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Nuit Pourpre
40 posts
Juste un fil chaotique d'écrits et histoires entre des univers fictifs, si tu veux occuper ton après-midi ou ton insomnie avec de la lecture ! Autrice : Artémis Carabelli
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Lohorie Valendrin [ep.09]
[Fantasy]
J’ai plus d’une vingtaine d’hivers, dont cinq passés avec les patrouilleurs Impériaux. Je suis assez cultivée, pour une fille née dans un lupanar. Je m’appelle Lohorie Valendrin.
J’écume l’Archipel du Cyan depuis presque un an. J’étais jusqu’à récemment au service d’un Commandeur. Je l’ai perdu en mer après un abordage et une tempête. J’ai survécu à deux embuscades, un naufrage, une hypothermie au fond d’un tonneau de bière, une sieste dans une fosse commune et une rixe de taverne, le tout avec une fracture au bras. Et j’ai survécu au feu des arcanes.
La fracture de mon bras couve encore sous une attelle robuste. J’ai des réminiscences. Le grincement de la charrue. Moi, ballottée sur une épaule jusqu’à un talus.
Une spatule en bois, un cataplasme. Une haleine de soupe aux champignons. Mon dos embrasse tendrement l’aspérité d’une pierre.
Le sol est dur et sauvage. Aucune paillasse. Une anfractuosité. Mes yeux plissent en regardant le jour blanc qui s’y engouffre.
Il fait tiède. Je suis seule là-dedans. Les braises froides répandent leur cendre humide jusqu’à mon nez. Je crois qu’il pleut dehors. Et la plaie maléfique, sur mes hanches, n’est plus qu’une tache imprécise, comme une impressionnante mais ancienne, très ancienne cicatrice. J’ai la sensation d’avoir été piétinée par un troupeau de centaures. Étrangement il y a là quelque chose d’agréable… Je suis reposée.
Mais je ne suis pas sereine. Je crois que l’idée me frappe pour la première fois de ma vie. Quelque chose pulse, à l’intérieur. Dans ma poitrine et dans ma tête. Quelque chose qui m’a maintenue en vie, et qui me réclame désormais sa dette. Quelque chose qui m’a toujours accompagnée et qui veut maintenant que je la reconnaisse et l’accepte.
Face aux coups et aux insultes, face à la peur permanente, j’ai toujours pensé qu’il y avait cette barrière de glace. J’étais à l’abri derrière elle. Inaccessible. Grâce à elle, je pouvais errer, en ne suivant que ma curiosité. Mais je n’errais pas : je fuyais. Je n’étais pas seule non plus. Ma colère m’accompagnait. Elle m’accompagne toujours.
Elle se faisait humble et discrète, ma colère. À quoi aurait-elle servi ? On ne pouvait me blesser, ni par les mots, ni par l’épée, ni par l’amour. C’est toujours le cas.
Mais ça n’a pas suffi. Et la colère est là. Elle attend à mon seuil. C’est une vieille amie gênante que je voudrais oublier. Qui me rappelle des choses. Les cauchemars, nuit après nuit, qu’elle m’a aidée à chasser. La terreur qu’elle m’a mise devant les yeux pour que je puisse l’affronter. Elle me rappelle aussi le déni, le rejet, l’abandon, l’ostracisme. Les trahisons, les violations et la haine pure. La façon dont les hommes me traitaient. La colère me rappelle que je ne pourrais jamais équilibrer les comptes. Il faut continuer. Survivre, se taire un peu, renoncer beaucoup, et choisir ses combats parmi les centaines qui devraient être menés.
Mais la colère réclame son dû. J’ai tenté de m’y soustraire. J’ai suivi le métier de mercenaire et embrassé les projets les plus inutilement périlleux pour ne pas avoir à y penser. Je n’y arriverai plus.
Le triangle poli, plus beau que jamais, sombre comme le vide et vide comme le Temps avant le Commencement… Il est à mes côtés. On l’a délicatement posé à côté des flammes, autour de sa ficelle. Je l’emporte, résolue, autour de mon cou.
Je glisse hors de la tanière. Mon corps est plus détendu que jamais, et mon esprit troublé. Plus que jamais, lui aussi. Ma vie a joint ses deux extrêmes. Toucher le fond tout en atteignant l’apogée, pour revenir à son vrai soi. Les philosophes de Cocybée avaient un mot pour cela : anaptôsis. Je l’ai accomplie. Je suis revenue à moi. Mais je ne crois pas que ce soit une bonne nouvelle.
La forêt de Sansonaïth est encore plus belle que dans les récits. D’une beauté effrayante.
Les épicéas craquent dans la brise, enracinés entre les failles et les éboulis du relief. Leur écorce a la douceur brune du silex, comme si on l’avait lustrée, ou que le temps avait fossilisé les troncs. Ils sont si hauts que les gouttelettes de bruine ne mouillent jamais le sol.
Les aiguilles font un bruit de cristaux de glace sous mes bottes. Un cri d’aigle retentit.
Je regarde autour de moi à la recherche d’une piste. La cavité est coiffée d’un buisson d’épines où poussent des baies rouge vif.
J’ai déjà vu ce buisson.
La fatigue crée souvent ces impressions. Une fantaisie de l’esprit épuisé, qui prend des sensations banales pour des souvenirs marquants. Je n’ai jamais cru aux explications prophétiques de ce phénomènes. La mémoire humaine est une artiste, pas une chroniqueuse. Comment je le sais ? Quand je pense à mon passé, l’agréable et le douloureux s’invertissent. Les narrations me semblent toujours tellement prisonnières de mon présent… Souvent je chéris les pires réminiscences, et je regrette les meilleures.
Je n’ai jamais vu ce buisson auparavant. Même si toutes les fibres de mon âme me le hurlent comme un pasteur fiévreux devant un parterre de bigotes.
Je me retourne. Une branche a cassé. Il y a quelqu’un, ou quelque chose, non loin de moi. Entre les arbres, je déambule. L’air vibre du son de quelques mouches. Il flotte une vague odeur de lisier, comme dans la fange d’une laie.
La pluie cesse après quelques instants. Un rais de soleil s’engouffre entre des rameaux d’épines. Dans une clairière détrempée, je hume l’odeur du sous-bois, devenue fruitée, estivale, presque.
Et un ruisseau fredonne à mes oreilles comme une harmonie de petites clochettes.
Une autre impression de déjà-vu. Cette fois j’y associe une autre idée fausse, plus précise : ça me rappelle la Mélusine. C’est la Mélusine. À l’été 139 ou 140, par une douce nuit.
Mais mes os sont gelés, et le zénith décline à peine. Je suis si différente d’alors que si je me rencontrais à l’époque, j’aurais besoin de longues discussions pour me reconnaître.
Des feuilles remuent, comme si un cerf ou un sanglier les avait arrachées sur sa route. Je fais volte-face, le poing serré. Je n’ai aucune arme.
Je ramasse une pierre saillante.
Je m’avance jusqu’au talus. Le bruit venait de derrière.
Le spectacle au-delà est à couper le souffle. Je trouve une combe, nichée dans un dévers perdu au fond de la forêt. Une énorme ruine s’y dresse. Elle est bouffée par les orties, et constituée de trois vieux bâtiments à colonnades, qui forment un hémicycle autour d’une cour déserte. Premier Empire. Presque deux millénaires.
Depuis combien de temps est-ce abandonné ? L’est-ce vraiment ? La végétation, au fil du temps, a donné aux restes de colonnes l’aspect de jeunes arbustes. Une dalle de pierre s’étend, vaguement surélevée entre les ailes du temple effondré.
On a entretenu cette dalle. C’est une mosaïque. Les siècles ont terni les couleurs. Il n’y a rien aux alentours. Mais je suis convaincue qu’on me suit.
Je ne reconnais pas le style du motif. Les tessons forment une toile indistincte et multicolore, qui oscille entre laideur et étrangeté. Mais un glyphe perce le centre. Argenté. Plus net que le reste. Symétrique, presque rond. Une sorte de carapace de tortue, en plusieurs parties. Un contour en hexagone, avec une sorte de rosace à trois pétales qui fleurit au milieu.
Je lève la tête. Je pense à inspirer. Et j’annonce dans la clairière :
C’est vous, qui m’avez sauvé la vie ? Montrez-vous, de grâce ! Je n’aime pas être suivie.
Les brindilles bruissent sous une botte, ou plutôt un pied nu. Une silhouette dans une robe carmin apparaît au détour d’un mur. Âgée. Glabre. Une petite casserole refroidit d’un mélange fumant d’herbes des bois au-dessus des braises, derrière elle. À côté du maigre feu de camp, des couvertures et un bardas sont affalés, traversés par le licol qui attache une mule placide à l’écorce d’un pin.
Son crâne nu est tacheté d’éruptions brunes, comme un vieux parchemin. Une bouche duveteuse pend, sous le champ de bataille pourpre de ses yeux. Elle ressemble à une vieille courtisane de Syphoride. À ma mère. Si elle était toujours en vie. Mais son visage n’est pas le sien. Et sa voix non plus. Elle est rauque et fatiguée. Elle n’a pas cette énergie désespérée que ma mère avait au plus funeste de son agonie. Elle est sereine.
Tu n’aimes pas être suivie ? C’est moi, pourtant, qui me sens traquée !
Ma langue maternelle. Ici, maintenant, ça sonne comme un dialecte lointain. Pourquoi diable…
Je vois à ton air que tu ne me reconnais pas, conclut mon hôte.
C’est que je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un parle autre chose qu’un agrégat de jurons insulaires, dans le coin.
La silhouette rit.
Tu as développé un accent dans ta propre langue ! Tu dois être sur les routes depuis longtemps.
Pas seulement sur les routes…
Ton corps est marqué. Mais je me félicite néanmoins du résultat. Mon art a fait de toi la plus belle femme du monde !
Je… c’est gentil de m’avoir ramenée d’entre les morts, mais…
Lohorie, bon sang ! Je n’ai fait que rafistoler ce que j’avais modelé. Tu as changé depuis notre dernière rencontre. En bien. Tu es moins jolie. Plus bourrue. Plus athlétique. Plus déterminée.
Mon regard s’illumine en croisant le sien. Désemparée, je lâche ma pierre et sens le monde s’effondrer sur lui-même. Mes mots tremblent, mais parviennent à sortir.
C’est… vous ? Vous étiez au Pic des Saintes Ténèbres. L’enchanteresse !
À dire vrai, quand le charretier m’a amené ta dépouille mourante, j’étais au moins aussi décontenancée. Et puis j’ai remercié les Destins d’avoir tenu compte de notre pacte. Tu vas pouvoir régler ta dette, Lohorie.
Le fil me revient. Comme si sept années étaient devenues sept heures. Elle m’avait demandé de la rejoindre sur la demoiselle coiffée. Tout en haut de ce piton rocheux dont le bulbe dominait la plaine. Le vent mordant. Sa face burinée, une pagaille noir de jais qui chevauchait son crâne. Elle avait des boucles d’oreille scintillantes. De la pyrite. Je me revois essoufflée, au terme de l’ascension. Je la ressens me toucher l’épaule, relever mon menton et d’un bref coup d'œil, me détailler de bas en haut. Tu souffriras, m’avait-elle dit. Mais je te rendrai à toi-même. À celle que tu aurais dû être.
Je me réentends, lui demander, de ma voix sourde et caverneuse, combien son rituel me coûterait. Elle n’a pas répondu, ce soir-là.
Ce soir-là, elle m’a seulement conduite dans le boyau secret de la montagne, d’où je voyais la voûte par une faille rocheuse. Fixant une constellation dont je revois la forme de faucille, aujourd’hui encore. Je la fixais pour ne pas penser à ce qui m’arrivait. Je me souviens. Je suis nue. Rivée par une pesanteur terrible dans une flaque argileuse. L’odeur des herbes qui brûlent ma gorge, mon sang qui vibre et chatouille mes muscles. Frappée par la foudre alors que le temps est immobilisé. Une sensation entre l’orgasme et la mort. Un gouffre blanc qui m’aspire, qui gèle mes doigts. La sensation que mon foie éclate. Que mes poumons se décomposent. Que mes pores suent un liquide toxique. Et la peur suprême. Sans possibilité de fuir. Un esprit lucide coincé dans un corps en fièvre délirante.
Plusieurs cycles de jour et de nuit passèrent. Je ne me souviens ensuite que du grand vide qui les remplit. Ma mémoire est une page vierge, laissée en politesse entre deux chapitres du récit, comme si l’Ecclésia avait mis cette partie à l’index. On ne chronique pas de telles horreurs.
Je me frotte les yeux. J’inspire. Je reviens à la présence du sous-bois de Sansonaïth. Ma voix vacille jusqu’à l’enchanteresse qui m’a rendu la vie une seconde fois.
Vous m’avez relâchée. J’étais libre. Pourquoi ne pas m’avoir annoncé votre prix à la fin ?
Elle éclate de rire.
Pour qui me prends-tu ! Une rétameuse ? Je savais que si le sort le voulait, tu reviendrais à moi.
Par accident, pour le coup…
Et que ce jour-là, tu aurais enfin les moyens de t’en acquitter. J’ai un travail pour toi, Lohorie Valendrin.
Je rends toujours un service pour en rétribuer un autre, fis-je en soupirant. Mais je n’ai aucun moyen de quitter cette île de toute manière.
Tu en trouveras un. Grâce au trésor que tu portes en pendentif.
Je tâte le fragment, comme si je voulais m’assurer qu’elle ne l’avait pas escamoté. Elle se fend d’un rictus.
Ainsi tu connais sa valeur !
Marchande, oui.
Il n’en a aucune. Pour le moment.
Vous en savez quelque chose ? On m’a payé très cher pour le retrouver.
Et ton employeur est mort en mer, oui… Tu m’as déjà raconté toute l’histoire, quand tu étais fiévreuse et délirante. Je te parlerai peut-être de cette relique, quand nous nous reverrons.
Que dois-je faire ?
Oh ! Seulement assassiner un Archimage pour moi.
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Lohorie Valendrin [ep.08]
[Fantasy]
*
La dernière fois que je me suis tournée vers la magie noire, ce n’était pas une promenade de santé. La peur m’étreint toujours.
Mais la peur de mourir est plus forte. Une île peut me guérir de cette plaie qui s’étend d’heure en heure sur ma peau…
Sansonaïth.
Si je ne trouve rien là-bas, ou si la mort me trouve avant, le bateleur aura au moins quelque chose à raconter une fois à terre. Une donzelle, difforme, marquée, fraîchement débarquée de nulle part, une continentale avec un triangle d’obsidienne sur la poitrine.
J’ai connu un poète assez obscur, Alphonse de Simolès - plutôt doué avec sa bouche - qui m’a dit : “si l’idée de ne connaître aucune postérité t’angoisse, deux solutions s’offrent à toi, jeune fille : voyager aussi loin que possible, ou faire n’importe quoi, n’importe comment. Dans tous les cas, sois-en assurée, on parlera de toi !”. Sans le vouloir, j’ai fait les deux en même temps. À moi les chroniques.
Le sortilège vit toujours en moi. La blessure couve un feu argenté qui ne cesse d’irradier. L’écorce de ma peau, tannée aux entailles par un souffle aride… Je la sens s’affiner, s’écailler, se durcir, et les fibres de chair qui la maintiennent en place sont grignotées d’heure en heure, comme si j’avais une termitière entre les hanches. La dernière lieue avant le port de Gawnech’Goadat est la plus éprouvante. Un châle recouvre mon dos. J’approche la palissade en tremblant et en boitant.
Faire bonne impression.
Trouver un bateleur.
Mais personne n’emmènera une fille dans mon état sur une coquille de noix. Pour peu qu’on me prenne pour une pestiférée, ce sera la panique dans la bourgade.
Plusieurs couches de nuées cernent le paysage, comme si elles avaient peur qu’il prenne froid… Le soleil perce comme un phare pâle. On dirait un disque ouvert sur un grand vide blanc. Sur le quai criant de mouettes, un équipage a commencé à charger des tonneaux et des sacs sur une cogue. La cargaison s’entasse encore sur le flanc d’un entrepôt. Les seuls navires qui partent d’ici empruntent la route du sud. Peu sont ceux qui n’effectuent pas une première escale à la pointe de Sansonaïth. Je dois tenter le coup.
La denrée principale est le chanvre. Un peu de laine. Et la bière, aussi. Quelques tonneaux seulement. J’en repère un en titubant, je me faufile. Le temps que les débardeurs reviennent jeter un œil sur ceux-là, j’ai tout juste la force d’en renverser un dans le caniveau qui court à quelques pas de là, pour le vider.
Et puis ne pas bouger.
Mine de rien, j’ai suivi les conseils du poète. Me rendre à l’autre bout du monde, puis faire n’importe quoi. N’importe comment. Malheureusement, c’est une recette pour la renommée posthume. Pas pour la survie. Mais je ne peux plus choisir une autre recette. J’ai perdu ce luxe à Hammerstone. À cause d’un gamin qui a pris peur.
**
Mes dents claquent. Du fond de mon tonneau, je l’entends.
Mais je n’arrive plus à le sentir. Et le froid non plus.
Le fond de bière dans lequel je macère depuis quelques heures ronge ma blessure. Les chairs gèlent sous la morsure du houblon. Paradoxalement, j’en souffre moins. Je m’endors sans m’en rendre compte, sur la pensée, un peu amusante, d’avoir peut-être découvert malgré moi un remède inattendu aux blessures des mages de guerre.
Je crois que je suis surtout épuisée. Tout devient flou et imprécis. Tout devient sombre et ténu. Et le temps cesse d’importer. Une dernière pensée, fixée sur le triangle que je charrie à mon cou. Je le serre entre mes doigts, ce fragment de malheur, comme si c’était un vieux souvenir.
***
J’ouvre les yeux sur deux orbites putréfiées. Et une bouche noire, grouillante de vers, avec une grosse limace violette en guise de langue, une petite pellicule de terre qui la recouvre.
Je ne passe pas un très bon moment.
Après un long moment à me débattre, à demi enterrée dans la terre d’une fosse, à toucher, ça et là, du bout des doigts, des membres ensevelis dont je ne vois pas les corps, je tombe sur une autre carcasse. Ma main veut s’y appuyer pour me redresser. La main s’enfonce entre deux côtes putrides. Je la retire. Elle est pleine d’un sang noir qui exhale la pire odeur jamais montée à mes narines.
Je me roule en boule. Je me fige. Les battements de mon sang font claquer mes mâchoires et me fracassent les tempes de l’intérieur.
Je serre mes membres contre mon ventre, je me fais la plus petite possible.
Et je hurle. Je hurle à en ressusciter tout le charnier.
J’entends les corbeaux qui se repaissent par monticules, tout autour de moi. Je n’ose rien regarder. Mes nerfs ne sont pas assez solides pour un tel sort. Mon âme n’appartient pas à ce lieu.
Les Juges cosmiques doivent faire erreur.
Je hurle. Je hurle d’indignation.
Et je pleure toutes les larmes que j’ai encore. Leur goût salé m’intrigue et me terrifie. Il est affreusement réaliste. Dans cette vaste géhenne dont je suis prisonnière, je jette un œil vers le haut. Je vois un ciel bleu pâle, fumé de quelques ombrages. Un rais blanchâtre le traverse. Je vois le soleil abattre un puits divin sur le flanc d’une colline boisée. Ces arbres sont des sapins. Il y a vers le sud des récifs acérés dont les falaises, vertigineuses, retentissent du bruit des vagues. On dirait un alignement solennel de géants de pierre qui contemplent la houle.
Je me ressaisis. Je vois entre les mains grises et les touffes de cheveux qui dépassent de ce terreau mouvant, un éboulis où pousse la mauvaise herbe. Il y a une pente. Il y a une limite à cette fosse. Je rampe parmi les morts. Je me concentre sur le seul goût des larmes aux commissures de ma bouche. Je gravis la pente. Une tête, sous le poids de mes orteils, se décolle des vertèbres dans un son atroce. Je reprends pied. J’arrache le sol pour me hisser le plus haut et le plus loin possible.
Et je hurle à nouveau.
La vue des cadavres, d’ordinaire, m’inspire une crainte raisonnable. Je ne me considère pas comme particulièrement sensible.
Mais je hurle.
L’odeur a imprégné ma peau nue.
Je rampe encore, le plus loin possible. Je roule sur le dos et contemple le ciel. Un sursaut vital, un dernier élan m’a tirée de la tombe.
Qu’est-ce que je fais ici ?
Je tâte mes cuisses, mes hanches, mes seins, mon ventre. Mon bras. Il n'est plus attelé. Je l'avais oublié. Je pousse un cri en palpant mon coude.
Mes cheveux. Ma gorge, ma nuque… La ficelle n’est plus là. On m’a au moins privée de mes haillons, de ma dague, de mon pendentif.
Il me reste une seule chose. La douleur. Cette douleur qui grignote mes reins, comme si j’étais toujours en train de décamper dans ce colimaçon, poursuivie par les sortilèges du vieil invocateur.
Où suis-je ?
La trame me revient par indices. On me sort du tonneau. Je heurte avec la tempe un sable dur. Des mains rudes sur ma peau. Les craquements dans la mâture. L’odeur de cadavérine et des bruits de pelle. Rebouchée à la hâte. La pression de la cordelette qu’on m’arrache. Deux doigts sur ma carotide. Une voix rugueuse qui donne des ordres. Une série de pas. Les rames qui retournent l’eau.
Je dois me couvrir. Je vois des roues de bois dressées comme un champ de sculptures. C’est un cimetière. La fosse commune où l’on vient de me jeter borde une forêt à la limite de ce dernier. Il y a même une murette, misérable, effondrée, seulement symbolique, qui la sépare des autres sépultures. Et la petite cloche d’un temple qui carillonne soudain… Étonnamment proche.
On n’a pas voulu me soigner. Ni m’achever. On m’a juste laissée là. Étais-je assez froide pour qu’on m’ait crue morte ? Pour une fois, pour la toute première fois de ma vie, je reviens à moi avec la certitude que cette fois, je suis bien dans le monde des Vivants. Ce n’est pas un énième trépas. Cette fois, je traverse seulement une épreuve.
Cette fois, on m’a volé quelque chose que je dois reprendre. Cette conviction a l’effet d’un miracle et je me lève sur mes deux jambes. Le clocher sonne son dernier coup.
****
Une jument grise souffle à mon approche. Elle piétine devant un petit chariot, comme de ceux qu’utilisent les fossoyeurs, sur le parvis de l’auberge.
Ils sont trois à l’intérieur. Mon irruption provoque un effroi muet. Je dois être moins présentable qu’une banshee. J’ai la poitrine nue, à peine débarbouillée dans le baptistère du temple, une étoffe blanche prise au pasteur, qui maintient la pliure de mon bras gauche, et une autre, noire, cérémonielle, qui voile l’intimité de mes hanches. À l’une des trois seules tables, trois yeux un peu éméchés me fixent : celui, unique, d’un vieux forestier borgne, et deux du gros débardeur que j’ai interrompu alors qu’il battait ses cartes.
Je le reconnais. Et lui aussi. Je reconnais aussi que la partie qu’ils sont en train de jouer ne compte pas pour du beurre. Mon triangle noir est posé devant le débardeur, sur une pile de pièces de bronze. Toujours aussi impeccablement poli, et intrigant. Comme un baron encanaillé au fond d’un bouge.
Le troisième - le brasseur - vient à moi en grimaçant. Il a saisi le maillet de son robinet de perce, sur le comptoir.
Fous le camp, charogne ! Foutrepeste ! De quel enfer tu sors, avec cette gueule ?
Le débardeur, lui, se lève en balbutiant :
C’est… C’est le monstre ! C'est le macchabée qu’on a retrouvé dans la cale !
Il attrape fébrilement une lame à sa ceinture. Ma dague. Et il recule tandis que j’avance vers lui.
La silhouette du brasseur lève un bras dans le coin de mon œil, pour me frapper. Je le bouscule avant. Mon pied brise son genou et une dernière claque l’assomme contre un tonneau. J’ai à peine le temps de ramasser son arme que mon voleur bondit à sa rescousse, poignard en avant.
J’évite son premier coup. Je serre les doigts sur le maillet. Nous finissons sur la terre battue. Je pousse un cri de damnée quand il tente de se dégager en saisissant mon bras rompu. Je mords au sang la main qui tente de m’étrangler, et je cogne. Quatre fois. Son crâne vibre. Je reprends ma dague. Et je me relève en furie pour fondre vers la table.
Mais le vieux cyclope n’a pas bougé. Il déglutit vaguement. Il glisse ses doigts jusqu’au triangle d’hématite, et l’examine d’un air soucieux. Il hausse le sourcil de son œil valide et me dit sans un regard :
J’dois avouer, mam’zelle, vous faites rien pour me rassurer… Mais en ce qui me concerne, je cherche jamais des noises à personne !
Je reste coite. Le souffle court.
Le prenez pas mal, poursuit-il, mais vous devriez vous couvrir ! Votre blessure, là… C’est pas beau à voir. Pis vous avez la peau toute bleue comme un porc marin !
Un… porc marin ?
Ouais ! Y’en a quelques-uns à Sansonaïth. Leur chasse est interdite par le gouverneur, ici… La plupart sont à la pointe de Waërnian, c’est pas loin, par la côte. Un joli coin !
J’avise un plaid de laine sur la chaise de mon défunt détrousseur. Je l’enroule autour de mes épaules. Et je m’accoude aux briques de l’âtre dont les braises chantonnent sereinement, à l’autre bout de la pièce. Je soupire avec soulagement :
Nous sommes donc à Sansonaïth ? Connaissez-vous quelqu’un qui saurait… me soigner. Je ne parle pas d’un simple arracheur de dents ou d’une nonne...
Il hausse les épaules en acquiesçant. Quelque chose dans l’humidité de son œil et la détente de ses joues, me dit qu’il a deviné le motif de ma venue.
Hammerstone… vibre sa voix lugubre. De sacrés salopards, là-bas, hein ? Que leur avez-vous fait ?
Je… j’ai essayé de leur emprunter un livre.
Il remue les glaires de sa gorge en riant. Il engloutit les dernières gorgées de sa pinte, puis attrape le godet de son ancien compagnon de cartes. Et il le descend cul-sec. Il tient toujours mon pendentif dans sa mitaine.
Alors, poursuit-il avant de lever ses haillons de colporteur au-dessus de son tabouret, vous deviez vraiment avoir soif de lecture !
Vieil homme, je suis venue sur cette île avec ce pendentif.
Oui, je sais. Ce troufion m’a dit qu’il l’avait récupéré sur un passager clandestin, mort en mer au fond d’un fût de brune !
Bon écoutez, j'ai vraiment besoin d'aide...
Il éjecte de son pouce le fragment noir, qui tournoie en cloche jusqu’à mon visage. Je l’attrape, surprise. Mais le mouvement de mon épaule réveille ce qui alors sommeillait, anesthésié par la fougue de mon retour parmi les vivants. La blessure larde mes omoplates. Elle a encore progressé… Je sentirais presque la morsure de cette brume mystique à la naissance de mon cou. Et mes entrailles, comme si elles se corrompaient de l’intérieur, brassent des remous cinglants.
Vous voulez vous venger de tout l’équipage ? me demande le vieux borgne. Je peux vous dire dans quel village les trouver, à l’heure qu’il est.
Et… Vous avez de quoi m’y conduire ?
La charrette dehors. C’est la mienne.
Conduisez-moi à quelqu’un qui pourra me soigner, alors.
Il opine du chef et claudique jusqu’à la sortie, laissant là le pactole de ses mises en compensation à l’aubergiste.
Je me hisse à l’arrière. D’un claquement de langue, il dirige la jument sur un large sentier qui disparaît dans les bois.
La tête me tourne. Des rêveries s’installent. J’ai l’impression morbide d’un déjà-vu. Comme si je connaissais l’île de Sansonaïth depuis ma naissance. Et une prémonition. Comme si j’y retournais pour une dernière course. C’est peut-être sur ce caillou venteux, giflé par les bruines âpres de l’hiver, que je vais mourir pour de bon. Si je n’arrive pas à temps.
Le début, écrivait le poète…
"Le début sans erreur mime toujours la fin.
Quand tombe le soir d’or, je vois l’ardent matin.
Mes feuilles ploient sous la rosée mais je ne suis
Que la graine autrefois irriguée par les pluies."
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Lohorie Valendrin [ep.07]
[Fantasy]
*
Une chouette perce l’obscurité. Le froid se resserre sur mes tendons. La lune resplendit dans la vapeur de mon souffle, entière, nue et sereine, figée dans le ciel d’hiver. Rien ne l’atteint, elle.
La croix de bois virevolte jusqu’aux premiers créneaux, dans le dos de la forteresse. Je prends appui sur le mur et me tire prudemment vers des hauteurs téméraires, à deux ou trois pieds du sol. Le lierre résiste. Mon tressage semble fonctionner, mais décidément, cordier, c’est un métier…
Je glisse jusqu’à la corniche, l’attrapant d’une main et me hissant sur le chemin de ronde. Ma corde improvisée a rongé le grappin, c’est une chance qu’il ne se soit pas rompu.
Je roule derrière le créneau, me relève en baissant la tête et atteins le portique au pied du donjon. Mes guêtres accrochent les ronces du jardin.
Il y a là une treille dont les piliers sont en briques et la charpente, d’ardoise sculptée qui assemble une voûte élégante. En son centre une statue de Tybéia, l’Archange de la Miséricorde, les bras écartés vers le sol, rayonne d’une aura azurée comme les reflets d’un lac gelé sous le soleil. L’aura vient de sa pierre, pailletée comme du marbre. J’avise la fenêtre au premier étage. Fermée.
Après un effort d’escalade, je glisse dans l’embrasure. Le crochet qui maintenait le cadran de bois a sauté sous la pointe de ma dague. Il retombe avec la fenêtre, dans le courant d’air, et brise le silence en tintant contre les pierres. Je me ressaisis, les nerfs à vif, dans l’étroit colimaçon où je viens d’atterrir. Après quelques marches à tâtons je grimpe jusqu’à une porte close. De l’autre côté du battant, une odeur d’encens. Comme de ceux qu’on utilise pour repousser les mites et les rats.
Le loquet est à l’intérieur. Je peste. Je suis prise au piège devant le seul accès au bâtiment. Des bruits de pas s’approchent. Je me glisse sur le côté, en équilibre sur une marche, attendant l’ouverture. Mais une voix perce le silence, un étage en-dessous. Une voix d’enfant.
Maître Arkobalt ?
Un clapotement de pieds nus gravit le colimaçon. De toutes les embûches possibles, il fallait que mon plan soit mis en échec par un novice de huit ans !
Je saute de la marche. Je me réceptionne lourdement sur la courbe du mur opposé, après une chute vers les étages inférieurs. J’attrape par le col la petite silhouette qui émet un cri de terreur. Ses pieds se dérobent sous mon plaquage et nous dévalons le reste du palier. Je plaque ma main sur sa bouche mais il se débat. Il mord mes doigts, puis hurle à pleins poumons.
Je hais les enfants.
Je presse sa gorge pour le faire taire en chuchotant.
Du calme, petit ! Ho ! Je ne veux de mal à personne, je veux juste un livre !
Convaincant… Que dire d’autre, dans ces cas-là ? Une mercenaire plus expéditive lui aurait déjà brisé la nuque. Mais il y a encore des choses que je ne fais pas.
Je le ceinture.
Tais-toi, bon sang ! Un mot de plus, et je te tue. Si tu te calmes et que tu m’écoutes, je te libère…
La peur ne met pas longtemps à le paralyser. Il me fixe, la trachée raide, les yeux exorbités. Je relâche doucement la pression et le relève, un doigt sur mes lèvres, l’autre sur le pommeau luisant de ma dague.
L’escalier se poursuit plus bas. Un corridor s’ouvre à ma gauche, comme un dortoir dont les cellules sont alignées d’un seul côté, face à un mur où filtre une pénombre un peu trop claire à mon goût, par trois lucarnes bien espacées.
Une ombre passe devant le faisceau de lune, en robe noire. Le gamin hurle à nouveau et me repousse pour s’enfuir.
À l’aide ! Au secours ! Elle a un couteau !
Je laisse, pantoise, le mioche courir vers la silhouette qui a fait irruption dans le corridor, et qui écarte les bras. Je hausse la voix pour me faire entendre.
Attendez, s’il vous plaît, je veux juste parler à…
Le sorcier marmonne quelque chose qui chatouille mes oreilles. Je sens l’air se distordre comme dans un cauchemar. Je ne finis pas ma phrase. Une brume d’argent balaie le corridor. Je n’ai pas de malachite sur moi, cette fois.
Je bondis sur les marches pour m’enfuir par le haut. J’ai l’impression qu’une lame marine s’écrase sur moi. Je sens l’une de mes hanches brûlées par une sorte de chaux vive, ou une écume corrosive, dont les gouttelettes font l’effet d’aiguilles venimeuses.
J’utilise mes dernières forces pour atteindre la petite lucarne d’où je suis entrée, et me laisser tomber.
La douleur est si intense, dans le bas de mon dos, que j’ai la sensation d’être une planche de bois sur pattes. La chute est éprouvante. Je cours de toutes mes forces à travers le jardin, jusqu’aux marches de bois, et j’atteins le bord de la forteresse au moment où un sifflement perce mes os. Comme un feu d’artifice. Le bruit est infernal. Je saute sur l’un des créneaux. Un éclair violacé percute la pierre à quelques pouces de ma botte.
Le tonnerre retentit. Je tombe hors d’atteinte. Mais de beaucoup trop haut. Ma réception précaire fait plier mon bras avec un angle peu commode. La fracture résonne. J’ai le souffle coupé. Je titube piteusement jusqu’au maquis. Je glisse sous les broussailles et je rampe, dans l’obscurité, sur mon seul bras valide. Jusqu’à l’épuisement.
Je mets le reste de la nuit à me tirer le plus loin possible de Hammerstone. L’arrière-pays est vaste. Les loups jappent dans les bois alentour. Le froid m’est si intense que je ne le sens plus. Et la plaie de mon dos continue de brûler, comme si le feu y couvait encore.
**
On traverse parfois en un laps de temps très court une quantité faramineuse de mésaventures.
Toutes changeraient votre vie si elles venaient seules. Certaines se résolvent plus surprenamment qu’elles ne sont apparues. De manière plus improbable encore, quand on y survit, on est partagé entre cette sensation de revenir au point de départ, et ce vertige qui nous fait dire : si c’était une fiction, je n’y croirais pas.
J’avais quinze ans, quand ma mère a effectué sa passation de pouvoir. Une maladie foudroyante l’emporta à la fin d’un mois d’Astminor plus chaud que les autres. Nous avions quitté les faubourgs de la grande ville pour écumer les campements militaires aux contreforts de l’Ostelune. J’avais découvert le spectacle des cîmes enneigées en même temps que l’ironie de la vie. Elle laissa les rênes de notre sororité à sa cadette, une ancienne nonne qui m’avait toujours viscéralement haïe. Je perdis mon gagne-pain et mon entourage.
Bannie, je décidai de contacter l’enchanteresse du Pic des Saintes Ténèbres. Ma mère m’en avait parlé. L’Ecclésia n’aimait pas les faiseuses de miracles. Je savais qu’elle serait ardue à trouver. Je me travestis en homme, en pèlerin, pour écumer la contrée. J’exerçai parfois mon art, pour survivre. Je traversai des épreuves à côté desquelles mes tribulations actuelles en Mer du Cyan sont, en vérité, assez agréables. Je me perdis à la recherche de ce fantôme pendant deux ans. Je partis au nord, faisant le tour des montagnes. Je trouvai le Pic des Saintes Ténèbres, et l’enchanteresse. Elle effectua son rituel, dont je ne saurais quantifier la durée. Je revins à moi sur les rives de la Mélusine chantante. Outre que cela avait quelque chose à voir avec une grande souffrance, je ne me souvins pas de ce que je j’avais vécu, senti, enduré pendant cette tranche de vie perdue.
Je crois que mon esprit n’avait simplement aucun moule, aucune échelle, aucune forme faite pour la magie, rien pour en confectionner des souvenirs, tant cela dépassait l’humain, la nature, l’ordre des choses. On ne retient pas ce qu’on ne saurait appréhender. Les théologiens le disent : on ne peut à la fois raconter un mystère et le vivre.
***
Un souffle de charbon attise mes doigts. J’ouvre les yeux pour me découvrir, en boule sur le côté. Trois lourdes peaux me tiennent au chaud.
Mon visage, à quelques pouces d’un âtre, est piqué par la chaleur des braises. Un auvent me protège des tambours de la pluie, dans le dos d’une masure. Une de ces maisons, solitaires, au milieu de la prairie, comme on en voit souvent dans l'Archipel. Les Insulaires affectionnent peu les villages.
Une paillasse semble avoir été improvisée pour m’y étendre. Il fait moite. Je mets en ordre mes pensées. Je sens la cordelette du fragment que je porte au cou.
Mon dos est chatouillé par un mal proche d’une piqûre d’abeille. À l’exception qu’il brûle amplement depuis ma hanche jusqu’aux premières côtes du flanc opposé. Je revois la brume d’argent, noyant l’obscurité de crépitations étranges. Mon saut. La douleur. La fuite de Hammerstone. La dague à ma ceinture me gêne. On ne m’a pas fouillée. Probablement pas touchée non plus. On se méfie de moi, peut-être ?
Pourtant mon bras est ficelé dans une attelle. Je ne me souviens pas de cette partie-là… Seulement la chute. Je sens à l’uniforme engourdissement de la douleur, que l’os a été remis en place. Il est mouillé par un cataplasme qui sent la fiente de porc. J’ai des réminiscences, fugaces, de mon coude qui pivote sous la poigne ferme d’un inconnu. Je somnole. Seule la piqûre continuelle de la plaie dans mon dos m’empêche de sombrer en léthargie. Mes jambes sont plus courbaturées qu’elles ne l’ont jamais été. Je ne sais pas combien de temps j’ai boité à travers la lande.
Swelt ho’ehsti !
J’ai dormi jusqu’à la fin de la pluie. Des senteurs d’orage mouillent les pierres de la petite maison et une femme me tapote prudemment l’épaule. Avec un bâton. Comme si j’étais lépreuse.
Pourquoi me sauver ? je demande, d’abord dans ma langue natale, puis, me souvenant que je suis née à l’autre bout du monde, dans le dialecte de Gwada.
Comment vous sentez-vous ?
C’est une paysanne, dont la voix grésille d’appréhension. Son châle de laine diffuse l’atmosphère d’une bergerie dans la chaleur qui émane du four à pain. Elle n’attend pas ma réponse. Elle s’écarte seulement, comme si elle comptait se défendre avec sa canne. J’écarte les pelisses pour examiner mon ventre, sans un mot. Je retrousse ma tunique.
Je m’attendais à une blessure suintante, rougeâtre et pleine de pus. Les fibres d’un tissu rêche décorent les boursouflures. On m’a nettoyée. Mais la plaie… Une pulsation métallique, presque bleutée, couve dans les chairs éclatées comme un feu vif. La magie grignote encore ma peau !
Je claque des dents. La sueur fait vibrer ma colonne. Les mots de l’Insulaire n’arrangent pas mon état :
Mademoiselle, que vous est-il arrivé ?
Il y a une suspicion sévère dans sa voix, comme si elle jouait un rôle de courtoisie, convaincue néanmoins que j’allais l’égorger dans la minute.
Mademoiselle, ce mal a progressé depuis votre arrivée !
Mon arrivée ? je balbutie.
Vous ne vous souvenez de rien ? Vous avez débarqué en tombant devant ma porte. J’ai remis votre avant-bras, mais peste… Ce qui est arrivé à votre dos est un présage de mort, à n’en pas douter !
Pourquoi je suis ici ?
Elle déglutit. Je remarque que ses cheveux blonds, coupés au bol, encadrent un visage qui doit ordinairement être un peu moins pâle, mais guère plus. Son nez grêlé, volumineux, un peu en trompette, lui donne une rustre innocence.
C’est à dire… s’explique-t-elle. Vous n’êtes pas du coin, visiblement, mais c’est à cause de cette histoire dont parlait le Pasteur Finn. C’est comme ça qu’elle procède…
Qui ça, elle ? Je ne comprends rien…
La Corruptrice ! Un monstre de péché et de vice. Elle emprunte n’importe quelle apparence pour nous tromper, sauf celle de nos proches. La seule erreur à ne pas commettre, c’est de l’inviter dans le foyer. Seulement… Je ne peux pas laisser quelqu’un mourir devant chez moi ! Alors je vous ai mise ici, heureusement, mon four a de la réserve.
Je grimace, à la fois par étonnement et parce que je viens de me relever sur le mauvais coude.
Mais… Vous avez brûlé tout ce bois au lieu de me mettre à l’abri ? C’est si important, cette légende ?
Alors là, c’est confirmé, vous n’êtes pas du coin ! Ce n’est pas une légende, que diable ! On en parle dans tout Gwada… Elle est venue par la mer, repoussée par les vents de la guerre qui secouent le sud.
J’en viens. Il n’y a pas vraiment de guerre, dans le sud. Pas plus que d’habitude, en tout cas. Pourquoi un spectre essaierait-il d’entrer… chez vous ?
Pas forcément chez moi ! Chez tous les honnêtes croyants. Le Malin est plein de ressources.
D’accord, oui, si vous le dites.
Je m’assois sur la couche. Je frotte mes mains devant le four. Il est encore tiède. Elle ne l’a pas alimenté. Elle veut que je parte.
Je sais guérir ! me raconte-t-elle. J’ai soigné les escarres de mon beau-frère, et la fièvre de mon mari avant qu’il parte vendre nos légumes au port. Mais contre ce maléfice, dans votre dos, je ne peux rien faire. Seuls les mages le peuvent. En marchant doucement, vous devriez atteindre l’Académie de Hammerstone en moins d’une journée, par l’ouest !
Je… J’en viens, de Hammerstone. C’est un de leurs invocateurs qui m’a fait cette chose.
Elle écarquille les yeux. Je lui raconte toute l’histoire. Elle finit par m’apporter un bol fumant d’avoine bouilli, qu’elle me tend avec méfiance. J’arrive à ma conclusion :
Il me faut un mage, oui. Ou une magicienne. Mais je me vois mal y retourner. Ils me laisseraient encore moins emprunter un de leurs livres, à présent !
Elle affiche un rictus. Elle avale goulûment le contenu de sa propre gamelle. Un bouillon. Différent de ce qu’elle m’a servi.
Vous avez de l’humour.
Oui, des fois, dis-je en souriant.
L’humour est un vice.
J’adore les Puritains. Un véritable secret de joie de vivre, ici, dans le Cyan ! On n’en fait pas d’aussi austères sur le continent. Je détends l’atmosphère comme je le peux.
Avez-vous des enfants ?
Deux, seulement. Ils sont loin désormais.
Vous ne me semblez pas si âgée.
C’est que je me suis mariée très tôt.
Je suis navrée de vous demander ça, mais auriez-vous des provisions que je pourrais emporter ? Je n’ai rien pour vous payer, sauf si une dague ouvragée vous intéresse ?
Je ne commerce pas. Excusez mon air, mademoiselle, mais je ne sais pas sur quel pied danser avec vous.
Diantre… La dernière fois qu’on m’a dit une chose pareille, c’était la fin d’une amourette. J’admets, le bras ballant :
Je ne sais pas ce que je peux faire pour vous convaincre que je ne suis pas un démon, ou une succube.
Vous ne pouvez pas.
Après un temps elle soupire.
Après tout, si vous êtes un démon… Je ne risque rien à vous révéler où dénicher vos semblables.
Que voulez-vous dire ?
Si vous trouvez un bateau, je sais où vous pourriez trouver de l’aide pour votre malédiction.
Ma blessure.
J’appelle ça une malédiction ! Et en fait de malédictions, on raconte que de sombres païens hantent la forêt de l’île de Sansonaïth. Si un guérisseur peut vous aider, et que vous ne voulez pas avoir affaire à Hammerstone - Dieu m’en soit témoin, je vous comprends ! Alors vous devez allez à Sansonaïth. C’est votre seule chance. Et puissiez-vous emporter là-bas votre mauvais œil. Notre île n’a pas besoin de ça…
Je sens les brûlantes lésions qui mortifient ma peau, comme un acide, un poison inexpugnable. Qu’adviendra-t-il, lorsque la plaie aura atteint mon foie ? Mon cœur ? Mon visage ? Et si la mort n’était pas l’issue la moins enviable ?
Je hoche la tête. Je connais l’île de Sansonaïth. De nom. C’est au sud de Brennorid. Un long périple par la mer. L’île est sauvage, en grande partie. Son histoire est faite de fléaux, de monstres et de batailles effroyables. Mais le Commandeur parlait d’une vieille confrérie occulte. Une poignée de mages illicites, que le Cénacel n’avait ni l’intérêt ni le goût de s’échiner à traquer. Si la magie ne me tue pas avant, peut-être y obtiendrai-je l’adresse d’un nécromancien, d’un faiseur de miracles ou d’un démonologue ? Sauf que ces gens-là ont rarement une adresse.
Je remercie la paysanne. J’emporte un peu de pain et des herbes à mâchonner, pour la douleur, et je claudique vers les collines. C’est une course de patience. Une course contre le mal qui progresse en moi. Avec un bras valide seulement. Mais je suis encore en vie.
Je réalise après avoir distancé sa chaumine de plusieurs lieues, que je ne lui ai même pas demandé comment elle s’appelait.
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Lohorie Valendrin [ep.06]
[Fantasy]
Brennorid apparaît sous mes yeux. Un vol d’innombrables mouettes, des nuées de macareux et de cormorans se chamaillent en ballets chaotiques au-dessus de la cité. Tout sent le poisson. Même la brise. Même mes propres mains.
Sans prendre le temps de saluer mes compagnons de voyage, je saute sur la jetée en bois qui borde les entrepôts secondaires, au nord de la cité.
S’amarrent ici tous les marchands qui ne peuvent ou ne veulent s’acquitter de la taxe portuaire. Ils peuvent néanmoins y commercer à loisir, avec moins de restrictions qu’en ville. Ce gigantesque faubourg à l’extérieur des murailles grignote le littoral sur plusieurs encablures. La Fédération n’y garantit pas la moindre protection contre le pillage, le vol à main armée ou l’escamotage. Les bandes de “marchands” s’y étrillent parfois dans l’indifférence générale. Le racket est la règle. Pour y bénéficier d’une escorte par les troupes de la Guilde Azur, il faut les payer. Sur le continent, aucune compagnie mercenaire ne se serait jamais élevée à un tel niveau de monopole d'État et de place centrale pour toute une société, que la Guilde Azur. Mais ici, dans les Îles, le marché est la seule véritable loi.
Je m’arrête imprudemment sur le chemin en entendant un cri. Quatre hommes entourent une ribaude. L’un arrache son panier en osier plein de saumure, pendant qu’un autre, qui vient de la frapper au ventre, se penche sur elle pour la menacer. Elle appelle à l’aide. L’indifférence générale lui répond. Et les regards mous des passants. Je réalise qu’ils ne vont pas tarder à glisser sur moi, si je m’attarde. Ma gorge se noue. Je disparais dans la foule.
Je saute d’une pierre à l’autre en évitant les flaques de fange avec mes pieds nus. Ils sont d’une jolie couleur violette… Il me faut des bottes.
Le détroit qui me sépare des plages de l’île de Gwada est diaboliquement resserré. Mais la seule idée de m’y essayer à la nage me fait vibrer l’échine. La mer est très bien là où elle est : pas plus haute que mes pieds.
Deux jours passent.
La fourmilière gronde. Je me sens plus que jamais prise au piège. Mais j’ai trouvé des bottes et des vêtements à peu près convenables. Pas trop précieux, pour ne pas attirer la convoitise. Il y avait une jolie dague sur l’étal d’un rétameur. Il avait le dos tourné à mon passage, mais il s’est retourné très vite. Les gens d’ici ont les yeux qui traînent partout, tout le temps. Même à travers la foule.
Je cours alors que le spadassin de la Garde Azur, que ma fuite a alerté au croisement d’après, en pleine pause déjeuner, bouscule dans mon dos les passants que j’ai esquivés. Je patauge dans une fange de verre pilé et d’arêtes de merlan, à travers un labyrinthe poisseux où des toiles en tricot moisissent dans la brume, épinglées d’une lucarne à l’autre. J’atteins une terrasse. Un panneau de bois borde l'à-pic vers une rue plus basse, et au-dessus des planches, un panorama splendide sur le reste de la ville.
Je jette un œil derrière moi, j’écoute le silence morne de ce quartier sordide puis j’entame la descente, d’une cheville pourrie à l’autre. J’aperçois plus bas une énorme structure, presque aussi grande que la cathédrale royale de Valmétie. Les mouettes y fusent, rentrent et sortent de ses arches monumentales comme les mouches d’un cadavre, en trahissant l’énormité concave du bâtiment. Une Roue plaquée d’or le surmonte en girouette, et un beau toit de tuiles pannes qui ressemble à un jambon délicatement fumé, strié par les dents du couteau, et qu’on aurait débité en pyramide autour de son os. Je crois que j’ai faim.
Je dévore avec son trognon la pomme que j’ai empruntée le matin, près des quais, et gardée en réserve. Je devrais retourner au port marchand pour trouver un navire. Mais je dois jeter un œil à l’édifice. C’est le Haut-Korkel. Le centre économique de tout le Cyan, le cœur de toutes les Compagnies commerciales qui ont construit la Fédération. Il y a là autant de diplomates étrangers que d’armateurs de la Guilde Azur. Le Commandeur m’avait mise en garde : dans l’Archipel, des hommes tueraient pour obtenir cette relique.
Mais je veux voir le Korkel de plus près. Juste le temps de savourer l’immensité de cette œuvre collective. Comprendre la vénération que les Insulaires éprouvent pour leur nation. Comprendre ce qui les lie, au-delà des discours pompeux du Commandeur sur la liberté, la fortune qui sourit aux audacieux et le travail comme acte de piété. Juste un regard.
Un vol immaculé passe entre les arcades gigantesques. Soulevées par la brise comme des anges entre les colonnes du Paradis, des sternes blanches venues des îles du nord poursuivent leur migration. La structure du Korkel imite pieusement la forme d’une roue à six branches. Douze tours en constituent deux cercles concentriques de coursives et de grandes salles, perchées entre chaque donjon. Les bras de la roue alignent des échoppes cossues, où ne s’aventurent que les clients les plus fortunés de chaque artisanat, dans un silence de cathédrale. Je dépareille clairement. Je louvoie, la nuque brisée par l’admiration des perspectives verticales.
Chacune des tours est faite de briques nues et se dresse plus haut que n’importe quel clocher de temple.
Leur maçonnerie m’évoque une pile de livres dans une fabuleuse bibliothèque d’argile, couchés là, les uns sur les autres, sans que quiconque s’intéresse à leur contenu. Une simple accumulation. C’est ça, qui est sanctifié. Le Korkel de Brennorid n’a pas besoin de vitraux, ni de fresques, ni de dorures pour donner à sentir la puissance de Dieu. En tout cas, c’est ce que doivent se dire les gens d’ici… Pas besoin de livres quand les briques racontent aussi bien. La fable est parlante.
Le labeur du façonneur, de l’ouvrier et du marchand, jour après jour, dégagent une richesse. Une valeur cardinale pour la communauté, qui permet de régler et de mesurer sur terre ce qui découle de l’incommensurable, du divin. Une fois qu’elle a servi à produire les biens dont la nécessité est vitale pour la survie des bons bourgeois, il reste toujours, et toujours plus de cette valeur, exhalée du labeur comme la brume d’un loch. Elle s’accumule et se condense comme ces briques pour marquer le temps et les esprits. La Foi en est le ciment. Cette valeur est le matériau brut de la république. De ces piliers robustes, érigés par les capitaux, mais qui adoptent scrupuleusement la sobriété rectangulaire de l’humilité croyante. L’idéal de la Cité de Dieu forgée à la sueur du front.
D’où je suis, toutes ces briques là-haut semblent égales. Chacune d’entre elles scrutée à part, burinée par les pluies et la brise, trouve sa dignité par la cohésion qui l’écrase entre celles du dessus et celles du dessous.
Je ne m’attarde pas. Même si l’idée plaisante d’effectuer un détour en visitant le bastion des Chevaliers-Intendants est terriblement séduisante. Si j’avais plus de temps, j’y passerais même déposer un billet : “Vous ferez attention, je crois que votre valeureux confrère dans le Wistfleen de Tibba n’est pas revenu de sa cueillette aux champignons. Pensez à le remplacer. Cordialement. Signé : une continentale qui passait par là”. Non, ça ne serait pas très malin.
J'atteins les quais.
Le vieux capitaine n'est pas très difficile à convaincre. L'affronter au bras de fer... Il était plus saoul que réaliste.
Quelques heures ont passé. Et elles ressemblaient à des minutes. Brennorid, c’est une escale tout à fait bienvenue, si on se lasse de la pureté de l’air marin, et qu’on veut s’aérer les poumons avec un peu d’excrétions humaines et animales.
Le détroit et la côte de Gwada sont plus fraîches. Plus féroces également. L’hiver envoie ses éclaireurs. On croirait humer quelques gouttes plus légères, plus solides que les autres, dans le rideau de bruine qui vient glacer les masures de la côte.
Hammerstone a connu un développement rapide ces trente dernières années. Avant, selon mon vieux passeur, ce n’était qu’un amas d’une dizaine de bicoques de pêcheurs avec une église plantée au milieu, entre un grenier et un fumoir. Maintenant, on jurerait voir une centaine de toitures bleutées d’ardoise, en pierre typique de Gwada, courir jusqu’à la vieille forêt qui domine de loin la côte. Après la traversée du bourg je m’engage sur la lisière, les prés essaimés de bouleaux et les troupeaux de moutons… Le château apparaît sous une bonne heure de marche dans la boue. Ma pelisse est trempée.
La forteresse des mages fait assez piètre impression, pour son statut d’Académie unique de l’Archipel.
Les Insulaires ne font rien comme nous. Leurs disciples viennent ici étudier la théorie, et repartent très vite pour la pratique. Les mages du Cyan, peu nombreux, se perfectionnent avec les Compagnies privées, au gré de leurs contrats ou des expéditions de piraterie approuvées par la Fédération. Ici, la magie aussi, ça doit toujours valoriser un capital.
Ne restent généralement à la forteresse de Hammerstone que les sorciers les moins doués, ou les étrangers. Les huiles du Cénacel qui “veillent” depuis ce gourbis loin des Chambres et des Conseils, à la bonne tenue des arcanes dans l’Archipel.
Beaucoup d’études et de spéculations, peu de politique réelle.
C’est justement ce qui m’intéresse.
J’approche de la muraille. Grise, sombre, mais belle. Avec d’infimes reflets d’abysses sous les rayons mouillés d’un ciel couvert.
J’avise un hourd au-dessus du chemin de ronde qui coiffe la porte principale. Non pas en bois, mais en dur. Un granit orné de bas reliefs. Je me retourne. La mer semble si lointaine. S’il n’y avait pas ces nuages, le crépuscule serait splendide, à cette heure-là.
On crie quelque chose depuis ce poste de garde surélevé, à quelques enjambées du talus où je viens d’apparaître.
On veut quoi, la gueuse ?
Je retrouve avec peine mes mots, au milieu de la lande. J’ai l’impression que la pluie a cessé.
M’abriter pour la nuit ! dis-je entre deux inspirations.
Ce n’est point une auberge, ici !
Et je ne suis point venue non plus pour ça. J’ai des questions à poser à l’Archimage, ou au Doyen, ou à n’importe quel érudit ici…
Pourquoi ?
J’aurais dû élaborer un mensonge. J’ouvre les bras et secoue la tête.
Ne m’ouvrirez-vous point, mon brave ? Comptez-vous faire attendre une dame par ce froid ? Je vous expliquerai tout à l’intérieur.
Je ne peux rien percevoir du guetteur, sinon sa voix usée. Il se tient dans l’ombre entre deux poutres comme une épeire. Sous lui, deux énormes battants de bois blanc, clair comme si on l’avait peint, condamnent d’accès à l’Académie. Une sorte de ferronnerie entoure la porte, comme le vestige d’une herse plus grande et plus ancienne, dans laquelle la nouvelle arche aurait été finement incrustée.
Ce n’est pas un très bon dispositif en cas d’attaque, mais la dernière fois que la fonction militaire de Hammerstone a dû constituer un sujet de conversation, on pouvait encore assister à des joutes, on écrivait sur de la peau et les Nouveaux Continents n’avaient pas encore été découverts.
Je jette un œil dans la partie de la cour que la grille me laisse entrevoir. L’atmosphère y est macabre. Pas âme qui vive. Un cormoran qui graisse son plumage à l’abri d’une toiture. Et quelques corbeaux silencieux, perchés sur les gargouilles et les échauguettes du donjon principal. Ce dernier a un vitrail.
Ce que vous voulez demander à un érudit, me rétorque-t-on, vous pouvez me le demander à moi. Si cela dépasse ma compétence, je m’efforcerai de trouver quelqu’un plus à même de vous répondre, ici même. Comme je l’ai précédemment mentionné, ce n’est point une auberge, ici.
Vous plaisantez ? crie-je en piétinant. Où est passé le sens de l’hospitalité des gens de cette île ?
Vous ne savez rien de cette île. Vous êtes une continentale. Votre accent est bon, mais pas parfait. Je me méfie d’autant plus que vous n’avez pas été entièrement franche avec moi. Que voulez-vous savoir ?
Je veux juste accéder à votre bibliothèque… Je peux travailler en échange.
Nous ne recrutons personne, c’est fort aimable d’avoir proposé, mademoiselle.
Je réprime la furieuse envie qui m’escalade le gosier et me retiens de le traiter de tous les noms. De toute façon je ne connais pas assez d’insultes en Cyanais pour rendre la chose spectaculaire. Je fais volte-face et m’en retourne dans la forêt, sous l'œil probablement très satisfait de ce petit bibliothécaire médiocre.
Je n’ai jamais eu aussi froid de ma vie. Je survis pour assister à une aube rutilante, qui me frappe depuis l’espace maigre entre les troncs, et me réchauffe autant le visage qu’une bougie chaufferait un glacier. Disons que c’est le concept qui compte.
Je passe la matinée à marcher autour de la forteresse, de loin, l’observant depuis les ifs et les chênes, pour ne pas alerter d’éventuelles vigies. Je passe l’après-midi à digérer les quelques champignons comestibles trouvés dans le sous-bois, et à trembler sur mon ouvrage. Deux grosses racines, robustes, arrimées l’une à l’autre par du lierre, ou comme j’aime à appeler ce chef d'œuvre : un grappin. J’ai juste besoin qu’il soutienne mon poids sur les trois mètres de hauteur du mur d’enceinte. Derrière, j’ai repéré une petite courette d’où il est possible d’utiliser les trous de maçonnerie pour accéder à une fenêtre, au premier étage du donjon. Soit elle reste ouverte cette nuit, comme ce matin aux aurores, soit il faudra discrètement la briser d’un coup de poing. Je n’ai pas de meilleur plan. Je dois accéder à la bibliothèque. Les mages et leurs disciples dorment probablement dans les ailes plus récentes, bien au chaud sous la muraille.
Il doit y avoir un livre sur les reliques païennes dans leur bibliothèque. Des classiques, que je ne connais que de nom. Un ou deux livres, ça s’emprunte.
Cette nuit.
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nuit-pourpre · 4 years ago
Text
Si je ris aux éclats c’est pour ne pas vomir
Si j’écris, croyez-moi, c’est pour ne pas tuer.
Nous sommes foule à vivre ce dilemme.
Marée humaine qui ne se satisfait plus de vos injonctions, de vos codes, de vos logiques macabres, de votre cohérence nauséabonde.
Nous sommes masse à n’avoir plus qu’un clavier ou la rage.
Ne venez pas pleurer si d’autres n’écrivent pas.
[poème021]
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nuit-pourpre · 4 years ago
Text
“Ces pleurs montant de la forêt meurtrie…
Ces vrombissements d’air dans les arbres sans oiseaux,
Cette moiteur, ces insectes qui ont survécu,
et ces crampes acides dans mes muscles contrits,
Tout ça forme une symphonie. Tout ça produit un chant monocorde et statique.
Si tu t’y aventures, pauvre enfoiré, garde bien la tête haute,
Que ma javeline trouve son chemin.
Sifflote,
En promenant ton aisance par la forêt meurtrie,
Mou du calme serein dont ton être est pétri.
Je t’observe, Homme.
Et tu ne sortiras pas de la forêt.”
[poème019]
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nuit-pourpre · 4 years ago
Text
Lohorie Valendrin [ep.05]
[Fantasy]
Automne 146, quelque part dans l'Archipel,
On se représente souvent la mort comme quelque chose de simple, soudain, binaire. On vit et l’instant d’après, on meurt. C’est romantique.
Souvent c’est une figure personnifiée, un vieux charretier dans une nuit d’orage, un spectre qui porte un glaive noir, un oiseau annonciateur, un souffle, un baiser, un squelette rieur, un négociateur de contrats ultimes, qui viendrait récolter nos dettes, ou une camarde pathétique dont les lamentations feraient fondre de désespoir l’énergie vitale de ceux dont l’heure est venue… En vérité, la mort, c’est un travail complexe. La mort ne se presse pas. Elle a tout le temps devant elle.
Le mucus ressort. Ma toux est grasse, mes oreilles anesthésiées par le froid.
La nuit est tombée sans que je m’en aperçoive. Et le ciel, vaguement plus engorgé, ressemble au magnifique tableau qui avait marqué ma première mort. Mais le bruit d’eau qui m’entoure dans l'obscurité, n’est pas celui d’un petit torrent. Ce n’est pas la Mélusine.
Je me redresse. Le triangle est toujours solidement arrimé à sa ficelle. Ma seule possession restante. Je le cache sous ma bande et me relève péniblement.
Frigorifiée, je titube dans le sable, les cheveux secoués par des bourrasques mortelles. Il y a une grosse épave, là. Un tiers de caravelle balancée par la tempête sur cette plage isolée. Où suis-je ?
Deux corps sont couchés sur la grève. L’un, sous un reste d'écoutille, dégage une odeur de charogne et de sang, comme s’il avait été à moitié dévoré. Les requins ?
L’autre gît à quelques pas, étalé sur le ventre, le cul à l’air, couvert d’algues et de sel, boursouflé par la noyade, et le visage qui mord le sable. Mon instinct m’éloigne de l’épave. Il n’y aurait pas eu grand chose à récupérer de toute façon.
Je râpe la plante de mes pieds sur les dunes serties d’épines. Je m'écarte du rivage pour apercevoir un pré endormi. Il y a un moulin. Mon cri de joie retentit en saccades, haché par le froid qui me congestionne. Les pales tournent dans la brise féroce, grinçant sur la tête d’une bâtisse faite d’ardoise. Des jachères couvrent la plaine, de l’autre côté, et je perçois le scintillement de la lune encore derrière… L’autre rivage. C’est une petite île, ou une presqu’île.
Je me jette sur la porte, les pieds boueux dans le sol détrempé. Elle est fermée. J’entends du mouvement discret, à l’intérieur. Je tombe à genoux contre le linteau et je frappe avec toute la force de mon poing, avec mon meilleur accent.
À l’aide ! S’il vous plaît, mon navire s’est échoué !
Une voix rauque me répond quelque chose que je ne comprends pas. Le vent souffle de plus en plus fort dans mon dos. Je frappe à nouveau.
La voix reprend de plus belle. Je crois qu’il a répété la même phrase. Je me lève.
Désolée… Je ne peux pas rester dehors.
Je prend de la distance et me précipite, l’épaule en avant, pour fracasser l’entrée. Je mets tout mon poids dans le choc et elle s’ouvre sèchement. L’élan m’emporte et je fonds à l’intérieur, précédée d’un bruyant sifflement. Les bourrasques hurlent. Je lutte pour refermer la porte. Elle a un loquet en bois. Mais elle n’était pas verrouillée. Seulement bloquée dans son cadre, avec l’humidité. Je m’effondre et je sens mes muscles se pétrir sous une douleur que je n’avais jamais connue. Il y a un tas de petit bois dans le fond de la pièce et juste à côté, une paillasse où, sous plusieurs couches de laine, un petit vieux s’est redressé et me fixe dans la pénombre. Je tente d’articuler en grelottant :
Je … n’ai pas… entendu ce… que vous me di… disiez.
Il secoue la tête et avec un sifflement paniqué dans la voix, me rétorque sous de grands gestes :
Je vous disais juste de pousser un peu la porte ! Elle a tendance à bloquer.
Je soupire et je sombre à moitié. J’ai l’impression que tout mon corps est pris d’une seule et même crampe. Les sensations reviennent, si vives qu’elles m’étourdissent.
J’entends la voix du petit vieux. Et sa toux. Ses crachats infernaux, qui ressemblent à des râles d’agonie. Je sens à chaque secousse qu’il pourrait s’écrouler devant moi et rendre l’âme. Mais je n’ai plus la volonté de bouger. Il semble allumer un feu dans son poêle, vu comme mes muscles se réchauffent lentement. Une lueur rouge remplit la pièce. Je souris.
J’ai vu l’épave.
Ces mots lui arrachent une quinte supplémentaire. Il est si ébranlé cette fois qu’il en lâche son tison par terre et se fracasse, tombant de moitié sur le bord de son lit.
Les p’tits gars du village iront jouer dedans… Demain matin… Toujours comme ça.
Je me hisse à quatre pattes pour aller l’aider, je l’installe sur sa paillasse à nouveau en me traînant piteusement.
Toujours comme ça, poursuit-il.
La toux reprend. Interminable.
Les gens meurent. Les autres vivent.
Vous devriez vous taire, lui dis-je. Je vais m’occuper du feu. Vous avez déjà fait beaucoup.
Les autres vivent, les gosses jouent là où on est mort… Et tout le monde s’en fout.
Je le laisse à son éruption pulmonaire. Je quitte le pied de son lit et m’allonge en position fœtale devant la flamme qui palpite, derrière sa grille. Même à bonne distance, j’ai l’impression que ce minuscule petit poêle me brûle la peau. Je m’endors sur mon bras, après un murmure exténué.
Elle n’a pas l’air très bonne pour la santé, votre île.
Je m’éveille le lendemain, en grelottant. Une pelisse me couvre. J’entends le bourdonnement d’un gros coléoptère. Je me redresse, encore un peu engourdie, et profite de l’haleine tiède du poêle dont les braises finissent de blanchir. Je jette un œil vers la paillasse du vieux. Elle sent vaguement la merde. La mouche glisse entre ses lèvres, mollement entrouvertes alors qu’il reste, immobile, étendu sur le dos. L’insecte ressort de longs instants après, paisiblement. Une main frêle dépasse du lit. Les doigts sont raides. Il ne tousse plus. Il n'a plus de couverture sur lui. Je soupire dans mes vêtements puants de sel et de sueur détrempée. J’avale sa réserve de pain rassis, un petit fromage et de grandes lampées de bière. J’emporte ce que je peux dans un baluchon et je repars sans un mot, mais pensive. Cette cape de laine pue la brebis moisie. Comme tout, sur cette île.
Je franchis la combe des champs qui entourent le moulin. Je rejoins la plage pour y frotter mes vêtements et je longe en grelottant la côte, sous le ciel blanc.
J’atteins le petit bourg de six baraques et une taverne qui a poussé près d’un banc de sable, sur la face sud de ce caillou de malheur.
Il y a là un petit bateau de transport à fond plat, dont les matelots font escale pour se ravitailler. Ce sont des gens de Tibba, vu la coupe de leurs habits et leurs motifs carrelés. Je me réfugie dans l’auberge où on me regarde d’abord comme une mendiante.
Je fais ce qu’il faut pour être acceptée à bord. Je n’avais pas fait ça depuis des années.
Je me joins à l’équipage pour la suite de leur trajet. J’expire de joie en apprenant qu’ils se rendent à Brennorid.
Brennorid, c’est l’une des Îles Maîtresses. La plus grande. La capitale économique, aussi. En général les marchands venus du sud ne connaissent que ce port dans tout l’Archipel.
Je comprends pendant les deux jours de traversée mouvementée qui s’ensuivent, qu’il me sera difficile de garder indéfiniment ce pendentif autour de mon cou. S’il a bien l’importance que le Commandeur lui prétendait, je dois découvrir son origine. Je dois savoir dans quoi je me suis embarquée. Si la sorcière sylvestre a pu être localisée par feu mon employeur, malgré tous ses efforts pour garder le fragment loin des yeux indiscrets, c’est peut-être qu’il est impossible de vraiment disparaître, quand on porte cette relique. Si d’autres gens s’y intéressent, mon seul salut, c’est le temps.
J’aurais pu le jeter à la mer, ou par-dessus bord, pour me délester de cette angoisse qui m’étreint de plus en plus. Mais je suis une étrangère, vagabonde sans armes, sans statut, sans entourage. Si je dois connaître une mort violente prochainement, ce triangle n’y sera pas pour grand-chose. Il a, en outre, assez de valeur pour qu’un Commandeur de la Guilde Azur, magnat de la Fédération des Îles Libres du Cyan, ait estimé qu’il était juste de l’acquérir au prix d’une centaine de livres d’or. Personne, dans ma situation, ne jetterait ça au large. Mais si je dois tenter de le vendre à quelqu’un d’autre, ou en retirer d’autres avantages, je dois savoir de quoi il s’agit.
Il y a cette Académie de mages : Hammerstone. Ils sont sur l’île de Gwada, qu’un simple détroit sépare de Brennorid.
J'irai. Je n'ai pas le choix.
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Lohorie Valendrin [ep.04]
[Fantasy]
J’ai une théorie. Il m’arrive parfois de me figurer que je suis déjà morte. Plusieurs fois. Quand j’ai trouvé cette idée, j’ai réussi à ne plus craindre démesurément la mort. Si tout ce que je vis est le sursis d’un sursis, produit d’un purgatoire fantasmé par le roulis de mon âme, et que mon sort est déjà scellé, pourquoi s’en faire ? Tout n’est que prolongation.
La première fois que je suis morte, c’était dans une forêt de montagne, près des sources de la Mélusine. C’est là que j’ai trouvé les patrouilleurs. C’était il y a six ou sept ans.
J’ouvris les yeux face aux constellations dont je percevais les couleurs vives. Le ciel était sans nuages. J’avais l’impression que c’était sa nature constante et immuable : une nuit colorée de taches mauves ou bleues, de nébuleuses d’argent délicatement violacées, saupoudrées d’or et de rêves, et une lune sous laquelle resplendissant un éternel jour d’ivoire.
Je marchai toute la nuit jusqu’à les trouver. C’est plutôt Gütberg qui me trouva, en fait. Les autres patrouilleurs étaient ses hommes. Il devint ce qui ressemblait le plus à un ami. J’insistai pour qu’il m’enseigne son art. Celui de la garde à la castelane, du pas d’Edelberg ou de la triade de Maretti.
Un an plus tard, je me sentis enfin capable d’affronter un vétéran et d’en ressortir sur mes deux pieds. J’y fus contrainte par les circonstances, à vrai dire. Je réalisai l’année d’après que j’étais plus habile à l’épée que chacun des rôdeurs avec lesquels je sillonnais les frontières de l’Empire, été comme hiver, des contreforts de Chimargone aux frimas de la côte d’Almèdre. J’avais trouvé un semblant d’appartenance. Je parlais des philosophes antiques à ces brutes. Je remplaçai les notions complexes par des périphrases, avec le peu du vocabulaire qu’ils m’avaient appris. Il fallut un jour que la guerre, une sale guerre entre duchés de l’Est, les attire à grossir les rangs d’une armée lointaine.
Ils n’avaient pas grandi dans un lupanar. Ils étaient tous d’anciens paysans, piégés par les promesses d’aventure qui les avaient extraits des jupes de leurs mères, pour ensuite les décevoir, et les empêcher d’y retourner. Ne ressentant les routes que comme de désagréables parenthèses entre deux orgies dans une taverne douillette, à écouler la solde, ils s’étaient lassés de vivre chichement. La guerre offrait de meilleures promesses encore. Le héraut d’un prince les recruta à Älflingen, la belle cité portuaire qui ouvre sur la mer du Cyan. On leur donna un destrier chacun en guise d’avance. La chevauchée d’un illustre inconnu plein aux as, à l’autre bout du Mittelrig, enfla ainsi du nombre de dix maraudeurs improbablement cultivés. Et je redevins seule.
Je les aurais bien suivis. Ne deviens quelqu’un d’autre que si on te paie assez cher. Je serais devenue une bête ivre de pillage, qui tue de sang-froid, ses actions dictées par la peur aveugle d’un maître plus fort que sa victime désignée, et dont l’existence empoisonne par sa lâcheté et son impunité tout ce qui est bon et juste en ce monde. Je serais devenue un homme. Pire, un soldat. Et un cheval, ce n’était pas assez bien payé pour ça.
J’appris les dialectes insulaires auprès des marchands d’Älflingen. Je fis ce qu’il fallait faire pour survivre, remplaçai la servante d’une taverne qu’une fluxion avait emportée, perdis une partie de mon talent martial à force de ne plus pouvoir m’entraîner convenablement, attendis jour et nuit d’avoir assez d’économies pour intégrer un couvent de sagesse ou une université, quitte à me déguiser, et devenir un jour une magicienne du Cénacel pour vouer ma vie aux choses importantes du monde…
Je finis par trouver la légalité trop lente.
Je remontai la trace d’une petite fouine qui faisait circuler dans toute la ville une herbe douceâtre. Cette herbe changeait vos perspectives sur l’univers en une bouffée et vous endormait en deux avant une longue, très longue nuit aux délicieux rêves humides. Je parvins à surprendre un rendez-vous avec un fournisseur, où j’aurais pu mettre la main sur la recette d’une année entière, si la garde d’élite de l’Archevêque ne m’avait pas interrompue après ma victoire sur les cinq sbires présents.
Je fus capturée à leur place pour être pendue et restai plusieurs jours dans un cloaque avant de rencontrer le Commandeur.
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Lohorie Valendrin [ep.03]
[Fantasy]
L’abordage répand sur la mer un fracas de fin du monde.
Une chaîne de lamentations, un empilement de cris… Le tout ressemble plus à une exécution de masse qu’à un combat équilibré.
Le bord frotte dangereusement la coque de la caravelle, qui domine largement notre petit esquif.
Les marins sont terrifiés et Finnean, me passant un grappin relié à une corde à nœuds, tremble. Impossible de savoir si c’est à cause du froid ou de la vingtaine d’hommes en train de s’étriper là-haut.
J’envoie le grappin avec force, le bastingage retentit, la prise est ferme. Après avoir sanglé mon épée en bandoulière, prête à dégainer, je me hisse sur le pont totalement vide. La mêlée fait rage sur l’autre caravelle.
Un éclair, et un coup de tonnerre qui le suit de très près. Je réalise que, malgré les foudres qui fissurent le ciel noir dans un roulement de nuages qui se rapproche dangereusement, ce n’est pas un éclair d’orage. La détonation est venue du navire. Un corps de marin, le coutelas encore crispé dans sa main, s’envole pour se disloquer sur le grand mât juste au-dessus de ma tête, comme balayé par un sortilège.
Je jette un œil au sloop en contrebas. La panique est totale. Les hommes qui me transportaient repoussent à coup de rames la coque pour prendre le large. Ils ont compris. Ils ont vu et entendu. Je ne peux pas leur en vouloir de sauver leur peau.
Je bondis sur l’autre bord, par les planches qui s’effondrent, une à une, sous la poussée des vagues et des vents faisant coulisser le pirate contre sa proie. La dernière se dérobe sous mes pieds.
La chute fracasse mon tibia sur le bastingage voisin et je roule tant bien que mal de l’autre côté. La douleur est cinglante. J’aperçois le Commandeur et ses trois hommes encore debout, cernés par la nuée de flibustiers qui se battent avec une ivresse fanatique, galvanisés par la puissance de leur mage de guerre.
Alors que je me relève, hache sortie, derrière l’ennemi, le maraudeur le plus finement vêtu de tous, en tunique et en pardessus matelassé, crie à ses hommes de s’écarter en déformant autour de sa paume l’atmosphère chargée de pluie. Une force sourde et frémissante, presque invisible, se densifie au creux de ses doigts et s’apprête à balayer le Commandeur et sa troupe lorsqu’il m’entend courir dans son dos. Il se retourne. Sa bouche pendante et son menton mal rasé soulignent la pâleur cristalline de ses yeux. Je joue la distance et mobilise mes deux bras pour lui expédier la hache en pleine tête. L’arme tournoie, son bras la percute d’un simple revers, la déviant avec une vélocité incroyable, comme si une barrière le protégeait.
Je reste idiote, figée sur mes appuis quelques instants. Les hommes du Commandeur profitent de la confusion pour frapper les pirates dans le dos, et un type se jette sur moi. Je dégaine l’épée bâtarde du Chevalier-Intendant. J’esquive son coup d’épieu.
Je frappe de taille, au ventre puis à la gorge. Un deuxième éclair frappe au milieu du pont.
Les reflets verdâtres impriment ma rétine et je chancelle, projetée par une vague d’énergie mal calibrée qui emporte mon adversaire et me prive de mon épée, en me faisant seulement tomber à terre. Je passe derrière le mât en supposant la position du mage de guerre. Je pense au poinçon de malachite que j’ai accroché en pendentif, à côté de mon triangle. Je le tire de sa ficelle, qui rompt, et le place entre les phalanges de mon poing serré. Je me précipite sur l’invocateur.
Il manque de me tuer d’un éclair en jetant sa paume devant lui. Je dévie son bras, tente de briser sa trachée d’un coup de coude, ma main droite frappe son flanc. Trop d’armure, trop peu de force pour pénétrer. Je balaie ses jambes pour le renverser.
Je saisis à nouveau le poinçon et je le martèle, jusqu’à trouver son œil.
J’ai combattu bien peu de mages par le passé. Tout se joue à la vitesse et à l’acharnement. Si on ne le comprend pas rapidement, on meurt. Je crois que je l’ai vraiment compris, cette fois.
Un coup de butoir coupe en deux mon sentiment d’accomplissement. Le fer d’un marteau emporte mon épaule. Puis je tombe, sonnée par un coup de genou qui le suit de près. Une silhouette arme son bras, prête à m’achever, mais ne porte pas son coup. Sa tête vibre, l’arrière du crâne frappé par le pic d’un corbin de guerre, et un des hommes du Commandeur me relève, alors que j’entends la voix fatiguée, hors de contrôle de ce dernier qui hurle :
Finissez-les ! Je ne veux pas de prisonniers.
Je titube jusqu’à lui, la vision brouillée.
Ravi de vous revoir, ma chère ! Dites-moi, de grâce, que vous avez accompli votre quête au moins…
Je fais oui de la tête, puis je tourne de l'œil en me laissant glisser contre la rambarde du château de poupe.
La lueur blafarde mouillée par l’averse ondoie à travers le carreau. Dans la cabine, le Commandeur me regarde, assis devant sa paillasse où l’on m'a couchée. Impossible de dire si deux minutes ou deux heures viennent de passer.
Votre blessure a l’air peu profonde. Je vous en prie, dites-moi que votre mission est un succès.
Je me relève, le regardant bourrer nerveusement du tabac dans sa pipe, la moustache frémissante, quelques gouttes de sang sur la gorge et le front et ses longs cheveux filasses que la pluie a changés en serpillère.
“Quête”, “mission”. C’est agréable, pour une fois, qu’un client utilise ces mots plutôt que “boulot”, “corvée” ou “passe”.
Je déglutit, la bouche remplie de glaires, et crache sur le parquet avant de constater que mon œil droit ne s’ouvre qu’à grand peine. Il doit être injecté de sang. Je sens la nausée venir, et la caravelle en plein tangage, le bois craquant et les cris de deux ou trois hommes sous les voiles, qui tentent de contenir la tempête. Puis je me tourne vers mon employeur, assise en face de lui, les vêtements trempés, une douleur sourde sous la clavicule, avant de me souvenir.
La cordelette s’est brisée autour de mon cou, lorsque j’ai saisi l’arme de malachite. Je panique, portant la main à mon décolleté pour constater que le collier a disparu. Je plonge les doigts sous la bande qui serre ma poitrine et je sens une forme triangulaire qui écorche mon sein. En grimaçant, dans un souffle soulagé, je l’extrais et l’examine.
Les yeux du Commandeur s’illuminent.
Bon sang, vous auriez bien pu le perdre dans la bataille !
C’est tout ce qui vous a inquiété ?
J’aurais regretté votre mort, bien évidemment…
J’espère que ça en valait la peine, dis-je en récupérant la ficelle pour raccourcir le nœud et l’accrocher à nouveau, machinalement.
Votre récompense est prête depuis longtemps ! s’enthousiasme le Commandeur.
Il porte la pipe à ses lèvres et se lève pour rejoindre son bureau. Les mouvements du bateau le déséquilibrent. Il se rattrape au mobilier de la cabine.
Si je le pouvais, j’y ajouterai même quelque chose pour votre brillant secours de dernière minute, même s’il faut admettre qu’avoir ce mage vivant nous aurait été utile.
Vous comptiez l’interroger ?
Ce n’étaient pas de simples pirates. Je suis persuadé qu’ils étaient sous contrat. Pourquoi me viser, sinon ?
C’est… En lien avec cette pierre ?
Il soupèse une bourse de cuir lourde de plusieurs dizaines de pièces, sans doute moins d’une centaine. Il l’agite devant moi, comme on tend un jouet à un chien.
Un plus gros volume d’argent n’aurait pas fait de mal, lui dis-je, mais si c’est pour la bonne cause, c’est honnête.
Ce n’est pas de l’argent, ma chère.
Du bronze ? Vous voulez que je vous rapporte un baquet d’huîtres au prochain port ?
De l’or. Je traite bien mes agents.
Je me tais, la main toujours fermement close sur le pendentif. La bourse rebondit contre la paillasse, à côté de moi, dans un son délicieux.
C’est plus qu’honnête… dis-je avec une pointe - vraiment juste une pointe - d'embarras.
C’est aussi pour votre discrétion, Mademoiselle. Motus et bouche cousue d’or, comme on dit.
Ma discrétion, vous l’avez, Commandeur. Mais je ne jouerai pas la comédie de l’ingénue. Ce n’est pas qu’une relique de famille, n’est-ce pas ?
Je m’attendais à un rappel à l’ordre. Ou à une de ces menaces voilées dont il a le secret. À mon parfait étonnement, il acquiesce. Il semble même avoir été troublé par ma remarque, comme si j’étais parvenue, malgré moi, à lui faire oublier la retenue élémentaire qui doit hisser un payeur au-dessus de son employée.
Vous êtes perspicace. En temps voulu, je pense que je pourrais même vous en dire davantage, si nous poursuivons notre collaboration.
Alors… Pourquoi vouloir ce triangle ? La femme de la forêt de Gordroan, l’appelait un fragment. Il y en a d’autres ? Ils forment un ensemble ?
Il faut vraiment que j’apprenne à brider ma curiosité. D’un autre côté, j’ai frôlé la mort pour sa breloque. C’est bien plus que ne s’accordent la plupart de ceux qui se reconnaissent mutuellement le statut d’amis.
En effet, répond-t-il sobrement. Cet ensemble, j’ai voué ma vie à le chercher. Et j’ai de bonnes raisons de croire que le chaos qui règne actuellement sur le monde, vient du fait que les pièces en sont réparties entre de mauvaises mains. Cet ensemble… Il est aussi divisé que notre époque.
Je le regarde, bouche entrouverte, un sourire incrédule au visage. Il me fixe avec un air songeur, plein de déférence, comme si un tourment intérieur le poussait à me révéler ses secrets les plus compromettants. Ou bien se joue-t-il de moi avec un talent dramatique qui forcerait mon respect - ce qui n’est pas très difficile.
Chose surprenante : il ne semble pas insister pour prendre l’objet dans sa main. Gênée par ma propre indiscrétion, je finis par lui tendre le pendentif que j’étais censée lui livrer.
J’ai vu assez de choses improbables dans ma vie, Commandeur. Alors une vieille relique de magie ancienne qui cause encore le désordre et les cataclysmes autour d’elle, je peux le concevoir. Tant que vous me payez à ce tarif, croyez-moi, je vous aiderai du mieux possible.
Merci, Mademoiselle, murmure-t-il, l’air solennel, en posant sa main sur la mienne. Votre appui est une lueur d’espoir dans les ténèbres.
Je la retire, interloquée par cette familiarité qui ne lui ressemble pas. Je remarque une plaie sur le côté de son crâne. Il a dû prendre un mauvais coup pendant la mêlée.
Un choc sourd cogne le flanc du navire. Le roulis me fait chuter vers l’avant. Le Commandeur se lève prestement et se précipite hors de la cabine en entendant un hurlement. La porte s’ouvre en trombe, poussée par une bourrasque aussitôt le loquet levé. Elle percute le nez de mon associé.
Gwælt ! Gwælt a été fauché, Commandeur ! hurle un des hommes.
L’équipage restant n’est pas assez nombreux pour maîtriser une tempête. Même si je prenais le risque d'affronter le pont supérieur, je leur serais inutile. Je remets le pendentif à mon cou en attendant et accroche la lourde bourse contenant mon pactole à mon habit.
Scélérate ! Scélérate ! Scéléraaaaate !
Je ne comprends ces cris déments que lorsque mes entrailles se soulèvent, comme une paralysie atroce dans le bas ventre. La caravelle bascule. Des lames d’eau et d’écume s’engouffrent par la porte dans la cabine. Le carreau éclate sous la pression. Une masse poisseuse, une algue peut-être, me percute au visage. L’embarcation est comme soulevée par un titanesque monstre marin, qui la fait chavirer. Mon cœur pour toi chavire, ô ma belle étourdie. Le poème de Joachim De Vessyn. Pourquoi est-ce que les pensées les plus idiotes nous viennent toujours en tête dans ces moments-là ?
Le sol se retourne, mes bras m’empêchent de m’assommer contre le plafond de la cabine et un gigantesque raz de marée emplit l’alcôve. L’océan se déverse autour de moi, le haut et le bas fusionnent et le monstre de bois m’entraîne avec lui dans d’ignobles profondeurs.
Je tends mes bras dans l’obscurité pour agripper de quoi remonter. Je remue les membres. Je sens ma bourse qui se décroche ou qui s’allège, éventrée par un frottement. Je me maudis pour la pointe de regret mesquin et cupide qui passe en coup de vent dans mon esprit. Survivre. Je nage.
Je pousse le linteau de la cabine avec mon pied. Il y a une chance sur quatre que je me trompe de sens. Sur l’un des mouvements, lorsque j’étends mon bras, ma gorge se comprime et j’expire tout l’air qu’il me reste. La ficelle s’est coincée autour de mon poignet et le pendentif m’étrangle. Je me laisse couler, calmement, le temps de défaire le nœud qui essaie de me tuer. Mes muscles se tétanisent et deviennent insensibles. Mais j’atteins la surface, ignorant si la chose est toujours autour de mon cou.
Il y a à peine moins d’eau qu’en-dessous. J’expire, je crache, je manque de m’évanouir plusieurs fois en battant des bras avec énergie. J’ai toujours été une nageuse assez pitoyable. J’attrape un mât qui s’est décroché. La voile flotte toujours, mais pour combien de temps ? Je serre la poutre désespérément, dans l’eau dont je réalise seulement maintenant à quel point elle est glacée. J’expédie mes bottes dans les profondeurs pour m’alléger.
Et j’embrasse cette providence de bois robuste que la furie des eaux n’a pas encore engloutie. Je ferme les yeux, crispée sur mon appui, les triceps durs comme l’acier pour me maintenir, et je prends tout le répit possible avant la prochaine vague qui aura raison de moi. Je goûte les larmes qui coulent le long de mes joues, se mêlant à l’eau de mer. Je hurle de rage dans un sanglot. La noyade est la pire mort possible.
Je ferais n’importe quoi pour un simple rasoir.
Les heures passent.
La tempête se calme. Des mouettes tournent autour de moi et un soleil lointain caresse ma nuque.
J’ai la tête qui tourne. Je ne sens même plus le froid. Le vent, ce foutu vent, souffle toujours comme un démon du supplice sur les flots rassasiés. Je sens l’engourdissement avoir raison de ma conscience. J’ai survécu si longtemps que si quelqu’un m’avait vue, on me décernerait un prix.
M’endormir, c’est peut-être l’option la plus enviable. Je ne vivrai pas la panique et la sensation atroce de l’eau qui remplit les poumons. Puisqu’aucun squale, aucune pieuvre géante n’a daigné me dévorer pour abréger mon calvaire, je vais m’en remettre à l’oubli et aux limbes.
Je m’abandonne vers l’arrière, lâchant enfin le mât que je n’ai plus la force de tenir, et sombrant dans l’insensibilité, en flottant sur le dos. C’est presque agréable.
Un long moment passe. Je ne sombre pas. Je n’y arrive pas. Mon instinct commande à mes bras de remuer juste ce qu’il faut pour maintenir mon nez et ma bouche au-dessus des eaux. Je ne sais pas combien de temps un corps humain peut tenir à ce niveau d’épuisement.
Poussée par une énième vague, une sensation enveloppe mes doigts. Comme la corde d’une ficelle. Ou une algue. Ma main essaie d’agripper la chose et s’enfonce dans un relief râpeux et dense. Je touche du sable. Mes oreilles gorgées d’eau me renvoient l’écho d’un roulement pétillant d’écume, doux et régulier, entre les chants de sirène mélodieux qui me viennent des abysses ou de ma propre imagination. Je cesse de me débattre et je m’endors.
Le soleil rougeoie. Le crépuscule me force à m’étirer et à me secouer. Je tremble comme une possédée, les dents douloureuses de leurs entrechocs. Je me tourne sur ma couche dure et sablonneuse, écoutant le bruit des vagues à quelques dizaines de mètres.
J’en avais oublié que dans l’Archipel, les marées montent et descendent. Je regarde le ciel rosir, au-dessus de moi, puis je me couche sur le côté, caressant la ficelle autour de mon cou. À son embout le triangle sombre gît sous mes yeux. Je pousse un soupir, me retournant de nouveau face à la voûte. Je repense au Commandeur. À mon pactole doré. À la belle épée du Chevalier-Intendant et à mes espoirs d’avoir enfin trouvé un rôle à jouer. Je déglutit et j’énonce à voix haute, solennellement, la conclusion que je tire de cette épopée.
Bordel de merde.
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Lohorie Valendrin [ep.02]
[Fantasy]
La nuit tombe.
Je m’arrête au bord d’un sentier. Mes jambes supportent toujours mieux les heures de marche après un combat, d’habitude. Là, c’est comme si je vieillissais. Le vent frais chatouille mes os. Il me faut du petit bois.
Je m’appelle Lohorie Valendrin. J’ai plus d’une vingtaine d’hivers, dont cinq passés chez les patrouilleurs. Je suis très instruite, et habile au combat, pour une fille née dans un lupanar.
Ma mère m’a toujours dit et répété que le monde me ferait payer chaque action, bonne ou mauvaise, de la pire des façons. Parce que j’étais spéciale.
Elle avait en même temps la naïveté, ou l’hypocrisie, de prétendre que ces épreuves seraient une chance, et qu’elles me grandiraient. Pour la chance, j’aurais tout aussi bien pu naître homme.
Quand je parle de ma mère, je ne parle pas de celle qui m’a mise au monde et qui est morte en le faisant, mais de la maquerelle qui a fait de ma survie son cheval de bataille, pour une raison que j’ai pu que soupçonner au fil du temps. Les enfants qui tuent leur génitrice à la naissance, chez moi, on les appelle Agrippa ou Agrippine, en fonction de ce qu’on voit entre leurs jambes. Chez les putes, les coutumes sont différentes. On les appelle un peu comme on veut.
Il se trouve que Lohorie fait référence à une nymphe dans une légende des Syphorides. Elle aurait rassemblé sous un noyer les dépouilles de deux amants maudits, avant de les ramener à la vie par le pouvoir de leur amour. La fin est plus réaliste : parce que la nymphe a osé invoquer une magie impie sans l’autorisation des puissances supérieures, la région est maudite et une peste décime tout le monde. Tout ça pour deux jouvenceaux qui aimaient trop le sexe. Je crois que le message que ma mère voulait transmettre par ce baptême devait ressembler à “Ma fille, je sais pas ce qu’on va foutre de toi, mais une chose est sûre : toute ta vie tu causeras des désastres en croyant faire le bien”.
Ou peut-être qu’elle aimait juste bien la consonance.
Ma mère était assez instruite. Elle avait un client régulier, et de la haute. Le genre prêt à allonger neuf sols d’or pour une nuit à parler de philosophie entre deux étreintes pas folichonnes et plutôt courtes. Et neuf sols d’or, à l’époque, ça pesait au moins cinq écus de maintenant. En général je restais derrière la cloison, dans l’alcôve où je dormais, pour écouter leurs discussions, et je méditais dessus pendant les brefs et rares moments où les choses se corsaient. De temps en temps, c’est pendant, qu’il lui parlait de l’éclectisme de Coryathoras ou du système de Wilhelm Gszeiger opposant les vertus conséquentes aux vertus formelles. J’ai appris à quatre ans des mots que même les nobliaux n’acquièrent qu’à leur florescence. Et des euphémismes, aussi, beaucoup d’euphémismes. Il appelait toujours ma mère sa “vérité du cœur''. En gros il était marié.
Les curetons, les jeunes premiers, les couples racornis et les tristes époux que j’ai connus par la suite n’avaient pas la faconde de cet éminent professeur, mais à leur manière, ils m’ont tous appris de petites choses.
Elle ne m’a jamais dit qui étaient ses parents à elle. Vu ce qu’elle m’a appris d’autre, on pourrait croire ça étrange. J’ai gardé de ma mère deux enseignements majeurs, deux maximes qui m’ont profité par la suite, plus qu’elles ne m’ont nui : ne deviens quelqu’un d’autre que si on te paie très cher, et apprends à tuer avant d’être tuée.
Elle savait, elle, que quand on est une femme, on est d’abord une marchandise, et seulement à défaut, une menace. C’était sa façon à elle de me dire d’être moi-même. Ou de devenir une menace.
La chaleur du feu grésille sous le vent. Ma couverture réchauffe ce qui peut l’être, mes doigts insensibles remuent tant bien que mal, dans le creux de ma poitrine. Toute repliée, je m’éveille, alors que le ciel bleuit pour une autre journée.
Je vérifie que le médaillon en triangle est toujours dans ma poche, je me lance sur la route et je prie vaguement pour que le destin m’envoie un cheval pour remplacer celui noyé en mer avant mon arrivée. Je ne sais même plus ce que je prie, à force. Si Dieu existe, c’est un alchimiste à la retraite qui a bidouillé notre cosmos par erreur avant de laisser la mixture moisir sur sa commode.
Le bateau n’est pas loin, à quelques encablures à travers le maquis, si les indications des paysans sont bonnes.
La forteresse de Karwn-Tibba m’apparaît comme dans une fantaisie où ressusciterait l’ancien temps. Je suis trop jeune pour l’avoir connu, mais c’est à ça que devait ressembler le monde des seigneurs, de la courtoisie et des messes noires. La pierre des quatre tours qui encadrent le donjon exhalent une nuée d’oiseaux sur le ciel blanc, comme le souffle vaporeux que le froid trahit devant ma bouche.
Il surplombe un archipel de petits bosquets perçant la lande comme les touffes d’un chat galeux. Les brumes du matin sont tenaces. Les créneaux du bastion flottent au-dessus, dans le contrejour aveuglant.
Les cris des mouettes me parviennent. J’atteins le promontoire rocheux où la grande Roue de pierre à six branches est sculptée face à la pâleur levante, et j’observe au sud les ruines de la crique où le sloop est amarré. Il y a une véritable ville derrière cette grosse colline castrale, à l’est mais mon contact a décidé de m’attendre ici, à l’écart. Plutôt les vestiges d’une abbaye maudite que l’indiscrétion des quais marchands. Je dégringole tant bien que mal le chemin pierreux. Huit des dix matelots sont là, à glander sous le clocher effondré. Je les surprends avec ma voix.
Regardez-moi ces grands garçons ! Même pas peur des banshees ou des vampires ?
Alors que je m’apprête à excuser mon retard, je m’interromps et me fige, la main sur le fer de ma hache. Quelque chose ne va pas. L’un d’eux s’est levé, l’arbalète à la main, dont le crin est tendu, et qu’il pointe sur moi.
Lohorie ! Tu nous as foutu les jetons !
Ferme la et vise, le reprend le vieux Bænor. Toi, bouge pas !
J’incline la tête, l’air vaguement surpris. Mon cœur s’emballe et mes bras se tendent.
Là, les gars, c’est vous qui me foutez les jetons.
Ouais, à juste titre ! vocifère Bænor entre ses quelques dents.
Où est le chef ? Le Commandeur nous attend.
Il n’est pas en état de parler, le chef.
Bon, ça, ça vous regarde. Tant que vous m’amenez au Commandeur, je suis conciliante.
Ta gueule ! Ferme ta gueule, bordel. Ta hache ! Jette la vers moi doucement. Voilà… Et vire ta main de ta ceinture. Tes deux mains ! En l’air, que je les voie bien.
Il s’approche de moi lentement, sur le côté, laissant la mire dégagée à la jeune recrue en veste de laine noire. Puis, à une distance idéale pour que je sente son haleine de poisson, il me détaille de haut en bas.
On sait que le Commandeur t’a envoyée récupérer quelque chose de cher. Voilà l’idée : tu lâches ça à tes pieds, tu tournes les talons et tu survis. Et ton épée ? Jolie. T’as trouvé ça où ?
Sur un type qui n’en a plus besoin.
Tu comptais t’en servir ?
Faut être con pour prévoir de se servir d’une épée et la porter dans le dos.
Bah tu vas pouvoir nous la laisser aussi, alors.
Ne sois pas trop gourmand, Bænor. L’épée est à toi si tu veux, mais mon boulot doit être payé. Laisse moi trois des gars pour m’emmener jusqu’à ma paie, et je trouverai bien une histoire pour vous sauver le cul. Vous ne gagnerez rien sinon, crois-moi.
Il ricane, considère un instant ma proposition et parcourt mon faciès à la recherche de signes de trouille. Il les voit forcément. J’ai toujours été mauvaise en bluff. C’est déjà un miracle que la sorcière de la forêt se soit laissée avoir.
Je vais prendre les deux, ma p’tite Lohorie. Pas de geste brusque ou le gamin t’aligne. Pas vrai gamin ?
Le gosse acquiesce mollement.
Finnean… dis-je la voix tremblante alors que le vieux dégage la sangle autour de mes épaules pour s’emparer de l’épée du Chevalier-Intendant.
Tais-toi, Lohorie ! On te laisse la vie, c’est pas si mal, d’accord ?
C’est comme ça que tu me remercies d’avoir écouté tes pleurnicheries ? Ta fiancée te manque, mais je suis assez certaine que si elle te voyait maintenant, à suivre ce tas de merde en trahissant une amie…
Et la relique ? s’impatiente le vieux après avoir jeté l’épée dans l’herbe.
Quelle relique ?
Le truc que tu dois ramener au Commandeur.
T’en sais quoi, que je dois lui ramener un truc ?
Le chef l’a dit. Très exactement il a dit que le Commandeur voudrait voir ce que tu as trouvé
T’as pas pensé, génie, que ça pourrait être quelque chose d’abstrait ?
Comment ça ?
Mon boulot, c’était une information, que je vais lui rapporter. Un truc bien planqué dans ma tête. Un truc qu’on ne peut pas revendre à un receleur. Un truc qu’on ne peut physiquement pas toucher, et dont seul le Commandeur voit l’utilité. Un peu comme toi.
Sans lui laisser le temps d’y réfléchir, je brise son nez d’un coup frontal, broie son genou avec le talon et entends claquer la corde raide de l’arbalète. Le projectile éclate contre le chemin, derrière moi, me manquant assez largement.
J’attrape l’épée au sol après une roulade précipitée. Sans même extraire la lame, je frappe du pommeau la tempe du vieux tordu en deux, qui s’effondre sans mot. Les sept gaillards me font face, le gamin lâche son arbalète détendue et se fige.
Je… J’ai fait exprès de viser à côté, Lohorie !
Voilà ce qu’on va faire, camarades ! On oublie cet incident, j’en parle pas au Commandeur, et vous me faites pas chier jusqu’à la fin du boulot. Finnean, ta prochaine erreur sera la dernière. Compris ?
Je… Je suis désolé, Lohorie, tu sais, il nous a pas laissé…
C’est bon Finnean, conclus-je en faisant basculer le corps inerte d’un coup de botte. Aide moi à ligoter ce connard à un pilier. Les autres, préparez le sloop, on met les voiles !
Un peu plus tard, alors qu’un rais de lumière transperce les nuages dans une éclaircie dorée, Bænor s’éveille avec un mal de crâne, fermement ficelé. Je m’accroupis devant lui et finis de mâchonner un pain de seigle avant de lui sourire.
Dieu, ce que j’avais faim ! Tu vois cette abbaye, Bænor ? J’ai étudié auprès des savants du Sud. Je connais les fantômes. Y’a bel et bien une banshee, ici. Mais je vais te dire un secret : elles ne sortent qu’une heure après le crépuscule, ce qui te laisse à peu près… Six heures. Secoue la tête si tu préfères mourir maintenant.
Il respire lourdement. Ses yeux roulent frénétiquement, dissociés et globuleux. Il s’évanouit de nouveau. Je soupire, me lève et rejoins le gamin qui m’attend, un cordage sur le bras.
Nous nous éloignons et il déglutit en faisant le signe de la Roue sur sa poitrine. Il murmure :
C’est vrai, ça, pour la banshee ? Heureusement qu’on a pas campé dedans cette nuit…
Les fantômes ça n’existe pas, Finnean.
La tête me tourne. Voilà une journée et une nuit que le sloop fend la chair des vagues houleuses, en voyant les rumeurs d’orages très loin dans le ciel, danser autour de l’horizon comme une meute de loups suivrait de loin un voyageur blessé. Sans trop s’approcher.
J’ai passé le temps avec la mauvaise bière des quartiers du capitaine de ce rafiot. Une bière locale, que l’oncle de Finnean apprécie “ironiquement”. Elle est aussi trouble et pâteuse que brutale au palais.
C’est parce que les Tibbseits la brassent à partir de merde de cochon et de racines, pas d’orge !
Je le regarde un instant, le gallon presque achevé ayant partiellement raison de mon jugement, et lui sers une grimace sous la bruine glacée qui commence à mouiller le pont. Il éclate de rire.
Tu me fais marcher ?
Non non ! siffle-t-il du fond de son gosier, le sourire écarquillé. Et on y ajoute des algues rances pour la mousse.
Y’a pas de mousse.
T’es vraiment une déconneuse, toi, hein ? Tu viens de quelle île ?
Je pouffe. Puis percevant la sincérité dans sa question, hoche la tête en balbutiant le nom d’une vallée à des centaines de lieues au sud de l’archipel.
Alors là, je vois pas du tout…
Là où on boit plus de vin que de bière et où les oliviers poussent mieux que les chardons.
Beh merde… Avec ton accent, j’aurais pas cru à une continentale.
Il a sur cette phrase un vague recul, comme s’il trouvait tout à coup notre proximité physique dérangeante.
Ce n’est pas l’autre bout du monde, tu sais.
Partout où il peut se passer plus de trois jours sans qu’il pleuve, crois-moi, c’est l’autre bout du monde !
Le roulis s’intensifie. Le vent aussi. Les rideaux de pluie s’épaississent et remuent notre tas de bois. Un grand coup de lame me fait lâcher le bastingage et mon outre de bière. Je tombe sur le mât, l’équilibre chancelant. Je me réveille d’une petite claque et lève les yeux vers la pointe craquelante, la face trempée.
Un éclair saisit la mer à l’horizon. J’aperçois de l’autre côté une silhouette sur les eaux. Enfin c’est plutôt la voix de Finnean qui nous avertit...
La caravelle du Commandeur ! On y est, ça y'est ! On est au récif d’Asperal !
Prié soit-Il… soupire l’oncle. Après une demi-journée à tourner en rond, j’étais prêt à prendre moi-même la barre.
Tu aurais mieux fait ?
Hé, regardez !
Finnean escalade la proue. La silhouette du navire se dessine de plus en plus distinctement. Le vent remplit tout à coup la voile. Le sloop accélère. Je m’en vais moi aussi scruter, entre les dos d’écume et le ciel ombrageux, les deux colosses de bois flanqués l’un à l’autre, attendant à distance d’une pointe rocheuse noire et acérée.
Lequel est-ce ? je demande à Finnean.
Ce n’est pas normal, panique-t-il. Bon sang ! La voilure est abîmée…
Il hurle au barreur de virer, juste avant que mes oreilles ne perçoivent, sur le pont du château de bois compact formé par les deux nefs, un cri, puis deux, en sourdine. Un abordage. Je me retourne et hurle :
Le Commandeur est en danger ! Maintenez le cap et amarrez-nous à leur bord…
Vous voulez notre mort ou quoi ?
Le Commandeur me paie !
Nous aussi, mais pas pour crever !
Il ne paiera rien s'il meurt !
Un navire de cette taille ? Nous pourrons les semer si nous gardons nos distances, et si le Commandeur prend le dessus, il comprendra qu’on ait pas eu des envies suicidaires !
Je saute sur la poupe, après quelques enjambées, j’attrape la barre au matelot qui la tire de son côté, je le rue avec mon épaule et détourne le cap, avec une force désespérée.
Qu’est-ce que vous foutez ? me crache l’oncle de Finnean en relevant l’homme. On fonce droit sur des foutus pirates si vous virez par bâbord !
Je ne vais pas à bâbord mais à gauche ! je tente d’articuler en serrant les dents.
C’est la même chose, bougre d’âne !
Va me chercher mon épée et prépare un grappin. Un seul ! Je ne te demande pas de risquer ta vie, mais je dois monter à bord.
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Lohorie Valendrin [ep.01]
[Fantasy]
Île coloniale de Tibba, dans l’Archipel du Cyan
Année 146
Une journée d’automne au milieu des bois
Plaît-il ? dis-je en me retournant.
Je replace une mèche de cheveux noirs derrière mon oreille. Je m’éclaircis la voix, posant une petite hache sur mon épaule. Je montre le fer au cavalier qui m'a suivie. Un temps, il hésite.
Vous m’arrêtez ? je demande.
Pas obligé, la gueuse. On peut s’arranger.
Le motif de mon arrestation ?
Le motif que t’attires trop l’attention sur toi. Et tu te mets en danger toute seule, en plus, à courir ces bois !
Le pire danger est devant moi. Et je ne pense pas qu’il soit si terrible.
Il empoigne sa lance. Une sorte d’épieu en fer noir, qu’on utilise pour chasser le sanglier.
Tu te crois de taille, morue ?
Plutôt. Je n’ai pas tes cheveux blancs, mais j’ai tout de même une bonne vingtaine d’hivers derrière moi, dont cinq à travailler avec les patrouilleurs Impériaux. Je suis plutôt habile au combat, pour une fille de mon âge née dans un lupanar !
T’as déjà pris un canasson à pleine allure ? Tu seras moins jolie après.
L’étalon souffle sèchement dans ses naseaux, comme pour légitimer un peu la contenance virile qui manque à son propriétaire.
Je ne fais que passer dans le coin et je ne souhaite pas te faire de mal, je lui annonce, mais si tu m’y forces, Dieu seul pourra t’aider. Et encore.
Déconcerté, il me toise depuis sa monture, dans la clairière. Je dois faire une drôle d’impression. Les loques sur mon dos contrastent avec la qualité ouvragée des bottes que m’a offertes mon employeur, avant mon départ.
L’homme, nerveusement, ricane. Il ne prend pas au sérieux mon avertissement et se met à charger.
Les sabots frappent le sol, décollent la mousse. Et la pointe file au-dessus de ma tête. J’esquive en tranchant dans l’animal avec le fer de ma hache. Le jarret éclabousse une souche. L’étalon s’effondre comme une vague sur un écueil. L’homme se relève sur la terre tremblante. Appuyant sa main à la branche basse d’un châtaignier. Des bogues tapissent les feuilles cramoisies de la clairière. Il se campe en garde, porte la main à sa gaine et fait chanter son glaive. Une épée bâtarde, à la fine lame d’acier équilibrée et sifflante, magnifique, comme seuls en portent les Chevaliers-Intendants. Ses yeux bleus me détaillent avec un étonnement furieux.
Déçu ? je lui demande. Première fois qu’on tombe sur une gueuse qui sait se battre ?
Tu… Qui es-tu ?
Je te répondrai quand tu te videras de ton sang. Ferme-la et fais ce que t’as à faire, troufion.
Confiant dans la supériorité de l’épée sur la hache, il se précipite en avant, l’arme levée. Plusieurs coups de taille et d’estoc manquent de me pourfendre. Je lui découvre une faiblesse. Je dévie un coup d’estoc qui visait ma gorge, glisse sur son flanc, saisis sa garde et frappe son entrejambe avec mon genou. Un coup de hache part d’en bas, et retentit dans les mailles qui couvrent son sternum. Un maillon vole. J’abats un autre coup sur son épaule, puis le désarme d’un coup de botte. L’épée roule sur le chemin. Je perce son haubert après plusieurs frappes contre ses flancs. Suffoquant de douleur, sur le dos, la bouche en sang, il se tord en me voyant m’éclipser un peu, abattre un dernier coup sur le crâne de sa monture, pour abréger son calvaire, et revenir dans sa direction. Il ouvre de grands yeux révulsés qu’il protège de ses paumes :
Pi… Pitié ! Sois charitable, je pensais pas…
Dis-moi pourquoi tu m’as suivie.
J’suis là pour maintenir l’ordre ! Les bois c’est interdit aux pécores, et une gonzesse, là-dedans, ça risque gros, j’aurais pu te protéger.
Tu voulais me protéger avec ta queue ?
Bon écoute, mes mots ont peut-être dépassé ma pensée…
Si tu t’en sers comme de ton épée, je vais décliner. C’était gentil de proposer.
Je suis désolé…
Il crache le sang qui envahit sa gorge et tente de se retourner, mais ma semelle écrase son torse. Je dois l’avouer : l’idée d’avoir enfin un Chevalier-Intendant sous ma botte, je la savoure un peu. Ces “protecteurs” itinérants sont la pire racaille de la Fédération. Agents de terreur des Îles Maîtresses, meurtriers, violeurs, pillards, payés en affranchissement de leurs méfaits commis contre la population des Îles Mineures. Leur métier : exécuter la loi hors des limites de la loi. Apprendre aux colonies la docilité par la peur.
J’ai besoin qu’on soigne mes plaies, tu m’as foutu une sacrée raclée ! Bon écoute, laisse-moi me lever… On oublie pour le cheval, c’est excusé. Je connais quelqu’un ici capable de me guérir. Elle n’est pas loin. Emmène-moi à elle et je te promets une récompense !
Je regarde sa trachée gonfler irrégulièrement, sa gorge en sueur, et je serre les doigts sur la hampe de ma hache.
Même si je te faisais suffisamment confiance pour te croire - et Dieu sait que non - avec un poumon perforé tu vas bientôt te noyer dans ton propre sang.
Pas pour elle ! argumente-t-il avec ferveur. Elle est spéciale ! Ce n’est pas une simple herboriste. C’est la sorcière de la forêt de Gordroan… Mais seuls les gens du coin savent comment la trouver. Les gens du coin et moi !
Très bien. Je vais t’aider à marcher, et toi tu me guides.
Je le soutiens à travers bois. Il bave du sang en glissant contre mon épaule, comme une grosse outre de gnôle mal refermée. Nous atteignons un sanctuaire en décombres. J’identifie le cloître d’un monastère. Le lierre a l’aspect d’un monstre veineux qui grignote ce qui reste des colonnes. Une chose noire et rampante semble avoir été imprimée au sol il y a très longtemps, comme les traces d’un vieil incendie.
Mes pensées dérivent dans des teintes moroses. Il y a quelques décennies, des humains ont vécu là. Où il n’y a plus que des ruines et du vert, il y avait des cantiques. Il y avait des champs. Il y avait des vaches dans la prairie, et l’odeur du fumier se mêlait à celle des fleurs. Les lieux ne sentent même plus la charogne, même plus les cendres, même plus la mort. Seul reste un éventail d’histoires possibles, que mon imagination recompose, et un silence, poussiéreux et moite. Ce silence a l’odeur d’une vieille grille d’acier oxydé que l’on ouvre avec précaution, craignant que le gond ne tombe tout seul. Même y éternuer serait un sacrilège. Une âme superstitieuse aurait trop peur d’y invoquer un fantôme. Mais ça n’empêche pas le Chevalier-Intendant d’expulser, moribond, ses tripes.
Nous… Nous y sommes, s’épuise-t-il à articuler. La grotte, là-bas. Il faut entrer, mais surtout, ne pas se signer ! Seulement entrer.
Quoi, c’est tout ? Et le mot de passe ?
Il s’évanouit.
Je le traîne jusqu’à l’entrée de la caverne indiquée. Des ténèbres, un souffle froid m’enveloppe, aussi soudain qu’un maléfice. J’observe le lichen et les mousses qui dégoulinent du plafond. Et l’obscurité chuchote à mes oreilles avec la netteté d’une voix humaine :
Abandonnez tout espoir, vous qui entrez ici.
Après mûre réflexion, je reprends le mourant avachi contre un bouleau et le hisse sur mon dos. J’avance dans l’ombre, non sans crainte, le visage écarlate et les muscles brûlants. Pas besoin de mot de passe, en effet. N’importe qui se serait signé, par automatisme, avant de poser un simple pas dans ce tunnel. Probablement une vieille illusion. Un tour d’enchanteresse pour duper les péquenauds du coin.
La lumière du jour point de l’autre côté. Une pénombre pâle de clairière sous un ciel nuageux. Là, dans un trou rocheux, cirque naturel envahi par la végétation, se dresse une hutte, et à son parvis une vieille femme avec un gros jupon de laine et un pardessus rouge. Les cheveux clairs de sa belle cinquantaine forment une pelote barbelée sur un crâne décoiffé à la garçonne.
Haïthlen el’with ! s’écrie-t-elle en accourant.
Avec une prévenance étonnante, elle me déleste de mon colis pour le coucher au sol.
Je ne vous connais pas, mais si vous avez pu entrer… Que lui est-il arrivé ?
Je ne reconnais pas son dialecte. Mais sans me vanter, même mon accent de Tibba est plus convaincant… Ce n’est pas une native.
L’histoire attendra, vous pouvez le soigner ?
La vie l’a quitté, m’annonce-t-elle avec une gravité qui trahit une émotion sincère.
Vous lui avez à peine effleuré la joue, comment vous pouvez le savoir ?
Ne posez pas cette question à une femme comme moi, jeune forestière. Je ne peux pas le soigner. On ne soigne pas la mort. On la conjure. Je peux le rétablir.
Vous voulez dire…
Cette question non plus, vous feriez mieux de vous en abstenir.
Elle se lève après avoir fermé les paupières du Chevalier-Intendant. La bouche est crispée dans une éruption sanguinolente. Mais son expression lui donne dans la mort une étonnante noblesse. Aucun cadavre n’a l’air d’un criminel. Les poètes ou les savants, un jour, devront nous expliquer ce phénomène.
La sorcière revient. Je scrute ses yeux, gris comme les pierres. Rougis par la fatigue. Ou par un narcotique. La solitude d’une vie d’ermite peut être éprouvante. Elle la transpire, cette solitude si forte que même un peu de compagnie ne saurait la dissiper. Elle la raconte dans son souffle, pourtant avare de mots.
Elle s’agenouille, besogneuse, aux côtés du macchabée.
Un magnétisme à la fois délicat et animal, inspirant confiance, se dégage d’elle. Nos regards se croisent. Je me sens étrangement empathique, mais je me rappelle la raison de ma présence. La véritable raison.
Une cordelette pend à son cou. Le pendentif disparaît sous les mailles de son habit. Je me lève, comme pour faire les cent pas, glissant une main dans ma besace. La sorcière, toute à son rituel, sort d’une de ses manches une sorte de stylet, couleur de cuivre. Elle ne voit pas l’objet que je tiens désormais caché dans la mienne, et utilise l'instrument pour tracer des glyphes invisibles sur la poitrine du macchabée.
Votre ami sera tiré d’affaire à la prochaine lune. Il aura du mal à se souvenir des choses, pendant un temps. Mais son goût de vivre en sera plus durablement affecté. On ne revient pas de là où il est allé sans conséquences. Le trépas est récent, toutefois, et j’ai bon espoir que cet effet indésirable soit plus ténu chez lui que chez les bénéficiaires habituels.
Je réponds calmement, affermissant les doigts sur le pommeau de de mon petit poinçon, forgé en malachite. C’est une magicienne. Une vraie. Je ne peux pas me rater.
Ce n’est pas mon ami.
Elle tourne la tête, interloquée par ma révélation. J’attrape ses cheveux et plonge dans le creux de son dos ma lame. Une simple entaille. Juste assez pour que l’alliage ait un effet sur son système nerveux. Après un hurlement interrompu par l’intensité de la douleur, ses lèvres balbutient en vain des mots de pouvoir. Sa main convulse, dans une routine gestuelle dont je n’ose pas imaginer quel effet elle aurait eu si je n’avais pas frappé la première.
Je la tire au sol, vers l’arrière, j’appuie un genou sur sa poitrine et tâte son cou à la recherche de la cordelette.
Désolée. La vie d’une raclure d'égouts ne m’est pas franchement précieuse. Mais il s’est révélé utile pour te trouver. Les gens du coin veillent fidèlement sur le secret de la forêt de Gordroan, et je n’aime pas la torture. Ce que je te fais, là, je le regrette, c’est juste pour éviter que tu me vaporises, ou que tu fasses exploser ma tête avec tes petits tours. Mais je ne suis ni sicaire, ni adepte des Puritains. Je n’ai pas été payée pour te tuer. Seulement pour récupérer quelque chose que tu as volé à mon employeur. Cette chose-là, n’est-ce pas ?
J’examine le pendentif que je viens de lui arracher tout en le lui montrant. C’est un simple triangle de roche polie, comme de l’obsidienne.
Qui m’a retrouvée ? suffoque-t-elle. Je ne te laisserai pas faire, et au péril de ma vie, je le conserverai ici, ce fragment, jusqu’à ce qu’un digne porteur se présente…
Mon employeur m’avait dit que j’aurais affaire à une vieille folle. Intriguée, je lui demande en souriant :
Je pourrais l’être, cette digne porteuse, non ?
Le digne porteur ne peut avoir du sang sur les mains… Combien d’hommes as-tu déjà massacrés, toi ?*
Pas plus d’une dizaine en tout.
Si jeune pourtant ! Et tu dors la nuit en te disant qu’ils le méritaient tous, n’est-ce pas ?
Ah, non. C’est parfois pénible. Mais je dors quand je suis fatiguée.
Je me relève, libérant sa poitrine et la laissant rouler hors de ma portée. Je range le bibelot. Elle ramasse son stylet, cueille une dague rouillée dans la doublure de sa chausse et se campe face à moi. Je la surveille du coin de l'œil, la main sur la garde de l’épée prise au cavalier. Sa magie neutralisée, elle ne peut pas me faire grand mal. Je tente de la raisonner.
Celui qui m’envoie, lui, prétend que ce bijou est l’héritage de sa famille.
Des mensonges ! vocifère-t-elle.
… Et que ton culte et toi l’avez volé en pensant accomplir une prophétie païenne.
Pfft ! Une prophétie… Seuls les idiots parlent de prophéties. Regarde dans ses tréfonds, mercenaire, tu y verras de quoi je parle ! Tu y verras l’évidence.
Ce n’est pas mon travail. Bien, je perds patience. Tu as un rôle, ici. Tu prends soin des gens du coin. Je l’ai deviné à la façon dont ils protégeaient ton secret ! Ils ont salement besoin de toi. Je vais emporter le corps loin d’ici, maquiller sa mort en accident de chasse… En espérant que les autorités ne s’en mêlent pas trop. Tu pourras continuer ta vie d’ermite, en toute bienfaisance.
Tu ne parles pas comme les gamines de ton âge, persifle-t-elle avec un étrange mépris dans la voix, comme si j’usurpais les mots sortis de ma bouche.
Merci. Tes paroles me vont droit au cœur et j’en prends acte comme preuve de ton honnêteté.
Et tu parles surtout trop. Beaucoup trop.
Alors ça, par contre, on me le dit assez souvent.
Pour toute réponse, elle se jette sur moi, ses deux poignards brandis.
Je l’assomme et quitte le sanctuaire, emportant avec moi le corps du maraudeur assermenté.
Après avoir tué un type comme ça, la plupart des gens auraient tremblé de peur. Mais je serai bien vite partie, car un navire m’attend à Tibba. Une journée de marche.
J’entends la rengaine des corbeaux, dans les ruines du couvent. Ils attendent de voir où je déposerai le corps.
Je repense à ce que m’a dit le Commandeur, la première fois qu’il m’a vue. Après m’avoir sauvé la mise. J’ai une tâche à vous confier, si vous êtes de taille.
Qu’est-ce que j’y gagnerais ? ai-je alors demandé.
Et lui, laconique, m’a aussitôt répondu, comme s’il avait anticipé ma question : vous y trouverez cette chose à laquelle il est interdit de penser, mais que tout le monde convoite.
Par habitude j’ai pensé à de l’or.
Puis d’autres idées, plus niaises, ont pris le pas sur les premières, pendant mon périple Ce qui est interdit et que tout le monde cherche. L’amour ? La connaissance ?
La liberté ? Si c’est le cas, il va m’entendre. Je n’ai pas traversé le continent et bravé les lois une seconde fois pour qu’on me récompense du seul bien que je possède déjà. Si je trouve ici ma liberté, je risque de l’avoir en double… C’est le reste qui me manque.
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Mon nom est Fan [ch.02]
[Post-Apo]
Je me réveillai avant l’aube. J’aurais aimé vous dire que je levai le campement, mais en vérité, il n’y avait pas grand chose à lever. J’empaquetai juste assez de vivres pour une semaine, ma simple couverture et mon fusil. Soit, pour ainsi dire, tout ce que je possédais. Et je me mis à marcher.
La route défilait sous mes semelles, comme une bande passante de petits traits blancs à moitié effacés. Je me demandai si un chimiste assez ingénieux serait capable de recycler le goudron de cette départementale en quelque chose d’utile.
Les pensées passèrent très vite… Décidément plus vite que le chemin. En posant les yeux sur une carcasse de bagnole, je réalisai une chose. Un mort était au volant. Mais ce qui me glaça le sang ne fut pas tellement de trouver des restes humains dans un véhicule abandonné. Ce qui me glaça le sang, c’était l’état du cadavre, et de la voiture en elle-même. La rouille n’avait pas bouffé le tiers de la surface, les pneus étaient à peine dégonflés, les sièges encore debout, juste une vitre cassée, et le capot refermé. Les mauvaises herbes se tenaient encore à l’écart, tutoyant les jantes avec respect, et les os du conducteur étaient couverts par la charogne. Des mouches virevoltaient encore autour de la tête, au-dessus d’un festival de petites larves pâles dont je perçus d’abord le mouvement pulsatile avant d’identifier la nature exacte. J’étais trop loin pour avoir la moindre idée de ce qui l’avait tué, mais de toute évidence, ça ne datait pas de l’Avant.
Je n’osai pas m’approcher. Je poursuivis ma route, me retournant vaguement tous les dix mètres, comme une idiote. Comme si j’avais peur que la voiture prenne vie et se mette à me traquer. J’avais lu un roman d’horreur qui parlait de ça. Un roman à la con.
Mais quand même… Il fallait reconnaître qu’une voiture en état de marche qui s’échouait, avec son conducteur foudroyé par on-ne-sait-quoi, pour n’être pas entièrement décarcassée après si peu de temps, ça ne courait pas la campagne. Quelle mouche l’avait piqué, cet abruti, pour se pavaner en vieille citadine ? Et par tous les foutus dieux qui pourraient - on ne sait jamais - habiter la terre ou le ciel, où s’était-il procuré l’essence ?
Je ne tenais plus. Je fis volte-face et m’en retournai ausculter le bolide. J’avais un étrange pressentiment. Et l’idée audacieuse qu’un gars eût pris sur lui de trafiquer le moteur d’une voiture d’Avant pour l’alimenter au Strontium, m’avait frappée comme un éclair impitoyable au sommet d’une haute montagne venteuse et décharnée. Je devais en avoir le cœur net.
Et c’est alors qu’elle me frappa. Pas en métaphore, cette fois-ci. Et pas la foudre. Plutôt une balle. Une salope de balle de 9 mm, tirée juste avant une rafale de trois qui se mit à crépiter dans le coin de ma vision. Bizarrement, ça ne se traduisit pas comme on pourrait l’attendre d’une telle situation : je n’eus aucun éclair de lucidité. Je venais d’être prise au piège comme une gosse. Mon genou se plia sous l’impact, et je tombai comme un chiffon derrière la jante. Je rampai comme une souris acculée au fond d’une caisse par un chat sadique. Les tirs cessèrent. Des foulées rapides se mirent à dévaler le grand talus qui coiffait la route. Ces enfoirés devaient être embusqués depuis un bail. Je pris ma voix de tête la plus stridente et pitoyable et je chouinai depuis ma planque :
Arrêtez ! Je ne veux de mal à personne, je vous en supplie !
J’en comptais trois. Quatre, avec le sniper qu’ils avaient dû laisser en retrait. C’était typique de l’Occitane. Je savais déjà comment les choses se passeraient. Ils me feraient une sommation officielle, avec leurs grands airs de robins des bois. Ils me prendraient tout ce que j’avais sur moi. Là, je serai confrontée à un choix : les rejoindre dans leur bastion pour devenir soldat volant de la République, ou mourir d’une balle dans la tête, proprement. Je n’avais pas des masses envie de choisir entre les deux.
J’attrapai mon fusil, l’armai en deux temps, trois mouvements, et accueillis le premier maraudeur en cagoule au détour du coffre, d’une balle dans la tête. Le troufion n’avait même pas l’arme pointée.
Ce son… Il m’avait un peu manqué, ce son. Sec et sonore, creux et profond, sans fioritures ! Une silhouette se démarqua à l’avant du véhicule. Le type se pointa avec une démarche benête, le flingue à revers dans sa paume crispée, comme s’il était en pleine démonstration de son tourbillon de cowboy… Il reçut ma deuxième balle dans le thorax.
Je me redressai sur le côté, en m’appuyant sur le métal brûlant de la jante. Le souffle court, je mis à l’épaule mon cher fusil quantique. Plus que deux balles en réserve. Je vis le cowboy qui se maintenait debout, en crissant des ongles sur la carrosserie. Il couinait comme un porcelet en larmes. Est-ce que ça pleure, un porcelet ? Peu importe. Il commença à pointer sur moi son revolver. Je tirai un troisième coup, qui s’enfonça dans la petite visière de sa cagoule de natio de mes deux… Et puis un quatrième dans la foulée. Le dernier. Nerveusement, j’avais tiré en apercevant l’irruption d’un autre gêneur, au coin du pare-brise. Sans réfléchir. Je me maudis un bref instant en regardant valser les volutes de poussières que la balle avait soulevés sur le capot. Le troisième gars s’était retranché. J’étais foutue.
On va la faire d’une façon propre, d’accord ? se mit-il à trembloter depuis son abri, tandis que je fouillai en vain mes poches à la recherche de munitions.
Nan, répondis-je au culot. On va la faire à MA façon propre, je trouve ça plus pertinent. Tu me jettes ton arme pour te faire pardonner et tu fous le camp retrouver tes potes nazillons. On fait comme ça ?
Mais merde c’est quoi un nazillon ? Tu viens d’où, toi ?
Il était nerveux. Plus nerveux que moi. C’était bon signe, puisqu’il n’avait pas pris une balle dans le genou, lui. Mon genou à moi, il suintait déjà de douleur, comme un bidon rempli d’acide qu’on vient de percer au couteau. Je continuai mon numéro.
Je viens d’un endroit où on adore dépecer vivantes les crevures dans ton genre. Je bouffe tes potes au petit déjeuner depuis que j’ai six ans, alors joue pas au plus malin… Ton flingue. Vite.
Oh ! Y’a des meufs parmi les Loups ? Sans déconner ? T’es… une Louve, alors, c’est ça ?
Nan, répondis-je. Moi, on m’appelle Fan… Et toi ?
Euh je… Barto ! Mon nom, c’est Barto. Mais eh, t’es sacrément douée, tu sais ! Une tueuse comme toi, ça mérite que de trouver sa place en ce monde… On pourrait en parler, dis ?
J’avais ce que je voulais. La main de Lucky Luke était encore serrée sur la poignée de son arme, mais je l’avais extrait pendant mon tête-à-tête en aveugle avec l’Occitan. Depuis ma position couchée, j’aperçus les deux bottes de mon dernier visiteur. Je faillis même lâcher un soupir de dépit. Quel débile…
C’était vraiment un revolver de cowboy. Chromé, poli, brillant, et pas moyen de viser un buffle à deux mètres avec ! Le coup partit se loger dans la semelle du maraudeur, dans une tempête de bruit et de fumée. Ma victime se répandit en hurlements et en injures. Il bondit de sa cachette sur une jambe, furieux, l’arme levée. Un beau petit fusil d’assaut bricolé à la grâce de Dieu. Je vidai la fin du barillet dans son corps sans vie, après un échange des plus édifiants, et je me hissai, dans une grimace contorsionnée, sur le pare-brise de la citadine. La pensée me traversa à l’instant même où je reprenais mes esprits. Le sniper. Quel conne j’avais été…
Par réflexe, je me baissai avant de réaliser. Aucun coup n’était parti. Il n’y en avait pas, de sniper. Ces amateurs ne savaient même pas tendre une embuscade proprement. Par contre, il y avait fort à parier que leurs amis du campement le plus proche avaient entendu les coups de feu.
Je ne perdis pas une seconde et me mis à boiter en direction du fossé, les trois armes sur les bras, et la veste en jean rétro de Clint Eastwood, les poches toutes tintinnabulantes de jolis pruneaux. Il y avait une rivière, de ce côté. Enfin, un genre de ruisseau, quoi.
Je continuai de boiter en suivant le lit à sec, heureusement - il faut bien trouver du positif à tout ça - la balle s’était logée dans la rotule, et que je ne saignais pas outre-mesure. Je dégustais. Mais je n’allais peut-être pas en mourir. Et j’avais déjà connu plus contrariant.
Je fis halte dans une crevasse entre deux rochers, qui surplombaient une lône putride déviée depuis le cours d’eau. Une sale odeur de déchets toxiques hantait les lieux. Au crépuscule, profitant des dernières lueurs, je m’attelai à la lourde besogne d’extraire la balle de son écrin de cartilage et de nerfs sanguinolents, avant de m’effondrer, épuisée mais triomphante, cette foutue balle dans la main et une compresse sur le genou. Niveau douleur, j’avais connu pire. Mais surtout mieux.
J'avais survécu à la République Occitane ! En même temps, si c’était bien là un échantillon représentatif des troupes, j’étais assez dépitée à l’idée que de telles branques puissent mettre tout le Sud-Est en coupe réglée… Décidément, le monde n’était pas aidé. Quoique. Avec la chance insolente qui venait de compenser pas loin de deux erreurs monumentales de ma part, est-ce que je n’étais pas aidée, moi ? Tout était toujours question de perspective, comme d’habitude.
La nuit s’installa autour de moi. Des hurlements commencèrent à percer l’obscurité lointaine. Ce soir-là, plus que la mort elle-même, il me fallait craindre les charognards. Ces meutes de chiens croisés avec des loups, le cerveau salement irradié, vu l’agressivité des bestioles… D’un autre côté, je n’y connaissais pas grand chose en radiations. C’est sur ces pensées vagues que le sommeil me prit.
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Prudemment, je m’avance au milieu d’un désert
Avec ma rage pour foi, pour arme mon silence.
Lourde misère, pâle béance, tout à la fois est porté par le ciel.
Il fait plus froid, bien plus froid, que quand j’étais vraiment seule.
Mais les oiseaux du vide tournoient comme des trous noirs
Pétrissant, disloquant mes cellules les plus secrètes,
Simples sangsues de vie que le hasard sécrète,
Et je peux les chasser. Je peux, mais je m’abstiens,
Si elles le veulent, ma foi, je serai leur repas,
Tout au monde, plutôt que là d’où je viens,
Et pourvu que ça ne dure pas.
[poème017]
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nuit-pourpre · 4 years ago
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L’ampoule éclate, le fusil fume, la pièce s’éteint
Les cigales s’alarment dans le silence revenu
Et sur les bris de verre un apeuré se tient.
Comme il est fébrile, comme il est nu
Sans la cohorte armée qui lui servait d’abri
Sans les flingues, et les gaz, et le bleu qui lui servaient d’habits.
Comme il craint désormais le calme de la rue, celui qui l’appelait de ses vœux.
Comme il voudrait tant éteindre le feu
Maintenant qu’il s’est répandu.
[poème018]
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nuit-pourpre · 4 years ago
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“Je filerai pour toi sans bottes sur les crêtes des montagnes,
En escaladant l’aube, et la brise, et les pierres,
Qui s’échapperont sous mes talons.
Pour aller te chercher, jusqu’aux enfers les plus hauts,
Je traverserai la nuit,
Lézardée de bombardes de givre,
Courbant sous elles, domptant les vents,
Avec ma silhouette improbable, dans la tempête.
Ma peau gèlera sous la tourmente, insensible, moqueuse,
Criant aux dieux d’hiver que je ne les crains pas.
J’irai pour toi la nuit d’une ruelle à l’autre,
En passant d’une maison à sa voisine, silencieuse,
Pour te chercher sous la ferraille pluvieuse.
Je goûterai les lourdes gouttes de mes lèvres,
Je te verrai en rêve,
Je te verrai en fièvre.
La sueur du printemps endormira la ville,
Je pleurerai pour toi à chaque battement de cil,
Jusqu’à ce que les ténèbres soient nôtres.
J’arpenterai pour toi le maquis sec et creux
Où l’été est si vif qu’on ne voit plus le sol,
Où des monts de poussière au moindre vent s’envolent
Et où je te verrai, devant moi, de mes yeux.
J’irai mourir de soif pour ce simple mirage.
Mes sens donneront sens aux pensées obsédantes
Qui ne sont sans cela qu’un archipel d’images.
Et tu seras entière, et je serai mourante.
Je ploierai le genou pour t’entrevoir
Entre les arbres de l’automne endormi
Il fera soir
Et à minuit
Ton souvenir réinvoqué
Marquera de ton sceau les troncs
Pour me guider à toi,
À la source qui n’a plus de nom.”
[poème020]
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Perséphone [ch.02]
[Soft-SF]
*
Il y a des jours où on aurait préféré ne pas être téléporté en orbite à son insu. Besp le moustachu ouvrit les yeux sans la moindre idée d’où il se trouvait.
D’accord, c’était assez courant pour un ancien porte-flingue devenu mercenaire. On pourrait même dire qu’il y était habitué.
Le problème, c’est que cette fois, il avait dans sa mémoire des informations dont pourrait dépendre le futur de toute son espèce. Cette fois, il n’avait pas perdu les jours d’avant à planer dans une capsule orbitale, défoncé par un cocktail de texisone, d’asylum 701 et de Mirador. Cette fois, c’était différent.
Cette fois, l’ambiance de gueule de bois, c’était plutôt “pardon, y’a quelqu’un ? je me souviens juste que j’étais dans un désert au tropique de la Lune 23, en train de crever de soif après qu’une expédition surarmée et à la technologie avancée, envoyée par les agents endoctrinés du Rêve, m’a traquenardé au fond d’une grotte où je venais de découvrir le vestige d’une civilisation disparue probablement ignorée de tous et dont un programme informatique m’a imprimé une suite de 1182 chiffres dans la cervelle avant de s’autodétruire en me disant d’aller sauver l’univers… ensuite je suis devenu une sorte d’entité symbiotique capable de détraquer les machines à distance par la pensée, je les ai tous tués et j’ai pu me sortir de là, mais comme ma bécane avait été démantelée, j’ai dû traverser le désert à pied et maintenant que je le dis, c’est un nomade avec une vadrouilleuse en pire état encore, qui m’a trouvé par miracle pendant que j’agonisais… où sont vos chiottes ? la perfusion, c’est obligé ? ça me tenterait bien d’avaler un truc consistant. Doc ?”
Il mit les mots sur l’odeur de propreté douceâtre qui lui filait la nausée depuis son réveil. Il était dans un module de soin. Circulaire. Ou plutôt en octogone. Les murs étaient couverts d’une mousse argentée, un maillage de picots et de trous, dont la texture évoquait une grille. Des poignées étaient alignées sur chacun des huit pans qui se rejoignaient en cloche autour d’un gros plafond à néons blancs. Comme si des tiroirs se cachaient dans les murs. Le reste de la pièce était vide, à l’exception de la chaise longue, froide comme une morgue, où il était entravé par des menottes et perfusé à la tempe. Sa tête engourdie et la mollesse de ses doigts lui évoquaient une gravité plus faible que sur la Lune 23. Typique de la centrifuge des stations orbitales. Il tonitrua :
Eh, je suis où ? Y’a quelqu’un ?
La pièce n’avait pas le moindre écho. Il entendit la coulisse d’une cloison, derrière le repose-tête. Il ne put voir qui marchait derrière lui.
Oh bordel, y’a quelqu’un en vie ici ! Eh, je suis où, là ?
On ne lui répondit pas. Il entendit simplement qu’on ouvrait deux, puis trois compartiments. L’inconnu en sortit du petit matériel qui carillonnait, puis les referma dans un roulement à billes. Des bips résonnèrent. Et on sortit du module à nouveau.
EH ! Je veux parler à un responsable, espèce de branle-couille !
Une heure s’écoula. Ou seulement cinq minutes. Puis la porte s’ouvrit dans son dos une seconde fois. Un type s’esclaffa :
Ah… Notre invité a donc survécu au sérum !
Le bonhomme avait une voix fluette, et un accent profondément aristocratique. Besp crut reconnaître les manies des officiers des Compagnies interstellaires. Restait à déterminer laquelle…
Quand l’un de nos explorateurs vous a charrié au spatioport de la 23, il a eu de la chance d’y trouver une navette opérationnelle… Vous étiez salement déshydraté. On vous aurait déclaré cliniquement mort, sans mes soins ! Vous devez la vie à Amæthon™.
Le mercenaire eut un hoquet. Amæthon™ était l’une des trois grandes Compagnies. Jamais eu affaire à eux. Mais ils possédaient la moitié des Bulles de la Lune 23, et quantité d’autres stations dans tout le système libre.
Super. Pourquoi ne pas venir face à moi, pour me parler ? Je suis un peu court, niveau champ de vision.
Pardonnez-moi… minauda le scientifique en s’approchant du lit. On en oublie ses manières, après tant de temps passé en orbite.
C’est pas sur la 23 que vous les auriez entretenues, vos bonnes manières, vous en faites pas…
Le médecin portait la combinaison pourpre et blanche des élites Méthines. Une impeccable brosse de cheveux roses étincelants couronnait son visage. Sa peau était sombre, imberbe, juvénile malgré un air qui trahissait le poids de l’expérience. Ses yeux brillaient comme des diodes, dans un bleu de supernova. Besp reconnut des implants. Il avait un cyborg devant lui.
Elle en jette, votre teinture… Et vos mirettes ont dû coûter bonbon, nan ?
Et pourtant… Elles pourraient bien être moins intéressantes sur le marché que vos propres pupilles, monsieur…?
B… Besp ? On m’appelle juste Besp. Des filles m’ont déjà dit que j’avais de beaux yeux, mais je les avais payées… Qu’est-ce que vous me chantez là ?
Le docteur lui tendit un miroir sur l’écran de la tablette qu’il portait à la main. Besp crut délirer. Son souffle se coupa. Il voyait un monstre. Sur ses traits fatigués, ses yeux, toujours bien en place, étaient comme tatoués à l’encre noire. Ni blanc, ni iris. Sans motif. Impénétrables. Deux globes arachnéens, luisants comme de l’obsidienne. Terrifiants, en un mot.
Je ne saurais expliquer mieux que vous ce phénomène… Ce qui remplissait vos orbites semble avoir été… transmuté ? Comme remplacé par un néo-tissu comparable à une structure en polymères.
Je… Je suis aveugle ?
De toute évidence, non ! C’est là ce qui m’intrigue le plus… Y a-t-il le moindre changement dans vos perceptions ?
Besp se tut. Il fit tomber la tablette sur ses genoux, que le docteur ramassa délicatement, en grimaçant. Il pesait ses mots. Comme quand on annonce à une famille de mineurs d’Odigo que leur enfant est mort dans un effondrement.
Vous avez sans doute vécu des choses éprouvantes. J’ai trouvé dans votre mémoire traumatique des réflexes qui indiquent que vous avez survécu à une fusillade. Notre agent nous a indiqué, de plus, avoir surpris le décollage d’un engin de pointe, une technologie alien qui a disparu en flash au-dessus du désert. C’est dans la direction du phénomène qu’il est tombé sur vous. À quoi correspondent les chiffres que vous avez notés sur votre calepin ?
Ce… Vous avez pas d’autres questions à me poser ? Ou trois à la fois c’est déjà pas mal ?
Prenez votre temps, Besp. Et racontez-moi donc votre histoire.
Après des réserves auxquelles le médecin d’Amæthon™ opposa de rassurantes garanties sur le respect du secret médical, Besp se laissa convaincre par l’argument-massue : la promesse d’un petit remontant et d’un repas solide, au chaud dans des quartiers de plaisance aux frais de la Compagnie.
C’était… Le Rêve. Un commando du Rêve. Je m’en suis sorti avec un vieux flingue, mais j’étais fait comme un rat. Ils ont eu le temps de s’enfuir le temps que je sorte de ces… ces ruines.
Loin de moi l’idée de vous insulter, mais s’il s’agissait bien d’aponteurs venus du Système Extérieur, il est difficile de croire que vous en soyez sorti indemne.
Il faut que vous sachiez… Que tout le monde sache ! Ils ont des Relais portatifs. Ils ont assemblé une antenne au dernier moment et ont tenté de m’endoctriner !
Mm… fit distraitement le Méthine en fixant le moniteur du brancard. Vos variables sont normales. Probablement de faux souvenirs ou un reste de confusion dû au sérum pendant votre sommeil paradoxal. Vous avez mentionné des ruines ? Vous pouvez m’en dire plus ?
Attendez, je sais que ça a l’air complètement débile, dit comme ça, mais il faut vraiment me croire ! Le Rêve a les moyens de ses ambitions et nos stations de surveillance n’y résisteront pas, cette fois !
Dans l’improbabilité extrême où vous diriez vrai, Besp, il vous faut tout de même du repos. Les 20 gestionnaires de notre Cellule d’Archives réunissent leurs votes en ce moment même, concernant votre cas. Ce qui est arrivé à vos yeux… C’est remarquable, mais également inquiétant. Votre système nerveux réagit d’une manière qui fait échouer mon expertise médicale. Mais je ne suis pas maître des budgets communs, hélas ! Nous saurons dans deux heures, maximum.
Savoir quoi ?
Si nous vous transférons au centre d’études de la compagnie, ou si nous vous extrayons.
Comment ça, m’extraire ? Bordel, vous pouvez pas parler comme tout le monde ?
Le docteur, impassible, activa quelque chose, du bout des doigts, sur sa tablette. Les menottes aux poignets de Besp s’étendirent. Des anneaux supplémentaires emprisonnèrent ses coudes. Ses chevilles furent entravées à leur tour et un dernier cerceau de métal vint maintenir sa tête. Il secoua tant bien que mal, pris de panique. Une décharge anesthésia sa gorge et paralysa les muscles de son visage. Il voulait hurler, mais seul un gémissement put escalader sa trachée.
Je suis désolé, Besp, ce que j’ai à vous dire pourrait provoquer chez vous une réaction compréhensible, mais peu pertinente. Votre IDI cérébral confirme que vous n’existez pas. Aux yeux des accords interstellaires, vous êtes déjà décédé. De plus, vous avez peut-être été en contact avec une forme de vie non-identifiée. La loi d’Amæthon™ est formelle, et elle est fondée sur le bon sens moral le plus élémentaire : nous ne pouvons risquer de déclencher une épidémie de souches xénobiotiques inconnues en vous relâchant sur n’importe quelle planète, et si les gestionnaires estiment que vous n’êtes pas un sujet de recherche pertinent, nous n’avons clairement pas le budget pour une détention. L’évacuation se fera donc conformément à notre charte éthique : vos derniers instants de conscience dureront pour vous une éternité et vous pourrez choisir votre simulation de sortie comme bon vous semblera. Je me permets néanmoins de vous rassurer. Mon rapport enthousiaste convaincra sûrement lesdits gestionnaires que vous représentez un sujet d’étude de la première importance pour l’avenir de la Compagnie ! Il ne saurait en aller autrement. Je ne pense pas mentir en vous disant qu’il y a 98% de chances que l’on vote en faveur de votre transfert. Nous pourrons alors commencer une étroite collaboration, pour le bien de la science et du cosmos. Une occasion porteuse et lucrative, pour quelqu’un comme vous !
Il s’éloigna vers la sortie, avec une gêne mal dissimulée. Le mercenaire trouva la force de hurler :
Merde, sérieusement ? Je vais crever ?
Je vous l’ai dit, probablement que non ! Reposez-vous, Besp, tout ira bien…
Il laissa passer quelques minutes. Il ne pensa pas à grand chose. Il y avait trop d’informations à gérer en même temps. Son instinct de survie, anesthésié, mit le temps d’une rotation de l’hôpital sur son axe, pour se souvenir que son sort allait se jouer à la décision d’un conseil budgétaire. Si on l’épargnait, quelle vie l’attendait ? Un cobaye pour Amæthon™ ? On racontait toutes sortes de choses sur les scientifiques des Grandes Compagnies.
Le module de soin tournait toujours dans le silence du vide spatial. Quelque chose de froid et primitif prit le contrôle de Besp. Il sentit ses neurones branchés aux circuits de son fauteuil - il n’avait rien de mieux pour le décrire. Le moniteur derrière sa tête émit un grésillement et les entraves métalliques se replièrent en libérant ses membres. Son corps roula.
Ses muscles finirent de s’éveiller. Il rampa jusqu’aux armoires murales en face de lui et les ouvrit une à une avant de tomber sur une grande toile qui dégageait une odeur âcre. Le parfum de la liberté. Son veston en cuir rapiécé. À l’intérieur, son arme avait été mise en pièces. Il assembla le revolver. Il tremblait plus qu’un asylomane en désintox. La porte s’ouvrit dans son dos.
Ce commando-là était moins impressionnant que les agents du Rêve. Les deux gars de la sécurité n’étaient même pas en armure.
Il entendit le verrou de leurs chambres de tir et une impulsion lui traversa la jambe. L’impact le jeta à terre. La douleur prit toute sa jambe. Il aligna son bras et écrasa deux fois la détente.
Il aurait aimé se trouver à quelques mètres derrière la paroi du vaisseau, dans le vide spatial. L’écho finit de percer les tympans du mercenaire. La gravité disparut.
Les néopyres, les armes à impulsion statique qu’utilisaient les gardes des stations orbitales, n’avaient pas l’inconvénient de percuter les parois après avoir traversé leur cible.
Ses propres balles avaient déclenché une alarme stridente et, d’une manière ou d’une autre, interrompu la rotation de tout l’hôpital. Son dos heurta un casier. Il vit fuir de son mollet une couleuvre de sang, noire et grasse. Des bulles flottaient dans l’air. Des morceaux de cervelle également. Il prit appui sur les deux cadavres pour se jeter hors de la cellule.
Son coude fut écrasé sur plusieurs virages. Un troisième garde, sur sa route, fut criblé de balles. Les douilles sautèrent comme des fusées à chaque tir, se perdant en ligne droite dans les couloirs labyrinthiques de la station, carillonnant à chaque impact avec une étrange coordination de boîte à musique.
Besp prit appui sur une travée, se propulsa vers le Méthine à l’agonie. Les deux hommes en apesanteur dérivèrent dans une vaste cantine. Besp lui mit l’arme sur la tempe :
Où sont les modules de secours ?
**
Les rails sifflèrent. Le propulseur embrasa le carburant de la capsule dans une longue accélération qui manqua de lui briser les os.
Besp nageait au milieu de son propre sang. La vie, globuleuse, s’échappait de sa blessure. Il avait garrotté sa jambe avec la ceinture de maintien de son cercueil volant. Dans le rétroviseur, s’éloignait à son regard l’hexagone high-tech portant le logo d’Amæthon™, il réalisa qu’il venait de s’élancer dans le vide spatial. Inertie. Trajectoire indéfinie.
Les minutes passèrent. Lui passa de la crise de larmes aux cris de rage, du fou rire à la morosité. Plusieurs heures. Il se retourna, depuis sa position fœtale. Il observa la Lune 23. Les nappes grises de son atmosphère léchaient comme des vagues une terre ocre. Des cyclones opaques voilaient toute la ceinture équatoriale, cachant au regard les jungles où couvaient Coramine et Ranfaris. Au-dessus de sa tête planait l’ombre titanesque d’Odigo, le tyran de plomb, que la géante orange faisait de loin étinceler comme un tison ardent. Il ne les voyait pas comme des astres. C’étaient trois dieux terribles, moqueurs, sadiques. Qui le regardaient passer, infiniment petit, avec leur sens de l’humour qui se comptait en milliards d’années. Ils avaient dû en voir, des absurdités…
Cher foutu journal de mon cul, murmura-t-il, déshydraté et engourdi. Aujourd’hui, j’ai pris la décision la plus débile de ma courte vie. Je me suis jeté dans l’espace comme d’une voiture en marche. Comme si j’allais pouvoir faire du stop pour rentrer chez moi ensuite… Mais en inertie dans le vide interstellaire, le stop, c’est pas top. J’ai même pas de journal pour écrire ça. Je m’en fous, de toute manière.
Son souffle et son esprit s’endormirent. Il dérivait en silence à 46 kilomètres par seconde. Un témoin sentient aurait pu continuer à entendre le son solitaire de la console, dans le sarcophage vitré, biper à un rythme constant. Le radar imperturbable. À la recherche de quelque chose. Même la douce alerte du niveau critique d’oxygène ne réveilla pas le mercenaire.
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nuit-pourpre · 4 years ago
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Nous enfouissons nos voix,
Nous attendons le jour.
Nous attendons la vie
Nous attendons la joie
Nous attendons le feu des âmes libres
Nous attendons l’amour qui le fera brûler
Nous attendons des mots qui ne viendront jamais
Nous enfouissons nos rages.
Nous pavons notre voie :
Que tout le monde y passe, et que l’automne y tombe !
Que la neige s’entasse et que les charrues grondent
Que le dégel, souvent, fasse éclater la pierre,
Que le soleil réchauffe un peu notre poussière !
Ce qui est en-dessous a soif de sang et d’eau.
Nous attendons la pluie, nous attendons sans mots.
C’est au prix de nos corps et de nos larmes vives
Qu’on paie la volonté de jouir et subsister.
Et c’est en attendant que l’on paie d’exister.
Car les hommes nous privent.
Les puits où nous buvons, c’est pour eux qu’on les creuse
Les canaux qui nous portent,
Les ponts qui nous relient,
Les fruits sur notre route,
Ce petit banc à l’ombre, il est aussi à eux.
Notre marche est aride,
Et nous souffrons de vivre en souffrant trop d’aimer,
La carence est routine,
La cadence nous ruine,
L’espérance rumine et la soif assassine.
Ce qu’il nous faut, mes sœurs, est un trésor caché.
Il nous faut, pour l’avoir, notre sueur, nos armes,
Nous prendrons les jardins où les Contents se vautrent
Il nous faudra du sang, et des cris, et des larmes
Mais sûrement pas les nôtres.
[poème022]
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