge. Le véhicule attend le signal avant de pouvoir s’engager en direction de notre arrêt.
- Voilà le bus.
Mélodie commente d’un ton soulagé. Je me retourne vers elle, étonné. Elle s’est levée, fouillant à l’intérieur de son sac-à-main. Elle cherche probablement un ticket. Alors voilà pourquoi elle s’est installée ici. Je comprends mieux. Elle veut prendre le bus. Celui qui va la ramener chez elle. Mon cœur s’accélère. Je baisse les yeux, réfléchissant à mille à l’heure. C’est le moment de prendre une décision. En réalité, cette décision, je l’ai déjà prise depuis qu’on a quitté la maison tout à l’heure. Je l’avais sans doute déjà prise avant. Peut-être même depuis qu’on s’est rencontrés. Mais le plus dur, c’est de l’avouer. De la dire à haute-voix. Car après ça, elle deviendra réelle. Ca fait mal, mais au fond, y a pas de vraie hésitation. Ma raison me dit que c’est la seule vraie bonne solution.
- Je vais rentrer chez moi à pieds.
Mélodie relève les yeux de son sac pour me regarder. Elle a l’air surprise. Elle s’attendait sûrement pas à ce qu’on doive se dire au revoir maintenant. Et là, ça lui tombe dessus, d’un coup, sans qu’elle s’y soit préparée. Ou c’est peut-être autre chose. Peut-être qu’elle aurait voulu que je rentre avec elle. Pourquoi pas ? Je l’ai suivie toute la nuit, après tout. Acceptant toutes ses décisions sans poser de questions. Pourquoi ça aurait changé maintenant ?
- Oh, OK...
Elle a l’air déçue. Mais elle se reprend aussitôt. Elle accepte. La nuit est terminée. On l’a passée ensemble, comme on avait dit. On a tenu notre promesse, jusqu’au bout. Mais y a bien un moment où il allait falloir mettre fin à toute cette aventure. Pourquoi pas maintenant ? Le plus dur reste tout de même encore à faire. Ce que je redoute de lui dire. Il faut que je le fasse tant que le bus est encore à l’arrêt. J’ai pas beaucoup de temps.
- Je crois que... Je crois que ce serait mieux si on se revoyait plus jamais...
Et voilà, c’est dit. Les mots sont sortis. Ils font mal, comme si je les arrachais directement de ma poitrine. Comme si j’allais à l’encontre de mon propre bonheur. Mais je sais que c’est la seule décision logique à prendre. Je t’ai aimée, Mélodie. D’une force que tu soupçonneras peut-être jamais. Et je t’aime encore. Mais à chaque fois que je vois ton visage, je continue d’apercevoir les ténèbres qui m’ont enveloppé tout au long de cette nuit. Si je veux passer à autre chose, si je veux avancer, je sais que je peux pas faire autrement que de te chasser de ma vie. Je suis trop faible. Je continuerai à te désirer jusqu’à la fin des temps, si je m’écoutais. Et ni toi ni moi ne pourrons le supporter. On a déjà vu jusqu’où on était prêts à aller quand on est ensemble. Et personne peut vivre comme ça. Aussi triste que doive me rendre cette révélation...
Elle me dévisage pendant quelques secondes, prenant lentement en considération ce que je viens de lui dire. Elle s’attendait pas à une réaction aussi catégorique de ma part. Peut-être qu’elle découvre la vérité pour la première fois de la soirée. La vraie profondeur de mes sentiments. Leur nature destructrice. Ou peut-être qu’elle s’était imaginée autre chose. Une conclusion moins définitive. Je sais pas. C’est trop tard, de toute façon. La phrase a été prononcée.
Elle baisse les yeux, et réfléchis. Elle approuve d’un signe de tête.
- Oui, je crois que c’est la meilleure décision.
Elle aurait pas pu donner de meilleure réponse, et pourtant, c’est comme un coup de poignard dans mon cœur. Maintenant, y a plus de retour arrière possible. On a tous les deux fait notre choix.
Le feu passe au vert. Le bus redémarre, se dirigeant vers nous. Mélodie a l’air de pas trop savoir comment réagir. Tout ça est tellement brusque. Mais les au revoir, c’est jamais facile. Et je préfère les expédier avant de regretter mon choix. C’est mieux ainsi.
Le bus s’arrête lentement à côté de nous. Elle me jette un dernier regard. Y a une hésitation dans ses yeux. On reste tout deux immobiles, un peu gauches. Qu’est-ce qu’on peut rajouter, maintenant ? Comment faire des adieux, après tout ce qui nous est arrivé ? Comment mettre fin à une histoire comme celle-là ? C’est triste à dire, mais je crois avoir jamais été aussi proche d’un autre être humain de toute ma vie. Ca a peut-être duré qu’une nuit, mais j’ai l’impression d’avoir vécu la force émotionnelle de toute une vie avec elle. J’ai contemplé son âme, dans toute sa beauté et toute sa fragilité. Et je suis sûr que c’est la même chose pour elle. On pourra jamais trouver aucun mot qui sera à la hauteur de mettre un point final à toute cette expérience.
Je sais pas si les évènements sont écrits à l’avance. Je sais pas si le signe voulait dire quelque chose, ou si je me suis juste accroché à n’importe quel détail par peur de sombrer. Je sais pas si l’Univers a communiqué avec moi tout au long de la soirée, ou si j’ai seulement failli virer dans la paranoïa. Si j’ai vraiment eu une expérience qui m’a amené au-delà des frontières de la mort, ou si j’ai seulement tout imaginé dans mon esprit empoisonné par la drogue. Peut-être qu’on a été deux imbéciles irresponsables qui ont passé une nuit insensée pour essayer de se réconforter dans leur mélancolie. Ou peut-être qu’on a été deux âmes-sœurs destinées à se trouver le temps d’un court moment. Si je l’avais pas rencontrée, je serais probablement au fond du fleuve à l’heure qu’il est. Si j’étais pas resté avec elle dans la maison, obsédé par mes interprétations de signes, elle aurait été retrouvée morte seule, étouffée dans son vomi. Peut-être qu’on était destinés à mutuellement se sauver la vie. Ou peut-être que tout ça n’a aucune importance. Ca m’est égal, maintenant. Je crois qu’y a certaines choses qu’on pourra jamais vraiment comprendre. Et faut juste apprendre à vivre avec.
Des fois, on rencontre des gens qui nous marquent. On sait pas très bien ce qu’ils font là, dans nos vies. Et même s’ils nous apportent tout le plaisir du monde, ils sont pas forcément faits pour rester à nos côtés. Et ça fait mal. Parce que je sais que j’entendrai plus jamais le son de sa voix. Parce que je sais que je serai plus jamais bercé par la douceur de son nom qui glisse sur ma langue. Je saurai jamais vraiment qui t’as été pour moi, Mélodie. Je sais juste ce que je ressens. Ce que j’ai ressenti. Et je suis content de t’avoir un jour croisée. Ca a peut-être été court, mais je l’oublierai jamais. Je t’oublierai jamais.
On se regarde, ne sachant toujours pas comment conclure. A côté de nous, le bus a ouvert ses portes, attendant qu’on y entre. On n’a pas beaucoup de temps. Je veux terminer rapidement. Je me lance. Le plus important, d’abord. Sincérité et compassion.
- Ca va aller ?
Elle se force à rire.
- Ouais, t’inquiètes. Et toi ?
- Je crois que oui...
On échange un regard, tous deux rassurés par la réponse de l’autre. C’est déjà ça. Je lui souris, me forçant à ravaler ma tristesse. Je veux que tout ça se finisse sur une note positive.
- Adieu, Mélodie.
Elle me sourit en retour, une pointe de mélancolie dans son expression. Mais une certaine tendresse aussi. Je crois qu’elle est tout de même heureuse, après tout ce qu’on s’est fait subir, qu’on n’ait pas à se quitter en mauvais terme.
- Adieu, Charlie.
On reste immobiles, comme si on avait tous deux peur de rompre le charme en effectuant un mouvement. Comme si on espérait pouvoir ralentir le temps. Mélodie a toujours l’air hésitante à parler. On dirait qu’il y a quelque chose qui trotte dans son esprit. Quelque chose de pesant, qu’elle a envie de dire avant qu’il soit trop tard. Mais ça a pas l’air facile à exprimer. Pourtant, elle se lance, prenant alors une voix plus douce que d’habitude.
- Charlie...
Mais le chauffeur du bus s’impatiente.
- Vous allez monter, ou pas ?!
Elle sursaute, coupée dans son élan. Les mots qu’elle allait prononcer se réengouffrent à l’intérieur de sa gorge pour y disparaitre. Elle jette un dernier coup d’œil hésitant dans ma direction. Mais le moment est passé. L’occasion a filé. Et la vie doit reprendre son cour.
Elle me tourne le dos, et pénètre à l’intérieur du véhicule. Je m’écarte pour signifier au chauffeur de pas m’attendre. Les portes se referment. J’observe l’intérieur, derrière les vitres. J’aperçois Mélodie qui s’installe sur un siège, tout au fond. Mais elle regarde ailleurs, évitant volontairement de se tourner dans ma direction. L'engin redémarre. Il s’éloigne, finissant par disparaitre derrière un virage plus loin. C’est la dernière image que j’aurais gardé d'elle. La dernière fois que je l'aurais vu de ma vie, emportant avec elle le mystère de l’ultime phrase qu’elle avait voulu prononcer avant la fin.
Et ainsi, aussi abruptement qu’ils s’étaient croisés, nos chemins se sont séparés. Malgré tout, je me sens un peu plus léger. Y a un poids en moins sur mon cœur. J’ai l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait. Je longe le trottoir, et marche dans la direction opposée. Pour la première fois depuis longtemps, je me dirige vers mon appartement avec entrain, impatient de me retrouver enfin chez moi après ces longues péripéties. Je serai content de retrouver mon lit, et de me jeter dedans. Je vais très probablement dormir comme un bébé.
Je m’engage dans une rue sur la gauche, et après plusieurs mètres, je pénètre sur une grande place. Le voile de nuages dans le ciel s’écarte pour laisser passer un peu plus de soleil. Leurs rayons me réchauffent le visage. Je m’arrête, et lève la tête pour en profiter. Je suis pas pressé. J’ai tout mon temps. Un sourire satisfait apparait sur mes lèvres, et une étrange sensation se met alors à germer en mon sein. Une sensation qui, je pensais, avait disparu depuis longtemps. Oui, j’ai tout mon temps. Et la simple réalité de cette révélation surprend mon être tout entier. J’ai toute la vie devant moi. Et je sais exactement ce que je veux faire, maintenant.
Je veux vivre.
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egoroman · 3 years
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X
?
Je sais pas ce que je fous là.
C’est devenu une habitude. Je sais jamais vraiment pourquoi je suis aux endroits où je suis. Tout le temps perdu. Mais cette fois, c’est différent. Parce que, pour la première fois, je sais même pas où est censé être ce “là”...
Où suis-je ?
Tout est blanc et reposant. L’immaculé absolu. Je flotte dans le vide. Y a rien. Absolument rien. C’est dur de s’orienter quand on est dans du rien. Mais ça répond sûrement à ma première question. Le vide. Voilà où je suis. Procédons lentement, par étape. Passons à la question suivante. Peut-être la plus compliquée.
Qui suis-je ?
La première réponse que j’ai envie de donner, c’est que je suis Charlie. Ce nom m’évoque quelque chose de familier, comme un souvenir récurrent dans un coin de ma tête. J’ai l’impression d’être Charlie, de parler Charlie, de sentir Charlie, de goûter Charlie. Je connais tout de lui. Sa vie, ses pensées, ses doutes. J’ai longtemps assisté en spectateur à l’évolution de son existence. Ce serait logique que je sois Charlie. Cohérent. Mais c’est pas possible. Car tout est terminé pour Charlie. Il est mort. Il est resté dans le salon, couché par terre. Je l’ai vu, son corps à côté de celui de Mélodie. Et moi, je suis toujours là. Donc, je peux pas être Charlie. Ce serait bizarre.
Mais si je suis pas Charlie, alors qui je suis ?
Charlie a un corps. Un corps qui est peut-être désormais inanimé, mais bel et bien un corps. Moi, j’en ai pas. Voilà la grande différence. Mais tous les êtres humains ont un corps. Alors, si j’ai pas de corps, est-ce que je suis encore un être humain ?
Qu’est-ce que je suis ?
Un fantôme ? Mouais. J’ai du mal à y croire. Je dois seulement être rien, en fait. Est-ce qu’on peut dire qu'on est quelque chose, quand y a rien qui nous constitue ? Toutes ces questions métaphysiques me fileraient un mal de crâne, si seulement j’en avais un.
Reconcentrons-nous.
Que savons-nous pour l’instant ? Je suis pas Charlie, et je suis rien. Je flotte dans le vide. C’est un début.
Mais si je suis rien, et que je flotte dans le vide, est-ce qu’on peut dire que je suis dans le vide... ou plutôt, que je suis le vide ? Si y a pas de délimitation entre le grand tout blanc et moi, j’ai l’impression que ce serait plus proche de la réalité de dire que j’en fais parti, pas que je suis dedans.
Je suis le grand tout blanc. Je suis le vide. Je suis rien. OK, on avance.
Être rien, c’est pas si mal. Quand t’es rien, t’as rien à faire. T’as rien pour t’emmerder. Du coup, pas étonnant que tout me paraisse reposant.
Je vais continuer à être rien pendant encore un petit moment...
Non.
Maintenant que j’y réfléchis avec plus de profondeur, je peux pas seulement être rien. Si j’étais juste rien, comment je ferais pour penser ces lignes ? Je pense donc je suis, comme dirait l’autre. C’est pas logique. Si je dois être quelque chose, alors je suppose que je dois être des pensées. C’est tout ce qui me reste. Des pensées dans le vide. Des pensées qui sont le vide ? Ah là là, c’est compliqué...
Je suis rien, c’est sûr. On a déjà réglé cette partie. Mais je suis plus que rien, puisque je suis du rien qui pense. Je suis fait de rien, mais la totalité de mon être dépasse le rien pour devenir... quelque chose. Mais quoi ? J’ai une conscience, on dirait. Une conscience qui a, à un moment donné, cru être Charlie. Mais Charlie est plus là. Et pourtant, la conscience est restée. Est-ce que ça veut dire qu’elle a toujours été là, même avant que Charlie existe ?
Je saurais pas exactement dire pourquoi, mais y a quelque chose qui m’apaise dans cette idée...
Comment faire pour avoir une conscience quand on est rien ? C’est ça, la grande question. Peut-être que dans le rien, y a de tout petites choses. Des petites choses si minuscules, qu’on peut même pas les voir à l’œil nu. Des petites choses qui, prises indépendamment, ne payeraient absolument pas de mine. Mais qui, en agissant ensemble, participeraient à l’émergence de quelque chose de plus grand qu’elles. Comme les réactions électriques entre des neurones. Mais que pourraient être ces choses ? Des particules, microscopiques, qui flottent dans du vide sans fin. Si nombreuses et si espacées qu’elles n’ont aucune limite, englobant l’infini. Voilà comment je pourrais à la fois être des choses et être rien.
Vous me suivez ?
Je crois que je commence à comprendre...
Je suis des particules et du rien. A l’infini. Si vous prenez un peu de recul, vous pouvez voir ces particules se joindre pour devenir autre chose. Mais cette autre chose ne peut pas avoir de vraie forme. Elle ne peut pas s’arrêter quelque part. Car si je dois être rien, je ne peux pas avoir de finalité.
Oui...
C’est ça...
Je suis des particules.
Je suis des quarks.
Je suis des protons.
Je suis des neutrons.
Je suis des électrons.
Mais ça peut pas s’arrêter là...
Je suis des atomes.
Je suis des molécules.
Je suis des cellules.
Mais ça peut pas s’arrêter là...
Je suis des bactéries et des virus. Je suis des acariens, des puces, des punaises, et des tardigrades.
Mais ça peut pas s’arrêter là...
Je suis de l’eau, de la terre, de l’air, du feu. Je suis du fer, de l’or, de l’argent, du pétrole. Je suis de la pluie. Je suis des nuages, de l’herbe, et des feuilles.
Mais ça peut pas s’arrêter là...
Je suis des arbres, des forêts, des rivières, des fleuves, et des océans. Je suis du magma dans de la roche. Je suis des volcans en éruption.
Mais ça peut pas s’arrêter là.
Je suis un ciel, des comètes, des astéroïdes, des planètes, des astres, et le vide qui les entoure.
Mais ça peut pas s’arrêter là.
Je suis des Hommes et des animaux. Je suis des immeubles et des routes. Je suis de l’asphalte et du béton. Je suis la Tour Eiffel et l’Empire State Building. Je suis des maladies et des boutons. Je suis des poils, des cheveux, des dents.
Mais ça peut pas s’arrêter là !
Je suis des planètes de cristal, et des lunes stériles ! Je suis des voitures, des avions, des fusées ! Je suis des fourmis, des insectes, des araignées ! Je suis des violeurs, des voleurs, des menteurs, des meurtriers ! Je suis des héros ! Je suis la guerre ! Je suis la paix ! Je suis le Dalaï-lama et la Reine d’Angleterre !
Mais ça peut pas s’arrêter là !
Je suis des étoiles filantes et tous les soleils de l’Univers ! Je suis des armes et des fleurs ! Je suis des merdes de chien sur le trottoir, et du plastique dans les océans ! Je suis des gens perdus, des gens bons, des gens torturés !
MAIS CA PEUT PAS S’ARRETER LA !
Je suis tous les gens que Charlie a rencontré au cours de sa soirée ! Je suis la fille au piercing, et son pote gros dur ! Je suis les zonards agressifs ! Je suis Arthur et sa copine métisse ! Je suis les trois gros beaufs ! Je suis le clochard à la voix chevrotante ! Je suis toutes les personnes, mortes ou vivantes, qui se sont croisés, se croisent, ou se croiseront jamais !
JE SUIS TOUT !
ABSOLUMENT TOUT CE QUI A EXISTE, EXISTE, OU EXISTERA, DANS CET UNIVERS ET TOUS LES UNIVERS POSSIBLES ET IMAGINABLES !
JE SUIS LE COSMOS DANS TOUTE SON ENTIERETE !
Et je suis Mélodie.
Et j’aime Mélodie.
Et quand j’aime Mélodie, c’est moi-même que j’aime.
J’ai jamais été seul. Parce que j’ai toujours été tout. Même avant de le savoir.
***
Un flash de lumière. Une inspiration. Mes poumons me brûlent, comme si de l’air embrasé les traversait d’un coup. Je ressens quelque chose de dur collé contre mon dos. Le blanc reposant disparait de mon esprit. Je me souviens alors ce que c’est que d’avoir un corps, avec tout ce que ça entraine d’inconfort.
Je me sens lourd. Je me sens sale. J’ai mal. J’ouvre lentement les paupières. J’ai des paupières. J’ai des yeux. Mes pensées tentent de se reformer au travers du brouillard qui les envahit. Je suis Charlie. J’ai cru l’avoir oublié pendant un instant. Mais oui, je suis Charlie.
Tout me parait flou. Je sens mon corps tremblant et transpirant, comme si j’étais en pleine fièvre. C’est donc ça être vivant ? C’est plutôt incommodant. Mon cerveau et ma vue travaillent ensemble d’arrache-pied afin de redonner des contours aux différentes formes et couleurs qui dansent dans le décor qui m’entoure. Un plafond se dresse face à moi. Simple, banal. Y a pas d’ombres ou de trous noirs issus de dimensions parallèles qui existent en dehors du temps. Ca me rassure un peu. J’ai mon cœur qui bat si vite, j’ai l’impression qu’il risque à tout moment de sauter hors de ma poitrine. C’est comme si j’avais enchainé une dizaine de montagnes russes à la suite. De l’air continue de s’insinuer à travers ma bouche et mes narines. Ca fait un peu mal. Je tousse. Mais y a quelque chose de doux aussi. J’avais jamais capté à quel point l’oxygène pouvait être aussi bon. Ca fait du bien. Avant, je respirais toujours sans trop y faire attention. Comme un abruti qui captait pas la chance qu’il avait d’être en vie.
Je suis vivant. Je suis Charlie. Je suis dans le salon de la maison où on est entrés par effraction. Je me souviens de tout.
Je sais pas depuis combien de temps je suis resté couché là, au sol. Je sais même pas quelle heure il est. J’ai perdu toute notion de temps. J’ai fait un rêve bizarre. Un rêve délirant, probablement provoqué par les effets de la drogue. Dans ce rêve, j’étais l’Univers tout entier et je l’avais toujours été, même avant ma naissance. Je l’avais simplement oublié, à force de rester coincé dans ce vulgaire tas de chair mortelle. Ca me donne presque envie d’en rire. Mais pas tout de suite. Le rêve me parait encore bien trop proche et bien trop réel pour oser m’en moquer. Quand je vais raconter ça à Mélodie...
Mélodie !
Je me souviens soudainement de la dernière image que j’ai eu d’elle, immobile sur le sol. Une inquiétude me gagne. Je tourne la tête.
Elle est là, couchée à côté de moi, les yeux fermés. Inerte. Oh non... J’ai soudain très peur... Mélodie ! Bouge ! Parle ! Fais quelque chose ! Me laisse pas là, tout seul ! Pas maintenant !
Je tente de me redresser. Chacune de mes articulations semble être composée de métal en fusion. Je repousse la douleur dans un coin de ma tête. Pas le temps de m’apitoyer. Je dois agir.
Je me sens faible. J’arrive même pas à me lever complétement. Je reste à quatre pattes, me déplaçant aussi vite que je peux vers mon amie. Je me penche vers elle, à genoux. La douleur est là, c’est vrai. Mais en réalité, elle est rien. Y a une force qui pulse à l’intérieur de mon cerveau. Une énergie nouvelle que je semble avoir ramenée avec moi de mes voyages oniriques. Une énergie de vie, qui dépasse les simples limitations de la matière. Physiquement, je me sens faible. Mais dans ma tête, je suis devenu un dieu. Plus rien ne m’est impossible, je le sais. Une vague de confiance m’envahit soudainement. La Foi en quelque chose d’autre, quelque chose de plus grand que moi, que les mots ne peuvent même pas essayer de décrire. Tout va s’arranger.
Je déplace lentement Mélodie sur le côté, avec des gestes prudents. Elle se laisse faire, légère comme une poupée de chiffon. Je la prends dans mes bras, et je tente de l’examiner. Ses yeux restent fermés. Sa tête retombe sur son épaule. Un liquide foncé s’échappe d’entre ses lèvres en une longue coulée. Du vomi.
- Oh non...
Je comprends aussitôt pourquoi elle bouge plus. Elle s’est vomie à l’intérieur de la bouche. Elle s’est étouffée dedans. Une mort de rockstar. Une mort à la con. Je sens la panique faire trembler mes membres. Je tente de me contrôler. Il faut que je garde mon calme. C’est pas le moment de laisser la peur prendre le dessus. Je suis tout-puissant, faut pas que je l’oublie. Je suis un dieu. Il faut que je fasse quelque chose. Tout va s’arranger.
Je repousse les mèches de cheveux pleines de sueur qui lui collent au visage. Je lui caresse tendrement la joue du revers de mes doigts. Réveille-toi, s’il te plait.
- Mélodie. Tu m’entends ?
Elle a pas de réaction. Elle est morte. Elle est déjà morte. Non, non, non, c’est pas possible. C’est pas comme ça que ça doit se terminer. Tout a été écrit à l’avance. Le signe menait à ce moment. Je peux pas croire que ça se finisse simplement comme ça...
- Mélodie...
Elle répond pas. Dis un truc. N’importe quoi. Insulte-moi. Dis-moi que tu m’as jamais apprécié. Que tu t’es servie de moi, depuis le début. J’en ai rien à branler. Dis quelque chose, quoi que ce soit, qui puisse prouver que l’Univers s’est trompé. Qui puisse prouver que t’es encore en vie.
Aller !
Mélodie !
Parle !
Vas-y !
Mélodie !
Mélodie ?
Mélodie...
Non...
Rien...
Elle dit rien...
Et la réalité retombe lourdement sur ma conscience. Y a pas de miracle. Je délire. C’est les effets de la drogue. Ils ont pas encore totalement disparu. Faut que je redescende. Je suis pas un dieu. Simplement un être humain, qui tient le corps inerte de son amie entre ses bras. Je suis impuissant. Elle est morte. Rien n’était écrit. Rien n’a jamais été écrit. Toute notre aventure a simplement été une longue blague absurde. Et j’ai toujours pas compris la chute...
Je regarde autour de moi, perdu. Qu’est-ce que je peux faire ? Appeler les secours ? C’est sûrement déjà trop tard. J’ai envie de pleurer. Mais j’en ai même plus la force. Tout est vide à l’intérieur de moi. Un désert aride.
Mélodie. Qu’est-ce que t’as fait ? Qu’est-ce qu’on a fait ? Pourquoi il a fallu qu’on en arrive là ? Qu’est-ce qui nous a pris ? On a été aveuglés par quelque chose. Par les limitations de notre perception. Maintenant que j’ai jeté un œil au-delà de la mort, j’ai l’impression d’avoir retrouvé la vue. J’ai l’impression de distinguer une vérité qui m’avait autrefois été dissimulée. Mais c’est trop tard... Trop tard pour toi...
Non !
Ca peut pas se finir comme ça ! Je refuse ! Pas après tout ce qu’on a traversé ! Pas après tout ce qui nous est arrivé ! Je peux pas croire que l’Univers ait l’indécente ironie de te reprendre maintenant, comme un doigt d’honneur en plein dans notre face ! Je suis désolé, insensible Cosmos, mais pour une fois, c’est pas toi qui vas faire la loi ! Je refuse de l’accepter ! J’ai affronté le trou noir, et je suis revenu ! J’ai le droit à mon miracle !
- Non... Mélodie, écoute-moi... Reste avec moi, d’accord ? Reste avec moi...
Je sais pas pourquoi je fais ça. Je réfléchis plus. Je suis possédé par cette mystérieuse force qui m’a ramené dans ce plan de la réalité. Cette force qui me donne l’impression d’être tout-puissant. Je me penche vers son visage, sa tête rejetée en arrière, et je l’embrasse. Le baiser que j’aurais toujours voulu lui donner. Celui qui témoigne de toute l’affection que je lui porte. On a été idiots, Mélodie. On avait mal. On souffrait. On savait pas comment se soigner nous même, alors on a fait souffrir les autres. On s’est faits souffrir entre nous. On a été aveugles. J’ai été aveugle. Egoïste. J’ai pensé qu’à ma propre satisfaction. Mais je t’aime. J’ai pas besoin de plus que ça. Je le sais, maintenant. T’aimer, c’est suffisant. Je veux juste te le dire. Je veux juste que tu le saches. Je t’aime. Et si je peux te sauver, je vais le faire. C’est tout ce qui compte.
Je souffle à l’intérieur de sa bouche tout l’air contenu dans mes poumons. On respire ensemble, comme un seul être. Tiens bon. Reste avec moi. Je vais te sauver. Je suis prêt à donner ma vie pour toi.
- Aller ! Reste avec moi ! Reste avec moi !
Je me redresse. Je me mets à lui faire un massage cardiaque. Les gestes appris pendant un après-midi de prévention au cours de mon adolescence me reviennent machinalement en mémoire. Je leur obéis sans poser de questions. La force à l’intérieur de moi me guide. Je suis son pantin.
- Aller ! Mélodie !
Nouveau bouche-à-bouche. Je vais pas abandonner comme ça. C’est mal me connaitre. Je suis têtu. Plus têtu que les forces du destin qui veulent me l’enlever.
- Aller !
Retour au massage cardiaque. Encore plus énergique, cette fois. Je vais pas abandonner, Cosmos. Je t’ai prévenu. Y a un moment où il va falloir que tu cèdes. Parce que je vais continuer à me battre comme ça encore longtemps. Je vais continuer jusqu’à ce que chaque étoile de l’Univers se soit éteinte, et même au-delà.
- Mélodie ! Réveille-toi ! Aller !
Je continue, sans réfléchir. Comme une danse apprise par cœur, que j’aurais répété sans le savoir depuis toujours. Bouche-à-bouche. Massage cardiaque. Toujours plus d’énergie. Toujours plus d’entrain.
- Je vais te ramener, Mélodie ! Reste avec moi !
Elle bouge pas. Elle bouge toujours pas. Est-ce que je fais tout ça pour rien ? Est-ce que je suis juste en train de violenter le cadavre d'une femme que je connais à peine, comme un fou furieux, parce que j’ai trop peur d’affronter la réalité ? D’affronter ma propre culpabilité ?
Non ! C’est encore possible ! Retire ces pensées de ta tête ! Il faut que t’y croies !
- Aller ! Reste avec moi, Mélodie ! Aller !
Aller ! On peut y arriver ensemble ! Abandonne pas maintenant ! T’as jamais eu peur de la mort ! T’as jamais eu peur de rien ! T’es capable de tout ! Je t’admire pour ça ! Prouve que j’ai raison ! Reviens ! Reste avec moi ! Fais-le ! Je t’en supplie ! Aller !
Aller !
Aller !
Aller !
ALLER !
Un spasme.
Je sursaute.
Elle a bougé...
J’ai pas rêvé, elle a bougé...
Non ?
Mélodie ?
Et d’un coup...
Elle a une grande inspiration. Elle se redresse. J’arrive pas à y croire. Elle tousse. A s’en déchirer la gorge.
- Mélodie ?!
Elle est pale, sous le choc. Elle respire de manière saccadée, avec difficulté, comme une asthmatique. Elle regarde autour d’elle, sans comprendre ce qui se passe, sans encore se souvenir où elle est. Elle est complétement perdue. Mais elle est là, bien en vie, face à moi. Elle bouge. Elle respire. Je suis pas en train de rêver. J’ai réussi. Oui, j’ai réussi ! Je l’ai ramenée ! Je sens des larmes de soulagement me monter aux yeux. J’ai envie de la prendre dans mes bras. Mais je me retiens. Il faut pas la brusquer. Il faut la laisser respirer.
Elle arrive un peu à reprendre son calme, et se tourne vers moi. On échange un regard. Je lui souris légèrement, tentant du mieux que je peux de la rassurer. Elle capte dans mes yeux ce qui vient de se passer. Aucun de nous ne prononce de mot. Mais c’est pas nécessaire.
T’es vivante, Mélodie. Le calvaire est terminé. Le jour s’est levé. On a affronté les ténèbres, ensemble. Et on est revenus. T’es vivante. Je suis vivant. C’est tout ce qui compte. Tout est enfin fini. Tout va s’arranger.
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egoroman · 3 years
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IX
06:36
Le jour est en train de se lever. Je me suis rhabillé en vitesse. Les vêtements collent à ma peau humide. Mais la fraicheur de l’eau a revivifié mes sens. Je pénètre lentement à l’intérieur de la maison. Je me demande si elle est partie. Si elle m’a abandonné comme ça, sans un au revoir. Elle avait l’air bien désappointé par ma réponse. Mais je regrette pas. J’ai dit ce que je pensais. C’est peut-être mieux comme ça. Que nos chemins se séparent aussi subitement qu’ils se sont croisés. Je peux pas m’empêcher de ressentir une petite déception, tout de même. Y a tant de choses que j’aurais aimé lui dire.
J’arrive dans le salon. La lumière de la cuisine est encore allumée. Je rentre prudemment à l’intérieur. Elle est là, accoudée à l’ilot central, en train de se servir un nouveau verre de vin. Elle aussi a réenfilé sa robe par-dessus son corps mouillé. Elle tourne la tête dans ma direction. Elle a des gestes lents, lassés. Je reste immobile. On se regarde pendant quelques secondes, de manière neutre.
Puis je brise calmement le silence.
- Je vais rentrer chez moi.
Elle répond avec froideur, sirotant une gorgée.
- Bon vent.
Je bouge pas, ne sachant trop quoi dire. Elle est en colère, je le sens. Je sais même pas exactement pourquoi.
- Tu vas faire quoi ? Tu restes ici ?
- Ca te regarde pas, Charlie.
Je devrais partir. Maintenant. C’est ma chance de laisser tout ça derrière moi. De passer à autre chose. Rentrer chez moi, me coucher, et faire comme si toute cette nuit n’avait été que le délire fiévreux de mon cerveau malade. Faire comme si cette fille n’avait jamais existé. Au point où on en est, c’est sûrement la seule vraie chose sensée à faire. Mais j’y arrive pas. C’est dur. Je peux pas l’oublier, comme ça. C’est trop dur. Mon cerveau me dit une chose, mais mon cœur... mon cœur a besoin de réponses.
- C’est quoi le problème, Mélodie ? Comment tu pensais que tout ça allait finir ?
- T’as jamais vraiment voulu sauter.
Elle me regarde même pas en face, sirotant son verre d’un air fatigué.
- Quoi ?
- J’avais raison depuis le début. T’as jamais vraiment voulu sauter. Tout ça, c’était du flan. Tu faisais juste semblant. Comme tous les autres.
J’ignore pourquoi, sa remarque me blesse un peu. Comme si j’avais été qu’un hypocrite. Comme si je savais pas aussi bien qu’elle ce qu’était la souffrance. C’est toujours la même rengaine. Est-ce qu’elle a raison ? Je sais plus. Je crois qu’on pourra jamais vraiment se comprendre. Personne pourra jamais vraiment comprendre personne. C’est ça, le problème. Depuis toujours. Je me suis raccroché à une chimère, une douce histoire que j’avais souhaité voir se réaliser. Mais la réalité est là, froide et irrévocable. Je suis seul.
Je prends sur moi. J’ai pas la force de m’énerver.
- Si c’est ce que tu veux croire.
Je commence à me détourner. Ouais, il faut que je parte. Y a vraiment plus rien qui me retient ici. A part de l’amertume.
- Tu vas faire quoi maintenant, Charlie ?
Je m’arrête.
- Comment ça ?
- Tu vas rentrer chez toi. Dormir. Et après ? Demain, tu te sentiras toujours aussi mal. Et après-demain. Tu vas faire quoi ? Tu retourneras au pont ? Tu resteras suspendu au bord, en attendant qu’une nouvelle âme charitable vienne te faire changer d’avis ?
- J’avais pas prévu que tu m’empêches de sauter, tu sais ?
- Moi non plus.
Je la fixe dans les yeux. Elle me rend mon regard avec dureté. Ses mots me heurtent. J’ai l’impression qu’elle aurait préféré me voir mourir, plutôt que de me rencontrer. Pourquoi t’es comme ça ? Je suis trop épuisé. J’ai pas la force de te tenir tête. Je crois qu’il est bel et bien temps de mettre un terme à notre petit jeu.
- Prends soin de toi, Mélodie.
Une nouvelle fois, je m’apprête à partir. Une nouvelle fois, elle m’en empêche en parlant.
- Y a quelque chose en toi, Charlie. Quelque chose qui m’attire.
Elle a prononcé ces mots sans animosité, comme si elle avait plus assez de force pour être acerbe. Je m’arrête, étonné. Je me tourne vers elle. Je devrais fuir, je le sais. Fuir avant qu’elle utilise à nouveau ses pouvoirs pour m’envouter. Mais c’est déjà trop tard. Je suis suspendu à ses lèvres, attendant la suite. Elle prend son temps, entre deux gorgées de pinard.
- Je suis sûre que tu me rendrais heureuse. Et je ferai de mon mieux pour te rendre heureux. On s’installera ensemble dans une maison. Un peu comme celle-là. On se donnera des petits noms tout mignons. Du genre qui nous faisaient vomir avant, quand on les entendait prononcer par d’autres. Mais on en aura rien à faire. Parce qu’on sera amoureux. On organisera des barbecues avec les voisins, les week-ends où il fera beau. On discutera toujours des mêmes choses. Les mêmes sujets politiques. Les mêmes avis. Les mêmes opinions. Avec le temps, on deviendra tous amis. Nos seuls vrais amis. On se rendra mutuellement des petits services. Mais ça ira pas plus loin que ça. Et toi et moi, on aura notre petite vie tranquille. Jusqu’à ce que nous aussi, on finisse par avoir les mêmes conversations, encore et encore. Jusqu’à ce que tous les jours finissent par se ressembler. On aura des boulots à crever d’ennuis, dans des bureaux. Des boulots qui bien entendu accapareront toutes nos discussions. On baisera plus que pour égayer notre quotidien. Pour se donner un truc à faire au milieu du train-train de l’ennui. Une croix à mettre dans le calendrier, comme si c‘était Noël chaque semaine. Et quand on sera ensemble, enlacés dans les bras de l’autre, tu fermeras les yeux, et tu penseras à la nouvelle employée qui vient d’arriver à ton taff. Celle qu’a vingt ans de moins, et que tu soupçonnes de secrètement fantasmer sur toi, parce qu’elle rigole toujours un peu trop fort à tes blagues les plus nulles. Et moi, je m’imaginerai avec le voisin. Celui qui était un peu trop pompette un soir, pendant qu’on dansait, et qui m’avait touché le cul, soi-disant par inadvertance. Et on aura des gamins. On voudra bien les élever. Leur éviter de connaitre les mêmes merdes que nous. Mais ils finiront par voir un psy tous les mois jusqu’à leur retraite. A lui parler de nous sous toutes les coutures, jusqu’à même après qu’on soit crevés. On aura un fils. Tu l'engueuleras parce qu’il sera pas capable d’être plus fort que tu l’étais à son âge. Je le défendrai, mais je pourrais pas m’empêcher de lui en vouloir moi aussi. Parce qu’avec le temps qui passe, il me rappellera de plus en plus tous les connards qui m’ont fait me sentir oppressée dans ma vie. Et on aura une fille. Je serai chaque jour un peu plus jalouse de sa beauté, au fur et à mesure que je verrai la mienne se ternir dans le miroir. Tu voudras la défendre, mais tu feras que l’étouffer. Parce qu'inconsciemment, elle te rappellera toutes les salopes de ta vie qu’ont jamais voulu te baiser. Et quand ils seront adultes, ils se tireront. On se parlera plus qu’aux fêtes, pour s’accrocher désespérément à des liens brisés depuis longtemps. Pour se donner bonne allure. Comme si le sang avait une quelconque importance. Comme si nos liens étaient nés d’autre chose qu’un simple instinct animal, déclenché par nos hormones dans le but de peupler une planète déjà au bord de la surchauffe. Et en vieillissant, on restera plus que tous les deux. A jouer au jeu de l’amour. A faire comme on nous a toujours dit de faire dans les films, les séries télé, les pseudo magasines de psycho. Un amour qu’aura probablement disparu en même temps que notre libido. Et je finirai par haïr chaque détail de ta personnalité. Comme tu haïras la mienne. Mais on fera des compromis. Plein de compromis. Pour faire en sorte que ça fonctionne. Jusqu’à oublier qui on était vraiment, au fond de nous, avant de se rencontrer. Et on se dégoûtera l’un et l’autre, presqu’autant qu’on se dégoûtera nous-même. On crèvera probablement ensemble. Sans plus ressentir aucune once de l’affection qui avait pu nous rapprocher. Sans jamais avoir eu le courage de s’avouer, même à nous même, avoir raté notre vie du début à la fin. Car à chaque fois qu’on se regardera, on pourra plus penser à rien d’autre qu’à ce qui aurait pu être différent. Si seulement, on n’avait pas voulu faire comme tout le monde. Si seulement, on avait arrêté deux secondes de croire aux conneries avec lesquelles on nous a lavé le cerveau depuis tout petit. De croire que ça pouvait marcher. Que l’amour serait autre chose qu’un conte de fées qu’on se raconte pour pas avoir à affronter la réalité. La réalité qu’on crèvera tous seuls. Parce qu’on est seuls, Charlie. On l’a toujours été. Et on aura beau mettre en place tous les subterfuges, on aura beau fuir la vérité, elle reviendra toujours nous hanter, au moment où on le soupçonne le moins. Ca changera jamais rien. Voilà ce qui nous attend si on continue. Voilà le programme.
Je reste silencieux, frappé par la gravité de son discours. Quelque chose de lourd semble soudain accabler mes sens. Un découragement. Comme si sa négativité était infectieuse. J’ai pas envie de l’avouer, mais je crois qu’au fond, elle a raison. Je l’ai toujours cru. C’est ça qui nous attend. Ensemble ou pas. La vie est décevante et prévisible. Et on peut pas y échapper. Enfin, si. On peut sauter d’un pont. Est-ce qu’elle a toujours eu cet état d’esprit, depuis le début de la soirée ? Ou est-ce qu’y a quelque chose qui s’est brisé à un moment, sans que je m’en rende compte ? Je l’ignore. Mais j’ai l’intuition de découvrir son vrai visage, pour la première fois. Enfin. Voilà qui elle est, au fond d’elle. Et malheureusement pour nous deux, je trouve pas de mots pour la contredire.
- C’est un charmant programme que tu nous offres là, Mélodie...
Je tente d’avoir l’air assuré dans ma réponse. De faire passer ça pour du sarcasme. Mais elle semble bien sentir l'accablement dans ma voix. Elle me fixe avec tristesse. Y a plus de colère en elle. Juste une lassitude qu’elle semble avoir acceptée.
- C’est la vie, Charlie. Juste la vie.
On échange un regard. C’est la fin, on le sait. Je peux pas rester là. Je peux pas rester avec elle. Je vais pas le supporter. Ses mots sont comme des couteaux qui écorchent mon âme. Et la raison pour laquelle ils me blessent, c’est parce que je sais qu’ils sont vrais. T’as tout compris, Mélodie. Comme d’habitude. J’aurais simplement aimé que ce soit pas le cas.
Je la regarde avec douceur, et lui parle alors de mon ton le plus sincère.
- Je te souhaite le meilleur.
Je me détourne. Il faut que je parte. Vite. Que je rentre chez moi. La situation me devient ingérable. Mélodie a un petit rire sans joie, répétant le mot sans vraiment y croire.
- Le meilleur...
Elle lève son verre de vin, comme si elle s’apprêtait à se lancer dans un discours. Je repousse le battant de la porte. J’ai comme une envie de vomir. Il faut que je m’enfuie. Que je parte loin d’elle. Que j’oublie tout ça. Avant de perdre mes moyens. Avant de faire une connerie.
- In vino veritas.
Je me stoppe net. Je sens les poils de ma nuque se hérisser. Une intuition paranormale vient de traverser tout mon corps à la vitesse de la lumière. C’est pas la première fois que ça me fait ça. J’avais ressenti la même chose, dans la chambre, quand j’avais trouvé la carte de visite. Y a quelque chose dans sa phrase qui a alerté tous mes sens. Mais j’arrive pas encore à comprendre quoi.
Je me retourne vers elle.
- Qu’est-ce que t’as dit ?
Elle finit sa gorgée, et me regarde avec étonnement.
- In vino veritas. C’est un truc que mon frère dit tout le temps avant de trinquer. C’est du latin. Ca veut dire : “la vérité dans le vin”. Ou quelque chose comme ça.
La vérité. Le mot résonne contre les parois de mon crâne, se transformant en un écho qui traverse tout mon être. La vérité. Ce mot, je l’ai entendu dans la soirée. Plusieurs fois. Je l’ai lu, même. Toujours empreint de mystère. La vérité. C’est ce qu’y avait écrit derrière la carte de visite, dans la chambre. La vérité. C’est ce que le Messager à tête de cochon m’a répété. La vérité. Suis la vérité. C’est le présage qui accompagne le signe. Le signe que je vois partout. La vérité. Il est répété là, une dernière fois, de la bouche même de Mélodie. Alors que j’allais partir, que j’allais abandonner. Ca peut pas être une coïncidence. C’est la réponse que j’attendais !
Ou pas...
C’est peut-être bien juste une coïncidence... Je sais plus... Je sais plus rien... J’ai l’impression de perdre pied... De sombrer une nouvelle fois vers le royaume de la folie... Je commence à sentir ma tête qui tourne...
La vérité...
Suis la vérité...
Tu dois suivre la vérité...
Mes jambes se mettent à trembler. J’ai peur de m’évanouir. Une sensation envahit mon esprit. Une sensation étrange. Comme un air de déjà-vu. J’ai déjà vécu ce moment. Non ? Je suis là, mais je suis pas là. Je suis pas dans le présent. Je suis ailleurs, en train de traverser un souvenir. Je suis à l’extérieur de la scène, à observer mon corps. A me regarder bouger sans avoir aucun contrôle sur mes mouvements. Et soudain, tout m’apparait plus clair. J’ai la certitude que toutes les péripéties de la soirée menaient quelque part. A cet instant. C’est à cette seconde précise que les fils de la destinée s’entrecroisent. Ce que je vais faire maintenant, ce que je vais choisir de faire, définira tout. Je le sais. Je le sens. Mélodie et moi, on répète cette danse depuis bien avant le Big Bang. Et on la revit à travers un cycle éternel, dans des dimensions qui existent au-delà de notre perception du temps. On devait se rencontrer. Ce soir. C’était inévitable. C’était écrit. Tout ce qu’on a vécu ensemble, au cours de ces dernières heures, ça avait du sens. Nos errements n’étaient pas vraiment des errements. Nos doutes n’étaient pas vraiment des doutes. Tout menait vers cette ultime réponse. Vers cette phrase prononcée aveuglément. Chaque action qu’on a vécu ensemble au cours de cette nuit n’a été qu’une étape de plus sur le chemin caché qui serpente en direction de la porte de la vérité. Et c’est là qu’on se trouve désormais. On va l’ouvrir, cette porte. Il fallait qu’on se rencontre pour y accéder, à ce moment précis, ce nœud de connexion cosmique qui ne peut exister qu’à travers nous deux. Tout est là. Tout se passe maintenant. Tout !
- Ca va ?
Elle prononce la question avec une légère inquiétude. Je reviens à moi, et pose une main sur mon front. Je me sens pas bien. Je perds la tête. Tout tourne beaucoup trop vite autour de moi.
- J’ai l’impression qu’on a... déjà vécu ça... non ?
Elle fronce les sourcils.
- De quoi tu parles ?
Je relève les yeux vers elle. Elle a l’air de sincèrement pas comprendre. Pourtant elle fait partie du tourbillon fatidique, elle aussi, qu’elle s’en rende compte ou pas. Je fixe la bouteille de vin, posée sur l’îlot, à côté d’elle. A vrai dire, je vois plus ça. La seule forme claire dans une tempête de couleur. In vino veritas. La vérité dans le vin. La vérité. Suis la vérité. Tu dois suivre la vérité. Je comprends. Je dois plus hésiter...
Je bondis en avant. J’attrape le pinard, et j’engloutis une grosse gorgée directement au goulot. Mélodie lâche un petit cri paniqué.
- Qu’est-ce que tu fais ?!
Elle m’attrape le bras, m’obligeant à reposer la bouteille. Trop tard, j’en ai avalé une bonne partie. Je suis essoufflé. Mais tout autour de moi recommence à prendre forme. La sensation de déjà-vu disparait. Je retrouve lentement mon calme. Je crois que j’ai fait ce qu’il fallait. J’ai bien agi. Je sais pas ce que ça signifiait, mais pour la première fois, j’ai l’impression d’avoir suivi la volonté de l’Univers. Pour la première fois, j’ai l’impression d’avoir eu un vrai but, et de l’avoir rempli correctement, aussi impénétrable soit-il.
Mais Mélodie a pas l’air de partager ma sérénité. Elle fait un pas en arrière, me fixant avec des yeux choqués. Elle répète d’une petite voix, presque un murmure.
- Qu’est-ce que t’as fait ?
Elle reste bouche-bée, sans voix, à me dévisager. Je comprends pas sa surprise.
- Quoi ?
Et puis soudain, contre toute attente, elle se met à rire. Mais pas le genre de rire communicatif qu’elle a d’habitude. Pas le genre de rire qui met du baume au cœur, et qui donne envie de la suivre jusqu’aux confins du monde, pour la seule chance de l’entendre à nouveau. Non, ce rire-là est froid, presque cruel. Y a pas d’amusement derrière. Elle recule, continuant de me fixer. Je sens une angoisse me gagner.
- Qu’est-ce qui t’arrive ?
Elle arrive pas à se calmer. D’un simple geste, elle désigne quelque chose posé sur l’îlot. Quelque chose de petit, que j’avais pas remarqué en entrant dans la pièce. Un flacon marron, à moitié vide. Je comprends pas de suite. Mais ça dure pas longtemps. Ce flacon, je l’ai déjà vu. Chez son frère. Arthur me l’avait présenté. Il m’avait dit que c’était le secret, la solution à mes problèmes. L’expérience que je recherchais. Une expérience de mort...
Du LSD !
Mon cœur s’accélère. Je panique. Comment ça se fait que le flacon se retrouve ici ?! Ca peut pas être le même ! Si ?! Je dois me tromper ! Il faut que je me trompe !
Je me tourne vers Mélodie. Une terreur paralysante s’empare de moi. Elle continue de me fixer, prise de son fou rire dénué de toute chaleur. Je bondis vers elle, et l’attrape par les bras. Je la secoue brutalement, hors de moi.
- Qu’est-ce que t’as fait ?!
Elle se calme un peu. Elle continue de me dévisager. Elle sourit. Son expression est glaciale. Elle dit rien. Je me contrôle plus. Je la secoue davantage.
- Qu’est-ce que t’as fait ?!
Elle parle toujours pas. Dans ses yeux, au delà de son sourire, y a quelque chose qui m’effraie. Quelque chose de dur. Quelque chose qui a renoncé. Qui a accepté l’incessante souffrance de l’existence. Dans ses yeux, je contemple la Mort. Elle a pris une apparence humaine. Mais y a pas de doute que c’est elle.
Mon visage se décompose. Je reste immobile. Je sais plus comment réagir. Mes membres perdent leur force. Le flacon. Il était dans la boite, chez son frère, avec le reste de la drogue. Elle a tout volé quand on est partis. Elle l’avait sur elle, dans son sac, pendant tout le reste de la soirée. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle comptait faire ? Elle avait un plan, où c’était juste une autre de ses fâcheuses improvisations ? In vino veritas. La vérité dans le vin. Suis la vérité. Elle a vidé une partie du LSD dans la bouteille. Et elle l’a bu... Qu’est-ce qu’elle a dit dans la piscine, juste avant qu’on se sépare ? Il est temps de mettre fin à cette soirée, tu penses pas ? Elle a renoncé. Elle a compris que je sauterai pas du pont avec elle. Alors, elle a pris les devants. Elle a décidé de mettre fin à ses jours, toute seule, comme une grande. Sans moi. Quelques gouttes de ce truc, et tu pars pour un trip au-delà de la réalité. C’est ce que son frère a dit. Elle a vidé la moitié du flacon. Elle cherche pas un simple trip. Elle cherche le trip ultime. L’overdose ! J’allais partir. J’allais la laisser mourir, seule, dans cette grande maison vide. Je m’en serais jamais rendu compte. Sans cette intuition qui m’a traversé...
Cette intuition qui m’a poussé à...
J’ai bu la bouteille, moi aussi. J’ai bu le poison. Je suis condamné. Avec elle.
Mes doigts lâchent leur emprise autour de ses bras sans que je m’en rende compte. Elle capte dans mon regard la compréhension de notre situation. Son sourire disparait. Son visage prend une allure plus douce. Elle caresse ma joue avec délicatesse. Un geste qui se veut réconfortant.
- Chuuuuuuut.
J’arrive plus à bouger. J’arrive plus à penser. J’arrive plus à rien faire. Je lui réponds dans un murmure.
- Mélodie, qu’est-ce que t’as fait ?
- Reste avec moi.
Ses mots sont emplis de tendresse. Elle a fait son choix. Elle a accepté son sort. Elle me prend dans ses bras. Je me laisse faire, impuissant. Son étreinte est chaude et rassurante. Familière. Je sens son cœur battre contre le mien, dans un rythme uni. On est reliés comme on l’a jamais été. Comme si on formait plus qu’un seul être. Un être qui va finir ses jours ce soir. Elle se met doucement à déposer des baisers sur chaque centimètre de mon visage. A chaque fois que ses lèvres rentrent en contact avec ma peau, elle répète la même phrase, dans un chuchotement affectueux.
- Reste avec moi. Reste avec moi. Reste avec moi.
Je la serre dans mes bras en retour, et je ferme les yeux. Je sens les larmes me gagner. Mes jambes me trahissent. Je m’écroule sur le sol, à genoux. Elle se penche, et se colle davantage à moi pour me consoler. J’étouffe un sanglot, plongeant mon visage au creux de son épaule. La fréquence de ses baisers s’accentue.
- Reste avec moi. Reste avec moi. Reste avec moi.
C’est fini. J’abandonne. Je deviens une statue. La matière qui me compose soudée à la sienne. Y a plus rien à faire. C’est trop tard. On va quitter ce monde. Ensemble. C’est le mieux qu’on puisse faire.
- Reste avec moi. Reste avec moi. Reste avec moi.
Ses baisers continuent. On mourra pas seuls. Dans un sens, aussi tordu que ça puisse paraitre, je suis content d’être avec elle. On mourra pas seuls. C’est déjà plus que ce dont la plupart des gens ont droit.
***
Le poison fait son effet. Le temps disparait. Le monde autour de nous vrombit. Il perd sa substance. Les murs de la maison sont parcourus de vagues, comme s’ils avaient oublié devoir rester immobiles. Je sens mon esprit s’égarer au-delà du voile qui sépare les dimensions.
***
Je suis couché sur le sol, dans le salon. J'ai aucune idée de comment je me suis retrouvé là. Ma mémoire à court terme est percée de trous. Tout autour de moi tremble. Une terreur suffocante s’empare de mon corps.
Je vois les ombres de la pièce prendre vie. Elles décident de montrer leur vraie nature. Elles se meuvent sur le sol, comme des serpents. Elles ont toujours été vivantes. Elles faisaient juste semblant avant, en attendant leur heure. Elles m’entourent, dansant autour de moi dans un rituel incompréhensible. Elles chantent une complainte poétique, dans une langue oubliée, imprononçable par des formes de vie à base de carbone tels que nous. Je pousse un cri. Elles m’effraient. Je les sens m’épier, scrutant mon âme au-delà de la matière. Elles veulent me dévorer. Elles patientent, mais elles attendent que le moment où elles vont pouvoir emporter ma chair dans leur antre. Je le sais. Je l’ai toujours su. J’ai peur. Bon sang, j’ai peur. J’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Je crois même n’avoir jamais vraiment connu la peur avant ce moment. La vraie peur, celle qui vous fait perdre la raison.
Mon corps se contorsionne dans tous les sens.
***
Je sais pas combien de temps je reste par terre, à me tordre de manière désarticulée. Les ombres continuent leur danse. Je sens une douleur aigue me transpercer le ventre. C’est donc ça, mourir ? Des larmes coulent sur mes joues. J’ai envie que ça s’arrête.
***
Je tourne la tête. Mélodie est couchée à côté de moi. Elle est en train de se débattre contre quelque chose d’invisible. Elle aussi voit probablement les ombres qui sont venus nous chercher. Elle a les yeux fermés, le visage couvert de sueur. Elle crie. Et la douleur dans mon ventre continue, s’accentue. Je sais qu’elle la ressent, elle aussi. Avec la même intensité que moi...
***
Le temps n’existe plus du tout. Le monde non plus. Y a plus que nous deux, en agonie. Faites que ça s’arrête.
***
Je suis en nage. La douleur est maintenant trop forte. Je peux plus bouger. Je décide de l’accepter, de vivre avec, dans l’éternité au travers de laquelle ma conscience se développe désormais. Puisse-t-elle m’emporter loin d’ici...
***
Je fixe le plafond. Les ombres terminent leur rituel. Elles se réunissent là, face à moi. Elles se fondent les unes dans les autres pour former une plus grande ombre. Elle. L’Ombre. La Mère, la Maitresse de toutes. Enfin. Je l'attendais. Elle est les ténèbres qui me pourchassent depuis le début de la soirée. Depuis ma naissance. La fin de la chute. La destination. Qu’elle vienne stopper la souffrance. Qu’elle mette fin à tout cela. Mon corps est paralysé. La douleur est toujours là, mais je sens un sentiment d’apaisement anesthésier tous mes membres. Je suis face à la fin. La fin de tout. Je la reconnais. Elle a toujours été présente dans ma vie, à peine discernable, comme une illusion d’optique dans l’angle mort de ma vision. Eternelle, à m’observer en silence. Nous observer tous. Patientant en attendant son heure. On passe notre vie à tenter de l’éviter. Mais elle se cache. Elle nous suit, imitant chacun de nos pas, glissant entre les parois de nos maisons. Elle se dissimule sous nos lits, dans nos placards. Elle est toujours là. A chaque écho de rire, à chaque pleur. Quand un enfant nait, ou joue. Quand on a une bonne note à l’école, ou qu’on demande notre petite-amie en mariage. Elle est là. Peu importe qu’on la voit, ou pas. Et elle sait. Elle sait que notre vie n’a été qu’empruntée. Et qu’un jour, on va devoir retourner en son sein.
Enfin, je la vois de mes yeux ! Un élan de révérence me gagne. Une émotion d’humilité. J’ai envie de pleurer. Je me sens minuscule. Emporte-moi, Ombre. Je suis rien face à toi. Et toi, tu es tout. Pendant trop longtemps, je t’ai fui. Mais je t’appartiens. Je t’ai toujours appartenu. On t’appartient tous.
L’Ombre tourbillonne sur le plafond, comme un maelstrom. Elle grossit à vue d’œil, se transformant en un nuage de ténèbres qui obscurcit le ciel de mon existence. Maintenant, y a plus qu’elle. L’Ombre qui tournoie lentement au-dessus de moi. Emporte-moi, je t’en prie. Je suis sûr que tes funèbres bras ont la douceur et le confort que je recherche.
Un trou apparait au milieu d'elle. Un trou noir. Il me fixe comme un œil géant et obscur, semblant attendre quelque chose de ma part.
Je me tourne vers Mélodie. Elle est immobile, les yeux fermés. Est-ce qu’elle est morte ? J’en ai aucune idée. Je suis désolé, mon amie. J’ai fait le maximum que j’ai pu. Malgré les obstacles, je suis resté avec toi jusqu’au bout. Je serais resté avec toi au-delà de la fin même, si j’avais eu le choix. Mais on est arrivés aux limites de ce que je peux faire. On peut mourir ensemble. Mais y a un moment où on est tous obligés d’affronter l’Ombre seuls. Je suis désolé. J’espère que tu m’en veux pas. Je t’aime, mais je peux pas faire plus que ça. C’est le moment de se séparer.
Je regarde l’Ombre, et je réponds dans ma tête à sa silencieuse question. Oui, je suis prêt. Emporte-moi, je t’en supplie.
Alors, la douleur s’arrête. Je suis soudain parcouru d’une sensation de légèreté. Mes poumons se vident dans un dernier long soupir. Quelque chose part de ma poitrine, et s’éloigne des délimitations de mon corps, pour finir par englober le reste du monde autour de moi. Ma première réaction est de paniquer. Un instinct de survie. Un simple reflex égoïste. J’ai envie de continuer à être moi, juste encore un tout petit moment.
Je regarde autour. La cérémonie a déjà commencé. Les atomes de mon corps se désagrège. Comme des grains qui tomberaient au ralenti d’un château de sable. Sauf qu’au lieu de tomber, ils remontent. Vers leur Maitresse. Vers l’Ombre. Aspirés par le trou noir. Alors, je lâche prise. J’abandonne. J’accepte de me laisser faire. De me laisser emporter. Je suis en paix. Bientôt, je vais plus exister. Au fond, c’est pas plus mal.
Mes pensées se mettent à flotter dans les airs, accompagnant les atomes qui les avaient autrefois aidés à se former. Je me sens avancer en direction de l’œil. Lentement. Il continue de me fixer, en silence. Mais il a pas besoin de mots. Je comprends son message.
C’est l’ultime voyage. Y a pas de retour arrière possible.
Je sais.
Je le veux.
Je suis plus qu’un esprit balancé au moindre coup de vent. L’œil noir continue de se rapprocher. Je jette un dernier coup d’œil en arrière, pas par peur, mais par pur sentiment de nostalgie.
J’aperçois mon corps. Il est resté couché à terre, tandis que mon esprit a décidé par lui-même de s’envoler. Mélodie est à côté de lui. Ils sont immobiles, se tournant le dos, tordus dans des positions d’agonie, les genoux pliés. Elle, le dos arqué. Moi, tout droit, avec mes bras sur le côté. Et je reconnais immédiatement ces formes. Le signe.
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Voilà où il menait...
Je suis content d’avoir eu un semblant de réponse avant la fin. Je me sens apaisé. J’ai plus peur. Il est temps de partir. Je dévie une nouvelle fois, abandonnant mon corps, Mélodie, et le reste du monde. Je pénètre à l’intérieur du trou noir. Un long tunnel se dresse devant moi. Un long tunnel dont les murs sont faits de nuages noirs tourbillonnant. J’arrive pas à distinguer ce qui m’attend de l’autre côté. Et je me souviens alors de la phrase du clochard. Quand tu verras le trou noir, faut que tu suives le tunnel jusqu’au bout. Je sais que ça fait peur, mais faut que tu le suives jusqu’au bout. Alors, lui aussi avait été un Messager de l’Univers. Je me sens ému, rassuré. Le Cosmos a veillé sur moi depuis le début. Il m’a jamais abandonné, communiquant avec moi au travers de la bouche des gens que je rencontrais. Maintenant, je comprends. J’ai jamais vraiment été perdu. Je suis exactement là où je devais être.
Animé par un nouvel élan d’assurance, je remonte le tunnel. Tout disparait autour de moi. Je me retrouve dans des ténèbres impénétrables. J’attends. La suite, un signe, quoi que ce soit. Je continue d’avancer. Y a un flash de lumière. Et puis un autre. Et puis encore un autre. Un orage stroboscopique. Ils se succèdent de plus en plus rapidement. Jusqu’à ce qu’il y en ait un dernier. L’ultime flash. Le plus fort. Comme une explosion.
Et alors, tout devient... blanc. 
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egoroman · 3 years
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VIII
05:57
Le soleil s’est pas encore levé. Mais le ciel au-dessus de nos têtes a pris des teintes plus claires. Je sens dans l’air comme une aura de prophétie. Une atmosphère bondée d’énergie, comme avant un orage. Quelque chose va se passer. De bien, de mal. Je l’ignore. Mais la chaine de dominos est en place. Et le premier n’attend que le fatal signal pour tomber. Pourtant je me sens calme. Comme si j’avais accepté l’inévitable arrivée de la catastrophe. Je crois que d’une certaine façon, j’ai envie de la voir arriver. De lui faire face. J’accueillerai le changement, n’importe quel changement, à bras ouverts. Mieux vaut ça que la sinistre stagnation dans laquelle j’ai l’impression de me débattre.
Mélodie et moi, on avance tranquillement le long d’une voie sans issue qui mène à un lotissement. Tout est calme autour de nous. Les gens dorment encore, à l’intérieur de leurs foyers, bien protégés derrière leurs volets clos. Ils sont pas prêts à affronter les ténèbres. Nous, c’est justement vers là qu’on se dirige. Je le sais. Elle le sait. On a beau errer, tourner en rond, on pourra pas l’éviter. Quoi qu’il arrive, d’une manière ou d’une autre, la Mort va s’incruster dans notre nuit.
Elle épie les maisons autour de nous avec une intense attention. Son visage semble pale dans la faible clarté qui pointe à notre nez. Elle me parait encore plus belle qu’auparavant. Y a quelque chose d’apaisé dans son expression. Dans la mienne aussi, je suppose. Quoi qu’il arrive maintenant, on a déjà traversé pire.
Elle se tourne vers moi, et me pose une question. Je l’entends pas, bien trop concentré sur ses traits, et sur le funèbre sentiment qui semble s’emparer de moi. Mélodie. Où on va, toi et moi ? Qu’est-ce qu’on fait ? Comment ça va se terminer ? Y a eu un moment où j’ai cru que tu savais. Que t’avais les réponses. Maintenant, je pense que t’es aussi perdue que moi. Y a pas de mal à se l’avouer, tu sais ? Ca éviterait sûrement bien des problèmes.
Elle me dévisage, haussant un sourcil en l’air, légèrement impatiente. J’aime bien quand elle est comme ça. J’ai toujours trouvé qu’y avait quelque chose d’attirant chez une fille en colère.
J’ai rien écouté de ce qu’elle a dit, par contre...
- Hein ?
- Je te disais, tu veux choisir quelle maison ?
Je regarde autour de moi, sans comprendre. On est entourés d’habitations spacieuses, toutes avec un jardin dissimulé derrière un mur ou une haie. C’est le genre de quartier où on aime pas trop que les gens voient ce qu’on fait chez soi. Vous avez des trucs à cacher, les gars ?
- Comment ça ?
- Si tu devais choisir une maison, pour y vivre. Tu choisirais laquelle ?
- C’est que des maisons de bourges, ici. Je sais pas si j’ai les moyens de me payer un loyer.
- Charlie, on est dans le fantasme, là. Tu peux choisir ce que tu veux. Utilise un peu ton imagination.
Je réfléchis, hésitant. Puis je désigne la plus proche, à notre gauche. Y a un arbre qui dépasse. Il me plait bien.
- J’en sais rien, celle-là.
Elle suit mon doigt, et sourit, satisfaite.
- Bon choix.
Elle s’avance en direction du portail. Je la suis, sans grande motivation.
- On fait quoi, ici, au juste ? C’est quoi ta surprise ? Tu veux m’offrir une maison ?
- Exactement.
Elle a son fameux sourire malicieux qui me dit rien qui vaille. J’ai un court moment d’hésitation.
- Hein ?
Elle regarde vite fait par les entrebâillements du petit portail noir. Puis elle pose son sac à terre, et se met à retirer ses talons.
- Tu peux me faire la courte-échelle ?
- Attends. Tu vas pas rentrer chez ces gens, comme ça ?
- Ils sont pas là.
- Comment tu le sais ?
- Fais-moi confiance. Ces bourges-là, ils sont en vacances dans leur maison secondaire, à manger des huitres, et regarder une émission télé à la con. Ils remarqueront même pas notre passage.
- Comment tu peux en être aussi sûre ?
- Ils ont leur boite-aux-lettres pleine. Ca fait des semaines qu’ils ont pas ramassé leur courrier. Ecoute l’experte, Charlie. Je sais ce que je fais. Fais-moi la courte échelle, s’te plait. Au cas où tu l’aurais pas remarqué, je suis trop petite pour escalader.
Je regarde autour de nous. Y a personne. Toutes les autres maisons sont fermées. Aucun témoin. Mais je suis quand même inquiet. Une connerie, c’est vite arrivé. On devrait peut-être pas tenter le diable. Pas à cette heure de la soirée. On l’a déjà bien assez titillé.
- Charlie, grouille-toi ! Ou on va se faire repérer ! T’inquiètes pas, c’est pas la première maison dans laquelle j’entre par effraction !
- C’est censé me rassurer ?
- Je veux te faire une surprise, je t’ai dit. Je te promets que ça va te plaire. Si tu flippes, tu peux toujours rentrer chez toi.
Rentrer chez moi ? Maintenant ? Elle est marrante. Elle sait très bien que je peux pas faire ça. C’est trop tard. On a déjà fait une bonne partie du chemin. Et elle a bien trop aiguisé ma curiosité. Je soupire.
- OK, mais dépêche-toi.
Elle parait réjouie. Je me penche, et joins les mains. Elle pose son pied dessus, appuyant sur mes paumes pour jauger ma force.
- Evite de regarder sous ma robe.
- Tu crois que c’est le moment ?
- On peut jamais plaisanter avec toi.
Je la soulève du mieux que je peux. Elle pèse pas très lourd, mais je suis pas forcément au meilleur de ma forme. Heureusement, elle a vraiment l’air de savoir ce qu’elle fait. Elle s’agrippe avec facilité au portail, et l’enjambe rapidement avec une incroyable agilité. C’est pas la première fois qu’elle fait ça, je veux bien la croire. Elle arrive de l’autre côté, saute, et atterrit sur ses jambes avec une grâce féline. Puis elle se penche pour ramasser ses talons et son sac à travers les barreaux. Elle me parle à voix basse.
- Maintenant, à ton tour.
Je contemple le portail dans toute sa hauteur. Je me suis jamais lancé dans une initiative pareille.
- Y a personne pour me faire la courte-échelle, moi.
- Oh, pauvre Charlie. Aller, grouille-toi. Ou les voisins vont remarquer quelque chose.
Je la sens pas très bien, cette histoire. J’ai jamais trop été du genre gymnaste. La souplesse et moi, ça fait deux. Je vais me briser le cou, c’est sûr. Et même pas dans une chute spectaculaire digne d’une cascade hollywoodienne. Non, je vais m’entraver dans un lacet, et mourir de manière ridicule. C’est tout à fait mon style.
Elle attend pas de voir la catastrophe. Elle s’éloigne en courant à pas feutrés, remontant la petite allée en dalles de pierre qui traverse le jardin.
- Hé ! Où tu vas ?!
- Je t’attends à l’intérieur. Fais vite.
- Quoi ?! Non ! Attends ! Mélodie !
Elle en a rien à faire. Elle tourne à l’angle du mur, et disparait dans l’ombre de la nuit. J’entends des chiens aboyer au loin. Ca me fait sursauter. Je me retourne, scannant de manière paniquée le lotissement désert. J’ai l’horrible impression d’être observé. Faut pas que je reste ici. Je vais virer dans la parano, ou me faire choper. C’est soit l’un, soit l’autre. Je crois pas qu’il me reste beaucoup d’options.
- Putain...
Elle m’aura vraiment tout fait faire, cette fille. La panique me donne des ailes. Je m’agrippe aux barreaux du portail, et me retrouve à l’escalader avant même de m'en rendre compte.
***
Je fais rapidement le tour de la maison, tentant de rester aussi discret qu’une ombre. Des petits lampadaires plantés dans le sol s’activent à la simple détection de mes mouvements, formant une haie d’honneur pour m’accueillir. C’est bien ma chance. Heureusement pour moi, tout le tour de la résidence est caché à la vue des voisins.
J’arrive devant la porte d’entrée. Y a des petits éclats de verre qui se reflètent dans l’herbe. Je ralentis le pas. Une lumière s’allume à l’intérieur de la maison. Je tourne la tête. Une fenêtre a été brisée. Mélodie. Elle a vraiment aucune retenue. Des fois, j’ai l’impression qu’elle vit comme si elle était la seule personne qu’existe vraiment. Je m’approche timidement de l’ouverture qu’elle a forcée. J’entends du bruit, provenant des méandres de l’habitation. Elle est en train de fouiller.
L’idée de m’enfuir maintenant me parait un peu trop absurde. C’est trop tard. Autant aller jusqu’au bout. J’enjambe la fenêtre, faisant de mon mieux pour ne pas me couper sur les débris de la vitre brisée. Les membres contorsionnés, je pénètre avec prudence à l’intérieur.
La première salle qui m’accueille est un salon bien décoré. Tout ici respire l’aisance et les souvenirs de famille. Des photos sont encadrées sur les murs. Des gens heureux qui sourient. Y a une grande table. Une grande télé. Une grande cheminée. C’est le genre de décor dans lequel on joue à un jeu de société avec ses grands-parents, par un après-midi pluvieux. Le genre de décor dans lequel votre mère vous lit une histoire, bien blottis dans un fauteuil au coin du feu, par un soir d’automne. Le genre de décor dans lequel résonne pendant des années les rires de toute la famille après les habituelles blagues du tonton toujours trop pompette. Le genre de décor qui sert d’arrière-plan à tous vos meilleurs souvenirs d’enfance. Le décor de la nostalgie. J’observe rapidement les lieux avec une légère mélancholie. Ce doit pas être si mal de vivre ici. Mais cet espace me parait aussi lointain et irréel qu’un monde féérique de romans pour enfants. C’est beau, mais y a un moment, faut accepter que c’est pas vrai.
J’entends un nouveau bruit qui me sort de mes songes. Sur ma droite, y a une porte entrouverte. Une vive lumière transparait au travers des entrebâillements, éclairant une partie du salon par la même occasion. Mélodie fouille de l’autre côté. Au boucan qu’elle fait, elle a l’air de retourner toute la pièce.
Je pousse lentement le battant. Je me retrouve face une cuisine high tech. Du genre qui vaut plus que toutes les pièces de mon appart’ réunies. La jeune femme est à l’autre bout, derrière un îlot central. Elle me tourne le dos, remuant l’intérieur d’un tiroir avec autant de délicatesse qu’un éléphant qui aurait trouvé un paquet de cacahuètes.
- Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux avertir tout le voisinage ?
Elle se retourne au son de ma voix. Dans un geste théâtrale, elle s’appuie rapidement sur le plan de travail, et me sourit d’un air espiègle. Elle se cambre, prenant une pose délibérément sexy.
- C’est à cette heure-ci que tu rentres, chéri ?
Je l’ignore.
- T’as pété la vitre pour rentrer.
- J’avais pas le temps de chercher les clés.
Elle se tourne à nouveau, reprenant son inspection du tiroir.
- Tu veux pas m’aider à chercher un tire-bouchon ?
- Pour quoi faire ?
- Pour tirer un bouchon, tiens.
Je regarde autour de moi dans une incompréhension totale. J'arrive pas à trouver dans cette situation le même degré d’amusement qu’elle. Je suis inquiet, c’est vrai. J’ai pas l’habitude de forcer les maisons des inconnus. Mais y a pas que ça. Les scènes de jeu qui se succèdent en compagnie de Mélodie, c’est bien beau. Ca m’a plu, pendant un moment. Mais j’aimerais bien une finalité, maintenant.
- Ah, ah ! T’as cru que tu pouvais m’échapper, toi, hein ?!
Je sursaute à nouveau. Elle s’adresse directement à... un tire-bouchon, qu’elle vient justement d’ôter d’un des nombreux tiroirs qu’elle a ouvert. Elle attrape une bouteille de vin posée dans un coin, et s’attelle alors à la déboucher. Je suis loin de partager toute son enthousiasme.
- Mélodie, à quoi on joue ? Pourquoi tu m’as amené ici ?
Elle lève les yeux vers moi. Elle a l’air toute excitée.
- Y a plus de Mélodie. Pour les prochaines heures, toi et moi, on est un jeune couple de bourgeois complétement irresponsables, qui s’est marié bien trop vite, et qui vit dans l’opulence la plus totale, sans se soucier des inégalités qui existent dans le reste du monde. C’est ça la surprise que je voulais te faire. Charlie et Mélodie, c’est fini pour la soirée. A partir de maintenant, toi et moi, on est...
Elle attrape une enveloppe qui traine sur l'îlot central, et lit les noms inscrits dessus.
- Monsieur et Madame... Dumoulin ? Ah ouais ? Désolée de te sortir ça maintenant, chéri, mais je regrette un peu de t’avoir épousé. C’est nul comme nom.
Je sais qu’elle fait de son mieux pour détendre l’atmosphère, mais j’ai du mal à trouver matière à rire au milieu de tout ça.
- On devrait pas rester ici.
Elle repose l’enveloppe, et me fixe avec conviction.
- Si. Tu vas voir. Ca va être marrant. Mais d’abord faut qu'on arrive à ouvrir cette merde.
Elle reprend la bouteille. Elle tente à nouveau de tirer le bouchon, sans succès. Puis elle a une hésitation. Elle me regarde de son air espiègle, et sourit. Elle a à nouveau une de ses idées de génie dont elle seule a le secret. Elle s’approche de moi dans un mouvement sensuel, et me tend le pinard.
- Peut-être que mon beau mari veut me prouver toute l’étendue de sa musculature virile en ouvrant cette bouteille pour moi.
Elle fait une moue exagérément implorante. Je lui rend son regard d’un air neutre. Je sais très bien à quoi elle joue. Ca me fait pas marrer. Elle capte le message, et reprend une allure normale.
- OK. Féminisme en force. J’ai compris.
Elle tire à nouveau de toutes ses forces sur le tire-bouchon, et dans un pop, finit par ouvrir la bouteille. Elle se retourne, et commence à verser le liquide bordeaux dans deux verres aux motifs sculptés.
- Je te l’annonce tout de suite, mon amour, je vais pas pouvoir vivre dans un quartier aussi chiant en restant sobre toute l’année.
Elle me donne le gobelet qu’elle a choisi pour moi, puis attrape le sien. Elle les fait trinquer, et me fixe dans les yeux en souriant.
- A notre mariage.
Elle vide sa boisson d’un seul coup en une longue gorgée. Puis elle se resserre. J’ai pas bougé d’un cil. Elle a pas l’air d’en avoir grand chose à faire. Elle enchaine une nouvelle goulée, puis regarde autour d’elle dans un mouvement animé.
- Tu sais ce qui manque ici ? Un peu de musique.
Elle me passe devant, et quitte rapidement la pièce avant que je puisse réagir. Elle tient absolument pas en place. Je lui emboite le pas, la suivant dans le salon obscur.
- De la musique ? Tu veux attirer encore plus l’attention sur nous ?
Elle ignore totalement ma question. Elle a remarqué quelque chose qui a accaparé toute son attention.
- Wow ! Téma la collec’ !
Elle bondit devant un meuble dans lequel est entassée une pile de vinyles. Elle se penche dessus, et les passe sommairement en revue, à la recherche de son Graal.
- Au moins, on peut dire qu’on est des riches qui ont du goût ! Ca, on peut pas nous l’enlever !
Je reste immobile, mal-à-l’aise. Je sais pas trop comment me comporter. Je vois pas comment Mélodie arrive à être aussi détendue dans une situation pareille. Elle semble trouver son bonheur. Elle sort un album en particulier, et le contemple avec attention. Puis elle se tourne pour me le montrer.
- Qu’est-ce que tu penses de ça ?
Sur la pochette, y a la photo d’une femme noire en tenue d’Eve, dans une ambiance clair-obscur. Ca fait très artistique. J’ai jamais entendu parler du nom du groupe. Je hausse les épaules. J’en sais rien de ce que j’en pense. Qu’est-ce qu’elle veut que je lui dise ?
Ca a pas l’air de la déstabiliser. Elle sourit.
- Ca fera l’affaire.
Elle sort le 33 tours de son étui, et l’installe sur un tourne-disque qui est posé juste au-dessus des autres albums. Elle l’enclenche. Une petite musique crachotante commence à doucement envahir la pièce. Y a d’abord la voix chaude d’une chanteuse d’une autre époque. Elle est rapidement suivie par des cuivres, et une mélodie entrainante finit par nous plonger dans une toute nouvelle atmosphère. Un truc soul des années 70.
Mélodie me regarde dans les yeux en souriant. Elle se met à lentement bouger son corps au son des instruments. Un son qui sent l'amour, le sexe, et tous les excès d’un temps plus insouciant. C’est plutôt épique. Et un peu entrainant aussi, je dois l’avouer. Pendant un instant, ça me donne envie d’oublier l’inquiétude que je ressens. La femme chante en anglais toute l’attirance qu’elle ressent pour son homme. Une célébration de ses sentiments, qu’elle décrit avec une gravité telle qu’on dirait qu’y a jamais rien eu de plus important dans toute l’histoire de l’Univers. Je crois que je la comprends.
Mélodie s’approche de moi en dansant. Elle me prend la main, et me balance légèrement au rythme de ses pas. Je suis ses mouvements sans grande conviction.
- Détendez-vous un peu, monsieur Dumoulin. On a la belle vie, non ?
- Mélodie, je suis fatigué. On pourrait pas se poser un peu ?
- C’est qui cette Mélodie dont tu fais que me parler ? C’est ta maitresse, c’est ça ?
Elle fait semblant d’être vexée, et s’écarte de moi. Elle tourne sur elle-même, faisant danser son corps avec la grâce et la désinvolture qui la caractérise. Je suis incapable d’éloigner mon regard d’elle. Ses formes ondulent en mouvements hypnotiques. Elle sourit. Elle sait qu’elle a toute mon attention. Je crois que ça lui plait.
Elle recule davantage, et se positionne entre la porte de la cuisine et moi. Elle danse à contrejour de la lumière vive qui provient de la pièce d’à côté. J’aperçois plus que les contours de sa silhouette sombre qui se trémousse dans une lente transe qui envoute tous mes sens. Elle ferme les yeux, et se passe les mains à travers les cheveux dans une mimique digne d’une pub de shampooing. Je sens mon cœur s’accélérer, animé par le désir brûlant qui gagne ma poitrine. Mélodie, j’ai envie de toi. De la vraie toi. Pas de madame Dumoulin. Pas de celle que tu prétends être dans tes jeux par peur d’être trop vulnérable. La vraie Mélodie. Celle dont j’ai aperçu que des brides tout du long de la soirée. Elle est là, quelque part, je le sais. Et y a personne qui m’a jamais autant attiré. Je sais pas si tu t’en rends compte.
Elle rouvre les yeux, et croise mon regard. Elle semble y voir quelque chose qui la fait rire. Elle me prend par la main.
- Viens.
Elle me tire avec elle à travers la maison. Je me laisse faire.
***
On arrive dans une véranda. Y a une porte coulissante à double vitrage qui mène vers l’extérieur. Pas besoin de clé pour la déverrouiller, celle-là. Mélodie regarde rapidement autour d’elle. Elle trouve un interrupteur, et l’actionne. Une lumière bleutée s’enclenche soudainement dehors. Elle pousse le loquet de la porte, et sort sur la terrasse. Je la suis lentement. A l’intérieur, la musique s’est arrêtée d’elle même.
Face à nous, y a une grande piscine creusée. Des ampoules immergées transforment l’eau en une surface bleu claire, au fond de laquelle les ombres dansantes des vagues se reflètent sur le liner. La jeune femme parait toute excitée. Elle se tourne vers moi.
- C’est l’heure d’un petit bain de minuit.
- Ca fait longtemps qu’il est plus minuit.
- C’est une expression, béta.
Elle commence à retirer sa robe. Je suis un peu gêné. Elle la jette malhabilement sur un transat, puis enlève ses collants. Je reste immobile, la regardant faire. Je sais pas trop comment réagir. Elle les froisse, avant de les rejeter à leur tour, puis s’active ensuite à dégrafer son soutien-gorge.
- Qu’est-ce que tu fais ?
Elle me sourit avec malice.
- Le bain de minuit, c’est à poil, mon amour. On peut pas y échapper.
- Tu peux arrêter de m’appeler comme ça ?
A nouveau, ça la fait rire. Elle retire son sous-vêtement, et le jette dans ma direction d’un air joueur. Puis elle enlève sa petite culotte. Je détourne timidement le regard. Après quelques secondes, j’entends un gros plouf. Quelqu’un qui nage. Et au bout d’un petit moment, une voix amusée qui me taquine.
- Tu vas rester comme ça, à rien faire ?
J’ose pas regarder dans sa direction.
- Je suis sûr qu’elle est super froide...
Splash ! Je reçois une grosse vague glacée dans la nuque. Des gouttes d’eau coulent le long de ma colonne vertébrale, me rappelant à la réalité avec autant de fiabilité qu’un choc électrique. Je pousse un cri, et bondit sur place. Mélodie rit de plus belle.
- Alors ? Verdict ? Elle est froide ?
Je me tourne vers elle. Y a que sa tête qui dépasse de l’eau. Elle a l’air contente de son geste. Je sais plus très bien si je dois être en colère ou amusé.
- T’as décidé de m’emmerder jusqu’au bout, toi, hein ?
- Si tu veux te venger, tu vas être obligé de plonger.
Elle fait une mine faussement innocente, comme si c’était pas son plan depuis le début. Ca me fait rire. J’oublie tout le reste sur l’instant. Je retire mes vêtements avec rapidité, et plonge à côté d’elle en faisant la boule, bien décidé par mon acte à l’asperger au maximum. Bam ! J’atterris au fond de la piscine. L’eau est glaciale. Je tourne sur moi-même, en apnée, les yeux fermés, perdant toute notion de haut et de bas. Je me laisse transporter par les remous, flottant dans le vide aqueux. J’ai toujours adoré l’eau. Y a rien qui se rapproche autant de la sensation de voler. Je me sens libre. Une éternité s’écoule en dehors de l’espace et du temps. Mon corps finit par s’habituer à la température.
Je me propulse hors des flots, inspirant un grand bol d’air. J’ouvre les yeux. Mélodie est face à moi, trempée. J’hésite pas une seule seconde. Je me jette dans sa direction, et l’attrape par les épaules pour tenter de la couler. Elle se débat, en même temps d’être prise d’un fou rire.
- Non, Charlie ! Arrête ! Je te demande pardon ! Arrête, s’te plait ! Je te demande pardon !
Trop tard. Fallait y penser avant, ma petite. J’arrive à lui mettre la tête sous l’eau. Elle en sort aussitôt, toussant et crachant. Elle a un peu bu la tasse. Je m’écarte d’elle par peur de représailles.
- On est quittes, maintenant.
Elle arrive à se calmer. Elle reste immobile. Je crains sa réponse. Elle se penche, et aspire un peu d’eau dans sa bouche, les joues gonflées. Puis elle se tourne vers moi, et recrache un long jet dans ma direction. Je recule.
- Ah ! Arrête ! T’es dégueulasse !
Ca la fait rire. Elle continue, levant la tête pour que le jet suive mes mouvements.
- Arrête !
Je me jette vers elle, l’attrapant par les poignets. Elle éclate de rire, recrachant l’eau par la même occasion. On est quasiment collés l’un à l’autre. Et d’un coup, la réalité de notre situation me revient à l’esprit. On est à poils, dans une piscine qui nous appartient pas, chez des gens à qui on a cassé la vitre. Je vois pas pourquoi on est en train de s’amuser. J’en perds le peu d’enthousiasme que j’avais pu trouver.
Je la lâche, et m’écarte, allant m’adosser au bord. Elle a l’air un peu surprise, mais elle dit rien. On se parle pas pendant plusieurs secondes. Elle nage tranquillement la brasse avec nonchalance. Moi, je reste dans mes pensées. La surface de l’eau autour de nous finit par reprendre sa tranquillité. Le silence regagne le voisinage. Je me rappelle soudainement que j’ai très froid. Mélodie m’étudie avec patience. Elle s’approche lentement de moi, et me parle avec douceur.
- Qu’est-ce que tu veux, Charlie ?
Je suis surpris par sa question.
- Comment ça ?
- Au début de la soirée, on s’était dit qu’on allait réaliser nos plus grands vœux avant de mourir. Tu m’as jamais dit le tien.
- Je crois pas que tu m’aies dit le tien, non plus...
- Moi, je me suis jamais autant amusée. Fais-moi confiance. Tu m’as suivie toute la nuit. On a fait tout ce que je voulais. Mais toi, qu’est-ce que tu veux ?
Elle continue avec lenteur d’avancer dans ma direction. Je soupire.
- Si je savais exactement ce que je voulais, Mélodie, ma vie serait beaucoup plus simple.
Elle arrive face à moi. Elle pose délicatement une main sur mon torse. Elle me répond dans un murmure.
- Moi, je sais ce que tu veux.
Son visage se rapproche, ses lèvres à quelques centimètres des miennes. Si proche que je vois rien d’autre que son regard plongé dans le mien. Je sens la chaleur de sa peau qui réchauffe mon corps dans la froideur de l’eau. Mon cœur et mon souffle s’accélèrent. J’arrive plus à penser.
- Ah... Ah oui ?
Elle continue en murmurant, complétement collée à moi.
- C’est moi que tu veux.
J’arrive plus à distinguer rien d’autre dans l’Univers que ses lèvres qui se rapprochent des miennes. Tout le reste disparait. Tu m’as envouté, Mélodie. Bien sûr que c’est toi que je veux. Y a plus rien d’autre qui existe pour moi. Je baisse la tête pour aller à la rencontre de son baiser. Mais elle a un mouvement de recul.
- Mais tu peux pas m’avoir.
Elle se détache complétement de mon corps. Je me sens frustré. Je tente de me reprendre. Elle se remet à nager.
- Parce que personne peut avoir personne. C’est pas comme ça que ça marche. Faut que tu le comprennes. C’est pour ton bien.
Je lâche un grognement agacé. J’en ai un peu marre des gens qui me donnent des leçons. Si vous savez tous si bien comment vivre, comment ça se fait que vous ayez tous l’air aussi perdus que moi ? Elle se redresse. Elle a l’air d’hésiter à dire la suite de ce qu’elle pense. Mais elle se lance.
- On peut toujours coucher ensemble, si tu veux.
Elle se rapproche à nouveau de moi, en nageant. Elle sourit d’une joie enfantine.
- Tous les deux, dans le lit nuptial. On peut baiser comme deux amoureux. Comme si c’était notre lune de miel. Le genre d’expérience que t’oublieras jamais. Le genre d’expérience dont tu rêves. C’est ça que tu veux, hein ? La vie de jeunes mariés. Eh ben, je peux m’habiller en parfaite petite ménagère pour toi, si c’est ça qui te fait kiffer. Je suis sûre qu’y a toute la panoplie, quelque part là-dedans. A mon avis, c’est une vraie petite coquine, la Dumoulin.
Elle s’arrête juste devant moi, me fixant avec ses deux grands yeux clairs.
- On baise comme deux fous. Pour marquer le coup. Et après ça : The End, Charlie. Qu’on finisse notre vie en beauté.
C’est tentant. Elle est tentante. Mais je suis fatigué. Ses charmes ont perdu de leur effet. Je sais pas qui t’es, Mélodie. J’arrive pas à te comprendre. A chaque fois que j’ai l’impression d’avancer en direction de la révélation de ton identité, c’est toujours le moment que tu choisis pour m’échapper. J’arrive pas à te saisir. T’es comme une créature de mythe, une muse qui aurait guidé mes pas pour s’évaporer avant que je puisse la remercier. J’arrive pas à t’avoir. Je crois que sur ce point, t’as parfaitement raison. T’as tout compris avant moi. Pour ça, je te l’accorde. Je pourrai jamais t’avoir. Jamais. Je mourrai avant d’y arriver. Et je commence à croire que c’est ce que t’attends, au fond. Depuis le début. Maintenant, ça me parait clair. On a beau avoir passé la soirée ensemble, on n’a jamais vraiment été ensemble.
- J’ai pas envie de coucher avec toi.
Elle continue de me fixer, ne trahissant aucun changement dans son humeur. Elle répond avec douceur.
- Alors aucun de nous peut offrir à l’autre ce qu’il désire, on dirait bien.
Je soutiens son regard, impassible.
- On dirait bien.
Elle reste immobile quelques secondes, à me dévisager, comme si elle s’attendait à ce que je revienne sur ma parole. Mais je dis rien. Elle s’écarte alors, et sort rapidement de l’eau, nue. Elle s’avance sur la terrasse, me tournant le dos. Y a comme un froid qu’est soudainement tombé. Et pas seulement à cause du vent.
Elle attrape sa robe, et tourne la tête vers moi. Elle a repris un ton dur.
- Je crois qu’il est temps de mettre fin à cette soirée, tu penses pas ?
Je la regarde tristement.
- Si.
Elle a l’air déçue. Mais elle prend le reste de ses affaires, et rentre à l’intérieur. Je la regarde partir. Je sais pas vraiment ce qui s’est passé. Je sais pas si j’ai bien répondu. Je comprends même pas ce qui lui prend. Je me sens impuissant. Mais ce qui est fait, est fait.
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egoroman · 3 years
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VII
05:11
- Aïe !
On est assis sur le perron d’une église. Mélodie est penchée vers moi, tentant d’essuyer ma blessure à la tempe avec un mouchoir en papier qu’elle a humidifié.
- Evite de trop bouger.
Je serre les dents, tout en essayant de me concentrer sur autre chose que la douleur. J’ai l’impression que toute la moitié du visage me brûle. L’autre abruti m’a pas raté.
- Là.
Elle termine son opération. J’ai encore mal, mais au moins, j’ai plus la face recouverte de sang. Je pense qu’on pourra pas faire mieux pour ce soir. Mélodie a l’air du même avis. Elle vérifie avec dégoût le mouchoir ensanglanté, avant de le poser du bout des doigts à côté d’elle. Elle décide de perfectionner son rôle d’infirmière en prenant un peu de recul. Elle plisse les yeux, et scrute la plaie avec attention. J’attends son verdict.
- C’est pas aussi grave que ça en avait l’air.
Je me sens soulagé. C’était pas dans mes intentions de devenir borgne. Elle enchaine d’un ton plus sérieux, presque accusateur.
- Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Tu t’es pris pour mon chevalier servant, ou quoi ?
Je lâche un petit rire fatigué. Je sais plus vraiment où j’en suis, dans toute cette soirée de dingue.
- J’en sais rien. Je sais pas ce qui m’a pris. J’ai... un peu surréagi.
Elle produit un petit son dédaigneux en soufflant du nez.
- Un peu ?
J’ai pas la force de débattre avec elle.
- Désolé...
Elle me dévisage, un peu surprise de me voir abandonner si vite. Elle semble pas pour autant approuver.
- Faut plus que ça se reproduise.
- Ca se reproduira plus. T’inquiètes.
Elle observe mes réactions avec attention, comme pour vérifier si je dis bien la vérité.
- J’espère bien.
De toute façon, le mal est fait. Elle soupire, et décide de lâcher l’affaire.
- T’as de la chance. Les mecs avec des cicatrices, c’est toujours plus sexy.
Elle se penche à nouveau vers moi, et repousse avec tendresse une mèche de cheveux qui tombe sur mon front. Elle fait ça machinalement, sans réfléchir. Je me tourne vers elle. Nos regards se croisent. Elle semble se rendre compte de son geste, et s’arrête aussitôt. Elle détourne rapidement les yeux, comme si elle avait peur que le moment devienne trop intime. C’est à cause de ma réaction, tout à l’heure. A cause de mes sentiments. Elle sait. J’ai l’impression qu’il faut que je dise quelque chose. Mais rien ne vient.
On se remet à observer le décor face à nous, en silence. Je réfléchis à mon acte. J’ai pété un câble, c’est sûr. C’est ce gars. Je crois qu’il représente tout ce que j’exècre. Les gros beaufs sans cervelle qui se croient beaucoup plus intelligents qu’ils le sont en réalité. Et puis, surtout... c’est cette fille. Elle me fait perdre la tête. Je me contrôle plus quand elle est là. C’est pas une excuse. C’est pas sa faute. C’est la mienne. Elle a rien demandé. Faut que je reprenne pied. Sinon ça va mal finir. Plus mal que sauter d’un pont ? Laisse-moi rire. Cette soirée a dépassé toutes les limites de la raison. Qu’est-ce que je suis sérieusement en train de faire de ma vie ?
- Je suis pas ton ange gardien, Charlie.
Je sursaute légèrement, revenant à la réalité. Elle a parlé avec soudaineté, d’une petite voix tranquille. Je me tourne vers elle. Sa remarque me surprend, sortie de nulle part. Mélodie me regarde pas. Elle fixe un point face à elle. Elle a l’air un peu triste. Y a dans ses yeux un air de mélancholie que j’avais auparavant jamais observé chez elle. Je suis pris de court. Je sais pas trop comment lui répondre.
- Je... Je sais...
- J’ai pas été envoyé sur Terre pour te sauver. Je suis juste une fille. Avec ses propres problèmes.
Elle est très directe, comme à son habitude. Ca me déstabilise.
- Je sais tout ça...
Elle se tourne, et me fixe alors droit dans les yeux, avec sérieux, comme si elle voulait s’assurer que le message était bien passé. Je suis un peu gêné, un peu perdu. Mais après quelques secondes, elle semble satisfaite.
- Bien.
Elle regarde de nouveau face à elle, contemplant le vide d’un air tranquille. Je l’observe du coin de l’œil, sans trop savoir quoi rajouter. Elle parait différente d’un coup. Plus calme. Mais aussi plus triste. J’arrive pas bien à saisir ce qui lui traverse l’esprit. Mais j’ose pas la déranger dans sa réflexion.
Au bout d’un petit moment, elle reprend la parole.
- Je suis pas quelqu’un de bien.
Sa phrase me prend à revers. Je capte pas bien dans quel genre d’ambiance on est en train de s’installer. J’ai peur de dire une connerie.
- Pourquoi tu dis ça ?
Elle soupire. Elle a l’air tellement lasse soudainement.
- Je sais pas. Je voulais être quelqu’un de bien. Avant. Je sais pas si j’ai perdu espoir, ou si je me suis juste retranchée au fond de moi-même par peur d’être blessée. Mais ça change rien. Je détruis tout ce que je touche. Je fais du mal aux gens qui se rapprochent de moi. J’ai envie de leur faire payer. Comme si c’était leur faute. Comme s’ils étaient trop cons de pas se rendre compte que j’étais mauvaise pour eux.
Pour la première fois depuis que je l’ai rencontrée, elle semble faire preuve d’une sincère vulnérabilité. Je me sens touché par son discours. Je peux pas m’empêcher de ressentir de la compassion envers elle. J’aimerais pouvoir l’aider. Mais je sais pas comment. Je peux rien faire d’autre pour l’instant qu’être une oreille attentive.
A nouveau, elle se tourne vers moi, me fixant avec tristesse.
- T’es pas le seul à porter un fardeau, tu sais ? Y a des fois... souvent même... j'imagine que je suis quelqu’un d’autre. Je sais pas qui. N’importe qui. Tant que c’est pas moi. Je serais même prête à vivre dans la peau du pire clodo du coin, si seulement ça voulait dire que je pouvais arrêter juste un temps d’être dans ma tête.
Elle se détourne rapidement, un peu honteuse, comme si elle regrettait avoir parlé.
-  C’est stupide, hein ?
Je l'étudie, bouche-bée, étonné par tant de sincérité d’un coup.
- Non. Non, c’est pas stupide...
Je ressens un élan d’empathie partir de ma poitrine, et englober toute sa personne. Non, je trouve absolument pas ça stupide. Au contraire. Je comprends exactement ce qu’elle veut dire. Elle aurait pas pu choisir de meilleurs mots. Y a des fois, je donnerais n’importe quoi pour pouvoir arrêter d’être dans ma tête. Arrêter d’avoir mes pensées. J’ignorais seulement que quelqu’un d’autre sur cette planète pouvait éprouver la même chose. Un sentiment nait au fond de moi. Un sentiment qui était déjà là, à germer en silence au sein de mon cœur, et qui ne demandait que le bon moment pour éclore. J’ai envie de tout lui dire, de lui crier ce que je ressens. J’ai envie qu’elle comprenne. Qu’elle est pas seule. Que je suis pas seul.
Mélodie. On vient à peine se de rencontrer, mais j’ignore pourquoi, j’ai l’impression qu’on se connait depuis toujours. J’ai l’impression qu’on était faits pour un jour se croiser. Que toute notre vie n’était qu’un échauffement avant le moment où nos âmes pourraient enfin se reconnaitre. J’ai envie d’être avec toi. Toujours. Parce que la vie n’a du sens que quand je te vois, que quand je t’entends. Peu importe la souffrance et les dangers que ça peut nous apporter. Je me fiche du reste des gens. Ils peuvent tous mourir dans une catastrophe naturelle, ça m’est égal. Ils peuvent brûler d’agonie après la chute d’un météore, j’en ai rien à faire. Tant que je suis avec toi. Tant qu’on est ensembles. Je préfère mille fois la douleur de ta présence à l’insipide platitude de ton absence. J’ai envie que nos corps fusionnent, que chaque atome qui nous compose se mêle jusqu’à ce qu’on devienne une nouvelle entité. Une entité qui s’appellerait Charlodie ou Mérlie, ou une connerie dans le genre. J’ai envie de te dire que je t’aime, mais les mots seraient trop faibles. Ils ont déjà été bien trop usités par des personnes qui n’avaient même pas ressenti ne serait-ce qu’un centième de ce que j’éprouve pour toi. Je veux plus jamais qu’on se quitte. T’es mieux que tout, meuf. T’es mieux que la vie.
Mais je dis rien...
Parce que c’est pas le genre de choses qu’on est censé dire. C’est pas comme ça qu’on est censé se comporter. C’est trop. Trop d’un coup. Je sais que ça va la submerger. Probablement presqu’autant que ça me submerge, moi. Y a comme une étoile qui bouillonne au fond de mon être à chaque fois qu’elle est là. Une étoile qui monopolise toutes mes pensées et toute mon énergie. Et cette étoile, elle risque de se changer à tout moment en supernova. Moi, je vais m’embraser, c’est sûr. C’est trop tard pour que je sois épargné. Mais elle, elle peut encore éviter la déflagration. Ce serait peut-être plus juste que je la laisse en dehors de ça. Alors, je garde les mots bien scellés au fond de ma gorge. Et l’instant passe, une nouvelle fois.
Elle semble un peu gênée, comme si elle se rendait compte en avoir trop dit.
- Je sais pas pourquoi je te raconte tout ça.
Un silence s’installe. Le genre de silence un peu tendu qui demande qu’à être désamorcé. Je réfléchis à ses mots. Et puis aux miens, calmement. Je prononce ma réponse avec lenteur et gravité, comme pour lui montrer qu’elle a sincèrement été pensé, et non pas juste déblatéré par simple réaction.
- Je pense pas que tu sois une mauvaise personne, Mélodie. Au fond de toi. Je pense juste que tu te donnes beaucoup de mal pour le cacher.
Elle a un petit rire sans joie.
- C’est gentil. Mais ça fait que cinq heures que tu me connais. Et regarde tout ce que je t’ai déjà fait traverser. Faut pas que tu restes avec moi, Charlie. Je suis juste bonne à te faire souffrir.
Je lui réponds rapidement, comme un reflex.
- J’ai peut-être envie de souffrir.
Elle se tourne vers moi, la mine étonnée. Je la fixe de mon air le plus sérieux. Et puis, d’un coup, son teint s’illumine. Elle éclate de rire.
- Je sais pas comment ça sonnait dans ta tête, mais là, dis comme ça, c’était un peu chelou !
C’est communicatif. Je ris avec elle.
- C’est ça ! Moque-toi de moi !
On rit à l’unisson. On se regarde, en silence. Y a pas grand chose à rajouter. Pendant l’espace d’un instant, on est juste contents d’être là, en la présence de l’autre. Sans intrigues et sans jeux. Sans mensonges et sans gênes. Juste là, ensemble. Y a rien à comprendre, y a rien à expliquer. Pendant l’espace d’un instant, y a rien à intellectualiser. Rien à analyser. On est. Tout simplement. Et ça fait du bien. J’aimerais que ça puisse toujours être comme ça. Pourquoi la vie ne pourrait pas juste être une continuation d’instants simples ?
Avec elle.
Nos rires s’apaisent, et on reste un moment sans parler, un sourire comblé sur nos lèvres. Et puis, je pense à la suite. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire, maintenant ? On s’est faits une promesse. J’ai l’impression qu’il y a comme un abcès qu’il va falloir crever, avant qu’il infecte tout le reste. Mais aucun de nous deux n’ose aborder le sujet. Depuis qu’on s’est rencontrés, une pensée morbide plane au-dessus de nos têtes. Comme si c’était la base de toute notre relation. Quelle qu’elle soit. On n’a aucune idée de comment s’en débarrasser. Dans mon esprit, la Mort et Mélodie ont toujours fait qu’un. Je sais plus comment les séparer. Mais il va bien falloir avancer.
Je me tourne timidement vers elle. J’ai besoin de savoir ce qu’elle compte faire. Si elle pense toujours à sauter d’un pont. Y a pas d’autres issues. Si je veux connaitre la réponse, il faut que je lui pose la question. Je prends alors mon courage à deux mains, et m’apprête à lancer la conversation.
- Mélodie...
- Hé. Bonsoir, les jeunes.
Je sursaute, coupé dans mon élan par la voix chevrotante d’un vieil homme qui s’approche de nous. Il a le crâne dégarni, et une épaisse barbe blanche qui lui tombe jusque sur la poitrine. Il porte un manteau sale et odorant, ainsi que des chaussures trouées. Il avance dans notre direction, le dos courbé, une cigarette mal roulée entre les lèvres.
- Excusez-moi de vous déranger. Vous auriez pas du feu, par hasard ?
Je suis un peu pris de court. Les mots s’entrechoquent dans mon esprit sans que je puisse les rattraper. Mélodie réagit avant moi.
- Si.
Elle sort calmement de son sac le briquet qu’elle a volé, et le tend à l’inconnu.
- Ah ! Merci !
Il a l’air aussi ravi qu’un nomade à qui on dévoilerait soudain le chemin secret vers une oasis. Il attrape l'objet, et allume sa clope à moitié tordue. Il le rend ensuite à la jeune femme, en même temps de lui offrir son plus beau sourire édenté. Mélodie reprend le briquet d’un geste neutre. On attend tous les deux la suite. Mais l’homme ne bouge pas.
Y a un blanc. Comme si on savait pas trop comment enchainer. L’inconnu n’a pas l’air d’y faire attention. Il a l’allure heureuse de quelqu’un bien trop content d’avoir enfin trouvé de la compagnie.
- Alors ? Comment ça va, les jeunes ? La vie est belle ?
Il recrache sa fumée dans les airs. Son tabac sent presque aussi fort que ses vêtements. Mélodie répond sur le ton d’une plaisanterie que seul moi peut comprendre.
- Couci-couça.
Le clochard croise mon regard, et remarque alors la blessure sur mon visage. Il a un léger mouvement de recul, les yeux grands ouverts.
- Oh ! Il t’est arrivé quoi, toi ?!
Son ton est attendrissant, comme s’il compatissait vraiment avec moi. Mais c’est pas le moment de se lancer dans un discours rocambolesque.
- J’ai glissé dans ma baignoire.
- Oh.
Il se penche à quelques centimètres de ma figure, me dévisageant sans aucune gêne pendant plusieurs secondes, ses expressions se crispant en diverses grimaces comme s’il pouvait ressentir la douleur rien qu’en me regardant. Puis, après un petit moment, la réponse a l’air de le satisfaire. Il se redresse, et tire sur sa clope.
- Quand j’étais à l’armée, je faisais équipe avec un gars qui s’appelait Serge Mounier.
Il nous fixe, comme s’il attendait une réponse. Mélodie et moi, on échange un regard. On comprend pas très bien ce qu’on est censés faire de cette information.
- Euh, OK...
- Il s’était chié dessus, une fois, pendant une perm’. Du coup, avec les autres gars, on l’appelait Serge Merdier. Excusez mon langage, mademoiselle. C’était en.... 84, je crois. Ou 85. Peut-être 83. C’était pas plus tard que 87. Je m’en souviens parce que Mitterrand était Président. Je l’aimais bien, Mitterrand, moi. C’était un bon Président. J’avais pas voté pour lui, mais c’était un bon Président. Le dernier vrai socialiste en France. Il avait le cœur sur la main. Je regardais quand il passait à la télé. Enfin, quand je pouvais. C’était pas toujours possible. Vous avez pas connu ça, l’armée, vous les jeunes. Non ? Oh, on s’amusait. C’était pas facile tous les jours, mais on s’amusait. On n’avait pas besoin de tout ce que vous avez, maintenant. Moi, vous voyez, j’ai pas de portable. J’ai pas d’ordinateur. J’ai même pas d’adresse internet. Et je m’en sors très bien, quand même. On n’a pas besoin de tous ces trucs. C’est ce qu’on nous raconte pour nous vendre de la publicité. Je regarde plus la publicité, moi. Même les affiches dans la rue, je regarde plus. Je ferme les yeux. Ils nous vendent n’importe quoi, de nos jours. Des fois, je leur dis, aux jeunes. Allez visiter le monde, au lieu de rester devant vos écrans. Il est beau, le monde. Moi, j’ai un peu voyagé, vous savez ? J’ai été au Maroc, en Espagne, au Portugal. J’ai même été en Bolivie, une fois. Mais c’était pour voir mon frère. Il travaillait là-bas. Il s‘était marié avec une Bolivienne. Une femme ! Mais d’une beauté ! Jamais vu aussi belle ! Mais pas très intelligente. Et je dis pas ça pour être méchant, mademoiselle, attention. Mais ça se devinait, quand elle parlait, qu’elle avait pas inventé l’eau tiède, si vous voyez ce que je veux dire. Moi, je me considère pas comme très intelligent, non plus. Quoique j’avais une maitresse à l’école qui disait que j’avais peut-être un QI supérieur à la moyenne. Alors, je sais pas si elle disait ça pour me faire plaisir, ou si c’était vrai. A l’époque, on passait pas des tests comme maintenant. Mais qui sait ? Si j’avais vécu plus tard, je serais peut-être devenu ingénieur. J’aurais bien aimé être ingénieur, moi. Réparer les fusées. J’adore les fusées. Aller dans l’espace, ça fait rêver. Je pense qu’il y a des extraterrestres, là-haut. Ils nous regardent. Mais ils veulent pas descendre dire bonjour. Parce que nous, les humains, on est pourris, vous voyez ? Ils ont raison de rester entre eux. Si je pouvais aller dans l’espace, j’aimerais bien visiter une de leurs soucoupes volantes. Je pense pas que ça se conduit comme un semi-remorque, si vous voyez ce que je veux dire. Ahah ! Enfin bref, Serge Mounier, il s’appelait. Il est mort d’un cancer de la hanche en 2006.
Il tire une nouvelle taffe sur sa clope, et contemple le vide en silence. Il a l’air ému par son propre discours.
- Je sais plus pourquoi je vous disais ça...
Mélodie se tourne vers moi. Elle fait une grimace. Du genre à dire : “il a une case en moins, celui-là”. Je me retiens de rire. L’homme fait pas attention. Il est toujours perdu dans ses pensées.
- C’est marrant. Je me souviens même plus à quoi il ressemblait. J’ai pas de photos de lui. Un jour, tu meurs, et tout ce qui reste de toi, c’est que tu t’appelais Serge Mounier, et que tu t’étais chié dessus une fois, en 84. Ou 85, je sais plus.
Il réfléchit intensément. Puis soudain, il semble se rappeler où il se trouve. Il a un léger sursaut, et tente de reprendre contenance.
- Enfin ! C’était un bon gars. J’aurais bien aimé le lui dire quand j’en avais encore l’occasion. Au lieu de me foutre de sa gueule. Si vous aimez quelqu’un, il faut le dire, les jeunes. Sinon, après, c’est trop tard. Le temps passe. Et il passe vite. Et avant que vous vous en rendiez compte, vous vous réveillez un matin, et vous avez mal à toutes les articulations. Et vous êtes même plus sûrs de pouvoir vous retenir de pisser.
Il se met à rire, fier de sa plaisanterie. Mélodie lui répond sur un ton sarcastique.
- Ouais, on y pensera.
Elle a l’air de commencer un peu à s’impatienter, se demandant sûrement quand l’inconnu va bien pouvoir nous laisser tranquille. Mais il a pas l’air de capter le signal. Il se tourne vers moi, me parlant alors avec remontrances.
- Si t’aimes cette fille, faut que tu lui dises, mon gars. Je vous connais, les jeunes. Vous tournez autour du pot pendant cent sept ans. Mais des fois, il faut juste être direct. Les femmes, elles ont besoin d’un homme solide. Un homme qui sait ce qu’il veut. Et qu’est honnête avec ses sentiments. Je sais de quoi je parle. Je suis pas né la semaine dernière, tu sais ? J’en ai connu, des femmes ! Plein ! Et au fond, elles veulent toutes la même chose !
Je suis un peu gêné. Et un peu agacé, aussi. Je me demande ce que j’ai fait pour me faire soudainement donner des leçons par un clochard.
- Euh... D’accord...
Mélodie vient à ma rescousse. Elle m’attrape le bras, se collant à moi comme si on était un couple.
- Oh, vous inquiétez pas, monsieur. Il me le dit tous les jours qu’il m’aime.
Elle lui sourit de son air le plus faux. L’homme ne semble pas remarquer la supercherie. Il est tout de même un peu étonné.
- C’est vrai ?
Mélodie reste dans son rôle de comédienne.
- Oui. On s’est mariés, y a trois mois. Depuis, c’est le bonheur absolu.
Le vieil homme est soulagé. Il me fixe avec une lueur dans les yeux.
- Ah. C’est bien, ça. Bravo, mon gars. 
- Au début, j’étais un peu inquiète. Quand il est venu m’acheter, j’ai cru que j’allais tomber sur un fou. Mais finalement, c’est un type bien.
L’inconnu a un petit bug.
- Vous acheter ?
- Oui. J’étais une prostituée, avant. C’est pour ça. Il avait fallu que je vende mon corps pour payer mes études. Une longue histoire. Mais son père est venu me sauver. Il a payé ma liberté, et il m’a offert en cadeau à son fils préféré. Ils sont super riches dans sa famille. Je préfère même pas vous dire la fortune, ce serait indécent. Alors, y a des règles à suivre, attention. Je peux pas non plus faire tout ce que je veux. J’ai pas le droit de voir mes amies. Et normalement, j’ai pas le droit de parler à d’autres hommes. Mais je crois qu’on peut faire une exception avec vous. Pas vrai, mon amour ?
Elle se tourne vers moi. Je suis décontenancé. Je rentre dans son jeu par pur reflex.
- Euh... Oui. Oui, mon a... mon amour...
Le vieil homme est sous le choc. Il bredouille.
- Non, c’est pas... C’est pas bien, ça...
Mélodie continue son cinéma.
- Et puis, ce soir, c’est exceptionnel. J’ai eu le droit de sortir de la maison pour la première fois. Mais vous en parlerez pas autour de vous, j’espère. Faut pas que ça s’ébruite. Sinon, son père va me remettre dans la Chambre Rouge.
Elle cache sa bouche de ses mains, comme si elle avait fait une bourde. Elle joue le rôle de l’ingénue à fond.
- Oh, non ! J’ai pas le droit de parler de la Chambre Rouge, normalement !
Elle me regarde avec de la terreur dans les yeux, m’agrippant le bras.
- S’il te plait, mon amour ! J’ai pas fait exprès !
Le vieil homme plisse le regard, nous fixant avec méfiance.
- Vous vous foutez de moi, c’est ça ?
Mélodie se tourne vers lui, le regardant d’un air blasé.
- Je vois pas ce qui vous fait dire ça.
- Ouais, vous vous foutez de moi. Super ! Je venais juste discuter, moi. Pas la peine de me prendre pour un con.
- Oh non, vous vous méprenez, monsieur. Moi, je suis juste une femme. Je vois pas comment je pourrais me moquer d’un homme solide et expérimenté comme vous.
- Ouais, c’est ça. Allez vous faire foutre.
Il se détourne calmement, commençant à s’éloigner en maugréant, maudissant probablement la jeunesse qui a perdu tout respect pour ses ainés. Mélodie hausse la voix pour qu’il continue de l’entendre.
- Vous êtes sûr que vous voulez pas rester pour me sauver ? Je vous sucerai la bite !
Il lui fait un doigt d’honneur sans se retourner. Je me tourne vers Mélodie, ne pouvant m’empêcher de rigoler.
- T’es folle.
Elle me sourit avec fierté.
- Yep.
Je souris, amusé. Puis je détourne le regard, reprenant un ton un peu plus sérieux. Le vieil homme s’éloigne, s’apprêtant à tourner à l’angle d’une rue, plus loin. Je sens une boule de culpabilité peser au sein de ma poitrine. Oui, c’est un emmerdeur qui est venu me faire la morale sans que j’ai rien demandé. Mais il méritait peut-être pas ça.
Sans que je sache trop ce qui me prend, je me lève, et marche dans sa direction.
- Hé. Hé, monsieur. Attendez.
Mélodie me regarde faire, étonnée.
- Qu’est-ce que tu fais ?
Elle bouge pas. J’accélère légèrement le pas. J’arrive dans le dos de l’inconnu.
- Monsieur.
Je pose une main sur son épaule. Il s’arrête, seulement pour repousser mon bras d’un air contrarié.
- Cassez-vous ! J’ai pas envie de vous parler !
Il ose pas me montrer son visage. Il est en train de pleurer, ou quoi ? Dans tous les cas, je crois qu’il est réellement vexé. Il voulait juste discuter. Probablement que plus personne s’arrête pour faire la conversation avec lui. Alors, il déballe tout ce qu’il a sur le cœur à la moindre occasion. C’était pas malintentionné. Ca m’énerve, mais c’était pas malintentionné. C’est le principal.
- Excusez-nous. On s’est... On s’est emportés, monsieur. On est désolés.
Il renifle, et se tourne enfin vers moi. Il a des petits yeux brillants, et un regard sombre.
- Tu parles pour elle, aussi ?
Il désigne Mélodie, plus loin, qui nous entend pas, étant restée assise sur le perron.
- Ouais. Ouais, je parle pour elle, aussi.
Il a un petit grognement désapprobateur. Mais il a tout de même l’air d’avoir accepté l’excuse. Pas rancunier, le bougre. Je sais pas trop quoi rajouter. Puis soudain, y a une idée qui me vient. Une idée stupide. Le genre d’idée qu’on a sur un coup de tête, et qui nous parait géniale sur l’instant, mais qu’on finit sûrement par regretter, plus tard. Mais c’est pas grave. Je la saisis.
Je fouille dans la poche de ma veste. A l’intérieur, y a toujours une poignée de billets. Les quelques centaines d’euros que j’avais volé à cette fille, Camille, dans sa chambre, à la soirée. Je sais pas très bien pourquoi je fais ça. J’attrape la petite fortune, et je la tends au vieil homme.
- Tenez. Pour me faire pardonner.
Il lui faut quelques secondes pour vraiment comprendre ce que je lui offre. Il ouvre de grands yeux, puis il me dévisage sombrement, comme s’il s’attendait à un piège. A une autre moquerie de ma part.
- Tu te fous de moi ?
- Non.
- Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça ?
- Ce que vous voulez. C’est à vous, maintenant.
- Je fais pas la manche, mon gars. J’ai pas besoin de ta pitié.
- C’est pas de la pitié. C’est... C’est un cadeau.
Il continue de me fixer. Son hésitation a l’air de s’amoindrir au fur et à mesure que les secondes passent. Faut dire que c’est quand même tentant.
- T’as trouvé ça où ?
- Je l’ai volé.
Il a un petit rire sans joie.
- Ah ! Et maintenant, tu me le donnes ? Comme ça, tu t’innocentes, et c’est moi qui deviens le voleur ?
- Je pense pas que ça marche comme ça.
- Tu peux garder ta merde. J’en veux pas.
Je rétracte lentement ma main, confus.
- Vous êtes sûr ?
Ses yeux jouent au pendule entre l’argent et moi. Et puis, d’un coup, il change d’avis. Il attrape rapidement les billets avant que je les reprenne. Il baisse la tête, honteux, évitant mon regard. Il commente d’une petite voix faible, comme s’il était vraiment pas fier de lui.
- Merci.
- De rien.
Je me détourne, m’apprêtant à repartir. J’ai l’impression qu’il faut que je dise quelque chose, avant que nos chemins se séparent.
- Encore désolé... pour tout à l’heure. Passez une bonne soirée, monsieur.
Je m’éloigne en direction de l’église.
- Hé, petit !
Je me retourne. Le vieil homme m’observe d’un regard froid.
- Cette fille... fais attention avec elle.
Je peux pas m’empêcher de lâcher un petit rire. Si seulement, il savait.
- J’essaierai.
- Elles valent pas toujours le coup, tu sais ?
J’essaie de pas paraitre trop méchant dans ma réponse, mais je lui parle avec fermeté.
- Je crois qu’on a bien compris vos conseils.
Il approuve d’un signe de tête. Il va pas se mêler plus longtemps de nos affaires. Il a saisis la leçon.
- Juste un dernier, alors...
J’attends, curieux. Il a l’air hésitant à parler.
- Y a un moment... quand tu verras le trou noir... faut que tu suives le tunnel jusqu’au bout. Je sais que ça fait peur, mais faut que tu le suives jusqu’au bout.
Je fronce les sourcils. Il m’a complétement perdu. Je vois absolument pas de quoi il parle.
- Quel trou noir ?
Il a l’air de regretter avoir parlé. Il se détourne lentement.
- Rien. Oublie. C’est moi, je... je délire.
Il se force à rire.
- C’est la picole. Ca m’a complétement pété la caboche. Je sais même plus pourquoi je te disais ça.
Ses yeux prennent soudainement un ton plus doux. Sa voix les imite.
- Merci encore, petit. Pour l’argent.
Il s’éloigne alors lentement, tournant à l’angle d’une rue, et finit par disparaitre de ma vue. Je reste immobile quelques secondes. Son histoire de trou noir m’a un peu chamboulé. Mais je me ressaisis. Une légère expression apaisée apparait sur mon visage. Elle doit être encore là quand je retourne m’asseoir à côté de Mélodie, car elle me fixe avec un petit sourire en coin.
- T’es allé lui proposer un rencard, ou quoi ?
Je réponds avec sérieux.
- Non. Je lui ai donné l’argent de la soirée.
Mélodie perd aussitôt son sourire. On dirait que je viens de la renverser avec ma voiture.
- Pourquoi t’as fait ça ?
Je hausse les épaules. Pas de raison précise. Je l’ai juste senti. Mélodie soupire.
- Charlie, Charlie, Charlie.
On dirait qu’elle me traite comme un gamin sans cervelle. Je me tourne vers elle, un peu heurté.
- Quoi ?
- Je sais pourquoi t’as fait ça. Pourquoi tu lui as donné l’argent.
Elle croit encore tout savoir, hein ? Eh ben, vas-y, réponds, si tu connais tout mieux que moi.
- Pourquoi ?
- Parce que t’as envie de croire que si tu l’as volé, c’était pour une raison précise. T’as envie de croire qu’y avait un sens à tout ça. Que t’es pas vraiment responsable de tes actes. Que c’était le destin.
Je lâche un petit son méprisant. Elle m‘énerve quand elle fait ça.
- Ah ouais ? 
- Faut que t’arrêtes de voir des signes partout, Charlie. Avec moi. Avec lui. C’est ton cerveau qui te joue des tours.
- Pourquoi tu crois toujours tout mieux savoir que moi ?
- C’est pas ta faute. On est tous construit comme ça. On s’accroche à ce qu’on peut. C’est pour ça que quand tu regardes les nuages, tu vois des oreilles de lapin. C’est ton cerveau qu’essaie de donner du sens à ce qu’il voit. Mais ça veut pas dire que c’est réel. Des fois, y a juste rien à voir.
Y a un léger silence. Et puis, je réponds. Sur le ton de la plaisanterie.
- J’ai jamais vu d’oreilles de lapin dans les nuages.
- C’était juste un exemple.
Je soupire. J’ai pas vraiment envie de débattre sur la métaphysique du monde. Peu importe pourquoi j’ai donné l’argent. Ca avait du sens pour moi. Peu importe que ça fasse pas parti des grands plans de Dieu. Que mes choix soient rien de plus que tant d’autres insignifiants petit cailloux sur le chaotique chemin de l’existence. Y a un truc plus important. Un truc dont j’aimerais bien pouvoir parler avec elle.
- Il avait pas tout à fait tort, tu sais ?
Mélodie est surprise.
- Qui ça ?
- Le vieux.
- Quoi ? Tu vas pas me dire qu’il t’a convaincu avec sa psychologie de comptoir ? C’est un abruti, ce gars.
- Peut-être. Mais... il avait pas tout à fait tort, non plus. La mort, elle peut arriver à tout moment. Ce serait peut-être cool... d’être un peu honnête, avant.
Je la fixe dans les yeux avec tendresse. Pour lui faire comprendre. Y a peut-être des choses qu’on devrait se dire, avant la fin. Mais ça la fait rire. Elle a visiblement pas envie d’aborder le sujet. Elle enchaine d’un ton un peu moqueur.
- Je savais pas que t’étais un romantique, Charlie.
Je tourne les yeux, légèrement blessé par son commentaire. Je réponds sur la défensive.
- Et alors ? Si c’est le cas ? Qu’est-ce que ça change ?
Elle reprend avec plus de douceur.
- Rien. Je trouve ça mignon, en vrai.
Je me retourne vers elle, surpris. Elle me sourit.
- Et un peu naïf, aussi.
Je sais pas trop comment le prendre. Je sais plus du tout où me situer avec cette fille. Et je sais plus où elle se situe avec moi. Y a quelque chose entre nous. C’est certain. Mais je serais totalement incapable de définir ce que c’est.
Elle se lève, d’un coup. Elle a l’air d’avoir retrouvé son enthousiasme.
- Aller, viens. On va pas rester glander ici. Je veux te faire une surprise.
Elle m’attrape par la main pour me forcer à me relever. Mais je bouge pas.
- Une surprise ?
- Ouais.
J’ai un petit rire sans joie, pas très convaincu.
- Je sais pas si j’ai la force d’encaisser une autre de tes surprises, Mélodie.
- Je te promets, celle-là, elle va te plaire.
- C’est quoi ?
- Si je te le dis, ce sera plus une surprise, gros béta. Aller, viens !
Elle me tire à nouveau. Je suis hésitant. Après tout ce qui s’est passé, après ses jeux, après mes réactions disproportionnées, ce serait peut-être mieux qu’on en finisse là. Qu’on tire une conclusion à cette aventure. Si seulement, on pouvait être honnêtes l’un envers l’autre avant. Si seulement je pouvais lui dire ce que je ressens. Et si, elle aussi, pouvait me dire ce qu’elle ressent...
Elle continue son argumentation.
- C’est le dernier arrêt de notre voyage, Charlie. Après, il sera six heures. Et le soleil sera levé. Faut qu’on profite une dernière fois. Fais-moi confiance.
Je la fixe droit dans les yeux. Elle a la mine enjouée, revigorée d’une toute nouvelle énergie. Je soupire. On peut pas lutter avec elle. J’ai envie de lui faire confiance. Au moins, une dernière fois. Je me laisse faire.
- Super !
Elle me tire, m’aidant à me relever. Puis elle garde ma main dans la sienne, et me guide à travers la rue. Je la suis un peu à contrecœur. On reste à marcher main dans la main, comme un couple, en direction de la surprise qu’elle a préparé. C’est bientôt terminé. La fin de la chute. La destination. Le trou noir, le tunnel, et la vérité. Tout va faire sens. Enfin. Et tout va se terminer.
D’une manière ou d’une autre.
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egoroman · 3 years
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VI
04:06
Les talons de Mélodie claquent sur la chaussée. Elle marche rapidement, remontant l’avenue déserte du quartier où habite son frère. Elle a une cigarette entre les lèvres. Elle tente de l’allumer avec son briquet, tout en restant en mouvement. Sans succès.
- Hé ! Hé, attends ! Attends-moi !
Je cours derrière elle pour essayer de la rattraper. Elle m’ignore, continuant sa route. Elle a bien failli me semer en quittant la résidence. J’ai cru pendant un court moment l’avoir perdue. Heureusement, on entend qu’elle dans les alentours.
J’arrive enfin à son niveau, et lui attrape le bras pour l’obliger à s’arrêter. Elle se tourne vers moi à contrecœur. Elle est toujours concentrée sur son briquet, qui ne semble définitivement pas vouloir s’enclencher.
- T’es pressée d’aller où comme ça ?
Je lui parle calmement. J’ai sincèrement envie de comprendre. Je suis fatigué par tous ses jeux. Je voudrais juste terminer cette sinistre nuit d’une manière plus apaisée qu’elle n’a commencé. Si c’est possible. Elle me répond sans me regarder, louchant sur la cigarette dans sa bouche.
- J’ai besoin de me calmer les nerfs !
J’aime pas son ton. Je la fixe avec une légère inquiétude dans les yeux.
- S’te plait, déclenche pas une autre bagarre...
Elle lève la tête vers moi, surprise. Et puis soudain, contre toute attente, elle éclate de rire. Mélodie a ce genre de rire sincère qui vient tout droit de la poitrine. Quand elle rit, elle rit fort. Quand elle pleure, elle pleure fort. Quand elle s’énerve, elle s’énerve fort. C’est comme si elle ne pouvait vivre ses émotions qu’en les éprouvant dans toute leur complète intensité. Elle rit à gorge déployée. Ses éclats résonnent contre les murs des bâtiments environnants. C’est communicatif. Je peux pas m’empêcher de sourire.
Elle arrive un peu à se calmer, et me fixe avec des yeux brillants. On dirait que ça lui a fait du bien. Ses larmes de tristesse sont devenus des larmes de joie. Elle est définitivement imprévisible.
- C’est vrai que c’était marrant, elle commente, amusée.
A mon tour de rire.
- Parle pour toi !
On échange un regard complice, et on s’esclaffe à nouveau. J’imagine très bien que vu de l’extérieur, personne ne pourrait comprendre. Pourquoi je continue de suivre cette fille. Pourquoi je ris avec elle. Pourquoi je lui fais encore confiance. Je suis tout à fait conscient que quiconque n’a pas partagé avec elle ce que moi, j’ai partagé, ne pourrait comprendre. Avec Mélodie, tout est inattendu. Tout est dangereux. Mais avec elle, on vit. On vit vraiment. Le reste du quotidien (métro, boulot, dodo), tout ça n’est qu’une pâle imitation de ce qu’on ressent quand on est avec elle. La vie, la vraie, c’est ça. Ca fait peur, et c’est puissant. Je le sais, maintenant. Et je vois pas comment je pourrais dorénavant m’en passer.
On arrive à se calmer. Y a un court silence. Mélodie reprend la parole d’un ton plus apaisé.
- Qu’est-ce qu’on fait, Charlie ? C’est les dernières heures de notre vie. Faut que ce soit monumental.
Mon sourire s’efface. La dure réalité revient prendre sa place. Celle que j’avais disposée dans un coin de mon cerveau pour ne pas avoir à l’affronter. Pas tout de suite. Je voulais repousser le moment fatidique. Jusqu’à quand ? On s’est faits une promesse. Qu’on sauterait ensemble d’un pont. Non, c’est elle qui m’a dit que si j’avais toujours envie de sauter quand le soleil se lèverait, elle sauterait avec moi. Mais je suis plus très sûr de ce que je veux. En vérité, je suis seulement épuisé. Ca a été une longue nuit, accompagnée de nombreuses nouvelles expériences. Je voudrais juste pouvoir me poser dans un coin. Dormir, et réfléchir à tout ça un peu plus tard, tête reposée. Mais Mélodie... Mélodie, elle, n’a pas l’air aussi perdue que moi. Elle est toujours pleine d’énergie, décidée à continuer. Décidée à sauter ? J’ignore ce qui se passe à l’intérieur de sa tête. Je sais pas comment aborder le sujet. C’est compliqué. Je suis perdu. Tout ce que je veux, c’est rester avec elle. Je lâche un soupir.
- Je sais pas...
Elle fait pas attention. Elle est de nouveau concentrée sur sa clope. Le briquet veut toujours pas s’allumer. Elle perd patience.
- Putain !
Elle se tourne vers moi, une légère angoisse dans le regard.
- T’as pas un briquet ?
Je lui fais non d’un signe de tête, bien embêté. Elle commence à paniquer.
- Faut que je trouve un briquet ! Je peux pas passer deux heures sans fumer ! C’est impossible !
Je hausse les épaules. Je vois pas trop ce qu’on pourrait faire. Il est quatre heures du matin. On est seuls. J’ai pas de solution à lui proposer. Mais alors que je pense ces mots, on entend soudain des gens chanter dans notre dos. On se retourne, surpris.
Un groupe de trois hommes tourne à l’angle d’une rue, pénétrant dans l’avenue, un peu plus loin. Ils marchent dans notre direction, bras dessus, bras dessous. Ils ont pas l’air de nous avoir remarqué. Ils chantent à tue-tête une chanson paillarde, sans aucune harmonie, leurs voix résonnant dans les alentours, insensibles au boucan qu’ils produisent. Ils sont complétement ivres.
Une lueur de malice apparait dans les yeux de la jeune femme. Le genre de lueur dont j’ai appris à me méfier. Elle lâche un commentaire à petite voix.
- Tiens. Voilà la cavalerie.
Avant que j’ai pu dire quoi que ce soit, elle s’avance dans leur direction. Je lui emboite le pas, prudemment, un peu méfiant. J’ai un mauvais pressentiment. Les trois bourrés se sont arrêtés en plein milieu de la route. Ils continuent de chanter, inattentifs au monde qui les entoure. Mélodie s’approche d’eux.
- Excusez-moi.
Ils se stoppent en plein milieu de leur chant, surpris, comme se souvenant soudain être dans un espace public, et non pas dans leur salle de bain. Ils remarquent la jeune femme qui s’arrête à quelques mètres d’eux. Ils se mettent alors à la siffler. Je reste légèrement en retrait. J’ai pas besoin d’en voir plus pour savoir à qui on a à faire. C’est des beaufs, pas de doute.
Mélodie ne semble pas prendre note de leur comportement. Elle reste patiente.
- Vous auriez pas du feu, par hasard, les garçons ?
Un des trois bourrés s’écarte de l’étreinte de ses partenaires. Il est grand et costaud, style rugbyman, une chevelure blonde bien peignée, et rasé de près. Il porte une belle chemise, et sent le déodorant. Il ne quitte pas Mélodie des yeux un seul instant, un sourire espiègle sur les lèvres. Il a des idées derrière la tête. Il s’approche lentement d'elle.
- Ca dépend. C’est pour qui ?
Son ton est malicieux. Mélodie lui répond rapidement, pleine de sarcasmes.
- Pour ma grand-mère. Elle habite en Roumanie. Je veux lui envoyer un colis.
Le bourré s’arrête en plein mouvement, pris de court. Il a le regard perdu.
- Hein ?
- C’est pour moi, reprend Mélodie, un peu plus impatiemment.
Le bourré se remet à sourire.
- Ah ! Ben, si c’est pour toi, bien sûr que j’ai du feu, ma belle !
Il sort maladroitement un briquet de la poche de son jean, ses mouvements gênés par tout l’alcool qui circule dans son sang. Il actionne la flamme, et tend son bras en direction de la jeune femme. Elle se penche en avant, sa cigarette entre les lèvres. Elle embrase le bout du tube de tabac. Le grand blond ne la quitte toujours pas des yeux.
- Merci.
Elle s’écarte, et tire une taffe qu’elle recrache suavement dans l’air. Le bourré éteint son briquet, et le range à nouveau dans sa poche. Il continue de la fixer, souriant d’un air charmeur. Mélodie soutient son regard, ne trahissant aucune émotion.
Il se décide finalement à prendre la parole.
- Tu fais quoi ?
Mélodie lui répond froidement, toujours aussi sarcastique.
- En général ?
L’autre se laisse pas démonter.
- Maintenant.
Elle lui explique la situation sur le ton de la conversation, comme si de rien n’était.
- Je suis avec un mec. On va se jeter d’un pont. Mais pas tout de suite, j’ai un peu de temps.
Elle me désigne d’un coup de tête. Les bourrés semblent remarquer ma présence pour la première fois. L’un d’entre eux, un grand noir bien habillé, fait un bond en arrière.
- Wow ! Il sort d’où, lui ?! Je te jure, il m’a fait flipper ! C’est un ninja, ou quoi ?!
Le troisième bourré, un petit brun à la barbe parfaitement taillée, plisse des yeux en me fixant, comme s’il tentait de mieux percevoir mes contours. Il tangue en même temps sur place. Il doit croire que le sol s’amuse à pencher de lui-même sous ses pieds.
- Hé, mais je te connais ! T’es... T’es La Famille Addams ! C’est toi, non ?!
Le grand noir ricane, se tournant vers lui.
- Qu’est-ce que tu dis ?!
- Mais si ! Tu reconnais pas ?! La Famille Addams !
Il me montre du doigt. Le grand noir me dévisage un moment. Puis les deux éclatent de rire, partageant un humour qu’eux seuls peuvent comprendre. C'est des beaufs, y a aucun doute. Je serre la mâchoire, et décide de prendre sur moi. Je m’en fous. C’est pas la première fois de ma vie qu’on se moque de moi. Mes vêtements trop sombres, ma mine trop sérieuse, mon air trop solennel. J’ai l’habitude. C’est pas grave. J’espère juste qu’on va pas s’éterniser longtemps avec ces crétins. Mélodie a eu ce qu’elle voulait. Si on pouvait partir, maintenant.
Le grand blond continue de la fixer. Il se fiche de toute le reste. Il n’a vraiment d’yeux que pour elle. La jeune femme l'observe en retour, l’air complétement blasée.
- On fait after chez moi. Tu veux venir ?
- Je sais pas, elle répond avec froideur. C’est où chez toi ?
- C’est pas loiiiiiiiiiiin !
Il appuie sur le dernier mot d’une longue note aigue, le ton baratineur. Puis il sourit de son air charmeur.
- Tu veux venir ?
Le grand noir continue de ricaner.
- Arrête, ça sert à rien ! Tu vas encore te prendre un râteau !
- Taisez-vous, les gars !
Le grand blond lâche un rire amusé, lui faisant signe de se taire d’un geste de la main. Puis il se concentre à nouveau sur Mélodie.
- Tu veux venir ? Même avec ton copain ! On s’en fout, nous ! On partage !
Les deux bourrés derrière lui se marrent à nouveau. Ai-je déjà mentionné le fait que c’était des beaufs ? Mélodie fume toujours sa clope. Elle fixe l’autre dans les yeux, le regard froid et calculateur, comme si elle cherchait à l’intérieur de son crâne le meilleur moyen de lui faire regretter sa conduite. Je doute pas une seule seconde que ce soit le genre de pensées qu’elle puisse avoir.
- C’est pas mon copain.
Elle répond calmement. Le grand blond saute sur l’occasion.
- Ah, mais voilà ! Fallait le dire plus tôt !
Il se colle à elle, et passe son bras par-dessus ses épaules. Un peu trop intime, un peu trop vite. Mais Mélodie se laisse faire, impassible.
- Tu viens alors ? Je te jure, tu vas pas regretter. Trois beaux mâles comme nous. Tu peux pas dire non. Ca va te changer des fragiles avec qui tu traines d’habitude.
Les deux autres se marrent. C’est tout ce qu’ils savent faire, on dirait. Mélodie reste calme. Elle semble réfléchir à sa proposition. Y réfléchir sérieusement. J’aime pas ça. La dernière chose dont j’ai envie, c’est de suivre ces trois idiots plus longtemps. Il faut qu’on s’en débarrasse.
Je fais un pas en avant, prenant un ton assuré.
- Laissez-la tranquille.
Le grand blond se tourne vers moi, surpris. Il a un petit rire amusé.
- Y a quelqu’un qui t’a demandé quelque chose à toi ? C’est à elle qu’on parle.
- Elle veut pas venir avec vous.
Je lui lance un regard sombre, pour bien qu’il comprenne. Ca suffit. Que ses potes et lui nous foutent la paix. Mélodie et moi, on veut pas rester avec eux.
Mais justement, la jeune femme me lorgne avec dureté.
- Tu parles pour moi, maintenant ?
Son ton est froid. Elle a pas l’air d’avoir beaucoup apprécié mon intervention. Je suis pris de court, coupé dans mon élan. Je sais plus comment réagir.
- Non. Mais je... T’as... Tu vas pas aller avec eux ? Si ?
J’ai un petit rire gêné. Je suis plus très sûr. Elle aussi doit bien voir à quel point ils sont inintéressants. Non ? Pourquoi perdre les dernières heures qu’il nous reste ensemble, avec trois types qui ont autant d’intelligence émotionnelle qu’une cuillère à café ? Je croyais qu’elle voulait que ce soit monumental. Là, c’est juste chiant à mourir.
Mélodie me fixe en silence, pendant plusieurs secondes, de son fameux regard intense. Je me sens exposé, un peu mal-à-l’aise. On dirait qu’elle lit dans mes pensées. Et elle a pas l’air de trop apprécier ce qu’elle y trouve.
- OK.
Elle se tourne vers les trois hommes, complétement indifférente.
- Je veux bien venir avec vous.
Les bourrés ne semblent pas à en croire leurs oreilles. Ils lèvent les bras en l’air, lâchant un cri de joie. Le grand blond se tourne vers ses amis, la mine victorieuse.
- Je l’avais dit, les gars ! Je l’avais dit, ou je l’avais pas dit ?!
Le grand noir le dévisage, partagé entre de la jalousie et une idolâtrie presque indécente.
- Non, mais comment tu fais ?!
Complétement ivre, alors qu’ils avaient abandonné l’idée, leur pote a réussi à ramener une fille chez lui à coup de baratins. Dans leur vision du monde de beaufs, il devrait être célébré comme un héros. C’est encore plus fou que s’il avait marqué le dernier but permettant de remporter la coupe du monde.
Je profite qu’ils ne fassent plus attention à nous pour m’approcher de Mélodie. Je lui parle à voix basse, désirant discuter avec elle en privé. Je suis un peu agacé. C’est plus fort que moi.
- Tu fais quoi, là ?!
Elle me répond d’un ton détaché.
- Si tu veux pas venir, tu viens pas.
- Comment ça, si je veux pas venir, je viens pas ?! Et ce qu’on a prévu ?! Dans deux heures, il est six heures ! Tu te souviens ?!
- C’est toujours dans mes intentions de sauter, t’inquiètes pas. C’est toujours dans les tiennes ?
Y a un sous-entendu dans sa question. Elle sait. Elle sait que mon avis a changé, petit à petit, au cours de la soirée. Et ça lui plait pas. Je comprends pas pourquoi. Je comprends pas ce qui la dérange. Est-ce qu’elle devrait pas être contente pour moi ? De me voir reprendre lentement goût à la vie ? Elle m'étudie de son regard inquisiteur, comme si elle tentait de me transpercer avec. Elle joue avec moi. Encore. J’en ai marre. Qu’est-ce que j’attends de cette soirée ? Pourquoi je continue à la suivre ? Je sais plus. Je me suis accroché à elle, comme si elle pouvait m’apporter des réponses. Une illumination. Un signe. Mais y a rien. Rien d’autre que Mélodie et ses jeux. Et au bout du chemin, un pont, un fleuve, et la mort. Et toujours pas de sens. Une longue et lente absurdité qui se termine brusquement, sans explication. C’est tout ce qu’elle a à m’offrir. C’est tout ce qu’est la vie, après tout. Je devrais partir. Maintenant. La laisser là, seule, à ses intrigues stupides. Mais je peux pas m’y résoudre. Je peux pas croire que tout ça soit arrivé pour rien. Je peux pas me séparer d’elle sans avoir obtenu un quelconque dénouement. Je pense y avoir droit. Alors, je lui mens.
- Bien sûr que c’est toujours dans mes intentions...
- Bien. Alors, suis le mouvement. Et détends-toi un peu, Charlie.
Le grand blond s’immisce entre nous deux, mettant fin à notre conciliabule. Il s’exclame, amusé.
- Ouais ! Détends-toi, Charlie !
Il me fait un clin d’œil, avant de repasser son bras par-dessus les épaules de la jeune femme. Elle se laisse faire. Il se remet en route, l’emportant avec lui. Je les regarde s’éloigner, impuissant. J’ai envie de répliquer, de dire quelque chose, de m’énerver. Mais au même moment, les deux autres bourrés arrivent à mon niveau. Ils m’attrapent par les bras, et se remettent à chanter à tue-tête, m’obligeant à rejoindre leur joyeuse cohorte. On s’éloigne tous ensemble, en direction de la prochaine étape de la soirée.
***
Ils ont mis la musique à fond. Un truc festif. Ils en ont complétement rien à faire de réveiller les voisins. L’appartement est pas très grand. Il se situe au rez-de-chaussée, les fenêtres donnant directement sur la rue. Y a une grande télé d’où sort le son, en face d’un canapé en L. Une Playstation avec les derniers jeux de sport à la mode. Une bibliothèque remplie de livres scolaires.
Mélodie danse en faisant de grands mouvements, les yeux fermés, imperméable à tout ce qui se passe autour d’elle. On dirait que le monde va bientôt se terminer, et qu’elle profite au maximum une dernière fois. Dans un sens, c’est peut-être pas si éloigné de la réalité. Le grand blond danse face à elle, de manière un peu plus réservée. Il la contemple en souriant d’un air amusé. Son pote à la peau noire est assis contre un meuble, un peu plus loin. Il observe la scène, admiratif, comme s’il visionnait le début d’un film porno dans lequel jouerait son meilleur ami. Le blond et lui échangent un regard plein de malice. Y a aucun doute que les deux s’imaginent déjà au lit avec Mélodie. Peut-être même ensemble, à faire un plan à trois. Elle entre eux deux...
Ca me dégoûte. Je suis assis sur le canapé, les bras croisés. Je me demande ce que je fous ici. Cette soirée a complétement fini de perdre tout son sens. J’ai envie de me tirer. Mais j’ai pas envie de perdre Mélodie. C’est la merde. Je les regarde danser. Je sens un truc grogner au fond de ma poitrine. Un truc lourd, que j’ai pas envie de porter, mais qui est là, que je le veuille ou non. De la jalousie. Je me demande ce qu’elle leur trouve. Pourquoi elle perd son temps avec eux ? Est-ce que c’est juste un autre de ses jeux ? Est-ce qu’elle attend quelque chose de moi ? Je sais plus. Je crois qu’en réalité elle même ne sait pas. Elle suit juste le flow, sans réfléchir. J’arrive même plus à me souvenir pourquoi y a eu un moment où j’ai décidé de la suivre. Pourquoi j’ai cru qu’elle avait des réponses à me fournir.
Le troisième bourré, le petit barbu, est assis à côté de moi. Il a un verre à la main, la mine écrasée par tous ses excès de la soirée. Il est lancé dans un long monologue depuis plusieurs minutes, me racontant toutes les banalités de sa vie dans les moindres détails. On dirait qu’il me prend pour son psy. Il se rend pas compte que j’en ai complètement rien à foutre ?
- Non, mais moi, tu vois, ce que je kifferais, c’est ouvrir mon propre restaurant. Mais là, je peux pas, c’est chaud. J’ai zéro thune, gros. Mais je sais, je pourrais le faire avec mon frère. Il serait grave partant. Mais là, c’est trop ric-rac, je te promets. Mais surtout... c’est la meuf de mon frère ! Aïe, aïe, aïe ! Comment je kifferais bosser avec elle ! Je te promets, gros, je la baise ! Elle est d’une fraicheur, c’est pas permis ! Toi aussi, tu la baises ! Tout le monde la baise ! Bats les couilles c’est la meuf de mon frère, je la baise ! Elle, je lui fais du mal ! Je te le dis cash !
Ca, pour être cash, c’est cash. Je comprends pas pourquoi les mecs ont toujours besoin de parler comme ça entre eux. Tu connais pas assez de mots dans la langue française pour exprimer toutes les subtilités de tes perceptions, ou t’es juste une grosse merde ? Mais ce que je comprends le moins dans tout ça, en fait, c’est surtout pourquoi il a l’impression que toute son histoire m’intéresse.
Il s’arrête enfin de parler... seulement pour retenir un rot. Puis après avoir lâché un long soupir, il semble réfléchir à quelque chose, avant de rajouter :
- Attends, je vais te montrer une photo.
Il fouille dans ses poches, à la recherche de son portable. Je me tourne à nouveau vers les danseurs. Mélodie rouvre les yeux. Elle croise le regard du grand blond. Ils se sourient. Tout en continuant de danser, ils se rapprochent l’un de l’autre. Leurs corps s’accordent dans un rythme sensuel. Ils sont quasiment collés. Le grand blond passe ses mains sur les bras de la jeune femme, caressant sa peau. Ca suffit. J’en ai assez vu.
Je me lève d’un bond, et me dirige à pas rapides vers la sortie. Le petit barbu se tourne même pas vers moi, trop concentré sur son téléphone. Je quitte l’appartement en trombe. Personne m’arrête. Personne fait attention. Je m’engage dans les rues silencieuses de la nuit. Seul.
***
Je remonte un long boulevard désert. Y a bien une ou deux voitures qui croisent ma route. Oiseaux de nuit, ou travailleurs précoces. Mis à part ça, je suis isolé. Je marche vite. Je sais pas où je vais. J’ai besoin de bouger, d’être dans l’action. Surtout de m’éloigner. Tant pis pour Mélodie. Je peux me débrouiller sans elle. Je peux trouver mon but, sans l’aide de personne. Mon but...
Je sais plus quoi faire. Je sais pas où aller. Je suis fatigué, mais j’ai pas envie de rentrer chez moi. Le silence de mon appart’ me serait insoutenable. Mais faudra bien que je rentre un jour. Pas maintenant. Pas encore. Je vais errer. Où ? Pour faire quoi ? Peu importe. Errer.
Je m’arrête, pour prendre le temps de réfléchir. Je sens de la colère en moi, de la tristesse. De la solitude. Je suis seul. On est tous seuls. C’était pas ça la première grande règle immuable de la vie ? Je l’avais pas encore retenue ? Chaque nouvel obstacle que tu affrontes n’est là que pour appuyer davantage la leçon. Il va bien falloir que ça rentre, à un moment donné.
Je tente de reprendre mon calme. C’est dur de réfléchir quand les idées sont pas claires. J’entends un bruit mécanique au-dessus de ma tête. Je lève les yeux, étonné.
Au bord de la route, y a un large panneau publicitaire, un peu en hauteur. Derrière la vitre qui le protège, y a une affiche blanche. Dessus, un simple message en grosses lettres noires :
TU N’ES PAS SEUL
J’ai l’impression que mon cœur s’arrête dans ma poitrine. Ca y est. C’est fait. J’ai totalement perdu la boule. Ca devait arriver. Je le savais. Ca sert à rien de faire mon surpris. Je reste figé, mes membres paralysés par une force qui existe au-delà de la raison. Je retourne ces mots dans mon esprit, pour être bien certain de l’expérience que je suis en train de vivre. C’est dingue ! Dîtes-moi la vérité, voix dans ma tête, et s’il vous plait, soyez sincères : est-ce que j'ai complètement plongé tête la première dans la folie, ou est-ce qu’y a vraiment un panneau publicitaire qu’est en train de directement s’adresser à moi ?
Nouveau bruit mécanique. Le déroulant s’enclenche. L’affiche défile, et laisse place à une nouvelle image : un couple aux sourires beaucoup trop photogéniques, vendant les mérites d’un produit quelconque. Je reste immobile. Je sais plus quoi penser. Pourquoi j’ai tant l’impression que l’Univers m’envoie des messages ? Est-ce que je devrais les écouter ? Ou est-ce que ce sont seulement... des hasards qui se succèdent ? Et mon cerveau délirant qui s’accroche à tout ce qui peut encore donner du sens au chaos de mon existence...
J’entends le son d’un spray. Je sursaute, revenant à la réalité. Sous le panneau, un homme me tourne le dos, debout face à un mur en mauvais état. Il a une bombe de peinture à la main. Il est occupé à tagger une forme imprécise.
Je fais un pas en avant, penchant légèrement la tête pour mieux apercevoir son œuvre. Je sens mon cœur battre fort. Je crois déjà savoir ce que je vais y trouver, avant même de le voir. Comme si le Cosmos jouait avec moi. Ca peut être que ça. Et en effet...
L’homme se décale un peu. Sur le mur, représenté à coups de traits noirs grossiers, le signe me nargue, présentant ses formes à la réalité, comme pour casser les barrières qui existent entre la folie et le vrai monde. Le signe. Ce signe. Ce fameux signe. Celui que je vois partout. Sur la carte de visite. Sur le tatouage. Il est là. Encore une fois. Immobile et silencieux. Comme s’il attendait une réaction de ma part. Comme s’il voulait me dire quelque chose. Je peux plus le supporter. C’est trop. Beaucoup trop pour une seule soirée.
- Hé !
Je m’avance vers l’homme, sentant la colère monter. Maintenant, ça suffit. J’en ai assez qu’on joue avec moi. J’ai besoin de réponses, et vite.
- Hé ! C’est quoi, ça ?!
L’homme bouge pas. Il reste calme, comme s’il m’avait pas entendu. Mais je sais qu’il m’a entendu. Je lui crie dessus. Tu vas me répondre, à la fin ?!
- Ce signe ! Je le vois partout ! Ca veut dire quoi ?!
Il se retourne lentement, comme dans un rêve. J’ai un léger mouvement de recul. Son visage est caché par un masque en plastique. Un masque représentant un cochon de dessin animé en train de sourire. On dirait que lui aussi me nargue. Et je comprends aussitôt qui il est. Cet homme. Le Messager. Le Messager de l’Univers qui joue avec moi depuis le début de la nuit. Depuis le début de ma vie, même. Il est apparu pour mettre fin à l’errance. Donner un grand coup sur la table, et remettre de l’ordre à la tempête d’imprécisions chaotiques dans laquelle je vais bien finir par m’étouffer. C’est lui. L’envoyé des astres. J’en suis certain.
Il bouge pas. Il me fixe. Le temps semble s’arrêter. Mes membres sont paralysés. J’aperçois même pas ses yeux derrière le masque, mais j’ai l’impression qu’il est en train de plonger son regard au creux de mon âme. Une légère crainte commence à prendre possession de mon être. La sentence va tomber. Je le sens. Tous les chemins ont mené à ce moment. Le Messager va me donner les réponses que j’attends. Et pour la première fois, une pensée inquiète traverse mon esprit. Peut-être que ces réponses, j’ai pas envie de les connaitre, après tout. Peut-être qu’il faut pas que je les connaisse. Peut-être qu’elles mènent à un espace au-delà de ce que ma psyché peut encaisser.
Mais avant que le Messager ait pu faire quoi que ce soit, j’entends un cri de fureur provenir d’une rue adjacente.
- Ты что делаешь ?!
Une fille arrive en courant, l’air énervée. Elle se positionne rapidement face à moi, comme pour protéger l’homme à tête de cochon. Elle doit avoir à peine une vingtaine d’année, blonde et énergique. Elle m’engueule avec hargne, dans une langue que je comprends pas.
- Оставь его в покое ! Он тебе что сделал ! Ничего он не сделал ! Вали отсюда ! Отстань от него ! Пошёл !
Je reste immobile, surpris. La fille semble attendre une réaction de ma part. Voyant que je bouge pas, elle tend le bras, et me fait signe de partir d’un geste agressif. Je fais quelques pas en arrière. Elle m'assène un regard dur, comme pour me mettre en garde de recommencer. Puis elle regagne à grands pas la rue d’où elle était sortie.
Le Messager a toujours pas bougé d’un cil. La fille l’appelle au loin, lui faisant probablement signe de la suivre.
- Сергей ! Пойдём !
Il reste immobile. Il continue de me fixer par-delà les ombres qui dissimulent son visage. Je lui rends son regard d’un air méfiant. Y a quelque chose chez lui qui m’inspire pas confiance. Et pas seulement parce que j’arrive pas à distinguer à quoi il ressemble.
Et puis, soudain, il prononce un simple mot d’une petite voix juvénile, s’exprimant avec un fort accent d’Europe de l’Est :
- Vérité.
Je baisse ma garde, surpris.
- Quoi ?
- Следуй за истиной. Tu... dois suivre... vérité.
Je reste bouche-bée, incapable de parler. Suis la vérité. Le même message que derrière la carte de visite. Qu’est-ce que ça veut dire ? Quel savoir l’Univers et lui essaient-ils de me communiquer ? Je me sens toucher du doigt la solution. Juste toucher. Tout va bientôt se révéler. Il faut juste que j’avance un peu plus loin sur le chemin. Un peu plus loin en direction de l’inévitable destination qui n’attend que mon arrivée. Elle est là. A portée de main.
Il reste droit un pique, l’air calme. Et puis, la voix de la fille retentit à nouveau dans le calme de la nuit, un peu plus loin cette fois.
- Сергей !
L’homme masqué me jette un dernier regard. Puis il s’éloigne en direction de la rue adjacente. Il accélère le pas, et finit par disparaitre. Je suis incapable d'effectuer le moindre mouvement. J’ai l’impression d’avoir traversé un phantasme, une hallucination qui serait apparue à ma vue et se serait évaporée avant même que je puisse la saisir. La réalité reprend doucement place autour de moi. Dans la dureté bien palpable de la ville, les deux étrangers finissent par ne plus devenir que des souvenirs. J’en commence même à me demander si je les aurais pas imaginés.
- Alors ? Tu te défiles ?
Je me retourne d’un coup. Mélodie s’approche lentement, remontant le trottoir. Elle a retrouvé ma trace. Je me suis pas tant éloigné que ça, après tout. Je m’attendais juste pas à ce qu’elle me suive. Je l’ai même pas entendu s’approcher, perdu dans mes pensées.
Elle s’arrête à quelques pas de moi, me fixant d’un air froid. Je lui renvoie son regard, lui répondant avec la même dureté dont elle fait preuve.
- Je vais pas rester pour admirer le spectacle. Si tu veux sucer ces gars, ça te regarde. Moi, j’ai des plans pour la soirée.
- Tu veux sauter d’un pont ?
- C’est ce qu’est prévu, non ?
Elle a un petit rire dédaigneux. Ca me blesse.
- Quoi ?!
Elle répond pas. Elle me fixe droit dans les yeux, souriant d’un air narquois. Comme si elle savait tout mieux que moi. Comme si elle savait ce que je voulais, et moi non. Comme si elle savait comment fonctionnait l’Univers, et moi non. C’est cette Mélodie là que je déteste. J’ai envie de lui répondre quelque chose. D’effacer ce sourire de son visage. De lui rabattre son clapet, une bonne fois pour toute.
- Hé, vous foutez quoi ?
On est interrompus par le grand blond qui s’approche lentement. Il nous regarde tour à tour, un peu surpris, un peu prudent, comme s’il se rendait compte qu’il s’immisçait à l’intérieur d’une pièce dans laquelle il avait pas le droit d’entrer. Il s’arrête, l’air hésitant. Y a une tension palpable dans l’air. Personne semble vouloir parler, ou faire le moindre mouvement.
Le grand blond est le premier à briser le silence. Il tente d’alléger l’atmosphère.
- Je fais des mouv’ de ouf à l’intérieur, et y a personne pour m'applaudir. Vous voulez pas rentrer danser ?
Il désigne du pouce le chemin ramenant chez lui. Il attend une réponse, les yeux remplis d’espoir. Il a rien compris. Physiquement, je suis peut-être face à lui, mais dans ma tête, je suis à des années-lumière. Il pourra jamais rien faire pour me rattraper.
Je lui réponds froidement, continuant de fixer Mélodie.
- Non merci. Moi, je me tire.
Je commence à me détourner. La jeune femme a pas l’air d’apprécier.
- On se tire tous.
Je m’arrête.
- Quoi ?
Elle me fixe de son regard le plus glacial. Puis elle se tourne vers le bourré.
- On en a marre de vivre. On va se jeter d’un pont. Tu viens avec nous ?
Le grand blond a l’air un peu perdu, continuant de nous regarder tour à tour, sûrement à la recherche d’une explication.
- Euh, OK. Je peux aller chercher mon portable avant ? Je l’ai laissé à l’intérieur.
- Pas le temps. Charlie est pressé.
Je fais un pas vers elle, agacé.
- A quoi tu joues ?!
Elle me regarde droit dans les yeux. Son air est on ne peut plus sérieux.
- C’est la fin, Charlie. Faut que tu commences à lâcher prise.
Je la dévisage. Je comprends décidément rien à cette fille. Le bourré continue de nous observer. Il sent qu’y a anguille sous roche. Il se rapproche de nous, bien décidé à calmer les tensions.
- Hé. Vous savez quoi ? On va tous rentrer. On va mettre un son un peu chill, et on va se fumer un joint. Et on va tous se faire des câlins. Pourquoi pas regarder un dessin animé. Ca vous dit pas ?
Je peux plus le supporter celui-là. Je me tourne vers lui, et crache entre mes dents les premiers mots qui me viennent à l’esprit.
- Va chier.
Son visage se décompose, allant de la surprise à la colère en passant par diverses étapes intermédiaires.
- Toi, va chier ! Il se prend pour qui, lui ?! Putain, j’y crois pas ! Même les nains, ils ouvrent leur gueule, maintenant ?!
Il pose une main sur l’épaule de Mélodie, lui faisant signe de le suivre.
- Aller, viens. S’il veut se tirer, laisse-le se tirer.
Mais elle se défait de son emprise.
- Non.
Il est étonné par son geste. Il reprend l’argumentation. Avec un peu plus de véhémence, cette fois.
- Mais laisse-le, je te dis ! On sera mieux sans lui ! Aller, viens ! On retourne danser !
Une nouvelle fois, il pose sa main sur l’épaule de la jeune femme. De manière plus catégorique. Pour lui, le débat est clos. Mais une nouvelle fois, la jeune femme le repousse.
- Laisse-moi.
Il comprend plus rien. Il perd patience.
- Mais tu lui trouves quoi à ce mec, sérieux ?! C’est une petite merde ! Il nique l’ambiance rien qu’en ouvrant la bouche ! Laisse-le se tirer !
Elle se tourne calmement vers lui, et le regarde droit dans les yeux.
- C’est toi, la petite merde.
C’est comme s’il venait de recevoir un coup de poignard dans le dos. Il a un petit moment de surprise, sans réaction. Puis il laisse sa fureur exploser. Il pointe un doigt menaçant à deux centimètres du visage de la jeune femme.
- Tu crois que tu peux me parler comme ça, salope ?! T’es à peine baisable, meuf ! Redescends un peu sur Terre ! Tu te prends pour qui ?!
J’en peux plus. La tension dans l’air secoue mon for intérieur. Faut que je réagisse. Je m’avance vers le grand blond, sans réfléchir. Je le pousse violemment en arrière.
- Laisse-la !
Il est surpris par mon geste. Mais son étonnement n’est que de courte durée. Il me répond rapidement... en me donnant un énorme coup de poing dans la figure.
BAM !
Je sens pas la douleur tout de suite. Y a d’abord la surprise. Un flash qui m’aveugle. Avant de comprendre ce qui m’arrive, j’ai atterri sur le sol. Y a un léger son aigu qui siffle en continu dans mon oreille gauche. Puis le coup se fait sentir. Une montée en puissance qui prend d’assaut toute ma tempe. Y a un liquide chaud qui coule le long de ma joue.
Je suis sonné. J’entends le grand blond me parler, mais ça parait lointain. Il me pointe du doigt.
- Reste couché !
Je sais pas ce qui me prend. J’ai l’impression d’être loin d’ici. De pas vraiment être au contrôle de mon corps. Je tente de me relever. Un nouveau coup. Dans le menton, cette fois. Mes dents claquent. Je retombe en arrière.
- Reste couché, je t’ai dit !
Puis, tout se passe très vite. Comme dans un film en accéléré. Le grand blond relève le poing, prêt à récidiver. Mais avant qu’il ait pu frapper, je l’entends pousser un cri. Il se retourne, se tenant l’épaule. Mélodie le fixe avec une rage animale dans le regard. Dans sa main droite, elle tient le couteau à cran d’arrêt qu’elle avait volé aux zonards, un peu plus tôt dans la soirée.
L'autre la dévisage avec de grands yeux. Il regarde ses doigts. Y a un peu de sang dessus. Elle lui a écorché la peau du bout de la lame. Au-delà du choc, y a de la terreur dans son regard. Il est tombé sur la fille la plus folle de toute la ville. De tout le pays, peut-être. Et il vient à peine de le comprendre.
- Mais t’es... t’es malade ! T’as failli me planter !
Mélodie continue de le fixer. Sombre. Effrayante. J’ignore ce qui va se passer. J’ignore quelles pensées traversent son esprit. Mais j’avoue qu’à ce moment, je dois bien avoir aussi peur que lui.
Elle prononce enfin des mots. Calmement. Lentement. Froidement.
- File-moi ton briquet.
Le grand blond saisit pas tout de suite.
- Quoi ?
- FILE-MOI TON BRIQUET !
Elle hurle d’un cri strident à en faire péter les tympans de tout le voisinage. L’autre sait plus quoi dire. Il a traversé le voile de la folie. Il est arrivé de notre côté. Et il se rend compte que c’est vraiment pas fait pour lui.
- Maintenant !
Elle hurle à nouveau, lui présentant son arme pour appuyer sa phrase. Le grand blond a un sursaut. Il est terrifié. Le pauvre. Il fouille rapidement dans sa poche, et jette son briquet aux pieds de la jeune femme. Au moment où elle se baisse pour le ramasser, il en profite pour fuir en courant dans la direction opposée.
Il attend d’être à une bonne distance de nous pour se retourner, et nous crier son dernier message.
- J’espère que vous allez crever, tous les deux !
Puis il tourne à l’angle de la rue, regagnant son appart’ à toute vitesse, comme si les pires démons de l’Enfer étaient à ses trousses. Il a peut-être pas tout à fait tort.
Je me relève tant bien que mal. J’ai mal au coccyx après avoir heurté le trottoir. J’ai mal à la mâchoire, où l’autre m’a frappé, et je sens mon pouls battre du côté de mon œil gauche. Mais je m’en suis sorti. Et je suis de nouveau avec Mélodie. Je peux pas me plaindre.
Je me tourne vers elle, calmement. On se regarde dans les yeux, en silence. On est plus que tous les deux. Juste nous deux. On reste immobiles, sans se parler, pendant plusieurs secondes. Sans aucune émotion particulière. On s’est retrouvés. C’est le principal. Mais on sait tous les deux ce que ça veut dire. La fin arrive. La fin du voyage. On a fait que la repousser, pour l’instant. Profiter. Errer. D’aventures en aventures, sans vraiment de but précis. Mais on s’est faits une promesse. Et maintenant, à chaque fois qu’on regarde l’autre, on peut plus penser à autre chose. La Mort. Elle est là. Elle nous enveloppe de son voile noire depuis le début de la soirée. Pour moi, elle a le visage de Mélodie. Pour elle, elle a le mien. Il va bien falloir y faire face, à un moment.
Et ce moment est juste à notre portée.
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egoroman · 4 years
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V
02:37
Mélodie enfonce son doigt dans le bouton de l’interphone. Un léger buzz bourdonne en continu, écho à la sonnerie qui doit retentir plus haut, dans l’un des appartements de la résidence.
On est devant un immeuble, dans un quartier tranquille. Une porte transparente nous sépare du hall d’entrée. La jeune femme maintient son doigt enfoncé. Elle est bien décidée à réveiller la personne à l’autre bout du fil. Je lève les yeux pour admirer le bâtiment, légèrement inquiet. Elle a marché rapidement, semblant savoir où se diriger. Je l’ai suivi sans trop poser de questions, un peu fatigué par nos péripéties précédentes. J’espère juste qu’elle va pas me plonger dans un nouvel ouragan.
- C’est chez qui ?
Elle se tourne vers moi pour me répondre. Mais avant qu’elle ait pu le faire, on entend un déclic. La voix étouffée d’un homme s’échappe de l’appareil.
- Vous savez quelle heure il est ?
L’inconnu a l’air fatigué. Et un peu agacé. C’est pas très étonnant. Mélodie se penche vers la sonnette.
- C’est moi.
L’homme semble immédiatement savoir à qui il a à faire. Il lâche un soupir d’une lassitude inégalée.
- Monte.
Un nouveau déclic. La porte d’entrée se déverrouille. Mélodie me sourit d’un air satisfait, avant de pénétrer à l’intérieur de la résidence. Je lance un dernier regard inquiet vers les fenêtres de l’immeuble, soudain parcouru d’un mauvais pressentiment. Puis je lui emboite le pas.
***
On monte des escaliers, arrivant au troisième étage, dans un couloir silencieux au sol recouvert d’une moquette brune. Des deux côtés, des portes en bois se succèdent. Mélodie marche à pas rapides, sans prendre le temps de m’attendre. Je suis obligé d’accélérer le pas pour pas la perdre.
Elle se dirige jusqu’au numéro 36. Elle a l’air de savoir ce qu’elle fait, car elle actionne la poignée, ne se souciant même pas d’annoncer son arrivée. Mais la porte s’ouvre pas. C’est fermé à clé.
Elle frappe en continu sur le battant en bois, impatiente, insensible au bruit qui résonne dans l’ambiance nocturne des habitations. La voix fatiguée de l’homme se fait entendre de l’autre côté. Il est agacé.
- J’arrive !
On entend le son d’une clé qui tourne dans sa serrure, puis la porte s’ouvre. Un homme un peu plus vieux que nous se trouve dans l’encadrement. Il est de taille moyenne, ne portant qu’un t-shirt et un caleçon. Ses cheveux châtains sont repoussés en arrière, tombant sur sa nuque. Il a une gueule d’ange, une allure de beau-gosse. On dirait un acteur américain.
Mélodie ne lui accorde même pas un regard. Elle lui passe à côté, et pénètre à l’intérieur de l’appartement comme si elle était chez elle.
- Salut, fait-elle simplement d’une voix morne.
Elle s’avance dans le petit salon, et va s’écraser de tout son long sur un canapé, l’air épuisé. Le beau-gosse l'observe faire, le regard sombre. Mais il se retient d'énoncer toute remarque.
J’hésite à la suivre. Je me sens absolument pas à mon aise dans ce nouveau décor inconnu. Au moment où il s’apprête à refermer la porte, l’homme remarque ma présence pour la première fois. Il me dévisage froidement, un peu surpris. Je me sens intimidé.
- Euh, bonsoir. Je... Je suis avec elle...
Je désigne Mélodie d’un geste furtif. Le beau-gosse soupire. Il n’a franchement pas l’air enchanté. Mais il s’écarte, me faisant signe de rentrer. Je m’exécute, un peu gêné.
La porte est refermée derrière moi. J’avance timidement à l’intérieur de l’appartement, observant les lieux. C’est pas très grand, mais assez cosy. La pièce principale est constituée d’un coin salon, avec un grand canapé et des fauteuils installés autour d’une table basse. Un large écran de télé est accroché au mur. Sur la gauche, la pièce se change en un petit coin cuisine. A droite, un couloir sombre semble mener vers d’autres pièces. Sûrement une chambre et une salle de bain.
Le beau-gosse s’avance en direction de Mélodie. Son ton est ferme, mais il arrive à garder son calme malgré tout.
- Tu sais quelle heure il est, Mélodie ?
La jeune femme ne lève même pas la tête du canapé. Sa voix est étouffée par les coussins dans lesquels elle a plongé son visage.
- L’heure de m’acheter une montre ?
- Y en a qui bosse. Et qui ont besoin du week-end pour se reposer.
Elle se redresse avec des gestes lourds, se tournant vers lui. Elle lui présente son visage en effectuant une moue exagérément triste, sûrement pour l’attendrir. Elle parle d’une petite voix.
- J’ai besoin d’un remontant.
L’homme soupire, insensible à ses charmes.
- Y a toujours quelque chose.
La porte sur ma droite s’ouvre soudainement. Une femme du même âge que le beau-gosse en sort, se massant les paupières. C’est une métisse aux formes pulpeuses. Elle porte un pyjama, et a l’air d’à peine se réveiller, l’esprit encore embué par le sommeil.
- Arthur, c’est qui ?
Elle remarque ma présence, et se stoppe net. Le beau-gosse se tourne vers elle.
- Rien. T’occupes. C’est Mélodie. Va te recoucher.
- Il est trois heures du mat’ !
- C’est pour ça. Va dormir. Je te rejoins après.
La métisse a l’air en colère. Elle me dévisage, comme si j’étais une tâche sur sa robe de mariée. Jamais j’ai eu l’impression d’inspirer autant de dégoût chez une personne. J’ai soudain l’envie urgente de me faire tout petit.
- C’est qui, lui ?!
Le beau-gosse commence à perdre patience.
- Caro, je gère. Retourne au pieu.
- Elle croit qu’elle peut venir, comme ça, avec n’importe qui, au milieu de la nuit ?! Et toi, tu lui ouvres, en plus ?!
- C’est chez moi. J’ouvre à qui je veux.
- C’est chez nous !
Il lui répond d’un ton passif-agressif.
- Techniquement, ma puce, pour que ce soit chez nous, faudrait que tu payes un loyer.
Le visage de la femme se décompose. On dirait que l’autre vient de lui foutre un coup de poing dans l’estomac. Elle ouvre de grands yeux choqués. Mais elle dit rien. Elle fait demi-tour, et pénètre à nouveau dans la pièce d’où elle était sorti, claquant violemment la porte derrière elle.
Le beau-gosse a pas l’air d’en avoir grand chose à faire. Il tape dans ses mains, l’air enjoué.
- Bon ! Un petit remontant !
Il se penche vers un meuble, ouvre un placard, et se met à fouiller dedans. Mélodie se tourne vers lui, toujours confortablement installée sur le canapé.
- T’es toujours avec cette pouffe ?
Sa voix est pleine de dédain. Le beau-gosse lève un doigt dans sa direction, sans même se retourner.
- On dit pas de mal de mes copines, Mélodie. C’est la règle numéro un sous mon toit.
Il semble trouver ce qu’il cherche. Il se retourne, tenant en main une grosse boite en fer estampillée du nom d’une marque de bonbons au chocolat. Il referme le placard, et s’assoit en tailleur face à la table-basse. Il pose la boite dessus, et l’ouvre. Il en sort un petit sachet rempli d’une poudre blanche. J’ai pas besoin d’en avoir souvent croisé dans ma vie pour comprendre ce que c’est. De la cocaïne.
Je reste immobile, dans un coin de la pièce, observant la scène. Je me sens pas à mon aise, ayant l’impression de déranger l’intimité de gens que je connais pas, et qui m’ont rien fait. L’impression de me retrouver mêlé à des histoires sordides pour lesquelles j’ai absolument rien à voir. C’est pas la première fois de la soirée que je me demande si c’était une bonne idée d’avoir suivi Mélodie jusqu’ici.
Le beau-gosse s’occupe de défaire le petit sachet. En même temps, il lève les yeux vers moi, me fixant d’un air sérieux.
- Tu t’appelles comment ?
J’essaie de reprendre contenance, d’adopter une posture plus assurée que je me sens vraiment.
- Euh, Charlie...
- Assieds-toi, Charlie.
Son ton est calme et quelque peu rassurant, mais y a quelque chose d’autoritaire dans son timbre. De toute façon, il est trop tard pour faire demi-tour. Autant profiter de ce moment de répit. Je m’installe face à lui, sur le sol, de l’autre côté de la table-basse.
Le beau-gosse finit de défaire son sachet. Il déverse un peu de la poudre sur le couvercle de la boite en fer. Au même moment, la métisse sort une nouvelle fois de sa pièce. Elle s’est habillée en vitesse, et porte un sac-à-dos sur les épaules. Elle s’avance d’un pas rapide vers la porte d’entrée.
- Je vais dormir chez Sarah.
Son ton est glacial. Pourtant, le beau-gosse ne daigne même pas lever les yeux vers elle. Il lui répond d’un ton enjoué.
- OK. Passe-lui le bonjour.
La métisse quitte l’appartement en coup de vent, exprimant tout son mécontentement en faisant trembler les murs lorsqu’elle referme la porte derrière elle. Pas une seule fois, l'autre n’a levé les yeux dans sa direction. Il reste concentré sur son travail.
Il attrape une carte en plastique, et commence à former plusieurs lignes avec la poudre. Des rails de coke. Je l’observe faire, intrigué. J’ai pénétré dans un nouveau monde. Un monde dont je ne serais que spectateur. Un nouveau monde pour lequel je suis pas sûr d’avoir beaucoup d’affinités. Que je suis pas sûr de totalement comprendre. Après quelque secondes, je me décide à prononcer quelques mots, ne serait-ce que par politesse.
- Et... Et vous ? Vous vous appelez comment ?
Le beau-gosse lève les yeux dans ma direction. Il me fixe pendant un court instant, avec un regard perçant qui semble capable de lire à travers moi. Un court instant qui dure une éternité.
- Arthur, il répond finalement, d’un ton tranquille. Et je préfèrerais que tu me tutoies. Tu me fais prendre dix ans d’un coup, là.
Je suis toujours intimidé. Mais je tente de m’adapter.
- T’es... T’es un ami de Mélodie ?
Arthur lâche un petit rire amusé, comme si je venais de sortir une bonne blague.
- Mélodie fait pas dans les amis. Je suis son grand frère.
Son grand frère ? Les choses semblent s’éclairer un peu. C’est peut-être pas si grave que je pensais. Je me détends légèrement. Mais je sais pas trop quoi rajouter.
- OK.
- Et toi, Charlie ? T’es un ami de Mélodie ?
Il appuie de façon étrange sur le mot. Y a l’air d’avoir un sous-entendu dans sa question. Je suis pas sûr de bien comprendre.
- Je viens juste de la rencontrer.
- Je vois.
Il a les yeux toujours concentrés sur son opération. Mais y a quelque chose dans sa voix qui laisse penser qu’il a capté plus de choses dans mes mots que j’ai l’impression d’avoir révélé. Y a un truc qui m’échappe.
- Il voulait se jeter d’un pont.
Mélodie contribue à la conversation d’un ton nonchalant, comme si elle évoquait simplement le temps qu’il faisait dehors. Arthur lâche une exclamation amusée. Ca le fait rire.
- C’est vrai ?! Eh ben, c’est que vous êtes faits pour vous entendre, mes loulous !
Je le dévisage d’un air étonné. Accusateur, même. Tout comme sa sœur, il a l’air de tout prendre avec tellement de légèreté. C’est déstabilisant. Il capte mon regard d’incompréhension. Il décide de s’expliquer, toujours sur le ton de la conversation.
- Mélodie en est pas à sa première tentative. Elle a déjà fait deux-trois séjours en HP.
Je me tourne vers elle, surpris. Elle évite mon regard, affichant son habituelle mine indifférente. Me trouver ici, maintenant, rencontrer son frère... J’ai l’impression de pénétrer son univers. D’apprendre à vraiment la connaitre. Alors, elle aurait probablement sauté du pont, un peu plus tôt dans la soirée ? C’est bien ce que je pensais. Elle bluffait pas. Elle sait ce que c’est que de souffrir. A l’intérieur. De sentir ce poids peser sur ton âme jusqu’à la limite du supportable. Je peux pas m’empêcher de soudainement ressentir un énorme élan d’empathie envers elle. J’ai envie de me lever, et de la prendre dans mes bras. De lui dire que je comprends. Que tout va bien se passer. Y a quelque chose chez cette fille. Quelque chose de différent. De dangereux aussi, sûrement. Mais par delà le danger, y a une vérité. C’est peut-être pas un hasard si nos chemins se sont croisés, ce soir. Peut-être qu’on est faits pour découvrir cette vérité ensemble. Pour s’entraider.
Elle fait pas attention à moi, toujours avachie sur le canapé. Elle approuve d’un ton neutre.
- Ouais. Mais cette fois, c’est pour de bon. A six heures, on se jette tous les deux d’un pont.
- Eh ben, vous me raconterez comment ça s’est passé.
Arthur a pas l’air de la prendre au sérieux. Il parle avec insouciance, beaucoup plus absorbé par la drogue qu’il est en train de préparer que par nos histoires suicidaires. Peut-être a-t-il déjà trop l’habitude, maintenant. C’est sa sœur, après tout. Il doit la connaitre mieux que moi. Après tout ce qu’elle m’a fait vivre en à peine trois heures, j’ose même pas imaginer toutes les choses qu’ils ont dû traverser ensemble.
Le beau-gosse termine son affaire. Il repose la carte en plastique à côté de lui, et attrape un bout de papier qu’il déchire, avant de l’enrouler en forme de paille. Il se l’insère à l’intérieur de la narine, se penche en avant, et se met à sniffer un des rails de coke.
- Ah !
Il relève la tête en arrière, et lâche un soupir satisfait, sentant déjà les effets de la drogue faire leur effet. Tout le reste semble avoir été oublié. Je le dévisage. Si y a bien une chose qu’est sûre dans tout ça, c’est que je suis incapable de comprendre leur façon de penser, à tous les deux.
Arthur renifle, et s’essuie machinalement le nez. Il remarque mon regard confus. Il me sourit d’un air rassurant.
- Mélodie et moi, on n’a pas une histoire familiale facile, il m’explique, comme si ça justifiait la raison de tous leurs comportements. Mais t’es sûrement pas venu là pour nous entendre radoter nos souvenirs de jeunesse.
Mélodie se redresse d’un coup, impatiente.
- Non, on n’est pas venus là pour ça ! Fais tourner !
Arthur lui tend le couvercle. Elle se créé à son tour une paille avec un bout de papier, et sniffe l’un des rails. Elle relève ensuite la tête, et renifle, savourant sa montée. Elle me fait passer le couvercle. Je la regarde d’un air confus, un peu gêné.
- Euh, non merci.
Elle s’énerve, agacée, comme si elle prenait mon refus de manière personnelle.
- Décoince-toi un peu, Charlie ! C’est la première et dernière fois de ta vie !
Arthur s’adosse confortablement contre un des fauteuils. Il me fixe en souriant, les yeux vitreux.
- Elle a raison, mec. Faut profiter. Dans trois heures, tu seras plus de ce monde. C’est pas ce qu’elle a dit ?
Je fixe le couvercle, hésitant. Et puis d’un coup, je soupire. J’approuve d’un signe de tête. Je lâche prise. Pourquoi pas. Si je dois mourir, autant kiffer un peu avant. Savourer une nouvelle expérience de plus sur cette Terre, avant de la quitter. Ca peut pas me faire tant que mal que ça. Pas plus de mal que je ressens déjà, en tout cas.
J’attrape le couvercle, et imite les deux autres en me formant ma propre paille. Je l’insère dans mon nez, et me met à sniffer le dernier rail de coke. Ca me pique immédiatement l’intérieur de la narine. C’est pas très agréable. Je me redresse. Je renifle. Les effets se font aussitôt ressentir. Ma tête me parait plus légère. Une tendre chaleur s’empare de mon corps. Je me sens flotter. Les couleurs autour de moi apparaissent plus douces. Tout comme la matière qui rentre en contact avec ma peau. Sans réfléchir, comme si j’étais plus aux commandes, je me penche lentement en arrière. Je me couche sur le sol. Je ferme les yeux. Je me sens bien. J’ai soudain une envie irrépressible de rire. Je m’esclaffe, hilare, sans pouvoir m’arrêter. Je sais même pas pourquoi.
***
Arthur a allumé sa chaine hi-fi. Un son hip hop old school agrémente l’ambiance de l’appartement. Pas trop fort, juste de quoi mettre un fond sonore. Il est couché sur son canapé, fumant un joint tout en discutant avec Mélodie, installée sur un fauteuil face à lui. Ils ont l’air de se sentir bien, comme sur un nuage. Moi, j’arrive pas à tenir en place.
Je me déplace dans toute la pièce, incapable de me calmer. Mon cœur bat si fort que j’entends ses percussions résonner contre ma cage thoracique. J’ai chaud, je transpire. Les effets de la drogue me rendent mal-à-l’aise. Mes pensées tourbillonnent dans mon esprit, comme tentant de m’emporter loin de la réalité. Tout tourne beaucoup trop vite. Mes idées perdent leur sens, allant et venant au fur et à mesure que je les oublie. Je me sens mal. Faut que je fasse quelque chose. Je sais pas quoi. Quelque chose qui puisse tout remettre à l’endroit.
Arthur se tourne vers moi. Il m’observe d’un air amusé.
- Charlie, assis-toi.
Ca le fait rire. Je vois pas pourquoi. Il comprend pas. Il comprend pas le problème. Personne comprend. Y a que moi qui arrive à voir les choses comme elles sont vraiment.
Je m’arrête, essoufflé, excité, contemplant la pièce autour de moi. Je crois que je commence à percevoir ce qui coince. Je m’exclame, inquiet. Je viens de mettre sur le doigt sur un truc beaucoup trop grave.
- Y a trop de chaises ici ! Vous trouvez pas qu’y a trop de chaises ?! Y a trop de surfaces pour s’asseoir ! Et pas assez de gens !
C’est ça ! C’est ça que les autres voient pas ! Ils sont cons, ou quoi ?
Arthur éclate de rire. Je me passe les mains sur le visage, épuisé. J’arrive plus à rester concentré sur une seule pensée en même temps. Mais y a quelque chose que je dois comprendre. Je le sais. Quelque chose qui m’échappe, mais qui est pourtant sous mes yeux, en évidence, depuis le début.
Je tente de me calmer, de suivre ma réflexion jusqu’à sa source. Y a un message que je dois décrypter au fond de mon cerveau délirant. C’est important !
- C’est... C’est ce signe...
Je relève les yeux, ayant l’impression de rependre mes esprits, de toucher le nerf du problème. Oui, c’est ça !
- Il.... Il est partout ! Dans la forme des meubles ! Je le vois partout ! Le tatouage ! Ca veut dire quelque chose ! Je suis sûr que ça veut dire quelque chose ! Faut que je comprenne ce que ça veut dire !
Je ressens un élan de fatigue. La lumière me fait mal aux yeux. Je me frotte les paupières. Des tâches noires apparaissent à ma vue. Elles forment... ce signe. Oui, ce signe. Il est omniprésent. Comme s’il appartenait au code source de l’Univers. Il suffit juste de connecter les points. Pourquoi personne d’autre que moi ne le voit ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Je suis sorti de ma méditation par Arthur, qui m’attrape par le bras.
- Là. Assis-toi.
Il me tire, m’obligeant à m’asseoir à côté de lui, sur le canapé. Je me laisse faire, les yeux perdus dans le vide. Je me sens vraiment trop épuisé. Je tente de terminer le cheminement de ma pensée. Mais trop tard, ça m’a échappé. Encore une fois.
Arthur me tend son joint.
- Tiens. Tire, ça va te détendre.
Je m'exécute, sans réfléchir, pas vraiment concentré sur ce que je fais. Je tire une latte du bout des lèvres. Ca me brûle la gorge. Je recrache aussitôt la fumée, toussant, manquant de m’étouffer. Arthur et Mélodie rigolent, amusés.
Le grand frère se positionne à nouveau confortablement au fond de son canapé. Il savoure son joint, me fixant avec intérêt. Et aussi une certaine tendresse. J’ai l’impression qu’il m’aime bien. Je suis peut-être un des rares “amis” de Mélodie qu’il apprécie vraiment. Il me scanne de ses yeux inquisiteurs. Tout comme sa sœur, il a ce genre de regard perçant qui semble pouvoir lire dans les pensées.
- Parle-moi un peu de toi, Charlie.
Je me sens pâle et transpirant, toujours sous l’effet des drogues. Je m’essuie le front, tentant de reprendre contenance, de revenir au moment présent.
- Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
- Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
Je hausse les épaules.
- Rien.
- Personne fait rien.
Je me tourne vers lui, le fixant d’un regard sombre, comme le mettant au défi de me contredire.
- Moi, je fais rien.
Arthur sourit, amusé. Je crois qu’il a du respect pour les gens qui ont du répondant. Il continue de me fixer, pendant plusieurs secondes. On dirait qu’il remue quelque chose à l’intérieur de son crâne. Et il va pas tarder à le sortir. Justement...
- Pourquoi tu veux sauter d’un pont ?
Son ton est tranquille, quoique curieux. Il est direct, comme sa sœur. Sa question me surprend. Je détourne le regard. J’ai pas envie d’en parler. Comment il pourrait comprendre ? Personne n’a jamais compris. Personne ne comprend jamais. Les gens cherchent toujours à éviter le sujet, ou à le minimiser. Pourtant, on vit tous au-dessus du vide. On vit tous en chute. Mais personne n’ose baisser les yeux. Personne n’ose regarder en bas. Personne à part moi.
- Parce qu’il est enfermé dans une boite en verre, ou je sais pas quoi.
Je me tourne vers Mélodie, surpris par sa remarque. Elle soutient mon regard, l’air sérieux. Elle se souvient. Je m’y attendais pas. J’avais dit ça sans vraiment réfléchir, pour essayer de lui expliquer ce que je ressentais sur le moment, après avoir manqué de sauter. Ca l’avait fait rire. Je croyais qu’elle me prenait pas au sérieux. Mais là voilà à me fixer avec intensité, comme si elle était désireuse de connaitre ma réponse. De connaitre la véritable signification de mes mots. Sous ses airs désinvoltes, elle m’a écouté. Elle a été attentive à ma souffrance. Je suis étonné. Et même touché, dans un sens. Se pourrait-il que sous sa carapace se cache en réalité une fille beaucoup plus sensible qu’elle aimerait le faire croire ?
Arthur est perdu. Il se tourne vers sa sœur sans comprendre.
- Hein ?
Elle l’ignore, continuant de me fixer.
- C’est pas ce que tu disais, tout à l’heure ?
Je baisse le regard. J’ai pas envie d’en parler. Pas envie de m’exposer, comme ça. Pas maintenant. J’ai l’impression de rouvrir de vieilles plaies qu'il faudrait surtout pas retoucher. Et puis, même si j’avais envie de leur expliquer, comment je pourrais ? C’est pas le genre de truc pour lequel on peut faire un schéma. Cette misère que je ressens au fond de moi, elle est bien trop personnelle. Trop unique. Trop profonde. Trop complexe. Trop... existentielle. Elle échappe aux flots simplistes du quotidien. Voilà pourquoi je peux rien dire, jamais. Parce qu’y a rien à dire, en vrai. On est tous prisonniers de notre propre subjectivité. La vie continue pour tout le monde. On est tous isolés. Et personne pourra jamais vraiment comprendre personne. C’est notre lot. Notre malédiction de mammifères intelligents. La malédiction de la conscience.
Les deux autres continuent de me fixer, en silence. Ils attendent une réponse. Je sais pas quoi leur dire. Je sais pas comment réagir. Et puis, d’un coup, je lâche un soupir. Je suis fatigué. Fatigué d’être constamment sur la défensive, comme ça. De rejeter le monde autour de moi, parce que je sais qu’au fond il peut pas m’aider. J’ai envie de le laisser rentrer, pour une fois. J’ai envie de partager.
Je réfléchis. Les mots sortent de ma bouche avec lenteur, comme si je prenais connaissance d’eux en même temps de les prononcer.
- Plus rien... Plus rien n’a de sens. C’est comme si l’endroit était devenu l’envers. Et est-ce que c’est moi qui vais plus bien ? Ou est-ce que c’est tout le reste autour de moi ? Je sais plus qui je suis. Je sais plus où je vais. Le monde continue de tourner, mais il me file entre les doigts. J’ai l’impression de me noyer dans un torrent. Je lève les yeux vers la rive, et... je vois la forme des gens qui disparait dans la brume. Je sais plus quoi dire. Je sais plus quoi faire. Je me suis jamais senti aussi perdu.
J'hésite. Et puis, la dernière phrase sort toute seule, comme dans un murmure.
- Je me suis jamais senti aussi seul.
Y a un blanc. Je crois que les deux autres s’étaient pas attendus à ça. Trop d’informations. Trop de sincérité et de vulnérabilité, d’un coup. Comme si j’avais lâché les vannes, et qu’ils avaient peur de couler avec moi. Je peux pas leur en vouloir. C’est comme ça. On n’est pas censé parler de ces choses-là à voix haute. Je détourne les yeux, un peu honteux. J’en arrive à regretter d’avoir dit quoi que ce soit.
En tournant la tête, je remarque le regard de Mélodie. Elle me dévisage avec attention, un peu troublée. Y a de la compassion dans ses yeux. On dirait que mes mots lui ont parlé. Que mon discours l’a touchée. J’en suis aussi étonné qu’elle. C’est comme si y avait quelque chose qui résonnait en nous deux. Une souffrance cachée, une sensibilité, qui se réveillait et s’appelait en la présence de l’autre. Et qu’on s’en rendait compte que petit à petit.
Arthur tire calmement sur son joint, installé dans les coussins du canapé. Il me fixe avec gravité. Puis, d’un coup, il brise le silence. Son ton n’est pas accusateur. Y a même une certaine douceur dans sa voix.
- Charlie, mon pote, faut que tu redescendes. Ce que tu cherches, ça existe pas.
La phrase semble ramener Mélodie à la réalité. Elle se rend compte de l’insistance de son regard envers moi, et détourne aussitôt les yeux, légèrement gênée. Elle reprend une allure normale, faisant semblant de s’intéresser à autre chose dans la pièce. Je me tourne vers son frère. Il a rien remarqué.
Il se redresse pour mieux me faire face, parlant d’une voix calme. Il cherche ses mots en même temps de les prononcer.
- La vie... La vie, c’est juste ça. Y a rien de plus. Faut que tu l’acceptes. Ou alors, faut que tu te jettes d’un pont. Et attention, je dis pas ça pour t’encourager. Mais on a tous un choix à faire. Et tu peux pas passer le restant de tes jours à poursuivre quelque chose qu’est pas là.
Je tourne la tête, pas convaincu.
- Je sais pas...
Il reprend sa place dans les coussins, comme si le problème était réglé.
- Moi, je sais. Fais-moi confiance. Je suis la sagesse incarnée. C’est pareil pour tout le monde. On s’invente des histoires pour se sentir moins seuls. On se marie, on se dit qu’on a des amis. Mais au fond, on est tous seuls. Tout le monde ressent ce même vide au fond de lui. Et moi, perso, je connais qu’un seul moyen de le combler.
Je relève la tête avec espoir, intéressé, désireux de connaitre sa solution, ce secret qui pourrait me sauver. Arthur se redresse une nouvelle fois, satisfait d’avoir capté mon attention. Il attrape un sachet de coke, qu’il me présente avec fierté.
- La drogue, mon pote ! C’est pour ça que Dieu l’a inventée ! Qu’on s’anesthésie l’esprit assez longtemps pour pas se rappeler qu’on va tous crever ! Tiens !
Ca lui fait penser à quelque chose. Il repose le sachet, et fouille à l’intérieur de sa boite à chocolats. Il en sort un petit flacon marron rempli d’un liquide transparent. Il me le montre en souriant de toutes ses dents, euphorique.
- Si tu veux vraiment crever, j’ai ce qu’il te faut ! Du LSD, mon frère ! Quelques gouttes de ce truc, et tu pars pour un trip au-delà de la réalité ! C’est encore mieux que baiser ! Avec ça, tu vas tutoyer les anges ! C’est ça qu’il te faut, Charlie ! C’est l’expérience que t’attends ! Ca va te faire reprendre du poil de la bête !
C’est tout ? Je lui lance un regard déçu. Je lui livre la douleur de mon âme, et voilà tout ce qu’il trouve à me répondre ? Je sais pas à quoi je m’étais attendu. Je sais pas pourquoi je m’accroche encore à l’idée que quelqu’un puisse avoir des réponses pour moi. Personne n’a de réponses. Sinon, ça se saurait. Tout le monde est perdu. Mais personne n’ose aller jusqu’au bout du chemin de la vérité.
Mélodie doit remarquer ma mine abattue. Elle vient à ma rescousse en donnant un petit coup de pied dans la cuisse de son frère. Elle s’empresse de changer de sujet.
- En parlant de drogue... Tu t’es endormi sur le joint, ou quoi ?
Arthur cligne plusieurs fois des yeux. On dirait qu’il vient de se souvenir où il se trouve. L’enthousiasme sur son visage disparait, et un voile de fatigue s’y installe à la place. Les effets de la coke commencent à s’estomper.
Il tire une longue taffe sur son joint, avant de le tendre à Mélodie. Elle l’attrape. Il se lève, et tape dans ses mains.
- Bon, les enfants ! Sur ce, je vais me recoucher !
Il range vite fait le bordel sur la table-basse, avant de se diriger en direction de sa chambre. Il a l’air d’avoir perdu son esprit enjoué.
- Vous pouvez dormir sur le canapé. Et je veux pas être désobligeant... mais si vous pouviez être partis quand je serai levé, ça serait vraiment cool.
Je capte du coin de l’œil Mélodie qui tourne la tête dans l’autre direction. On dirait que la remarque de son frère l’a heurtée. Mais il n’y fait pas attention.
- Bonne nuit !
Il disparait derrière la porte qui mène au couloir, et très vite, le silence retombe sur l’appartement. Mélodie tire sur le joint, le regard perdu dans le vide. Un mélange de tristesse et de colère semble bouillonner au fond de ses yeux. Je l’ai jamais vu comme ça. C’est comme si toutes ses émotions étaient en ébullitions, irradiant hors de sa peau, prêtes à exploser. Elle qui se donne d’habitude tant de mal à avoir l’air indifférente.
Elle semble réfléchir à un nouveau plan diabolique. J’ose pas la déranger. Je comprends pas ce qui se passe, ce qui lui arrive. Je ressens de l’empathie pour elle, j’ai envie de l’aider. Mais j’ai aussi peur de sa réaction. Elle est imprévisible.
D’un coup, elle se lève d’un bond. On dirait qu’elle a trouvé l’idée qu’elle cherchait. Elle écrase la fin du joint dans un cendrier, puis se penche sur la boite en métal de son frère. Elle attrape les divers sachets de coke et autres pochons de cannabis, et commence à les entasser à l’intérieur de son sac-à-main. Je l’observe, confus.
- Qu’est-ce que tu fais ?
Elle lève les yeux vers moi. Son regard est dur et glacial. Elle parle avec un soupçon de mépris.
- Quoi ? Tu veux rester dormir sur le canapé ? On a des trucs à faire.
Elle continue d’empocher la marchandise. J’ai peur de la froisser. Mais il faut que je comprenne. Je reste prudent.
- Et... on a besoin de toute cette drogue pour ça ?
Elle finit de vider la boite, puis se détourne, comme si elle voulait éviter mon regard. Elle me répond avec tristesse.
- Y a des trucs qui se refusent pas, Charlie.
Elle ajuste la bretelle de son sac, puis marche à pas rapides vers la porte d’entrée. Elle fait de son mieux pour me cacher son visage. J’ai l’impression qu’elle est sur le point de pleurer. Ca m’inquiète.
Je me lève, et me lance à sa poursuite. Je suis complétement perdu. J’arrive plus à suivre ses réactions. J’essaie de rester diplomate. Mais j’aimerais bien avoir des réponses.
- Il nous a accueilli en plein milieu de la nuit. Et toi, tu veux le dévaliser ?
Elle se stoppe net, et se retourne vers moi, la mine furieuse.
- C’est toi qui vas me faire la morale ?! T’as pas volé de la thune, plus tôt dans la soirée ?!
Elle a pas tort. Mais y a quand même quelque chose qui me gêne dans cette histoire. Un petit détail, que j’arrive pas à ignorer.
- C’est... C’est ton frère...
Elle se rapproche de moi, le visage déformé par la colère. Ses yeux sont embués de larmes.
- Et alors ?! T’as entendu ce qu’il a dit ?! La vie, c’est chacun pour soi ! De toute façon, il croit même pas qu’on va vraiment se suicider ! Il l’a jamais cru ! Mais s’il savait que j’allais mourir, il voudrait m’offrir un cadeau d’adieu ! Eh ben, voilà ! Je l’ai choisi à sa place, mon cadeau !
Elle se détourne dans un torrent d’émotions. Tristesse, colère, désespoir. C’est une véritable bombe prête à exploser. Je suis dépassé. J’arrive plus à la suivre. Moi qui avais pourtant l’impression d’avoir commencé à mieux la connaitre depuis qu’on était arrivé ici. C’est comme si en l’espace d’un seul instant, quelque chose avait cassé, et elle était devenue une nouvelle Mélodie.
Elle ouvre la porte, et quitte l’appartement en trombe. Je reste immobile, déstabilisé. Je trouve rien à dire. Alors, après quelques secondes, je m’engage après elle. Je la suis. Je sais pas où.
J’ignore notre destination. J’ignore où cette soirée va finir par nous conduire. Mais une chose est sûre : j’ai de moins en moins la certitude de vouloir aller au bout de notre promesse. De vouloir sauter du pont. Quant à elle... il semblerait qu’elle soit plus décidée que jamais.
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egoroman · 4 years
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IV
01:55
Je la suis, sans trop savoir où on va. Elle marche d’un pas rapide, comme guidée par un câble invisible qui la mènerait vers de nouvelles aventures. Son corps irradie d’une énergie qui bouillonne, un entrain qu’elle a du mal à dissimuler. Elle a un plan. Ce serait peut-être sage de m’en inquiéter.
On arrive sur un parking de supermarché vide. Elle se dirige vers l’un des préaux sous lesquels sont entassés les caddies. Je lui emboite le pas, légèrement à contrecœur. Je suis pas rassuré. Mélodie, c’est le genre de fille qui semble en phase avec l’Univers et la vie autour d’elle. Mais des fois, l’Univers, il a un sens de l’humour particulier. Je sais pas si on ferait toujours bien de l’écouter.
Elle s’arrête, et me tend son sac-à-main.
- Tiens moi ça, s’te plait.
Je m’exécute. Y a une certaine autorité qui émane d’elle. Elle sait toujours quoi dire, toujours quoi faire. Et moi, je l’écoute. Dans une soirée qui n’a plus aucun sens, elle est peut-être le seul choix valable. Le seul truc auquel je peux m’accrocher. Elle est comme un trou noir qui aspire tout sur son passage. Le seul problème, c’est qu’on n’est pas toujours sûr de savoir ce qu’on va découvrir de l’autre côté de son horizon des évènements.
Elle se tourne vers le premier caddie, et tire sur la chaine en métal qui le relie à la file. Elle tente de l’arracher de ses mains nues. Elle a de l’espoir.
- Qu’est-ce que tu fais ? Je lui demande calmement.
Elle tire de toutes ses forces, les dents serrées. En vain. Elle perd patience, et relâche la chaine qui vient heurter la grille du caddie dans un petit son aigu désagréable. Elle regarde autour d’elle, à la recherche d’une solution. Sans succès.
- T’aurais pas une pince, par hasard ?
Je la regarde avec des yeux blasés.
- Une pince ?
- Ouais. Ou un sécateur. Un truc dans le genre.
- J’ai l’air d’avoir un sécateur sur moi ?
- Ca va. Je demande.
Ne trouvant pas d’alternative, elle se concentre à nouveau sur la chaine, continuant de tirer dessus de toutes ses forces. Je me demande si je devrais pas la laisser toute seule dans ses délires. J’ai l’impression de faire tâche dans le décor, debout comme un pique avec son sac dans les mains.
- Tu peux m’expliquer ce qu’on fait là ?
- Je veux faire une course de caddies, elle répond sur le ton de la conversation, toujours concentrée sur son opération. C’est mon dernier vœu avant de mourir. Après, on s’occupera du tien.
- Une course de caddies ?
Je demande d’un air un peu dédaigneux. Je fais pas exprès. Ca a l’air tellement ridicule, là tout de suite, après tout ce qui s’est déjà passé.
- Ouais. T’en as jamais fait quand t’étais ado ?
- Non.
- Eh ben, pas étonnant que tu veuilles te foutre en l’air. T’as raté ta jeunesse.
Je lui lance un regard noir. C’est franchement pas le genre de remarque que j’ai besoin d’entendre. Je me demande si elle se rend compte à quel point elle peut être blessante parfois. Ou si elle dit juste les choses qui lui passent par la tête sans réfléchir.
Elle fait pas attention à moi. Une nouvelle fois, elle relâche la chaine, et pousse un râle agacé.
- Ca va pas le faire.
Elle s’appuie contre le manche du caddie, et lâche un soupir, observant le parking autour d’elle en réfléchissant à la marche à suivre. Soudain, son visage s’éclaire. Elle a remarqué quelque chose. Elle sourit, désignant d’un coup de menton un point par-dessus mon épaule.
- Téma.
Je me retourne. Deux zonards marchent dans notre direction. Ils sont en pleine discussion, n’ayant pas encore remarqué notre présence. Mélodie se penche vers moi, souriant de l’air malicieux de quelqu’un qui vient d’avoir une idée.
- Tu t’es déjà battu ?
La question me surprend. J’aime pas son ton. Ca me dit rien qui vaille.
- Quoi ?
- Est-ce que tu t’es déjà battu dans ta vie ? Je te parle d’une vraie bagarre. Pas genre deux-trois claques avec ton frère quand t’avais cinq ans.
Je crois comprendre où elle veut en venir. Et j’aime pas vraiment ça.
- Non...
- Eh ben, c’est l’occasion ! 
- L’occasion de quoi ?
- Faut que tu casses la gueule à quelqu’un avant de mourir.
- T’es sérieuse, là ?
- Ouais. C’est exactement ce qu’il te faut. Ca va faire redescendre toute la tension que t’as accumulée. Fais-moi confiance.
J’aimerais bien pouvoir lui répondre que je ne lui fais justement absolument pas confiance. Mais avant que je puisse formuler quoi que ce soit, elle prend les devants, et se métamorphose sous mes yeux en comédienne tragique.
- A L’AIDE !
Elle se met à hurler, me fixant avec effroi. Ses yeux semblent soudain appartenir à une autre personne. Ca me glace le sang. Je reste paralysé.
- AIDEZ-MOI !
- Qu’est-ce que tu fous ?! Arrête !
Je jette un coup d’œil rapide dans mon dos, en panique. Les deux zonards, un peu plus loin, ont capté notre présence. Ils ont relevé la tête, mais ne bougent pas, hésitant, se demandant s’ils doivent intervenir.
- S’IL VOUS PLAIT ! QUELQU’UN !
Y a même des larmes qui coulent le long de ses joues. Elle est forte. Dans d’autres circonstances, j’aurais été impressionné. Là, j’ai juste envie de la faire taire.
- Arrête, putain !
- JE VOUS EN PRIE !
- Mais arrête !
Les deux zonards se décident à bouger. Ils s’approchent lentement de nous. Je sens la panique s’accentuer. Mon cœur s’accélère. Dans quelle situation je me retrouve encore ?
- Il se passe quoi ici ?
Le premier zonard s’arrête à quelques mètres de la scène. Il est grand, le crâne rasé, portant une tenue de survêtements. Sa voix est grave, elle impose tout de suite le respect. Ce doit pas être le genre de gars qu’on emmerde souvent.
Son pote, plus petit, arrive juste à côté de lui. Il est trapu, la moitié du visage recouverte d’une barbe touffue. Il a des petits yeux amphibiens, et des cheveux gras plaqués sous un bonnet miteux. Il me dévisage avec un mélange de curiosité et de méfiance.
- Il m’a pris mon sac !
Toujours en sanglots, Mélodie me pointe du doigt. Je baisse les yeux, me rendant compte que j’ai effectivement toujours son sac entre les mains. Elle joue bien son jeu. Je suis dans la merde. Y a aucun argument qui peut battre une fille qui pleure.
Je lève lentement les bras en signe pacifique. J’ai vraiment pas envie de me faire casser la gueule. Pas maintenant. Pas après tout ce qui s’est passé. Je me sens faible, fatigué. J’ai perdu toute l’insolence que j’avais pu avoir, plus tôt dans la soirée. Et puis, ces deux-là, ils ont pas l’air commode. Je préférais encore me retrouver face à l’armoire à glace de la fête d’anniversaire.
- C’est pas ce que vous croyez, j’explique lentement, tentant d’ignorer les battements de mon cœur que je sens cogner à l’intérieur de ma poitrine. Je la connais.
- Sil vous plait, appelez la police ! Chouine Mélodie, au milieu de ses sanglots artificiels.
Le grand au crâne rasé fait un pas dans ma direction. Il se tient droit, me dominant de toute sa taille. Il a pas l’air de plaisanter.
- Pose le sac.
Il a même pas besoin de hausser la voix pour se faire entendre.
- OK... Pas de problème...
Je me baisse lentement, montrant bien de par mon langage corporel que je cherche absolument pas les ennuis. Avec des gestes contrôlés, je pose le sac sur le bitume, puis me relève doucement, gardant les mains à moitié levées.
- Il a dit qu’il voulait me frapper ! Il est violent !
Cette fois, je peux vraiment plus supporter ses petits jeux. Je me tourne vers elle, la fixant avec fureur.
- Mélodie, arrête ! C’est pas marrant !
Les deux zonards échangent un regard. Ils comprennent pas très bien sur quel genre d’énergumènes ils sont tombés. Mais c’est pas bien grave. Ils ont d’autres idées en tête.
- File-moi ton portable.
Le grand rasé ne crie pas, mais son ton est sec et menaçant. Je le dévisage quelques secondes, pas bien sûr d’avoir compris.
- Quoi ?
Son visage se déforme en un rictus de colère. Il s’impatiente déjà.
- Ton portable ! File-le moi ! Vite !
Je sais plus comment réagir. La situation s’est totalement inversée. C’est n’importe quoi. Je dois posséder le karma le plus pourri de toute l’histoire de l’humanité.
- Je crois qu’il a un iPhone, en plus, surenchérit Mélodie, dans mon dos, que la situation a l’air de bien faire marrer, au fond.
Je me tourne rapidement vers elle. Je rigole plus du tout.
- Arrête !
Le grand rasé se tourne vers son ami. D’un simple mouvement de la tête, il lui désigne le sac posé par terre.
- Chope le sac.
Le petit trapu s’exécute en silence, s’avançant vers l’accessoire. Mélodie sort de son personnage aussi rapidement qu’elle y était entrée.
- Oh ! Tu crois que tu fais quoi, là ?!
Elle s’avance vers le deuxième zonard, le fixant avec dureté. Elle a peur de rien, on peut pas lui enlever ça.
Le petit trapu sort un couteau à cran d’arrêt de la poche de son jean. Il dégaine la lame, la présentant à Mélodie en la fixant avec un sourire sadique.
- Je crois que c’est toi qu’as pas bien compris, Princesse.
Les choses s’enveniment. La situation glisse lentement vers une zone hors de contrôle. J’ai pas envie de me faire poignarder au milieu d’un parking vide. Pas envie de me retrouver dans la rubrique des faits divers, comme une énième victime sans nom. Je sens la peur et la panique remonter mes veines comme du poison. Je regarde tour à tour les deux zonards, et lève les mains en signe de reddition. Faut que je fasse quelque chose. Que je tente de calmer le jeu.
- C’est... C’est juste un malentendu. Je la connais. Elle a trop bu. Je... Je vais la raccompagner chez elle.
Le grand rasé se rapproche davantage de moi. Il me lance un regard menaçant.
- Toi, tu files ton portable, et tu fermes ta gueule.
Je le regarde droit dans les yeux. Il plaisante pas. Il ira jusqu’au bout. Je le sens. Il a vu des choses bien pires que moi. La vie l’a forgé pour être une bête. Pour prendre ce qu’il veut. Je suis tétanisé. Je me sens humilié. Je vais pas m’en sortir. J’ai pas la force de lutter. C’est pas comme avec le mec de la soirée, un peu plus tôt. Là, si je me défends, je vais pas seulement me faire tabasser. Je vais me faire tuer. C’est pas ce que je veux, au fond ? Mourir ? Non. Pas comme ça. Je veux pouvoir choisir comment. Avoir au moins un minimum de dignité avant. C’est tout ce qui me reste. Je vais devoir obtempérer. Pas le choix. Tout ça, c’est la faute de Mélodie. Qu’est-ce que j’ai fait au Ciel pour croiser sa route ?
Le petit trapu se penche pour attraper le sac-à-main. Il quitte Mélodie des yeux un court instant. Mais c’est suffisant pour que la jeune femme bondisse en avant, et le chope avant lui.
- Oh ! Tu fais quoi ?!
Il se redresse rapidement, la fixant d’un air surpris. Et surtout très agacé.
Mélodie recule, se mettant à une certaine distance. Tous ses membres sont aux aguets. Elle est prête à réagir au moindre coup, protégeant son sac comme sa propre progéniture. Faut pas se fier aux apparences. C’est une guerrière. Pas de doute.
- Tu touches à mon sac, et je t’étripe, enfoiré ! Elle lui crache, une lueur de folie au fond des yeux.
Le petit trapu a un moment de bug. C’est pas dans l’ordre des choses. Une fille aussi jolie et aussi bien habillée est pas censée résister à deux gros durs comme eux. Y a un truc qui surchauffe dans le processeur à l’intérieur de son crâne. Il se tourne vers son pote, perdu.
Le grand rasé est aussi surpris que lui. Mais il tente de pas le montrer. Y a de la fureur dans son regard. Le genre de fureur qui menace d’exploser à tout moment.
Le petit se tourne à nouveau vers Mélodie. Il lui présente la lame de son couteau, comme un reflex, comme pour lui rappeler la situation. Lui rappeler que c’est très bien tout ça, mais dans un monde normal, elle est pas censée réagir comme ça. Elle est une victime. Faut qu’elle suive le script, à un moment donné.
- Hé, mais tu veux mourir, ou quoi ?!
Mais voilà, le truc. Le truc que les deux autres ont pas compris. Je crois pas que Mélodie vive dans un monde normal. Plus maintenant. Si ça a jamais été le cas. Et pour le démontrer, elle écarte les bras, comme si elle invitait l’autre à venir la poignarder.
- Ca dépend que de toi, mon grand.
Son ton est moqueur. Elle le met au défi. Le petit reste bouche-bée. Il a perdu le peu d’autorité qu’il avait tenté de feindre. Rien se déroule comme il avait prévu.
Son pote fait un pas en avant, prenant les devants. Ca suffit.
- Je crois que t’as pas bien compris qui commande ici !
Mélodie pointe calmement un doigt dans ma direction.
- C’est lui qui commande. Il va vous casser la gueule.
Le grand rasé se tourne vers moi, surpris. Je suis aussi décontenancé que lui. On échange un regard. Je lui fais silencieusement comprendre que je sais pas du tout de quoi elle parle. Il lâche un petit rire dédaigneux, pas du tout impressionné.
- Lui ?
- Ouais, continue Mélodie, que rien ne peut arrêter. Et quand il en aura fini avec vous, je prendrai la suite. J’arracherai les petits têtards qui vous servent de bites, et je m’en ferai un collier.
Le grand rasé lui lance un regard noir. Apparemment, elle a touché un sujet sensible. Ca l’amuse plus du tout.
- Toi, je vais t’éclater la gueule. Et après, je vais t’éclater la chatte. On verra si tu fais encore la maligne.
Ca y est. La situation est complétement hors de contrôle. On va se faire rétamer. A quoi elle pense, putain ? A quoi elle joue ? On n’a aucune chance face à ces deux brutes. Elle s’en rend pas compte ? Pourquoi elle m’entraine là-dedans ? Et surtout, surtout, pourquoi faut-il toujours que les gens qu’on croise soient tous des enfoirés de première catégorie ? Pourquoi faut-il que le monde soit toujours aussi violent et... insensible ? J’en ai marre. Ca me fatigue. Elle me fatigue. Ils me fatiguent tous. C’est eux que j’ai envie de quitter. Que j’ai envie d’abandonner. Tous ces gens qui perpétuent à rendre le monde la merde sombre et infame dans laquelle j’ai l’impression de vivre. Ils m’énervent.
Y a un truc qui pète à l’intérieur de moi. Comme le bouchon d’une bouteille de champagne. J’en ai assez. Je veux tous les voir disparaitre. Tous, sans exception. La panique et la peur se changent en autre chose. Une rage, une fureur sous-jacente qui demandait qu’à sortir. Il fallait juste un déclic. Vous voulez jouer aux cons ? Vous voulez faire n’importe quoi sans mesurer les conséquences ? OK. Pas de problème. Mais alors, laissez-moi rejoindre la partie.
Je sais pas ce qui me prend. Je réfléchis même pas. Si j’avais réfléchi, j’aurais pu douter de ma décision. De mon inconscience. Mais c’est pas le cas. Je m’avance vers le grand rasé, et d’un geste brutal, je le repousse en arrière. Il se tourne vers moi, choqué. Tu t’y étais pas attendu, ducon, hein ? Tu m’as sous-estimé ? Eh ben, maintenant, va falloir en payer le prix. Je suis prêt à te suivre dans ta connerie. J’ai plus rien à perdre.
Je suis déjà mort.
Le zonard reste immobile, sans savoir quoi dire. Je le repousse une nouvelle fois en arrière, avec violence. Je hurle.
- FOUTEZ-NOUS LA PAIX  !
Cet abruti a probablement jamais été aussi surpris de toute son existence. Il me fixe avec colère.
- Non, mais vous voulez crever tous les deux, c’est ça ?!
Sans déconner, Sherlock. Je le pousse une nouvelle fois. T’as de la gueule, mais on va voir jusqu’où t’es prêt à aller, mon gros. Parce que cette soirée, pour moi, c’est le grand voyage d’adieu. Y a plus rien qui peut me faire peur.
- Ouais ! Je lui réponds avec froideur. Ouais, on veut crever ! Et vous avez intérêts à bien vous y prendre ! Parce qu’on est plutôt pressés !
Le petit trapu observe la scène avec de grands yeux. Il a pas compris dans quoi il vient de se retrouver. Pour la première fois de leur vie, son pote et lui sont tombés sur plus tarés qu’eux. Dans sa petite tête dénuée de toute forme d’imagination, il aurait jamais pu penser qu’un truc pareil puisse un jour arriver.
Alors qu’il est concentré sur son ami et moi, il fait pas attention à Mélodie qui arrive dans son dos. Elle lui heurte violemment l’arrière du crâne avec son sac-à-main.
- Ah !
Il lâche un cri, et se protège la tête de ses bras. La jeune femme se met alors à le fouetter à multiple reprises avec son sac.
Le grand rasé sursaute, se tournant vers son pote au moment où il l’entend crier. Ca y est, il commence à capter. Il a perdu le contrôle. Les évènements lui échappent. Fallait pas jouer avec le feu.
Je réfléchis pas. Je me jette sur lui, le plaquant à terre. Il s’écrase sur le bitume dans un grand fracas qui lui coupe la respiration. Je laisse échapper toute la tension que je retenais au fond de moi. Une force animale, sauvage, s’empare de mon être. Je suis plus un homme. Je suis une bête. Une bête qui affronte une bête. C’est dans l’ordre des choses.
Je me redresse, et me mets à le rouer de coups, déversant dans un rituel cathartique toute la douleur que je ressens au fond de mon âme. C’est comme si je lui transmettais toute ma souffrance à la force de mes poings. Ca fait du bien. Je commence à les comprendre, ces gars-là, en fait. Ca fait du bien de se lâcher. De plus se comporter comme il le faudrait.
- On va crever ! Je lui hurle, postillonnant à moitié.
Il tente de se protéger le visage de ses bras. Rien à faire. Je frappe chaque centimètre de son corps à ma portée. Chacun de mes coups est ponctué d’une phrase enragée.
- Et si on peut ! Débarrasser la Terre ! De deux trous du cul ! Par la même ! Occasion ! Ce sera une bonne chose ! De faites !
Il lâche des gémissements de douleur apeurés. Je suis en train de l’exploser. En train d’exploser un gros dur. Rien que l’idée est jouissive.
- Tout ce que vous faites ! C’est gaspiller ! De l’oxygène ! En restant ! En vie !
De son côté, Mélodie règle son compte au deuxième, continuant de le fouetter à l’aide de son sac-à-main. Le pauvre homme est plié en deux, incapable de se repérer sous les attaques. Il pousse des petits cris aigus à chaque coup.
- Arrête ! Arrête !
Il entoure son crâne de ses bras. Le sac lui heurte la main. Il crie, et lâche son couteau à cran d’arrêt, qui vient s’écraser sur le sol du parking, à quelques centimètres des pieds de Mélodie.
Elle se penche rapidement, et ramasse l’arme blanche. Le petit se redresse. Trop tard. Elle lui sourit fièrement, agitant la lame sous ses yeux comme pour le narguer. Il fait plus du tout le malin. Il a l’air apeuré, même. Il est tombé sur une folle à lier. Et il sait que, contrairement à lui, elle hésitera pas à le planter.
Je m’essouffle. Je ralentis la cadence de mes coups. Le grand rasé profite d’un instant de répit pour me repousser en arrière. J’atterris sur les fesses. Il se relève rapidement, la mine furieuse de celui qui s’est fait humilier. Lui aussi est essoufflé, la lèvre en sang, un début de cocard apparaissant sur son œil gauche. Je me lève à mon tour, prêt à me défendre s’il décide de se venger.
Mais il récidive pas. Il rejoint son ami, le dos courbé, s’essuyant le menton. Aucun des deux n’a plus du tout l’allure assurée d’un harceleur. Ils ont perdu de leur superbe.
Le premier nous désigne du doigt, Mélodie et moi. Il a du mal à parler.
- Vous deux... Je vous recroise... Vous êtes mort...
Puis il s’enfuie en courant, sans demander son dû. Son partenaire de crime a une expression surprise. Il a probablement jamais vu son pote dans un état pareil. Ca a remis toute sa vision du monde en perspective. C’est un coup à vous donner une crise existentielle, ce genre d’histoire.
Il s‘enfuie à son tour. Les deux disparaissent rapidement à l’autre bout du parking. Mélodie les regarde s’éloigner, en souriant d’un air amusé.
- C’est l’idée, connard ! Elle crie, euphorique.
***
On court. On court à s’en faire exploser le palpitant. Plus vite qu’on a jamais couru. On sait pas vraiment où on va. On s’éloigne. Le plus loin possible du parking.
Au fond de moi, je ressens une nouvelle sensation. Quelque chose que j’avais pas ressenti depuis longtemps. Que j’avais même possiblement jamais ressenti avec une telle intensité. Je devrais en vouloir à Mélodie. Lui en vouloir de me mêler à ses jeux. D’avoir bien manqué de me faire tuer. Mais je peux pas. Je me sens libre. Tellement libre. J’ai l’impression de flotter. Avoir frappé ce mec, ça a relâché en moi une pulsion inassouvie. Quelque chose de primaire, que le monde et la société avaient depuis longtemps anesthésié. Je me sens bien. Je me sens fort. Je me sens puissant. Je me sens... en vie. Tout simplement en vie. Et qu’est-ce que c’est bon !
Elle est folle, ça c’est certain. Mais la vie est folle. Le monde est fou. Peut-être que la seule réaction valable dans un Univers dénué de sens, c’est d’être encore plus insensé que lui. Elle a raison. Elle connait la vérité. La vérité que tous les autres gens répriment, enfermés dans leur morne banalité. Pendant l’espace de quelques secondes, je me suis senti être la personne la plus puissante de toute la planète. Et y a rien qui pourra jamais égaler ça. Elle m’a libéré. Elle m’a forcé à regarder cette vérité en face. J'ai envie de rejoindre son côté de la réalité. Son côté de la folie. Sa liberté. J’ai envie de lui faire confiance.
Elle court devant moi. On traverse une place déserte, entrecoupée de platanes. Par moment, elle se retourne pour vérifier que je la suis toujours. On éclate de rire. On sait pas trop pourquoi. Nos regards se croisent. On se sourit. Je sens une vague de chaleur naitre au sein de ma poitrine, et englober tout le reste de mon corps. En bien ou en mal, cette fille a tout changé. Je me fiche de tout le reste, maintenant. Elle est belle. Plus belle que la vie, même.
***
On arrive à l’entrée d’une petite ruelle au sol recouvert de détritus. On s’arrête pour reprendre notre souffle. On a mis suffisamment de distance entre le supermarché et nous. Je suis en nage. Mes cheveux et mes vêtements collent à ma peau. Mélodie a l’air dans le même état. La nuit me parait soudain si douce. J’ai l’impression de sentir de nouvelles odeurs, de percevoir de nouveaux détails. L’air autour de nous est chargé d’énergie.
On se regarde. On éclate à nouveau de rire. On capte dans les yeux de l’autre une réciprocité. On n’a pas besoin de mots pour se comprendre. On sait qu’on ressent la même chose, à ce moment-là. Cette force.
On se rapproche l’un de l’autre. Lentement. Continuant de rire. C’est comme si tout autour de nous n’était devenu qu’une vaste blague. Une blague qui mériterait même plus notre attention. Je la sens poser une main sur mon bras. Ses doigts effleurent avec légèreté ma peau par-dessus le tissu. Nos visages se dirigent l’un vers l’autre. Notre regard est verrouillé. On se sourit. Et toujours cette force qui nous dirige, à laquelle on peut pas échapper. On va s’embrasser.
Mais non, y a une hésitation.
Nos lèvres s’évitent, nos fronts se cognent entre eux avec maladresse. On redouble d’hilarité. On se contrôle plus. On fait n’importe quoi. C’est l’adrénaline dans notre sang, qui parle à notre place.
On s’écarte l’un de l’autre, s’appuyant chacun contre un des murs de la ruelle. On essaie de se calmer, de reprendre une respiration normale. De reprendre nos esprits. Mais on continue à rire. Ca aide pas.
Je me plie en deux, les paumes contre mes genoux. Nos esclaffements se calment peu à peu. Au bout d’un moment, la ruelle n’est plus bercée que par le son de notre souffle qui se régule.
Les secondes passent, en silence. Mélodie lâche un soupir.
- J’ai envie de baiser !
Je relève la tête vers elle, surpris. Elle est adossée au mur face à moi, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière. Je la dévisage. Et d’un coup, cette chaleur qui avait si sagement pris place au sein de mon être disparait comme par magie. Mes entrailles retrouvent leur glaciale consistance. Les habituelles voix à l’intérieur de ma tête grattent contre les parois de mon crane pour se faire entendre à nouveau. L’instant présent s’écoule entre mes doigts comme du sable. J’ai l’impression que le moment passe sans que je puisse le saisir. Sans que je sache le saisir. Je pense au pont. Au fleuve. Au but que je me suis fixé. C’est ça qui m’attend. Et uniquement ça. C’est ce que j’ai prévu. Non ? Mon corps a beau être là, mon esprit... mon esprit est déjà dans les eaux froides où il rêve de plonger. La phrase de Mélodie a brisé le sortilège. Comme faisant disparaitre la douce illusion dans laquelle je m’étais réfugié, redonnant de sa substance à la cruelle réalité. Au fond de moi, j’ai autant de désir sexuel qu’un rocher. Comment j’ai pu oublier la vérité, même pendant un instant ? Faut pas se fier au fait que je bouge. C’est trompeur. Je suis déjà un cadavre. Et ça se fait trop pas de baiser avec les morts.
La jeune femme baisse la tête. Elle croise mon regard désemparé. Je vois pas trop ce que je peux faire pour elle. Ma réaction l’amuse. Elle se redresse.
- Aller, viens. J’ai besoin d’un remontant.
Elle passe la bretelle de son sac-à-main par-dessus son épaule, puis quitte la ruelle. Je lui emboite tranquillement le pas. Cet instant spécial entre nous, quel qu’il ait été, s’est évaporé. La soirée reprend son cour normal.
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egoroman · 4 years
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III
01:14
On est sur une place publique. Déserte. A l’heure qu’il est, c’est pas étonnant. Tout est calme. J’ai toujours été du genre à bien aimer la nuit. Plus facile pour se concentrer. Plus facile pour penser. Plus facile pour avoir la paix.
En général.
Au centre, y a une fontaine. Une statue de femme nue tient un vase duquel s’échappe un jet d’eau qui vient s’écraser en clapotis discrets sur la pierre. C’est relaxant. J’aime bien. Je crois que j’avais besoin de ça. Juste un bruit continu, pas trop chiant. C’est mieux que la tempête qui fait rage à l’intérieur de mon esprit. C’est ce qu’il me fallait. Après tout ce qui s’est passé.
Je suis assis sur un banc. Mélodie est à côté de moi. Elle dévore avec l’appétit d’un félin en pleine chasse, le kébab que je lui ai acheté avec l’argent volé à la soirée. Elle fait pas attention à moi. Elle mange sans se soucier de la sauce qui dégouline sur son menton. Elle en a rien à faire. Rien à faire de rien, à ce qu’il me semble. C’est une qualité que j’admire. Je crois que j’aimerais bien être comme ça. Vivre, c’est tout. Être.
Je l’observe, du coin de l’œil. Y a quelque chose qui m’intrigue chez elle. Dans sa façon d’être, sa façon de se comporter. Je crois que j’arrive pas à la comprendre. C’est rafraichissant. Dans un monde fait de clichés, de gens qui se comportent comme on leur a toujours dit de se comporter, ça change. Ca me rassure, dans un sens.
Elle remarque mon regard, et se tourne vers moi. La bouche encore pleine, elle me tend son sandwich à moitié entamé, interprétant mes coups d’œil comme l’hésitation affamée d’un mec un peu trop poli. Je lui réponds avec un léger dégoût.
- Non merci.
J’ai absolument pas d’appétit. Et la voir dévorer son festin de cette manière ne m’a pas donné plus envie.
Elle hausse les épaules, indifférente, avant de reprendre son repas.
- Comme tu veux.
On dirait qu’elle a pas mangé depuis des jours. C’est peut-être le cas. Je connais rien d’elle. Elle est dérangée, ça c’est sûr. La façon dont elle s’est comportée sur le pont, la nonchalance avec laquelle elle a fait face à mes envies de suicide. J’ai du mal à comprendre comment ça se passe dans sa tête. Y a quelque chose d’un peu fascinant, là-dedans.
Voyant que je continue à la dévisager, elle se tourne à nouveau vers moi.
- Quoi ?
Je tourne la tête.
- Rien.
Maintenant, c’est à son tour de m’observer. Elle doit se demander à quoi je pense. En tout cas, y a quelque chose qu’a l’air de la chiffonner.
- Je peux te poser une question ?
Je hausse les épaules. Elle s’exécute.
- Pourquoi tu lui as volé de la thune à Camille ? Ca te servait à quoi, si tu comptais te jeter d’un pont juste après ?
Elle est directe. Trop, peut-être. J’aime pas son ton. Je l’avais déjà remarqué auparavant. Le genre de ton qui donne l’impression de juger le monde autour d’elle. Comme si elle savait tout mieux que tout le monde.
- Qu’est-ce que ça peut te faire ?!
Elle se concentre à nouveau sur son kébab, indifférente.
- Rien. Je voulais savoir, c’est tout. Si tu veux pas dire, dis pas. Je m’en fous, moi.
Je scrute le vide face à moi, le silence ponctué seulement des bruits de mastications de ma voisine. Après quelques secondes, je décide de lui répondre.
- C’était là. Devant moi. Je l’ai prise parce que je pouvais. C’est tout.
Mélodie s’arrête en pleine action. Elle me fixe avec curiosité. Je capte sa surprise. Ca me met mal-à-l’aise. D’un regard, je la mets au défi de dire quelque chose. D’oser se moquer. Comme si elle valait mieux que moi. Comme si elle pouvait me faire la morale.
- Quoi ?!
Mais ma froideur n’a pas l’air de la toucher. Elle se remet à manger, désinvolte.
- Rien. Je t’accuse pas. T’as bien fait. Je serais pas en train de savourer ce kébab, sinon. J’ai jamais pu l’encadrer Camille, de toute façon. Dans le genre qui pète plus haut que son cul, elle est médaille d’or.
- Qu’est-ce que tu faisais à sa soirée si tu peux pas la supporter ?
Une nouvelle fois, elle hausse les épaules. C’est pas bien compliqué.
- Pour boire gratis. Qu’est-ce que t’y foutais, toi ?
Je lâche un soupir, fatigué. Je sais même pas comment commencer à lui expliquer.
- J’en sais rien. Y avait de la lumière. J’étais parti pour... Je voulais aller vers les quais, et...
La fin de ma phrase s’éteint en un gargouillis au fond de ma gorge. J’y avais même pas vraiment réfléchi avant. J’étais sorti de chez moi, incapable de supporter plus longuement le silence et la solitude de mon appart’. J’avais vu la porte ouverte. Des gens qui faisaient la fête. Je pensais pouvoir me perdre dans la foule. Mais avant de tomber sur eux, qu’est-ce que j’étais parti faire ? Je voulais errer. Vers les quais, vers le pont. Juste errer ? Ou... sauter dans le fleuve ? Je crois qu’au fond, ça a toujours été ça, la destination. Le but. Inconsciemment. Et pas juste ce soir. Ca fait un bail que ça me trotte dans l’esprit, sans que j’ose vraiment me l’avouer. Y a toujours quelque chose pour m’en empêcher. Un détail qui attire mon attention. Comme cette fête. Sauf ce soir. Ce soir, c’était le soir de trop. Le soir où j’ai bien failli sauter le pas. Jusqu’à ce que Mélodie arrive...
- T’as cru que c’était Dieu qui t’envoyait un signe, alors t’es rentré.
Tout en continuant de manger, Mélodie termine mon explication à ma place. Elle parle sur le ton de la conversation, comme si elle connaissait déjà la vérité. Ca m’énerve. On dirait qu’elle lit dans mes pensées. Ca a le don de m’agacer encore plus.
- Non.
Je détourne le regard, un peu honteux. J’ai pas envie de lui donner raison. Pas envie d’admettre qu’il y a un peu de vrai dans ce qu’elle dit.
- Te fatigue pas. J’ai compris.
Elle se tourne vers moi, et me sourit alors. Son visage s’illumine d’une tendre clarté.
- Mais c’était pas Dieu, elle continue avec douceur. C’était juste une coïncidence.
Encore une fois, cette arrogante certitude.
- Qu’est-ce que t’en sais ?!
- Parce qu’il existe pas, Dieu. Et que ça existe pas, les signes. Et que de toute façon, cette fête, elle était à chier. Dieu, il t’aurait jamais envoyé dans une fête à chier.
Je soupire, et décide de pas répondre. C’est pas vraiment le moment de se lancer dans un débat métaphysique. Pas que j’ai un avis particulier sur le sujet. Je suis plutôt du genre agnostique. J’aime juste pas les gens qui ont des idées arrêtées sur des questions aussi complexes. De toute façon, j’ai l’impression que cette fille sera jamais du style à mettre de l’eau dans son vin.
Elle remarque pas mon agacement, et continue sa dégustation. Elle conclut d’un ton tranquille :
- Les choses ont pas toujours besoin d’être aussi compliquées, tu sais ?
Je la regarde du coin de l’œil. J’aimerais bien lui répondre quelque chose d’un peu cinglant. Quelque chose qui la cloue sur place, sans qu’elle puisse rien y trouver à répondre pour une fois. Mais y a rien qui me vient.
Au moment où je tourne la tête, je baisse furtivement les yeux, et quelque chose attire mon regard.
Mélodie a un tatouage sur son avant-bras droit. J’arrive pas à comprendre ce que c’est. Une forme qui m’échappe. Mais y a quelque chose dans ce dessin qui éveille mes sens. Je sais pas pourquoi. Je sens comme une vague d’électricité statique remonter le long de ma nuque. Comme une intuition paranormale.
Et d’un coup, je comprends. Ce signe sur son bras. Je l’ai déjà vu quelque part. Et y a pas si longtemps que ça, d’ailleurs. C’est le même que sur la carte de visite dans la chambre ! Exactement le même !
Sans réfléchir, d’un simple reflex, je lui attrape le bras, l’obligeant à le tourner vers moi pour mieux l’observer. La jeune femme me regarde sans comprendre.
- Qu’est-ce que tu fais ?
J’ai du mal à garder mon calme. Mes pensées se remettent à bouillonner. Ca dépasse l’entendement. J’ai besoin de réponses. Vite. Je désigne le dessin.
- C’est quoi, ça ?!
- Euh, un tatouage, elle répond d’un ton légèrement sarcastique. Ca se fait de plus en plus, tu sais ?
- Non, je veux dire, ce signe ! Ca représente quoi ?!
Mélodie me fixe quelques secondes, la bouche entrouverte. On dirait que je parle une langue étrangère.
- C’est juste des traits, elle répond calmement. Ca veut rien dire.
- Et toi, tu te fais tatouer des traits, comme ça, sans que ça veuille rien dire ?!
Je suis un peu froid. Je fais pas exprès. Faut dire que j’ai l’impression de perdre pied. Comme si la réalité perdait peu à peu de sa substance, et devenait... autre chose. Je sais plus ce qu’est dans ma tête, de ce qui l’est pas. Trouver ce signe, là, comme ça, c’es fou. Non ? Ca peut pas être un hasard. N’importe qui réagirait comme moi.
Non ?
D’un mouvement sec, Mélodie libère son bras de mon emprise, et se remet à manger tranquillement. Elle a pas l’air d’être très intéressée par le sujet.
- Les tatouages, ça veut jamais rien dire. Les gens, ils s’inventent des raisons pour se donner de l’importance. Ou pour avoir une histoire sympa à raconter aux copains à la plage. Mais la vraie raison, c’est qu’y a pas de raison. Eh ben, tu vois, moi, j’ai juste pris de l’avance sur tout le monde. Je me suis faites tatouer un truc qui veut rien dire.
J’ai du mal à la croire. Qui irait se graver dans la peau un truc aussi spécifique, sans qu’il y ait de vraies raisons valables ? Je continue de fixer le tatouage. Je suis pas sûr d’avoir bien enregistré toute la configuration du logo dans la chambre. Mais je suis quasiment certain que c’est le même que sur son bras.
Quasiment... Est-ce que j’ai surréagi ? C’est peut-être ma mémoire qui me fait défaut. Je commence à douter. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir ressenti quelque chose de particulier en le regardant. Comme si des pensées abstraites s’étaient emboitées à l’intérieur de ma tête. Comme si ça faisait sens. Plus sens que tout le reste dans ma vie depuis bien longtemps.
Je suis juste en train de devenir fou, en fait...
- Y avait le même truc dans la chambre, j’explique d’une petite voix, les yeux plissés, autant pour elle que pour me convaincre moi-même. Sur une carte de visite.
- C’était pas le même truc.
Je relève les yeux vers elle. Elle a l’air toujours aussi indifférente. Et sûre d’elle. Ca m’énerve.
- Ca y ressemblait, pourtant !
- Tous les traits se ressemblent, mon pote. Putain, me dis pas que tu vas faire une fixette sur mon tatouage, maintenant. Faut que t’arrêtes les tentatives de suicide, ça te rend parano.
Sa remarque me fait l’effet d’une douche froide, me ramenant à la réalité. Parano ? Ouais, c’est peut-être le cas. Y a plus tout qui fonctionne bien, là-haut. Je sais pas si je peux encore vraiment me faire confiance. Faut que je me calme. Ca sert à rien de continuer sur cette voie. Ca va me faire plus de mal qu’autre chose.
Je décide de lâcher l’affaire. Je tourne mon regard vers les bâtiments à l’opposée, l’air légèrement boudeur.
- Je fais pas une fixette. Je dis juste que c’est marrant.
- Ouais, à se tordre le cul par terre. Tu veux mon kébab ? J’ai plus faim.
Elle me tend la fin du sandwich dans son emballage. Je lui réponds non d’un signe de tête. Elle fait une petite moue faussement triste.
- Même pas pour les petits enfants qui meurent de faim en Afrique ?
Je lui jette un regard noir. Ca me fait pas rire. Elle soupire.
- OK, j’ai compris. Pour l’humour, on repassera.
Elle s’essuie le menton avec sa serviette en papier, puis la froisse avec le reste de son repas, et jette le tout dans une poubelle à côté d’elle. Elle attrape ensuite son sac-à-main, qu’elle pose sur ses genoux, et se met à fouiller à l’intérieur.
Je l’observe en silence. Cette fille... A chaque fois qu’elle ouvre la bouche, elle me tape sur les nerfs. Mais y a quelque chose chez elle. Quelque chose de mystérieux, d’insaisissable. Un truc indéfinissable qui exerce une force gravitationnelle dans sa direction, sans même qu’elle ait besoin de faire grand chose. Ou est-ce que je suis juste en train de me faire des films ? A me raccrocher à n’importe quoi par peur de sombrer plus profondément dans les ténèbres de ma pysché...
Je reste peut-être perdu un peu trop longtemps dans mes pensées, à l’observer, car elle me lance un petit coup d’œil amusé, tout en continuant de fouiller son sac.
- Faut que t’arrêtes de tout le temps me regarder comme ça. Sinon, je vais finir par croire que tu veux me sauter.
Je reviens à la réalité, et tourne rapidement la tête dans l’autre direction, un peu gêné. Je lui réponds avec froideur.
- Parce que tu crois que tous les mecs qui te regardent veulent te sauter ?
- Généralement, quand ils insistent comme ça, c’est pas pour une partie de belote.
- Je veux pas te sauter.
- Pourquoi ? T’es gay ?
Toujours aussi directe. Je lâche un petit rire sans joie.
- Parce que c’est les deux seules solutions ? Soit je veux te sauter, soit je suis gay ?
- Hé, je demande, c’est tout. Y a pas de mal à être gay.
- Je suis pas gay.
- Y a pas de mal à vouloir me sauter, non plus. C’est la deuxième fois que je te sauve la vie. Tu commences à tomber amoureux de moi, je comprends. Je suis sûre qu’y doit même y avoir un nom scientifique pour ça. Tu sais, comme le truc des otages qui tombent amoureux de leurs ravisseurs.
Cette conversation me rend un peu mal-à-l’aise. J’ai pas envie de discuter de tout ça en détail avec elle. J’aime pas son ton. Trop direct. Trop... désinvolte. Comme si rien n’était vraiment sérieux.
- T’as des problèmes de narcissisme. Faut consulter.
- T’as laissé tomber ton humour sous le pont, ou quoi ? Faut te détendre un peu.
Elle trouve enfin ce qu’elle cherchait.
- Ah, voilà ! Justement, en parlant de détente, j’ai ce qu’il te faut.
Elle sort une petite boite en fer de son sac, qu’elle me présente en souriant fièrement. Je comprends pas où elle veut en venir. Elle est obligée de s’expliquer.
- Tu fumes ?
Je la fixe avec dédain.
- Quoi ? De la drogue ?
J’ai jamais compris les gens qui avaient besoin de ces merdes.
- Oui, de la drogue, elle répète, imitant mon ton d’un air moqueur.
- Non.
Elle a un petit rire. J’ai l’air sur la défensive. Ca l’amuse.
- Je vois. T’es plus du genre hardcore, toi, hein ?
Elle ouvre sa petite boite en fer, et en sort un joint déjà roulé.
- Laisse-moi deviner. Coke ? Héro ? Poppers ?
Ses yeux brillent d’une légère malice. Elle se moque de moi. Mes réactions la font marrer. Je dois avoir l’air d’un gros coincé pour elle. Je lui réponds sèchement.
- Je prends pas de drogue.
- Tout le monde prend de la drogue.
- Pas moi.
- Ah ouais ? T’aimes le sucre ? Le café ? Eh ben, je suis désolée de te l’annoncer, mais tu prends de la drogue, mon vieux. Enfin, c’est toi qui vois. Je vais pas t’obliger. Ca en fera plus pour moi.
Elle glisse son joint entre ses lèvres, et l’allume. Elle tire une longue taffe, qu’elle recrache ensuite dans un soupir satisfait. Je lui lance un regard plein de jugement, avant de me concentrer à nouveau sur les bâtiments face à nous.
On reste comme ça, sans se parler, sans même se regarder, pendant plusieurs secondes. Puis Mélodie brise le silence.
- Je connais même pas ton prénom.
- Charlie.
- Moi, c’est Mélodie.
- Je sais.
- Frimeur.
Je me tourne rapidement vers elle, irrité par sa remarque. Mais elle me lance un sourire amusé, avant de me faire un clin d’œil. Elle fait exprès de jouer avec moi. C’est son humour. Sa manière de calmer la tension.
- Enchantée, Charlie.
Elle détourne le regard, tirant à nouveau sur son joint. Le silence de la nuit n’est ponctué que du son de l’herbe qui s’embrase à chacune de ses bouffées. Je me calme un peu, et continue de la fixer, intrigué. J’arrive vraiment pas à la cerner. Un moment, elle est froide et blessante, et d’un coup, elle lance des plaisanteries pour alléger l’atmosphère. Mais y a un truc par-dessus tout que je comprends pas chez elle. J’hésite à lui demander.
- Tout à l’heure..., je commence timidement. T’aurais vraiment sauté du pont ?
- Ouaip, elle répond sur le ton de la conversation, sans même me regarder.
- Pourquoi ?
Elle se tourne vers moi.
- Pourquoi, quoi ?
- Pourquoi tu veux mourir ?
Elle fixe le vide, réfléchissant sérieusement à sa réponse. Puis elle hausse les épaules, comme si ça n’avait pas grande importance.
- Des fois, je me dis que ce serait mieux que de me réveiller le lendemain. Et toi ?
A mon tour de contempler le vide. Je plisse les yeux. J’ai pas vraiment de mots pour expliquer. Juste des impressions, des sensations, diffuses. Je cherche au fond de moi, tentant de trouver quelque chose qui se rapprocherait le plus ce que j’éprouve.
- Parce que... Parce que j’ai l’impression d’être enfermé dans une boite en verre. Et de voir ma vie défiler devant mes yeux. Sans jamais vraiment pouvoir agir. Et que choisir comment je vais mourir, c’est peut-être encore la seule chose que je peux contrôler.
- AHAHAHAHAHAH !
Je sais pas à quoi je m’étais attendu. Mais sûrement pas à ça. Mélodie éclate de rire. Je me tourne rapidement vers elle, blessé.
- Ca te fait rire ?!
Elle tente de se retenir, mais impossible de calmer son hilarité.
- Ahah ! Pardon ! Je me moque pas ! C’est juste...
Elle s’esclaffe davantage, perdant son souffle. Elle est prise de hoquets. C’est plus fort qu’elle.
- T’avais l’air tellement sérieux quand t’as dit ça ! Je te jure ! T’aurais vu ta tête, tu te serais marré, toi aussi !
Elle essaie de se reprendre. Mais elle croise mon regard confus, et son rire redouble d’intensité. J’ai envie de lui crier dessus. De lui demander ce qui va pas chez elle pour réagir comme ça, alors que je lui révèle le plus grand secret de mon existence.
Mais soudain, y a comme un déclic à l’intérieur de moi. Y a quelque chose dans son rire. Quelque chose de communicatif. Je prends du recul. Vu sous cet angle, elle a pas tout à fait tort. C’est vrai que je dois avoir l’air bien dramatique avec mes histoires de boites en verre. Cette situation, toute cette soirée, la vie entière, tout est tellement absurde quand on y pense vraiment. Je crois que j’arrive un peu mieux à comprendre ce qu’elle veut dire.
Elle aurait sauté du pont, oui. Probablement. Je commence à en être convaincu, maintenant. Parce que si tout n’est qu’une grande blague, alors pourquoi on devrait prendre la mort au sérieux ? Pourquoi on devrait faire une exception ?
C’est bête. Je peux pas m’empêcher de lâcher un petit rire à mon tour.
Mélodie arrive un peu à se calmer. Elle a les larmes aux yeux tellement elle a ri. Des yeux rougis par la drogue. Elle se tourne vers moi, et me sourit. Je crois qu’elle est contente de me voir me détendre un peu. Je lui souris en retour. Nos regards se croisent. Pendant un instant, un très court instant, mes yeux fixés sur les siens, j’ai l’impression de partager quelque chose avec elle. Quelque chose que je pourrais partager avec personne d’autre. Que personne d’autre pourrait comprendre. La grande absurdité du Cosmos.
L’instant passe, et on détourne tous les deux la tête, regardant face à nous, continuant à sourire légèrement. Le silence s’installe à nouveau. Mais c’est pas gênant. C’est même relaxant, en fait.
Mélodie continue de tirer sur son joint.
- Tu veux faire quoi ? Elle demande tranquillement, après quelques minutes.
Je hausse les épaules. Je sais plus du tout. Absolument plus.
- T’as toujours dans l’idée de sauter d’un pont ?
Je tente de réfléchir sérieusement à sa question. Mais y a plus aucune force en moi. Je sais plus quoi faire. Je me sens passif. Subissant les aléas de l’Univers autour de moi, sans trop avoir mon mot à dire. Je sais plus ce que je veux vraiment. Je suis fatigué.
Elle prend l’initiative.
- Je te propose un truc. Le soleil va pas se lever avant quatre ou cinq heures. Si à ce moment-là, t’as toujours envie de sauter, on saute tous les deux.
Je me tourne vers elle, surpris par sa proposition. Et peut-être un peu touché aussi. C’est idiot. Mais je crois que c’est la première fois que quelqu’un semble comprendre. Qu’on essaie pas de m’en dissuader en me racontant des poncifs régurgités en boucle. Elle me prend pas pour un fou, ou pour un lâche. Non, elle est même prête à sauter le pas avec moi. Elle sait ce que c’est que de vivre comme ça, avec une plaie à vif en continu.
- C’est peut-être notre dernière nuit sur Terre, Charlie, elle continue avec douceur. Combien de gens ont la chance de savoir exactement le jour où ils vont mourir ? Faut en profiter.
Je la dévisage, ne comprenant pas très bien où elle veut en venir. J’appréhende aussi. Faut dire que je ne sais jamais trop à quoi m’attendre avec cette fille. Elle me fixe droit dans les yeux, avec gravité, se penchant légèrement vers moi.
- Dis-moi un truc que t’as toujours voulu faire avant de crever.
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egoroman · 4 years
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II
00:18
- Putain, j’y crois pas ! Je suis même plus bourrée !
Elle lâche ça d’une longue complainte agacée, comme si le monde entier avait pour obligation d’entendre le moindre recoin de son esprit. Je suis pas arrivé à m’en débarrasser. Je comprends même pas pourquoi elle me suit.
Je remonte les quais de la ville qui longent le fleuve. Tout est calme et silencieux. Les gens sont chez eux, à dormir, faire la fête, ou confortablement installés dans leur canapé, à regarder une émission de merde en se rêvant vivre la vie idéale. J’ai rien à dire. Je pensais que si je restais sans parler, elle allait se lasser. Mais elle continue de m’emboiter le pas.
Je marche d’un pas rapide. Je sais pas trop où je vais. Loin d’ici. Loin des gens. Loin d’elle. Autour de moi, les dalles sur le sol et la végétation sont éclairés par des lampadaires aux lueurs colorées. On se croirait dans le rêve psychédélique d’un toxico. Et toujours Mélodie derrière moi.
Elle fume sa clope, le claquement de ses talons résonnant dans les alentours. Elle marche vite, probablement pour pas perdre mon rythme. Elle comprend pas le message.
- On est samedi soir, bordel ! Elle continue, agrémentant le monde de ses humeurs. C’est pas un temps à être sobre !
Je réagis pas, comme si j’effectuais une incantation destinée à la faire disparaitre. Pas besoin de me retourner pour savoir que ça doit la faire chier d’être ignorée. C’est ce genre de fille. Je l’ai capté aussitôt.
- Hé, Machin ! Elle m’appelle. Tu veux pas me payer un verre ?
Je continue d’avancer, faisant comme si je l’entendais pas.
- Je t’ai sauvé la vie, elle insiste. La moindre des choses que tu peux faire, c’est de me payer à boire.
C’en est trop pour moi. Je m’arrête d’un coup, sans réfléchir. Elle manque de me rentrer dedans. Je me retourne vers elle, agacé.
- Tu m’as pas sauvé la vie !
- OK, elle répond calmement, comme si c’était de l’ordre du détail. Mais dans tous les cas, je peux pas retourner à la soirée. Et tout ça, c’est ta faute. Si t’étais un vrai gentleman, tu me payerais une bouteille.
- T’as pas eu besoin de moi pour te faire virer de la soirée ! Tu t’es très bien débrouillée toute seule !
- J’ai une idée. Et si on débattait de tout ça autour d’un verre ?
Elle me fixe droit dans les yeux, souriant d’un air malicieux. Ca la fait marrer. On dirait que plus j’ai l’air agacé par son comportement, et plus elle s’en amuse. C’est comme ça qu’elle prend son pied ? Je comprends pas ce qu’elle cherche.
Je la regarde de haut en bas, d’un air méprisant. J’ai même pas envie de comprendre. J’ai même pas envie de m’énerver. Elle en vaut pas la peine. Je lâche un petit rire moqueur, et je reprends la marche. Je crois pas que ça lui ait trop plu. Je l’entends me suivre.
- C’est quoi ton nom ? Elle demande froidement, dans mon dos.
Je m’arrête à nouveau, me tournant vers elle. Une nouvelle fois, elle ne s’y attend pas, et manque de me rentrer dedans. J’ai pas le temps de m’en soucier.
- T’as pas un chez toi où aller ?!
- Si, elle répond rapidement. Tu me raccompagnes ?
- Non !
Qu’est-ce qu’elle comprend pas celle-là ?! Je veux juste être tranquille ! C’est pas compliqué, si ?! Je me détourne, et accélère le pas. Cette fois, j’entends pas le son de ses talons sur les dalles. Elle reste immobile. Tant mieux.
- OK, comme tu veux ! Elle me crie, haussant la voix pour se faire entendre malgré la distance que je mets avec elle. Mais il fait nuit, et j’habite super loin ! Je vais très probablement me faire violer en route !
Je l’ignore, continuant mon chemin. J’ai pas envie de rentrer dans son jeu. Pas envie de continuer à parler. Pas envie de compagnie. Je sens les vertiges me reprendre. La sensation de vide. Dans ma tête, tout se met à tourner. Mes pensées rentrent en collision, créant un feu d’artifices cérébral. Je veux être ailleurs. Je sais pas trop où.
Je veux être ailleurs... que dans ma tête.
***
Je continue à longer les quais pendant plusieurs minutes, sans jamais croiser personne. Je sais pas où je vais. C’est comme si mes jambes portaient mon corps sans que je leur ai rien demandé. Heureusement. Parce que j’ai plus la force de rien.
J’arrive à l’entrée d’un pont en pierre qui traverse le fleuve. Je m’arrête. Y a quelque chose qui m’y attire. Comme une force que je peux pas contrôler. Le vide. La chute. Je sais plus si c’est dans ma tête, ou dans la réalité. Je sais plus si y a vraiment une différence.
Je me sens faible. Je me sens pathétique. J’ai l’impression de même plus vraiment être un humain. De juste faire semblant. Une coquille vide qui répèterait des phrases comme un perroquet pour donner le change. J’ai mal. Putain, j’ai mal. Pourquoi vivre ça demande de souffrir toujours plus chaque jour ? Tu te réveilles le matin, et la première chose que t’as envie de faire, c’est de te rendormir. Rien que pour te lever, t’es obligé de te raconter des histoires. J’en ai marre de mentir. A moi-même. Au monde. Je suis fatigué. Et y a le vide, et la chute. Toujours là, en dessous de moi.
Je regarde par-dessus mon épaule, vérifiant que personne ne soit posté dans les alentours. Je suis bel et bien seul. Quelle ironie, hein ? Mais c’est mieux comme ça. Y a un côté poétique. Je crois. Je sais plus très bien. Y a des fois, j’ai du mal à savoir ce qui est vrai, de ce qui l’est pas.
Je longe lentement le muret qui sépare le pont et le fleuve, m’appuyant dessus. Puis à un moment, je m’arrête, et je me tourne. Je me penche lentement.
De l’autre côté du muret, y a de l’air. Et au-delà de cet air, une dizaine de mètres en dessous, y a le fleuve. Son courant est rapide, emportant des bouts de bois qui, dans la nuit, ressemblent plus à des cadavres se débattant dans l’eau.
C’est là que je veux être. Je le sais maintenant. Pas ici, dans le monde réel. Pas dans ma tête, où tout est confus. Là, tout en bas, dans l’eau. Je veux être un bout de bois. Je veux être un cadavre.
Ca m’apparait comme une révélation. Mais étrangement, ça me fait pas éprouver d’émotions particulières. C’est juste comme ça. C’est juste la vérité. C’est peut-être pas plus mal de se l’avouer. C’est peut-être pas plus mal de dire les choses pour une fois, au lieu de passer par des chemins sinueux sans intérêts. Je voudrais être mort.
Voilà.
C’est tout.
Je me retourne, vérifiant à nouveau être seul. J’ai presque peur que quelqu’un soit capable d’entendre mes pensées. Des pensées interdites, que la société nous a appris à réprimer depuis notre plus jeune âge.
J’emmerde la société.
Dans un geste prudent, calculé, je me mets à enjamber le muret. Lentement. J’arrive de l’autre côté, trouvant position sur une mince bordure de pierre qui me sépare du vide. Le vide. Il avait été métaphorique pendant si longtemps, et le voilà maintenant physique en dessous de moi. A quelques centimètres de mes pieds. Je fixe le fleuve, m’accrochant au pont de toutes mes forces.
Je tremble. J’ai peur. Oui, j’ai peur. Je l’avoue. C’est juste une réaction chimique. Mon corps qui s’accroche encore à la vie parce qu’il a pas compris, ce con. Il a pas compris que c’était fini. C’est plus supportable. J’empoigne le muret à m’en faire mal aux jointures. Je relève la tête, et je ferme les yeux. C’est le moment d’être courageux. C’est pas le moment d’hésiter, de douter. C’est terminé, tout ça. Maintenant, il faut agir. Je sais pourquoi je suis venu jusqu’ici. Je sais où mes pas m’ont mené. Je connais la destination de ma chute. Dans l’eau, tout en bas. Et au-delà. Si y a un au-delà...
J’inspire un grand bol d’air. L’émotion m’envahit. Putain, c’est pas facile. Même ça, ça fait mal. Mais ça va pas durer longtemps. J’essaie de m’en convaincre. J’ai plus qu’un simple geste à faire. Et tout sera réglé. Bye bye la douleur incessante. Les doutes, et la souffrance. Sayonara à la grande excuse de merde qui m’a servi de vie. C’est pas plus mal. Je manquerai à personne. Personne me manquera. Oh, peut-être qu’au début, ils pleureront un peu. Ma famille. Mais ils s’y habitueront. Le temps guérit tout, comme on dit. La vie suit son cour, ou je sais pas quelle autre connerie. C’est la solution. La vraie solution. La seule solution.
Lentement, je lève un pied au-dessus du vide. C’est le moment. Je vais le faire. J’ai pris ma décision. Plus qu’un tout petit geste, et...
- Tu fais quoi ?
Je sursaute, manquant de tomber. Je resserre ma prise au muret, et repose mon pied à terre. Je me retourne rapidement. J’ai jamais été aussi surpris de ma vie.
De l’autre côté du muret, sur le pont, y a cette fille qui m’observe, à quelques mètres de moi. Mélodie. Elle est calme, fumant sa clope, me regardant avec tranquillité comme si elle venait seulement de me découvrir en train de jouer à un jeu dont elle aurait jamais entendu parler. Je peux vraiment pas me débarrasser d’elle.
Je sens une vague de honte me submerger. La honte d’être pris sur le fait. Je saurais même pas expliquer pourquoi.
- Approche pas, ou je saute !
Je crie dans sa direction, l’air menaçant. Ca a pas l’air de lui faire grand chose. Elle me quitte pas des yeux, continuant d’inspirer ses bouffées de tabac. Puis elle répond d’une voix calme, pas du tout inquiète :
- Vas-y, saute.
Ca me surprend. Je sais plus trop comment réagir.
- Je plaisante pas !
- Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Je te connais pas. Tu vas pas me manquer.
Je suis décontenancé, embarrassé. Comme quand vous aviez fait une bêtise étant enfant, et que vos parents osaient même pas hausser la voix. Vous saviez que c’était pire que tout. Pire que s’ils vous engueulaient vraiment.
- Ouais, je vais sauter, je reprends plus calmement. Alors, laisse-moi tranquille, maintenant.
- Non, je veux voir. J’ai jamais vu personne mourir. Je veux pas rater ça.
Je la dévisage quelques secondes, pas sûr de comprendre si elle le pense vraiment, ou si elle a seulement l’humour le plus dérangé de toute l’histoire de la Création. Mais elle me rend mon regard, toute aussi sérieuse.
- Non ! Je m’exclame, ne sachant plus très bien quoi dire. Je... Je peux pas sauter si quelqu’un me regarde ! Ca me déconcentre !
Elle lève les yeux au ciel, d’un air agacé. Déçu, presque.
- Olala ! L’excuse !
Elle jette son mégot de clope en direction du fleuve, puis longe le muret, remontant le pont. Je la regarde faire, appréhendant en silence, ne comprenant pas très bien ce qui se passe. Elle se met alors à son tour à enjamber la petite protection de pierre, à quelques mètres de moi. Je comprends de moins en moins.
- Qu’est-ce que tu fais ?!
- J’ai la flemme de rentrer chez moi, elle répond sur le ton de la conversation, s’installant sur la mince bordure qui la sépare du vide. C’est trop loin. Moi aussi, je vais sauter.
- Tu crois que c’est un jeu ?!
- C’est quoi tes raisons, toi, pour sauter ? Elles sont tellement meilleures que les miennes ?
- Ca te regarde pas !
- C’est bien ce que je pensais. T’es juste une chochotte.
- Quoi ?!
- T’es juste une chochotte. T’as pas de vraies raisons. Tu fais juste ça pour attirer l’attention.
Je bégaye. Les mots s’entravent dans ma gorge. Je sais plus quoi dire. Cette fille... elle me déstabilise. Elle a des réactions tellement inattendues. Je sais plus si je dois la prendre au sérieux ou pas. Je cherche à lui répondre quelque chose, mais rien ne vient. Ca redouble mon énervement.
- Tu sais quoi ?! Va te faire foutre ! Je vais sauter, et tu t’en voudras toute ta vie, connasse !
- Ouais, mais ma vie, elle durera pas longtemps. Parce que je saute juste après toi.
- Tu sauteras jamais ! Tu fais juste ça pour me faire changer d’avis !
Pour une fois, elle perd un peu son calme, me fixant avec agacement. Et aussi un peu de dédain.
- Alors, là ! J’en ai rien à foutre de te faire changer d’avis !
- Tu sauteras jamais !
- T’es prêt à parier combien ? Parce que, crois-moi, je vais sauter.
Je la fixe droit dans les yeux. Elle me rend mon regard sans ciller. Elle a l’air décidée. Je commence doucement à la croire.
- Non, tu peux pas sauter !
- Tu vas me donner des ordres, maintenant ?!
- Si on saute tous les deux, les gens vont croire qu’on s’est suicidés ensemble !
- Et alors ? Qu’est-ce que tu t’en fous de ce qu’ils croient, les gens ? Tu seras plus là.
- J’ai pas envie qu’on interprète les choses comme ça !
- OK, ben, tu sauteras un autre jour. Moi, je saute ce soir.
- Non ! J’étais là avant !
- Ben ouais, mais fallait sortir tes couilles, et sauter direct. Maintenant, c’est trop tard.
Voilà que je me fais insulter, maintenant ? C’est la goutte de trop. Je lève les yeux au ciel. J’en peux plus. Je sens la rage monter. Je hurle.
- AAAAAAAAAAAAAH !
Je me tourne vers Mélodie.
- Qu’est-ce que tu fous à me suivre ?! Hein ?! Pourquoi tu cherches la bagarre avec des mecs qui font deux fois ta taille ?! T’es complétement ivre ! C’est quoi ton problème ?!
Contre toute attente, elle me répond d’un ton tranquille, sans hausser la voix.
- Tu voles de la thune, et après tu veux sauter d’un pont. Et c’est moi qu’ai des problèmes ?
Ca me calme direct.
- Qui t’a dit que j’avais volé de la thune ?
- Arrête. Tu crois que je t’ai pas vu dans la chambre ?
- Je croyais que tu dormais.
- Non. Je réfléchissais à un truc. Je te l’ai dit.
Elle marque un point. Je sais plus du tout quoi lui répondre. Je suis perdu. Cette conversation n’a ni queue ni tête. La situation est devenue tellement absurde, nous deux se disputant au-dessus du vide, chacun accoudé au muret. Dans d’autres circonstances, j’aurais peut-être pu me rouler par terre de rire.
Je soupire, me forçant à rester calme.
- OK. Dis-moi ce que tu veux. Une bonne fois pour toute. Et après, tu me laisses tranquille.
- Je veux sauter. Comme toi. Je pensais que tu comprendrais.
Je la regarde attentivement, scrutant la moindre de ses réactions. Elle soutient mon regard avec gravité. Elle a l’air sincère. Je sais pas ce que ça veut dire. C’est n’importe quoi. Mais elle a l’air sincère. Elle croit au moins en ce qu’elle raconte. C’est déjà ça.
Je détourne la tête, soupirant à nouveau. J’ai aucune idée de comment enchainer après ça. Mais j’ai pas besoin, parce que Mélodie est la première à briser le silence.
- Il est quelle heure ?
J’ose même pas me tourner vers elle, répondant d’un ton froid.
- J’en sais rien.
- Les kébabs, c’est encore ouvert, tu crois ?
Je la regarde, surpris par sa question. Je vois absolument pas où elle veut en venir. Mais elle a l’air d’avoir une idée derrière la tête.
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egoroman · 4 years
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I
SAMEDI SOIR
23:41
Je sais pas ce que je fous là.
J’aimerais être ailleurs. Où ? Je sais pas. N’importe où. Mais pas ici. Et pas chez moi. Chez moi, c’est sombre et silencieux. Tellement silencieux que ça en devient assourdissant. Tellement silencieux que j’y entends plus que les rouages grinçants de mon cerveau en train d’alimenter les spectres qui hantent mon esprit. Je veux être dans un lieu où y a du bruit, où y a du mouvement. La ville, c’est bien pour ça. Tu sors de chez toi, et t’es plus tout seul.
T’es plus tout seul... C’est des conneries. T’es tout le temps tout seul. Plus tôt tu t’en rends compte, et mieux t’es préparé pour la déception.
Je suis tout seul. Je crois que j’ai toujours été tout seul. Depuis que les docteurs ont coupé le cordon ombilical, c’était acté. Entouré, ou pas entouré. Dans ma chambre, ou dans une foule. Je suis tout seul. Je l’ai toujours su, au fond. Mais je crois que je m’en suis vraiment rendu compte qu’assez récemment. Et depuis, ça me fout des vertiges. Des sensations de vide. J’ai l’impression de chuter sans fin dans les ténèbres.
Autour de moi, y a plein de gens. Ils doivent être une bonne vingtaine, tous entassés dans ce modeste appart’ d’étudiant. Posters de films d’art et d’essais sur les murs, lumière tamisée, musique pop qui pulse à fond, faisant trembler l'habitation sans se soucier des voisins. C’est ça qu’on est censé appeler la belle vie, je crois. Du moins, quand on est jeunes et qu’on connait pas plus.
Les gens dansent. Les gens rient. Ils boivent. Ils fument. Ca sent le tabac, ça sent le cannabis. Y a des bouteilles éparpillées aux quatre coins de la pièce. De l’alcool renversé un peu partout. Les filles se trémoussent dans une transe lubrique, guidées par l’ivresse. Les mecs les regardent du coin de l’œil, cherchant comment les aborder.
Moi, je suis au milieu. Un verre à la main, observant la scène. Je suis là, mais je suis pas vraiment là. Isolé dans la foule. Y a pas si longtemps, j’étais dans une belle relation. Une relation avec une jolie créature qu’on appelle la vie. On a vécu main dans la main pendant un bon bout de temps. C’était chouette. Mais maintenant on est séparés. C’est comme ça, on peut rien y faire. Et comme dans toute séparation, ça fait mal. Très mal. La chute est pas encore terminée. Et croyez-moi, je crains plus que tout le moment où je vais atteindre le sol.
- Tu fais la gueule ou quoi ?
Je me tourne. Y a cette fille juste à côté de moi, qui m’observe. Je l’avais pas remarquée s’approcher, perdu dans mes pensées. Elle est petite, un piercing dans le nez, une natte de cheveux bruns lui tombant sur l’épaule. Une grande poitrine sous un t-shirt serré. Son visage est chaleureux, il semble s’éclairer à chacun de ses sourires. C’est le visage d’un phare dans l’obscurité. Le genre de meuf qui vient guider les navires à la dérive. Mais elle sait pas, la pauvre. Elle sait pas que je suis dans une brume si épaisse, que le souvenir même de la côte a disparu de ma mémoire. Y a plus aucun phare qui pourra me sauver.
- Quoi ?
Je lui demande de répéter. Faut dire que j’entends pas très bien avec le volume de la musique. Je me penche légèrement vers elle, tendant l’oreille. Elle sourit davantage, et répète sa question en haussant légèrement la voix.
- Tu fais la gueule ?
- Pourquoi tu dis ça ?
- Je sais pas, elle répond avec un petit rire amusé. T’as vu la tronche que tu tires ? On dirait que tu viens d’apprendre que ton chien a un cancer. Faut te détendre, mon vieux. T’es pas bien avec nous ?
J’ai vraiment pas envie d’avoir cette discussion. Pas maintenant. Je vois pas ce qui dans mon attitude lui a donné l’impression que j’avais envie qu’on m’aborde. Je serre la mâchoire, détournant le regard. Peut-être que si je l’ignore, elle va partir de son plein gré.
Mais elle lâche pas l’affaire. Ses yeux brillent d’une légère malice. Elle croit savoir sur quel genre de type elle est tombée. Dans la vision du monde qu’elle s’est construite, elle est une psychologue, voyez-vous. Elle comprend les gens, et sait exactement comment leur parler. Elle est juste tombée sur un puzzle qu’elle a envie de résoudre. Et elle va mettre à contribution tous ses talents.
- C’est quoi ton nom ? Elle demande, souriant toujours.
- Hein ?
Je me tourne à nouveau vers elle. Pas le choix si je veux l’entendre par dessus les sons environnants.
- Ton nom. C’est quoi ?
Je la fixe droit dans les yeux. Pendant un court moment, j’ai envie de l’envoyer chier. De lui raconter une connerie, ou de seulement me tirer sans répondre. Mais je me ravise. Et je sais pas très bien pourquoi, je lui dis la vérité.
- Charlie.
- Comment tu t’es retrouvé à broyer du noir en soirée, Charlie ? C’était le plan depuis le début, ou y a un truc qui s’est mal goupillé ?
Sa question me fait rire. Un petit rire sans joie. Elle saute sur l’occasion.
- Ah ! J’en étais sûre !
- Quoi ?
- Je savais bien qu’y avait un sens de l’humour caché quelque part là-dessous. Faut pas que tu restes comme ça. Faut que tu le laisses s’épanouir. Sinon tu vas finir par devenir un vieux con. Je dis ça pour t’aider.
Elle me regarde droit dans les yeux, souriant d’un air complice. Je détourne le regard. Je vois pas comment lui faire comprendre autrement que je suis pas intéressé par son avis. Mais elle ne semble pas saisir.
- Comment tu connais Camille ?
- Hein ?
- Camille. Tu la connais comment ?
- Je connais pas de Camille.
- Quoi ?
- Je sais pas qui c’est Camille.
- Alors tu viens à la soirée d’anniversaire d’une meuf, comme ça, et tu sais même pas qui c’est ?
Elle éclate de rire, amusée.
- Eh ben, bravo, Charlie. C’est de mieux en mieux.
Elle continue de me dévisager, souriant. Je déteste ce genre de situation. Les interactions sociales, ça a jamais trop été mon fort. Même avant d’être devenu le rabat-joie de service. J’ai envie d’être autre part. Loin d’ici.
- Tu connais qui alors, ici ?
- Quoi ?
- Tu connais qui ?
- Personne.
- Comment ça, personne ?
- Je connais personne.
- Personne, personne ?
- Non.
- Comment tu t’es retrouvé là, alors ?
- Je me baladais dans la rue. Quelqu’un avait laissé la porte ouverte. Alors, je suis rentré.
La fille éclate de rire. C’est peut-être la meilleure blague qu’elle a entendu de la soirée. Peut-être même de sa vie. Mais elle croise mon regard. Son rire se stoppe aussitôt. Elle sait plus trop comment réagir.
- T’es sérieux ? Elle demande, surprise.
Je lui réponds pas. Mais la gravité de mon regard semble confirmer. Elle se remet à rire de plus belle.
- Non, mais tu sors d’où, Charlie ?! Elle s’appelle comment la planète d’où tu viens ?!
Elle a du mal à se calmer. Faut dire que c’est pas banal. Je peux pas lui en vouloir.
- Qu’est-ce que tu fais un samedi soir, à te balader tout seul, et rentrer chez des inconnus ? Pourquoi t’es pas avec tes amis ?
- J’ai pas d’amis.
- Arrête les violons, Charlie. Je suis sûre que t’en as plein, des amis.
Je la fixe avec intensité, pour bien lui faire comprendre à quel point elle se trompe. J’appuie sur chacune des syllabes de ma réponse.
- J’ai pas besoin d’en avoir, des amis.
- C’est sûr que c’est pas avec cette mentalité-là que ça va changer...
Je regarde autour de moi, cherchant une issue. Mais personne ne fait attention à nous. Et la fille veut pas abandonner. Elle se calme légèrement, et me regarde alors avec une certaine tendresse.
- Tu sais, moi je veux bien être ton amie, si tu veux. Le temps d’une soirée. T’as l’air tellement perdu. Si je peux être utile à quelque chose. En vrai, moi non plus, je suis pas très fan des fêtes où y a plein de monde comme ça. Alors, si on peut s’épauler...
- J’ai pas besoin qu’on m’épaule.
- Je dis juste ça pour t’aider.
C’en est trop. Je perds patience, me tournant rapidement vers elle, lui répondant avec froideur.
- Qui te dit que j’ai besoin de ton aide ?!
Elle est prise de court, surprise.
- Hé, ça va. Pas la peine de t’énerver.
- Tu crois que j’ai pas compris ce que t’essaies de faire ?! Si tu cherches un mec avec qui baiser, t’as que l’embarras du choix ! Je suis pas intéressé !
Elle n’a vraiment pas l’air d’apprécier la remarque.
- T’es sérieux, là ?!
- Je te dis juste la vérité !
Elle me dévisage longuement, comme si elle découvrait vraiment mon visage pour la première fois. Je suis peut-être allé trop loin. Je m’en fous. J’ai pas le temps de prendre des pincettes. J’ai pas le temps de jouer au jeu de la sociabilité où on dit que des choses sans saveur pour échanger des banalités sans nom. Je m’en fous de son avis. Je m’en fous de l’avis de tout le monde. Je suis seul. Elle est seule. Tout le monde est seul. Et s’ils l’ont pas compris, je vais pas m’éterniser à leur expliquer.
Après quelques secondes, elle se décide à répondre, froidement, me fixant avec un léger air de dégoût.
- Je comprend mieux pourquoi t’as pas d’amis, Charlie...
Puis elle s’éloigne, sans attendre de réponse. Je reste immobile. Je suis allé trop loin. Tant pis. La chute est bientôt terminée de toute façon. Et tout le monde va se marrer. Ou personne va se marrer. Je sais pas très bien. Je suis fatigué, juste fatigué. Fatigué d’être dans ma tête. Fatigué de faire semblant. J’ai plus envie d’être avec eux. J’ai plus envie de jouer à être un petit humain normal qui se contente de sa propre médiocrité pour vivre. Ca m’intéresse plus. Si les autres, ça les intéresse, ça les regarde. Et si ça veut dire qu’on peut plus vivre ensemble, alors c’est pas grave. J’ai fait mon choix.
Sa réponse m’a un peu blessé, je l’avoue. Mais je ravale mes sentiments. Je bois une gorgée de mon verre, et je m’éloigne, insensible.
Tout va bientôt se finir. D’une manière ou d’une autre.
***
Je quitte la pièce principale. Trop de bruit, trop d’informations à gérer. Ca m'épuise même sans rien faire. Je m’engage dans un couloir. J’ouvre une porte, et me retrouve dans une petite chambre sombre. Je referme derrière moi, arrivant quelque peu à assourdir les sons de la soirée. C’est plus calme ici. Plus mon ambiance.
J’avance dans la pièce. Au milieu, y a un lit sur lequel sont entassés les vestes et manteaux des différents invités de la soirée. Je passe devant sans y faire trop attention.
J’erre, sans but. Je sais pas trop ce que je cherche. Juste de quoi m’occuper. Pour ne pas penser. Pour ne plus penser. Être dans ma tête, c’est pire qu’être au milieu de cette fête. Y a tout le temps du bruit. Tout le temps des voix qui hurlent. Faut pas que je les écoute. C’est mieux.
J’arrive devant un bureau, dans un coin de la pièce. Y a tout un bordel éparpillé dessus. Je l’observe avec une légère curiosité. Y a une carte d’identité. Dessus y a la photo d’une fille blonde beaucoup trop maquillée. Elle s’appelle Camille. C’est son anniversaire. Sa soirée. Probablement sa chambre. Peu d’intérêt.
Je repousse la carte. A côté, y a un tirage de photomaton. Camille et une copine à elle qui font des têtes rigolotes. Essayant probablement de reproduire la vie rêvée d’une de leurs célébrités préférées. Peu d’intérêt.
Non loin, une carte de visite. Je sais pas pourquoi, elle attire mon attention. Comme une intuition. Je l’attrape, les sourcils froncés, pour mieux l’analyser.
La carte est blanche, sans texte. Dessus, y a un simple signe. Peut-être un logo. De quoi ? J’en ai aucune idée. Jamais vu auparavant.
Tumblr media
Y a quelque chose qui m’attire dans ce dessin. Je sais pas pourquoi. Peut-être parce qu'il veut rien dire. Ca donne envie de comprendre. Pourquoi quelqu’un se ferait chier à faire une carte de visite sans aucun sens ?
Je retourne la carte. Derrière, y a un simple message, noir sur blanc :
SUIS LA VERITE.
C’est tout. Rien d’autre. Aucune indication. Pas de numéro, ou d’adresse web. Juste un message énigmatique, et un dessin bizarre. Qui filerait une carte comme ça, sans au moins se faire un petit peu de pub ? Si c’est une blague, je voudrais bien savoir quel genre de personne ça fait marrer.
Je rejette la carte sur le bordel qui lui sert d’habitat. Des fois, je crois qu’il faut juste pas chercher à comprendre.
Mon regard est alors attiré par une lettre à l’écriture soignée, posée bien en vue. Je veux l’attraper pour la lire. Je sais pas très bien pourquoi. Sûrement juste par voyeurisme. Pour entrer dans l’intimité de cette Camille. Être dans la tête d’une autre personne que moi pour une fois. Une personne pour qui la définition du bonheur se résume à se prendre en photo en faisant des grimaces avec sa meilleure amie.
Au moment où je prends la lettre, je remarque une enveloppe posée juste à côté. Y a quelque chose qui en dépasse. Quelque chose qui aiguise aussitôt mon intérêt, jusque là mis en sourdine.
J’attrape l’enveloppe, et fouille à l’intérieur. Dedans, y a plusieurs billets. Au moins quelques centaines d’euros. Ca, c’est intéressant !
Je jette un coup d’œil rapide par-dessus mon épaule. La porte est toujours fermée. Je suis seul dans la chambre. Personne pour m’observer, pour me surveiller. Je peux faire ce que je veux.
J’avais lu un truc une fois. Quelqu’un qui disait que notre vraie personnalité se révèle quand y a personne pour nous juger. Je sais pas ce que ça veut dire pour moi. Mais d’un geste rapide, je fous aussitôt les billets dans la poche de ma veste.
C’est pas mon style de voler. Même choper des bonbons en cachette quand j’étais gamin, j’osais pas. Je sais même pas ce que je vais en faire de cet argent. Je sais même pas si j’en ai vraiment besoin. Mais avant même d’avoir réfléchi à mon acte, il est déjà sur moi.
Je lâche l’enveloppe, qui vient lentement se poser sur le sol comme une plume. Je me sens soudain accablé d’un poids. La culpabilité ? Je sais pas. Je la connais pas, cette Camille. J’en ai rien à faire d’elle. C’était peut-être l’argent qu’elle avait mise de côté pour payer la chimio de sa grand-mère. Et alors ? Rien à foutre. Je suis juste... fatigué. Je veux plus réfléchir à mes actes. Juste... ressentir. Quelque chose. N’importe quoi.
D’un pas lent, je m’avance vers le lit. Je lâche un long soupir de lassitude existentielle.
Je m’assois.
- Aïe !
Je me relève aussitôt, d’un bond. J’ai failli frôler la crise cardiaque. Y avait quelque chose sous mes fesses quand je me suis assis. Quelque chose qui a crié, et qui a bougé.
Je me retourne, en panique.
Sous le tas de manteaux posés sur le lit, y a quelque chose qui bouge. La forme d’une silhouette. Elle repousse les vêtements pour revenir à l’air libre, et lève la tête, observant la pièce autour d’elle avec des yeux mi-clos, fatigués. C’est une fille de mon âge. Elle a le regard de quelqu’un qui sait pas trop ce qu’il fout ici. Je connais ce sentiment.
Elle m’aperçoit, et me regarde avec froideur.
- Qu’est-ce que tu fous ?! T’essaies de m’écraser ?!
Elle reste à moitié couchée, dans une position inconfortable. Elle porte une robe bleue, avec des collants et des talons, habillée de circonstance pour la soirée. Ses longs cheveux châtains et lisses retombent sur ses épaules. Son visage aux traits fins entoure des yeux clairs au regard dur. Elle a l’air ivre.
- T’étais sous les manteaux.
Je lui répond calmement. C’est un fait. Si y a un problème dans l’histoire, ça vient d’elle. Qu’est-ce qu’elle fout cachée là, alors que tout le monde vit sa meilleure vie dans la pièce à côté ?
- Et alors ?! Elle répond, en se repositionnant plus confortablement. Ca se fait de s’asseoir sur les manteaux des gens, peut-être ?!
- Et dormir dessous, ça se fait ?!
Y a quelque chose chez cette fille qui m’agace rapidement. Son ton supérieur. Du genre à faire la morale au monde qui l’entoure. Du genre à toujours vouloir avoir raison.
- Je dormais pas. Je réfléchissais à un truc.
- Ouais. Eh ben, je vais te laisser réfléchir tranquille.
J’ai pas envie de m’éterniser à débattre pendant cent-sept ans avec elle. Je me dirige d’un pas rapide vers la porte de la chambre. Je l’entends me crier dessus dans mon dos.
- C’est ça ! Et ferme bien la porte derrière toi !
Je peux pas m’empêcher de lâcher un petit son dédaigneux. Mais je vais pas rester. J’ouvre la porte, prêt à sortir. Mais y a déjà quelqu’un derrière qui me bloque le passage.
Il regarde autour de lui, semblant chercher quelque chose. Ou quelqu’un. Quand il me voit, il s’avance d’un air imposant, m’obligeant à reculer à l’intérieur de la pièce.
- C’est toi Charlie ?! Il demande avec dureté.
C’est un gros dur. Grand, les épaules carrés, une coupe de cheveux courts dans un style presque militaire. Il a le regard énervé de quelqu’un qui a des comptes à rendre. Il contracte les muscles, tentant de m’impressionner. Je connais bien la parade. Des mecs comme lui, j’en ai croisé plein dans ma scolarité. Du genre qui pense qu’avoir de la force, c’est avoir de la personnalité. Je les ai jamais enviés, ces gars-là.
Je reste immobile, sans répondre, méfiant. Je sens que les problèmes sont juste à l’angle de la rue. Et je suis pas sûr d’avoir envie de tourner. J’essaie de rester calme. L’autre insiste.
- C’est toi qu’as mal parlé à Laetitia ?!
- Je sais pas. C’est qui Laetitia ?
J’essaie d’avoir l’air plus assuré que je ne me sens. Je pense savoir d’où vient le problème. Et je l’ai sûrement mérité.
- Vas-y ! Fais pas le malin !
Il s’approche davantage, me dominant de sa taille. Je tente de garder une posture neutre. Le gros dur continue son interrogatoire.
- Qui c’est qui t’a invité à la soirée ?!
Je hausse les épaules, insensible.
- Pas Laetitia, apparemment.
- Fais pas le malin, je t’ai dit ! Tu crois que tu peux venir chez les gens, comme ça, et casser les couilles à tout le monde ?!
- Je comptais pas rester...
Je tente de l’ignorer, et de passer à côté de lui. Raté. Il fait un pas sur le côté pour continuer de me bloquer le passage. Je sens qu’il va m’emmerder, celui-ci.
- Non, non, non ! Toi et moi, on va s’expliquer ! Tu veux jouer au con, c’est ça ?!
- T’as déjà une longueur d’avance, je crois.
Il a un petit bug. Peut-être qu’il a pas de suite capté l’insulte. Ou peut-être qu’il arrive juste pas à comprendre dans quel monde il se trouve pour qu’un gringalet comme moi ose tenir tête à une armoire dans son style. Il a juste pas compris que j’en avais rien à faire. Il a pas compris qu’y avait pire sensation dans cette vie, que de se faire tabasser au milieu d’une soirée.
- Tu te fous de ma gueule, là ?!
Au même moment, la fille sort à nouveau sa tête de sous les manteaux.
- Oh, les gars ! Vous pouvez pas aller mesurer vos bites ailleurs ?! J’essaie de dorm... euh, de réfléchir !
Le gros dur pointe un doigt menaçant dans sa direction.
- Toi, Mélodie, tu restes en dehors de ça !
Elle reprend sa place sur le lit, lâchant un râle agacé. J’essaie à nouveau de quitter la pièce. Une nouvelle fois, mon adversaire se positionne entre moi et la sortie.
- Tu crois aller où comme ça ?!
Il me repousse brutalement en arrière. Je serre les dents. Ca va en venir aux mains, c’est sûr. Et je vais me faire écraser. Pas de doute. L’autre est clairement plus fort que moi. Plus habitué à la violence. J’aimerais bien pouvoir éviter ce passage, si possible.
- Laisse-moi passer.
Je lui ordonne d’un ton froid, le fixant avec noirceur. Ca n’a pas l’air de le convaincre.
- C’est censé me faire peur ? Il demande avec un petit sourire moqueur.
Il me repousse à nouveau. Je vois pas trop comment m’en sortir. Je serre les poings, prêt à me défendre, coûte que coûte, quand...
Le gros dur s’arrête en plein geste. Il a remarqué quelque chose par-dessus mon épaule. Je suis son regard.
Il fixe l’enveloppe tombée par terre, au pied du bureau. Celle dans laquelle il y avait...
- Vide tes poches.
Il ne hausse même plus la voix. Mais pourtant, son ton semble encore plus dur. Il me fixe d’un air qui ne semble pas tolérer de réparties. La grande punition va arriver. C’est qu’une question de secondes. Tout ce qu’il me reste à choisir, c’est comment je vais l’affronter. Est-ce que je vais courber l’échine, ou... la regarder droit dans les yeux ?
- Non.
Je lui réponds avec fermeté. Comme prévu, ça ne lui plait pas du tout. Il s’approche de moi, collant presque son visage au mien.
- Vide tes poches, je t’ai dit !
La fille, Mélodie, sort à nouveau sa tête de sous les manteaux.
- Hé ! Mais vous allez les fermer vos gueules, ou faut que je vous les fasse fermer ?!
Je bouge pas, regardant mon adversaire dans le noir de ses pupilles.
- Laisse-moi passer.
- Vide tes poches, répète l’autre en accentuant chaque mot.
Il semblerait que ce soit la seconde de trop pour Mélodie. Elle se redresse d’un bond, et repousse violemment les manteaux au-dessus d’elle, sans y prêter grande attention.
- Non, mais vous voulez vraiment que je me lève, c’est ça ?!
Le gros dur n’en peut également plus. Il lui crie dessus.
- Mélodie ! Ferme-la, putain !
- OK...
La jeune femme se relève lentement, s’agrippant aux bords du lit. Elle titube dans tous les sens, complétement ivre, et se dirige dans notre direction, tanguant comme sur le pont d’un bateau en pleine tempête.
Elle s’arrête face à nous deux, les mains sur les hanches, et nous fixe avec la sévérité d’une institutrice devant deux gamins un peu trop turbulents. Ou du moins, une institutrice qui aurait un peu trop abusé de la picole, incapable de fixer ses interlocuteurs.
- A qui je casse la gueule en premier ?
Le gros dur et moi, on échange un regard surpris. On n’est plus très sûrs de comprendre la situation.
- Mais putain, Mélodie ! S’énerve mon adversaire. Va te recoucher ! T’as rien à voir là-dedans !
- OK. Je commence par toi, alors.
D’un geste rapide, sans crier gare, elle tente alors de lui foutre un coup de poing. Elle y met toute sa force, dans un bel élan. Pendant un petit laps de temps, j’avoue être impressionné. Cette fille qui paye pas de mine a beaucoup plus de cran que n’importe quel gars que j’ai croisé dans ma vie. Mais ça dure pas longtemps. Car le coup aurait pu être totalement spectaculaire... si seulement elle ne s’était pas raté d’une bonne trentaine de centimètres.
Emportée par sa propre force, elle s’écrase tête la première sur le sol, dans l’envolée la plus pathétique de toute l’histoire de la baston. Le gros dur à côté de moi la fixe avec un étrange mélange de pitié et de mépris. C’est possible que personne ne lui ait jamais fait ressentir ces deux émotions à la fois avec une telle intensité.
- Laissez-moi deux secondes pour me relever, et vous allez voir...
Mélodie reste immobile, sa voix assourdie par la moquette dans laquelle s’est planté son visage. Et la seconde d’après, elle semble se rendormir, sur le sol, comme si de rien n’était.
J’essaie de profiter de la diversion pour m’enfuir. Mais le gros dur réagit. Il m’attrape brutalement par le bras.
- Oh ! Tu restes là, toi !
Je tente de m'en défaire, mais il accentue sa prise.
- Lâche-moi.
- Tu vides tes poches ! Tout de suite !
- Je t’ai dit de me lâcher !
Je le repousse en arrière, de toutes mes forces. Il bouge à peine. Il est d’abord surpris par mon geste. Puis un voile de fureur tombe sur son visage. Il m’attrape par le col, et me plaque violemment contre le battant de la porte. J’en ai le souffle coupé. Cette fois, je vais me faire tabasser, c’est sûr.
- Je vais te les faire vider, tes poches, tu vas comprendre ! Il crache, soufflant comme un taureau. Et après, tu vas venir t’excuser auprès de ma pote ! Et quand ce sera fait, si je suis de bonne humeur, peut-être que je t’exploserai pas les couilles devant tout le monde !
Je tente de me débattre. En vain. Il est trop fort. Je sens ma vue s’assombrir. S’il continue son emprise, je vais tomber dans les pommes.
- T’as compris, espèce de petite tapette ?! T’as compris ce que je viens de te diiiiiiiiiiiiiiii...
Il me lâche, ne terminant pas sa phrase. Il repousse sa tête en arrière, et lâche un cri de douleur. Je tente de reprendre mon souffle, et baisse les yeux.
Toujours couchée sur le sol, Mélodie est en train de lui mordre le tibia de toute la force de sa mâchoire. Le gros dur se tourne vers elle. Il n’en revient pas. Le choc est tel qu’il ne sait même plus comment réagir. Ca dépasse l’entendement. Ca dépasse toute sa conception d’une soirée normale.
- Mais, putain ! Mais lâche-moi !
Il faut que j’en profite. Que je réagisse. Vite.
Je pousse mon adversaire en arrière. Il perd l’équilibre. Il n’a nulle part où se rattraper. Il tombe contre une commode, et dans un grand fracas, se retrouve sur le sol. Il reste en position fœtale, lâchant des gémissements de douleur. Ca a l’air de lui avoir fait très mal.
Mélodie se relève. Un mince filet de sang coule sur sa lèvre inférieure. On dirait une lionne qui vient de goûter à sa proie. Elle a le regard dur. Elle fait flipper.
Elle fixe le gros dur avec colère, puis dans un geste d’irrespect total, lui crache dessus.
Je décide de ne pas rester une seconde de plus dans cette antre de la folie. Je m’enfuie en courant. De la chambre, de l’appart’, de la soirée. Loin d’ici. J’en ai eu assez.
***
J’ouvre rapidement la porte transparente de l’entrée de l’immeuble, me retrouvant dans la douce fraicheur de la nuit. J’entends toujours la soirée au loin, derrière moi, dans une des habitations au rez-de-chaussée. Je me suis enfui à temps, avant que quiconque n’ait remarqué ce qui vient de se passer.
Je reste immobile, tentant de reprendre mon souffle. C’est la folie. Je sais plus quoi faire. Juste partir, loin.
J’entends la porte qui s’ouvre derrière moi. Je me retourne d’un bond, paniqué, prêt à me défendre.
C’est la fille, Mélodie. Elle sort calmement, marchant d’un pas tranquille. Elle me jette un regard froid, sans rien dire, puis fouille dans son sac à main pour en sortir une clope.
Elle l’allume, et aspire une longue bouffée. On reste côte à côte, regardant chacun de notre côté, en silence, s’ignorant.
La chute est bientôt terminée. Je sais pas encore ce que je vais y trouver au bout. Mais la fin arrive, je le sens. Ca va se passer bientôt, au cours de cette nuit.
La nuit où tout a changé pour moi. La nuit où j’ai affronté les ténèbres. La nuit de la chute, et de sa destination. La nuit où j’ai vraiment compris qui j’étais.
La nuit où j’ai rencontré Mélodie.
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