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#brasillegrandremix
remykolpakopoul · 4 years
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RKK BRASIL ► Le Grand Remix [4/6]
Sur le marché intérieur, les choses sont bien différentes. Mais pour cela, nous allons reprendre le fil du temps là où l’article « Puissance de la musique » en est resté, en 1982. Un flashback par décennie, pour voir que la fin du régime militaire (en 1985) achève de libérer beaucoup d’énergies.
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LES ANNÉES 80 ► OUVERTURE TOUS AZIMUTS
La décennie brésilienne qui s’est ouverte est boiteuse : plus tout à fait dictature mais encore régime militaire, censure en veilleuse, mais point abolie, droit de grève toléré mais pas libéré. Le président est encore un général, João Figueiredo. Celui qui, dit-il, « préfère l’odeur des chevaux à celle des masses » et qui, interrogé sur ce qu’il ferait s’il gagnait le smic local, a répondu : « Je me tirerais une balle dans la tête. » Ça donne la dimension du bonhomme.
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On sent comme un flottement avec ce retour inéluctable à un régime civil. Le prochain président sera élu, certes, mais par les députés et sénateurs, réunis en congrès. Pas de suffrage universel. Du moins pas encore. Alors se met en route une campagne pour les élections directes (« Diretas Jà ») qui est l’occasion de grands raouts sur les places publiques où se côtoient politiciens et artistes. Ceux-ci sont archi-présents, ainsi Chico Buarque, dont la chanson « Vai Passar » est la bande-son. Mais les généraux ne cèdent pas là-dessus. Les élections directes, ce sera donc pour plus tard.
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Tancredo Neves, opposant (modéré) au régime militaire, est élu président le 15 janvier 1985. Le premier président civil depuis… 1964. Collision incroyable de l’histoire, son élection tombe au beau milieu du premier festival Rock In Rio (du 10 au 20 janvier) à Jacarepaguà, près du circuit de F1. Un million et demi de spectateurs en dix jours, une affiche hallucinante qui défouraille en tous sens : Queen, George Benson, B-52’s, Al Jarreau, Iron Maiden, AC/DC, James Taylor, Nina Hagen, Rod Stewart, Yes, Ozzy Osbourne !!! Plus Gilberto Gil, Rita Lee, Alceu Valença et beaucoup d’autres stars du Brésil. Le lendemain de l’élection, le même jour, grand écart : je tourne pour la télé française une séquence avec l’excentrique Nina Hagen sur le toit du sambodrome (l’avenue du carnaval), puis, deux heures plus tard, j’interviewe pour Libération l’homme considéré comme le plus puissant du Brésil, Roberto Marinho, le boss de T.V. Globo, qui m’explique qu’il est largement responsable du retour à la démocratie (hum !)… mais ne s’intéresse pas à Rock In Rio. On s’en serait douté. Et le soir même, au Circo Voador (le cirque volant), haut lieu de l’alternatif, au centre-ville de Rio, James Taylor chante la liberté (formellement) retrouvée devant un public installé jusque sur la scène… Quelle journée !!! En fait, Tancredo Neves tombe gravement malade le 15 mars 85, veille de son entrée en fonction, et meurt un mois plus tard. Scénario plus improbable qu’une telenovela. C’est José Sarney, le vice-président, un civil conservateur poussé par les militaires, qui prend sa place. La (vraie) démocratie, ce sera pour plus tard.
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Et le rock nacional (made in Brazil), dans tout ça ? Mal vu lui aussi des militaires, il est en veilleuse depuis Raul Seixas le fantasque et les Os Mutantes Tropicalistes. Il explose dans la seconde partie des années 80. De partout, comme une marmite incontrôlable à ébullition. Bien, c’est comme ailleurs, un « marché » à destination locale. Vous en connaissez, des groupes de rock français qui ont conquis le monde ? Au Brésil, le rock est en orbite, de São Paulo à Brasilia, en passant par Rio et Porto Alegre (place forte parce que proche de l’Argentine, réduit rock depuis… les sixties !). Millions de disques vendus (RPM, limite pop), et parfois de public comme Capital Inicial et Legião Urbana, un million de spectateurs dans leur fief de Brasilia : le rock bouscule ladite M.P.B. (toujours Musique Populaire Brésilienne, donc la chanson) par son énergie débridée. Un groupe émerge, à la stature internationale, cousins tropicaux des Talking Heads, Os Paralamas Do Sucesso. Et quelques noms sortent du défouloir ado, d’où, ce n’est pas un hasard, sortiront des figures durables en solo : le fantasque Lobão (de Barão Vermelho), Edgard Scandurra, dingue de Gainsbourg (de Ira!), Arnaldo Antunes et sa voix grave (de Titãs). Plus deux grands allumés : Cazuza, déchirant poète rock lui aussi brièvement passé par Barão Vermelho, et Renato Russo, fondateur de Legião Urbana avant de rouler solo. Tous deux morts trentenaires du sida. Une blessure à vif, et aussi une grande prise de conscience dans la jeunesse brésilienne. Le rock do Brasil fait, depuis, son chemin, avec toujours son lot de groupes indie et sa scène trash metal, dont Sepultura des frères Cavalera, surgi en 84 de Belo Horizonte, sera la tête de proue planétaire du genre (même après la dissidence de ses fondateurs).
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Le centre de gravité du carnaval bouge et remonte vers le Nordeste. Jusqu’aux 80’s, il n’y en a que pour Rio, qui en fait d’ailleurs son commerce à l’année. Seulement voilà, les écoles de samba, fréquentables pendant les six mois de répétition, tombent dans le grand spectacle pour le défilé du carnaval. C’est certes somptueux et créatif, mais on reste spectateur. C’est là que Salvador de Bahia entre en jeu avec son carnaval-participation. On peut plonger dans la foule : soit suivre un trio elétrico, tradition locale depuis les 50’s, camion à décibels avec groupe électrique live qui joue le frénétique frevo dans la lignée de Dodô & Osmar ; soit rentrer dans un bloc afro, qui réinvente une Afrique du coin de la rue, avec des mix de pans d’histoire. Exemple, Olodum, dans la musique « Madagáscar Olodum », passant de la reine Ranavalona à Sankara, président du Burkina Faso, associant Madagascar, apartheid et Pelourinho (le centre historique de Salvador) !!!
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En fait, ces blocos et afoxés percussifs, Filhos de Gandhi, Ilê Aiyê, Olodum, Ara Ketu, Muzenza, etc., célèbrent avant tout la beauté noire. Une prise de pouvoir culturelle dans une ville où 84 % de la population a du sang africain, et où les divinités des cultes afro-brésiliens (candomblé) sont « colocs » avec le Dieu de l’église catholique ! Des blocs à la scène, il n’y a qu’un pas, et voilà que surgit l’Axé Music (axé, salut en yoruba, langue et ethnie du Nigeria et du Bénin). Pour le meilleur, avec Margareth Menezes, Gerônimo, Daniela Mercury et plus tard Carlinhos Brown, Salvador de Bahia devient « ze place to be », dans les 80’s. Riches heures du carnaval. Mais ça ne durera qu’un temps. Car, pour le pire, le carnaval devient peu à peu une machine à débiter une sous-variété afro-pop qui remonte… sur les trios elétricos, à coup de décibels. Et plus dure sera la chute : à l’orée du nouveau siècle, le business va prendre le dessus, déserter les avenues populaires du centre-ville au profit des « camarotes », les espaces réservés-pompes à fric dans les beaux quartiers des plages. Pauvre Bahia, malgré toute cette richesse séculaire ! Seul Carlinhos Brown, qui réhabilite son quartier de naissance, le Candeal, fait dans le social pédagogique, même si sa musique se perd parfois…
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Le jazz brésilien lui aussi sort de ses gonds dans cette décennie. On le sait, le Brésil de la bossa nova a fasciné l’autre Amérique, celle du nord donc du jazz. Au point que derrière Sergio Mendes et João Gilberto, qui s’y sont fixés, de nombreux Brésiliens y ont fait des séjours prolongés, tel Tom Jobim. Mais ça date déjà des sixties. Alors du sang neuf arpente l’Europe, ainsi le rigoureux pianiste et guitariste Egberto Gismonti, prolifique maître de l’écurie du label allemand ECM, ainsi Paulo Moura, clarinettiste à l’aise dans le jazz, la gafieira (le bal brésilien), le choro (le swing urbain du début du XXe siècle au Brésil) ou un concert symphonique. Ainsi le lutin multi-instrumentiste Hermeto Pascoal, qui a séjourné deux ans aux côtés de Miles Davis. Très tôt, en 1979, Hermeto est à l’affiche du premier rendez-vous international qui programme une nuit brésilienne, le Montreux Jazz Festival. Son créateur et programmateur, Claude Nobs (malheureusement décédé début 2013), instaure dès 1978 ce rendez-vous brésilien, en sortant du jazz étriqué, comme il le fait avec les autres musiques. Au programme de cette première « noite brasileira », Gilberto Gil et un jeune groupe de Salvador, A Cor Do Som. Ladite tradition perdurera jusqu’à aujourd’hui.
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Ça crée un appel d’air : en 84, énorme festival brésilien à nice, 30 000 personnes, la même année, Caetano Veloso et Djavan remplissent l’Olympia ; l’année suivante, les deux piliers de la bossa nova João Gilberto et Tom Jobim sont à la même affiche de Montreux (mais pas ensemble sur scène, ils sont fâchés !). En 1986, c’est l’année France-Brésil, lancée par Jack Lang, énorme plateau entre le Zénith et La Villette : Maria Bethânia, Baden Powell, Gilberto Gil, Gal Costa, Paulinho da Viola, Paulo Moura, plus un bal Nordeste avec le mythique Luiz Gonzaga, Alceu Valença, Moraes Moreira… Enfin, en fin des 80’s, une mémorable tournée européenne des festivals estivaux que j’ai eu l’honneur de monter avec Caramba, avec João Gilberto, qui pour l’unique fois de sa vie va assurer jusqu’au bout les dix concerts programmés (en vingt jours), plus à la même affiche Caetano Veloso, João Bosco, Carlinhos Brown et Moreno Veloso. Inouï, inoubliable.
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Et la télé dans tout ça ? La télévision brésilienne est depuis les 60’s un instrument de culture aussi puissant que l’école, à la fois immédiat, libérateur et réducteur, voire véhicule d’intox. Elle débarque en temps réel dans les foyers brésiliens, et c’est aussi le canal historique de la musique des 60’s, avec ses festivals de chansons, interrompus par la censure militaire pendant quasiment toute la décennie suivante (voir « Puissance de la musique »). Nouveauté dans le paysage à l’orée des 80’s, c’est T.V. Globo et son Niagara de telenovelas, production maison, qui dominent le paysage télévisuel. Globo réhabilite le festival de chansons en 80, mais ça s’arrête là, sans doute pas assez de parts de marché pour la musique, l’époque a changé, c’est le marketing qui domine. Justement, voilà une idée astucieuse, inclure les nouveautés dans la B.O. des telenovelas et en sortir à chaque fois un disque… sur le label maison, Som Livre. Les majors se battent pour y placer leurs artistes, quitte à abandonner leurs droits pour la compilation, parce que, immanquablement, ça fera vendre des albums du chanteur (ou groupe). Business qui s’installe durablement, dès la fin des 80’s, on aura la compilation Brésil et la compilation artistes internationaux pour chaque novela. Télé et industrie du disque font bon ménage…
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La décennie s’achève par la première élection présidentielle au suffrage universel. L’élu s’appelle Fernando Collor de Mello, il bat un syndicaliste issu des luttes ouvrières, Luiz Inacio Lula da Silva. Oui, Lula. Sa première tentative ! Collor, c’est un libéral assumé, dents blanches et look de gendre parfait, qui promet aux Brésiliens un futur radieux. S’ils savaient…
LES ANNÉES 90 ► PULSATIONS DES MÉGAPOLES
« La fin de la vieille politique, féodale ou populiste », titre la presse, qui annonce avec Fernando Collor l’ère d’un Kennedy de l’hémisphère sud. Fadaises ! En à peine deux ans, le président et son clan vont organiser méthodiquement le pillage du pays, avec détournements colossaux, corruption éhontée et trafics en tous genres. Ce nabab d’un nouveau genre démissionne fin 92, évitant de justesse la destitution. Bis repetita, c’est le vice-président, Itamar Franco, qui prend les rênes du pays. La (vraie) démocratie, c’est pour (encore) plus tard. Il y a quand même du mieux, de ce point de vue, avec les deux mandats successifs de Fernando Henrique Cardoso, social-démocrate, ancien exilé politique, qui pourtant, peu à peu, gouvernera avec des conservateurs. Ceci dit, le Brésil avance à petits pas (politiques) et à grands pas (économiques).
En attendant, coup de projecteur sur deux mégalopoles, 36 millions d’habitants à elles deux, Rio, la « Cidade maravilha » (point besoin de traduire !) et São Paulo, la bosseuse insomniaque. Plus un focus sur Recife, autre spot du Nordeste qui, après Salvador, pointe son nez.
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En attendant, à Rio c’est la montée en puissance du baile funk. Toute une histoire, ce baile qui n’a de funk que le nom. Ça commence dans les 70’s, quand une poignée de DJ filent aux USA tous les mois s’approvisionner en maxis de black music, en bonne partie funk. New York, bien sûr, mais aussi Miami : c’est moins loin, mais le beat y est progressivement plus musclé, c’est le Miami Bass, electro sauce piquante. C’est tout un commerce qui fleurit, des revendeurs font l’aller-retour dans le week-end pour approvisionner les DJ qui samplent, trafiquent le son dans leur home studio. Ce funk devient l’autre tempo des favelas, et c’est souvent la fraction jeune des écoles de samba qui, troquant les tambours pour un beat synthétique, s’empare du marché.
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Hermano Vianna, sociologue de terrain et journaliste musical, a fait les comptes : dès les années 80, il y avait 700 bals funk chaque week-end réunissant environ un million de personnes, dont une centaine comptait de 6 à 10 000 participants, la grande majorité des noirs. et de se demander, dans son livre O Mundo Do Funk Carioca, « comment un tel phénomène peut se produire dans ma ville sans que ni moi ni mes amis ne s’en rendent compte ? Pourquoi tant de monde, pourquoi cette magie ? » et de répondre, un peu plus loin : « Ce funk a la capacité de devenir un facteur de paix sociale et de développement culturel de Rio. Ce n’est pas tous les jours qu’une ville invente une musique si puissante, capable de faire danser tout le monde (et bientôt le monde entier) dans leurs favelas natales. » Le funk carioca, comme on l’appelle aussi, se diffuse dans tout le Brésil urbain. Les années passant, les jeunes de la zone sud (les beaux quartiers de Rio) s’y aventurent. Évidemment, les caïds du deal d’herbe ou de coke flairent vite la pompe à fric, d’où certaines soirées où ça défouraille entre gangs pour prendre le contrôle du business. Mais les rares tentatives d’interdiction des autorités font un gros flop. Et ça reste un concours de frime, gros son, gros calibres, gros seins. Eh oui ! De plus en plus, dans les home studios des favelas, on pose des lyrics, en portugais bien sûr. Textes « explicites » hurlés, comme dans le rap US, soit très sex (putaria), soit apologie des gangs (proibidões, les gros interdits). Le baile funk prospère d’une décennie à l’autre. Le son finira par s’exporter dans les années 2000, via des DJ US comme Diplo. Et on retrouve partout dans le monde ce genre musical, qui reste basique, mixé avec d’autres danses énervées, comme le kuduro angolais et le kwaito sud-africain.
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Rio, ce n’est pas que la samba et le bal funk. D’abord, la décennie commence par Rock In Rio 2, dans l’immense stade Maracana, avec en star suprême Prince. Un artiste qui va bien au teint de la « Cidade maravilha ». Mais surtout la ville amorce une mutation de sa vie nocturne. Depuis la bossa nova des 60’s, Copacabana et Ipanema sont les beaux quartiers de la zone sud où ça se passe, du soir au bout de la nuit. Bars, clubs et salles y pullulent. Pour les grands dancefloors, il faut aller plus au sud, São Conrado ou Barra de Tijuca. Et le centre historique, de la Candelaria à Lapa, est sale et délabré. Mais la nuit bohème va renaître, autour de lieux plus ou moins alternatifs comme le Circo Voador ou la Fundição Progresso. Un cirque volant et une fonderie, bigre ! Dans les rues avoisinantes, sous le viaduc du tram qui mène à Santa Teresa, la samba retrouve une place désertée depuis des décennies. Mais toutes sortes de bars et clubs s’ouvrent, souvent des rez-de-chaussée d’immeubles délabrés, usés par le temps. Dancefloors de reggae, bars soul & funk, jazz clubs, dancings electro, bals forró et bien sûr maisons de pagode (la jam de samba), tout ça cohabite en bon voisinage et surtout recrée un pôle étonnant que personne n’a planifié, surtout pas les élus municipaux. Rio a retrouvé sa nuit bohème du début du XXe siècle.
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São Paulo n’est pas aguicheuse comme Rio de Janeiro, n’est pas sexy ou tropicale comme Salvador ni néo-roots comme Recife. En plus, il n’y a pas la mer, on bosse à SP, d’ailleurs on y traite 60 % des affaires de tout le pays. Vingt et un millions d’habitants, sixième ville du monde, pollution terrible et embouteillages phénoménaux, c’est le New York de l’autre hémisphère. Avec sa nuit underground, à nulle autre pareille, au Brésil, insaisissable par définition. D’abord, chaque communauté y a ses spots, surtout des états du Nordeste avec les bars de forrò ou les lambaterias (!), également les Japonais (arrivés vers 1910-15, ils sont un million dans l’état de SP). Et les tribus culturelles y font leur niche. Déjà, dans les 80’s, la musique d’avant-garde des Arrigô Barnabé ou Itamar Assunção a marqué de son empreinte la mégalopole. Autour de Tom Zé, le Baiane devenu Paulista depuis les 70’s, émerge une scène indie, constamment renouvelée. Par ailleurs, les précurseurs de la DJ culture brésilienne y trouvent leur espace, les DJ Marky et Patife y « cuisinent » une drum’n’bass épicée avant de partir l’exporter en Europe. À la fin des 90’s, d’immenses clubs accueillent les pointures de la scène DJ européenne et nord-américaine. On y reviendra. Et puis il y a la rue, que les Paulistas adorent arpenter comme la rua Augusta. Enfin, un vrai circuit de centres culturels de quartier (SESC), tremplin pour des centaines de groupes ou artistes. São Paulo ne dort jamais.
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Sécheresse dans le Sertão (le Nordeste désertique), boulot ne permettant pas de manger à sa faim, désertification des zones forestières, tout concourt à l’exil rural vers les métropoles, voire les mégalopoles. Explosion urbaine à São Paulo et dans les capitales du Nordeste, Salvador, Fortaleza et Recife. C’est cette dernière, capitale de l’état du Pernambuco, qui à son tour commence à s’affirmer comme nouveau pôle musical. Et que c’est riche en rythmes et genres musicaux : le forrò des places de village, le frénétique frevo cuivré du carnaval, le maracatu des anciens esclaves, le xote (prononcez choté), dérivé d’une danse du XVIIIe siècle en Europe, le scottiche ! Grâce à une vraie politique culturelle de la ville (Recife plus son appendice colonial d’Olinda aux rues charmantes) et de l’état, les artistes sont aidés et, derrière la figure étendard de Luiz Gonzaga puis les grands du cru, Alceu Valença et Geraldo Azevedo, toute une génération va poindre à la fin des 90’s et éclater au début du nouveau siècle : Lenine, puissant troubadour électrique, Chico Science & Nação Zumbi, trublion post-rock mort très jeune, Otto, jongleur des mots, Silverio Pessoa, autre bateleur, DJ Dolores avec ses groupes successifs, Siba avec Mestre Ambrosio puis solo, plus tard encore le Spoke Frevo Orchestra, mega-big-band cuivré de carnaval. Tous arpentent régulièrement l’Europe. Leur force commune : un enracinement dans la culture rurale et un désir forcené de l’urbaniser pour mieux la faire revivre et rebondir. Le carnaval de Recife et Olinda est plus que jamais une super-synthèse de tout cela, il n’est pas (encore ?) pollué par le sponsoring, comme celui de Salvador. il reste « ze » spot du XXIe siècle.
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LES ANNÉES 2000 ► LULA ET LES BIDOUILLEURS
Fin 2002, Lula est élu président du Brésil. Celui que j’ai vu surgir dans la grève des métallos de São Paulo (lire « Puissance de la musique ») est du genre tenace, c’est en effet sa… quatrième tentative. C’est peu dire que cette première décennie du nouveau millénaire mérite le titre d’années Lula. Deux mandats (il est réélu en 2006), huit ans d’exercice, pas mal pour celui qui a quitté l’école à quatorze ans afin de devenir métallurgiste de l’ABC (la banlieue de São Paulo). Le milieu musical, qui, à ses premières tentatives, était plutôt divisé, l’appuie massivement, participant à de méga-meetings électoraux.
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Cette fois, pas d’hymne, mais un chanteur comme ministre de la culture, Gilberto Gil. Lula va sortir plus de vingt millions de Brésiliens de la pauvreté pour grossir les rangs de la classe moyenne, il devient un grand de ce monde et séduit jusqu’à Obama, envieux, du coup : « J’aime ce mec, il est l’homme politique le plus populaire de la terre. » Incroyablement populaire au Brésil aussi, même s’il manque la réforme agraire et celle de l’éducation, même s’il choisit le barrage de Belo Monte au détriment des terres indigènes. Quant à Gilberto Gil, on se rappellera les échanges avec l’Afrique lusophone, ses efforts sur l’enseignement de la musique : beaucoup et peu à la fois, mais avec un budget riquiqui…
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Le hip hop a envahi la planète et le Brésil n’échappe pas à la déferlante. Depuis les années 80, à São Paulo, puis à Rio, puis dans le Brésil entier, le street art fait partie du paysage, côté danse, graffs et tags, le pays est à la pointe. Le rap suit, Racionais MC à São Paulo, Planet Hemp d’où sort Marcelo D2, ou encore Black Alien & Speed (remixés par Fatboy Slim) à Rio. Et encore Instituto avec Bnegão, Rappin’ Hood. Avec contenu social, pro-fumette et anti-flics, comme partout ailleurs. Évidemment, des ponts existent aussi avec le baile funk, version lyrics plus crus, souvent sexe… et sexistes. Mais, tendance bien brésilienne, il existe une nette propension à mixer le rap avec les musiques du pays : samba bien sûr, dans le Nordeste, avec le repente, la chanson à répondre des places de village. Dernier exemple en date, Criolo, aussi bien rappeur que sambiste : il partage la scène avec Caetano Veloso et voilà que Chico Buarque lui-même esquisse un rap sur scène (si, si !) en hommage à Criolo, qui le salue ainsi : « Bienvenue au club, grand Chico. »
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La culture DJ fait l’objet d’un étonnant ping-pong. Car si elle prospère au Brésil depuis le milieu des 90’s, elle inspire nombre de compilateurs et surtout créateurs ailleurs, essentiellement en Europe (et au Japon). C’est que samba et bossa sont une bonne base pour les aventures electro, ce que valorise Gilles Peterson à Londres d’abord dans la nébuleuse acid jazz, avec ses compilations ou son programme radio Worldwide, sur BBC 1 et Nova en France. Et ce que reprennent à leur compte groupes et DJ, producteurs et remixeurs tels Jazzanova et Rainer Trüby en Allemagne, Smoke City, 4Hero ou Ballistic Brothers en Angleterre, Zuco 103 en Hollande, Nicola Conte en Italie. Du coup, les diggers courent après les vinyles exhumés de la samba rock ou samba soul des sixties. Et au Brésil, orchestres et DJ brassent leur histoire, comme les Cariocas Bossacucanova et le DJ du groupe en solo, Marcelinho da Lua, DJ Tudo le Paulista et DJ Dolores à Recife. Le cycle n’est finalement qu’une répétition adaptée au XXIe siècle du mouvement littéraire anthropophagique des 30’s ou du tropicalisme des 60’s : on malaxe le rituel et l’actuel sans tomber dans le rétro-futurisme, c’est juste moderne. Et c’est ce que vient chercher une belle brochette de Brazil lovers, de Beck à Gogol Bordello en passant par Devendra Banhart.
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Comme ailleurs, le marché du disque résiste bien jusqu’à la fin de la première décennie, avant de s’affaisser. Les majors pédalent dans le vide, les gros indépendants du début des années 2000 (Trama) jettent l’éponge, seul Biscoito Fino, qui a récupéré quelques grands noms (Chico Buarque, Maria Bethânia) tient le cap. Pour le reste, beaucoup de prods indépendantes, dans ce domaine, São Paulo est en tête, avec la bande (informelle) des Barbatuques, Céu, Curumin, Lucas Santtana, Iara Renno, mais n’oublions pas dans ce domaine le trio des bricolos de Rio, Moreno Veloso, Kassin et Domenico Lancellotti. Après avoir sorti chacun son album, tous trois se consacrent à ceux des autres.
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Toute tentative de dresser un inventaire du paysage musical brésilien est vouée à l’échec. On a éludé la scène rock de Porto Alegre, la vague de choro qui prospère à Brasilia… Chaque coin du Brésil génère un grenier à musique. Alors, concluons sur un courant qui n’est pas des plus glorieux, le dernier avatar de cette sinueuse décennie, le tecno-brega. Le brega, c’est le cheap racoleur assumé, cette fois sur un beat up-tempo, pas loin de l’eurodance. Ça vient de Belem, dans le nord, à l’embouchure de l’amazone. Au-delà du forrò, qui règne dans toutes les campagnes du Brésil, le brega était jusque-là une sorte de country sirupeuse. Autres spécificités de Belem : la lambada, descendue des îles de la Caraïbe via la Guyane, pour chalouper collé serré, et les sound systems mobiles rutilants avec méga-basses ressemblant furieusement à ceux de la Jamaïque et réunissant des milliers de danseurs.
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Dernier ingrédient pour faire monter la sauce : les artistes locaux enregistrent dans les home studios des tubes qu’ils relookent à leur manière, pressent artisanalement les skeuds et les revendent à 2 euros sur le marché. Ça part par dizaines de milliers. Les droits d’auteurs, ils ne connaissent même pas. Voici Gaby Amarantos, propulsée star du genre. Clip tourné à la maison, les potes font de la figuration, plan-séquence où la fille potelée et surfardée passe d’une pièce à l’autre ! Oui, ringard, sauf qu’elle a été invitée à défiler au carnaval de Rio 2013, que Kassin, en général sélectif dans ses choix, parle de la produire. Bonde do Rolê, les grands manitous du baile funk, remixent du tecno-brega. Ça sent le business bas de gamme. et tant qu’on est dans le business, évoquons l’affligeant tube d’été planétaire 2008 de Michel Telo, « Ai Se Eu Te Pego » (Oh, si je t’attrape). Juste pour se rappeler que le Brésil musical est aussi capable du pire.
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Ceci dit, restons les oreilles aux aguets, le Brésil sera d’actualité en 2014 (Coupe du monde) et 2016 (J.O. à Rio de Janeiro). au milieu de tous les clichés et raccourcis dont on ne manquera pas de nous arroser, préparons-nous à recevoir des effluves de sons neufs. et, pour finir sur une note moins ras du sol, terminons par une chanson audacieuse du nouveau disque de Caetano Veloso, elle s’appelle « Um Comunista » et raconte l’épopée puis la mort, sous la torture des soldats, de Carlos Marighella, leader d’une guérilla d’extrême gauche, en 1969.
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Il termine ainsi la chanson : « Le métis baiane n’obéissait plus aux ordres intéressés qui venaient de Moscou, c’était une lutte romantique lumière et ténèbres, faite de merveilles, d’ennui et d’horreur. Les communistes vivaient leurs rêves. » Caetano qui, dans les 60’s fut hué par les militants de gauche pour son anticonformisme, a choisi le personnage le plus jusqu’au-boutiste pour faire l’éloge du communisme. ou plutôt d’un communiste. Très fort ! Décidément, s’il n’en reste qu’un, ce sera… Caetano Veloso.
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