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#rkkbrasillegrandremix
remykolpakopoul · 4 years
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RKK BRASIL ► Le Grand Remix [6/6]
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100 ANS D’AMOUR (ET DE MALENTENDUS) ENTRE FRANCE ET MUSIQUE BRÉSILIENNE
Au-delà des clichés qui parfois polluent le paysage brésilien vu de la France, il est deux domaines qui scellent l’élan de sympathie qu’ici on éprouve pour là-bas : le foot, considéré comme un art dès qu’un Brésilien taquine le ballon, au point que les Français acceptent avec philosophie de perdre contre les « vert et jaune » (même si la France a souvent gagné ces derniers temps !). Mais laissons de côté le foot, la Coupe du Monde 2014 au Brésil se chargera d’actualiser le propos.
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L’autre domaine est bien évidemment la musique. De bossa en frevo, de samba en lambada, de forro en maxixe, que d’histoires, souvent d’amour, parfois de dépit, et dans les deux sens. Je vous propose de remonter le temps jusqu’au début du siècle passé, et d’égrener les succulentes aventures qui ponctuent le temps, défiant les modes au point de parfois les précéder. La réalité oblige à dire que la France empruntera plus au Brésil que celui-ci ne piochera dans notre Hexagone. Mais de ritournelles éphémères en mélodies classieuses, les échanges franco-brésiliens ne manquent pas de rebondissements.
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Commençons par un énorme malentendu de l’histoire, on est en 1989. l’année du bicentenaire de la révolution française… et de la « lambada » ! Un « coup » monté par deux producteurs français, avec une boisson gazeuse, « ze » chaîne de télé en France et une « major » du disque. Kaoma, un groupe fabriqué à Paris, une frénétique danse à deux exportée du nord du Brésil, et une chanson… bolivienne ! Oui, vous avez bien lu : la « lambada » est une ritournelle andine « empruntée » par des Brésiliens et revendue « made in Brasil » chez nous. Une sorte de quiproquo vite submergé par une déferlante planétaire : on danse la lambada dans tous les bals du monde, mais aussi dans les ateliers de Peugeot en grève et même sur les gravats du mur de Berlin, fin 89. Un Brésil chromo et popu à la fois, loin de celui des grands maîtres de la M.P.B. (Musique Populaire Brésilienne). Rebelote en 1996 sur un mode mineur avec le groupe Carrapicho et son « Tic Tic Tac », n° 1 au top 50, mais seulement en France, soi-disant pour propager la culture amazonienne…tu parles !
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Cette relation amoureuse entre la France et la musique brésilienne commence au début du siècle (le vingtième) par, déjà, un autre malentendu, cette fois-ci, une escroquerie, « La Matchiche ». un énorme tube dû à Félix Mayol. À une époque où n’existaient ni disque ni radio, un tube se mesurait en ventes de partitions et en exécutions dans les bals, il restait un « hit » pendant des années. Cette Matchiche, présentée comme un « air populaire tiré du folklore espagnol » était en fait un extrait d’un opéra brésilien d’Antônio Carlos Gomes, Il Guarany (1860), et son nom était la version francisée d’une danse des bals cariocas, le maxixe (prononcez machiche). C’est ainsi que, sans le savoir, la France entière a fredonné brésilien : « C’est la danse nouvelle, mesdemoiselles / cambrez la taille, petite taille / ça s’appelle la Matchiche, prenez vos miches / ainsi qu’une espagnole des Batignolles ».
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1918, Rio de Janeiro, un drôle de tandem représente très officiellement la France durant la fin de la Première Guerre mondiale : ministre plénipotentiaire (ambassadeur), Paul Claudel, oui, l’écrivain, conseiller culturel, Darius Milhaud, le compositeur. Celui-ci traîne dans les bouges de Rio et il tombe sur un tango brésilien (à l’époque ça existe), « O Boi No Telhado ». Le titre l’amuse, et de retour en France, il compose la musique d’un ballet inspiré par Jean Cocteau, le titre en est la traduction littérale Le Bœuf Sur Le Toit. Il s’est au minimum inspiré de ce qu’il a entendu à Rio (certains parleront de plagiat, mais ça n’ira pas plus loin, cette fois). Rebondissement inattendu, en 1921 s’ouvre à Paris un club de jazz du même nom. Et c’est ainsi que l’équivalent de la jam-session, en français, deviendra… un bœuf !
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En 1922, le Brésil conquiert quasiment la nuit parisienne. Duque, un danseur brésilien très en vogue de Montparnasse à Montmartre, fait venir Pixinguinha, flûtiste et leader des Batutas. Au programme, choro, ce swing instrumental urbain de l’époque, et le samba naissant (en portugais, le genre musical est masculin !). Bookés pour deux semaines, ils vont rester six mois à l’affiche, au Shéhérazade, le triomphe de la saison, toute la presse en parle. Duque offre à Pixinguinha un sax, grâce auquel il deviendra un musicien emblématique au Brésil dans le demi-siècle qui va suivre. Seulement voilà, les musiciens ont le blues du pays. Les Batutas rentrent à Rio et la… pardon… le samba laisse place nette à une autre danse latino-américaine, qui explose à Paris, le tango. De retour à Rio pour l’exposition universelle commémorant les 100 ans de l’indépendance du Brésil, Pixinguinha et ses Batutas font tube (en français) avec « Sarambá » : « Le samba se danse, toujours en cadence / petit pas par ci, petit pas par là / il faut de l’aisance, beaucoup d’élégance / les corps se balancent, dansez le samba »… Le Brésil a manqué son rendez-vous, il attendra son heure.
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Dans un registre différent, le compositeur Heitor Villa-Lobos, qui révolutionne la musique dite classique avec ses amis intellectuels modernistes, tout en s’inspirant du choro, s’attaque au public européen et spécialement parisien, qu’il conquiert dans les années 20 et 30 avec notamment ses « Bachianas Brasileiras n° 5 ». Parrainé par Arthur Rubinstein, il fréquente l’avant-garde des compositeurs, comme Edgar Varèse. Il reste un des grands maîtres du XXe siècle, des deux côtés de l’atlantique.
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Dans les années 30, la chanson française en désir d’épices pioche dans le fonds musical tropical, Cuba, les Antilles françaises et, bien sûr, le Brésil. Nom générique, le typique ! Même Maurice Chevalier s’y met, avec « La Choupetta » (la tétine) qui n’a plus de brésilien que le nom : « Une choupetta, savez-vous c’que c’est qu’ça? / c’est un mot rigolo qui vient de Rio d’Janeiro / là-bas, chaque enfant bercé par sa maman / s’amuse à chanter après avoir pris sa tétée. » Ça ne vole pas haut dans l’entre-deux-guerres.
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En été 42, un orchestre français s’évade de la morosité… et de l’occupation. Ray Ventura et ses Collégiens passent clando les Pyrénées et, d’un coup de bateau, se retrouvent au programme du Casino da Urca de Rio, au pied du Pain de sucre. Le big band français fait d’abord pâle figure à côté des rutilantes formations du cru. C’est le benjamin de l’orchestre, Henri Salvador, qui, avec son imitation désopilante de Popeye, sauve l’honneur de la France. « Le Popeye », titre la presse carioca. Mais Ray Ventura, le boss, joue (et perd) la paie de l’orchestre à la roulette et le big band est bientôt rapatrié sanitaire dans le Paris nazifié. Ils rentrent tous… sauf Henri Salvador qui, prudemment, vit quelques belles années entre Rio et Belo Horizonte, chantant de bar en bar. Il ne réintègre Paris qu’en 46 ! Sans avoir laissé d’autres traces que ses premiers enregistrements en tant que chanteur (avec Ray Ventura).
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Les années post-libération voient la France, suivant les U.S.A., s’enticher de rythmes afro-cubains, le mambo et le cha-cha-cha, et brésiliens, samba et baion. Dario Moreno, turc, devient icône de tout ce qui est latino ou brésilien (de loin, ça se confond !), voir « Si Tu Vas À Rio » et « Brigitte Bardot » (la chanson adaptée d’un tube de carnaval) ; justement, Brigitte Bardot (la vraie !) danse un furieux mambo dans Et Dieu Créa La Femme et s’affiche à Búzios, le Saint Trop’ brésilien.
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La variété française des années 50 et 60 continue de piocher dans les tubes do Brasil, comme Gloria Lasso, Ray Ventura, Jacques Hélian, et une certaine Rose Mania, avec son « Cavaquinho ». Pendant un moment, tout est samba. Encore une fois, beaucoup de pacotille. C’est l’époque où une certaine jet-set remplit un long-courrier pour Rio de Janeiro à l’initiative du producteur Eddie Barclay. Ça flambe !
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C’est alors que nous arrive de Copacabana et Ipanema, les plages chic de Rio, une brise tropicale nettement moins folklorique, la bossa nova, avec son peintre minimal, João Gilberto, son architecte de l’épure, Antônio Carlos Jobim, et son poète amoureux, Vinicius de Moraes. Une sorte de samba susurrée sans débauche de percussions. et c’est la B.O. d’un film français tourné à Rio, Orfeu Negro, de Marcel Camus, qui remporte la Palme d’or à Cannes en 1959. Le genre musical, adopté par les tenants du jazz cool US (Stan Getz, Gerry Mulligan), devient un label planétaire. Le Président Kubitschek, qui inaugure la nouvelle capitale, Brasilia, est surnommé… « le Président bossa nova ».
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Bon, ce n’est pas pour autant qu’Henri Salvador a inventé la bossa nova, comme certains l’ont proclamé. Jobim a bien été charmé par Salvador et « Dans Mon Île », ballade créole figurant dans la B.O. d’un obscur film italien, mais l’influence est pour le moins lointaine. Au moment où la bossa nova part à la conquête de la France, voilà que les Beatles et la tornade britiche relèguent cette douce brise au rancart.
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Pas pour longtemps. Au Festival de Cannes, en 1966, cette fois, un autre film français est primé, Un Homme Et Une Femme de Claude Lelouch, et son leitmotiv sonore s’incruste durablement dans les oreilles, un certain chabada-bada, dû à Francis Lai et Pierre Barouh. Ce dernier, un fondu de Brésil, va initier des générations de Français à la musique brésilienne. Il faut dire qu’à Paris se sont installés Vinicius de Moraes, poète, conseiller culturel à l’ambassade du Brésil et grand noceur, et le génial guitariste Baden Powell, avec lequel Pierre Barouh a enregistré la fameuse « Samba Saravah ».
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Saravah, justement, un label d’allumés créé par Barouh (où éclateront Higelin et Brigitte Fontaine, entre autres), et aussi un incroyable film tourné au Brésil par le même, avec des séquences musicales d’anthologie. Autour de tout ce monde bohème gravite un petit peuple dingue de samba et de bossa, d’où de mythiques nuits blanches sous l’étoile du Brésil.
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Une autre génération déboule au Brésil, plus contemporaine voire plus sulfureuse, qui fait figure de contre-pouvoir (au moins artistique), face à la dictature militaire qui s’installe. Parmi eux, Chico Buarque, véritable conscience en ces années de censure, chanteur et poète essentiel et, curieusement, souvent adapté en français à tort et à travers, parfois détourné voire malmené : Vassiliu (« Qui C’est Celui- Là ? »), Zanini (« Tu Veux Ou Tu Veux Pas ? »), Dalida (« La Banda ») et, pire encore, Sheila (qui transforme le poignant « Funeral Do Lavrador » (enterrement d’un paysan) de Buarque en un grand-guignolesque « Oh Mon Dieu Qu’Elle Est Mignonne » !!!). Heureusement, Barouh, Nougaro et Moustaki se montrent plus inspirés dans leurs adaptations occasionnelles et sauvent l’honneur de la chanson française.
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La dictature militaire brime la création au Brésil, et engendre un exil souvent politique, parfois artistique et à l’occasion les deux. En 1971, les Tropicalistes Gilberto Gil et Caetano Veloso, qui ont été exilés et catapultés en Angleterre par les militaires pour avoir défié l’ordre moral, passent par Paris, où ils sont ovationnés par des milliers de compatriotes en exil. Ils vont donner une impulsion novatrice, à la fois pop et afro à l’image de la musique brésilienne, ici. Par ailleurs se crée une scène brasilo-parisienne, de nombreux groupes se forment. Le jazz et la samba fusionnent avec Nana Vasconcelos puis Tânia Maria. Et en 79 a lieu le premier festival brésilien de Paris à la halle Baltard de Nogent-sur-Marne : quinze groupes quasiment tous basés à Paris, dont Les Étoiles et Alceu Valença, six mille spectateurs, un triomphe pour les nouveaux producteurs de Garance ! Par contre, dans l’autre sens, c’est léger : le français a perdu depuis les années 40 sa prédominance en tant que langue étrangère, alors quand le Brésil chante en français, ça se remarque : Caetano Veloso reprend « Dans Mon Île » d’Henri Salvador, et João Gilberto, le pape de la bossa, « Que Reste-T-Il De Nos Amours ? ». Toujours le patrimoine. Décidément, l’échange est foncièrement déséquilibré...
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1981, ce sont les années Mitterrand, et plus encore les années Jack Lang, tant le ministre de la Culture s’est entiché de Brésil. O Intercambio (l’échange) bat son plein. Tous les grands du Brésil écument les scènes d’Europe, de l’Olympia à Montreux. Gilberto Gil chante « Touche Pas À Mon Pote » (en français dans le texte à la fête de SOS Racisme place de la Concorde). De méga-festivals brésiliens à nice en 84 et à Paris en 90/91, et puis les années France-Brésil en 86 avec Couleurs Brésil au Zénith et à la Grande Halle de la Villette. Un mouvement plus tout à fait à sens unique, France Métisse voit tourner au Brésil la scène afro-caraïbe, avec Kassav’, Manu Dibango, Salif Keita, Ray Lema. 
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Et puis la pub surfe sur l’air du temps et s’approprie des airs oubliés, comme cette chanson exhumée du répertoire de Chico Buarque (encore !), « Essa Moça Tá Diferente » (cette fois en V.O.), qui fait onduler les bulles d’une boisson gazeuse (une autre que pour la « lambada ») : aussi incongru que si on vantait un produit français sur du Brel au Brésil !!! Mais du coup, c’est un méga-tube, un an avant la « lambada » ! On exporte aussi le Trio Elétrico, camion à musique du carnaval de Bahia, à Toulouse en 86 puis sur les plages françaises en 90. Derniers phénomènes du siècle dernier qui se perpétuent jusqu’à aujourd’hui : la capoeira (à la fois art martial et danse), héritée des esclaves noirs, qui fait son trou dans nos villes et a la cote jusque dans les banlieues, et les batucadas qui prolifèrent partout en France, dans l’esprit des écoles de samba de Rio ou des blocs afro de Salvador…
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Nouveau siècle, nouvelles ouvertures. Cette fois, c’est le gouvernement Lula et son ministre de la Culture pendant cinq ans, Gilberto Gil, qui portent la parole… en musique. D’autres scènes brésiliennes prennent de l’ampleur par chez nous : thématiques, comme l’electro de Marcelinho da Lua, la drum’n’bass de Marky et Patife (des sommités mondiales du genre) ici et Laurent Garnier là-bas, le hip hop/samba de Marcelo D2, voire le baile funk des périphéries ; géographique, avec la confirmation d’un pôle créatif dans le Nordeste, Recife, avec la venue régulière de Lenine, DJ Dolores, le Spok Frevo Orquestra, plus Silverio Pessoa et Renata Rosa, qui flirtent avec les rythmes (et artistes) occitans, et Manu Chao, qui arpente régulièrement le Brésil. En règle générale, les échanges sont plus équilibrés avec les artistes français : à l’année du Brésil en France (2005) a répondu celle de la France au Brésil (2009), avec notamment des tournées mixant les artistes des deux pays, comme Station Brésil de João Pessoa à São Paulo et un hommage à Gainsbourg, dans un théâtre pauliste, avec les Brésiliens de l’Orquestra Imperial plus Caetano Veloso accueillant Jane Birkin et Jean-Claude Vannier, l’arrangeur seventies de Gainsbourg. Impérissable, aux dires de ceux qui y ont assisté.
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À CONSULTER ÉGALEMENT SUR CE SITE ► DJ RKK Playlists ► Pour « Voyageurs du Monde » @ Deezer / Parce que Rémy Kolpa Kopoul, c’était le Brésil « mais pas que ! »  LL
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remykolpakopoul · 4 years
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RKK BRASIL ► Le Grand Remix [2]
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PUISSANCE DE LA MUSIQUE BRÉSILIENNE
C’était à l’aube de la décennie 80. Roberto Drummond, journaliste à Canja, une de ces éphémères revues musicales de l’axe Rio-São Paulo, a rassemblé ses souvenirs, jeté un œil sur les deux décennies précédentes, et a énoncé une thèse lumineuse : « Au Brésil, de 64 jusqu’à maintenant, c’est le P.M.P.B. qui, dès le début, a porté le drapeau de l’antifascisme. » le P.M.P.B. ? un sigle enregistré nulle part et inconnu des services de police. Par contre, il existe bien un P.M.D.B. Parti du Mouvement Démocratique Brésilien, unique structure d’opposition tolérée (et encore !) par les militaires depuis le coup d’état de 64, et à présent candidate principale à la prise du pouvoir aux élections de novembre 82. D’autre part, les nouveaux courants musicaux apparus vers la moitié des mêmes « anos sessentos » ont reçu l’appellation générique de M.P.B., Musica Popular Brasileira.
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Alors, il existerait un Parti de la Musique Populaire Brésilienne ? voici quelques questions posées par le même Roberto Drummond, pour sortir de la nébuleuse : « Existe-t-il au Brésil un leader populaire qui exerce sur les foules une fascination aussi grande que Roberto Carlos ? Existe-t-il un héros de la résistance antifasciste aussi aimé, aussi respecté et avec un impact aussi fort sur le peuple brésilien, que Chico Buarque de Hollanda ? Existe-t-il une leader féministe, qui réussisse, à faire passer un message de vie aussi libertaire, du point de vue des habitudes, et qui transmette un message aussi fort, incendiaire et irradiant que Rita Lee ? Existe-t-il une direction politique qui reçoive un écho aussi immédiat auprès des damnés de la terre, des éternels laissés-pour-compte du Brésil, que les chanteurs populaires du Sertão ? »
Questions certes simplistes, à la limite du manichéisme, mais de bon sens. Drummond répond lui-même « non ». Il a raison. Ça n’existe pas. Ce parti informel, sans ligne, sans bureau politique et évidemment sans députés est pourtant la voix cacophonique et discordante dans laquelle un pays sous l’éteignoir s’est reconnu, depuis dix-sept ans.
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QUAND LE ROCK EST LÀ, LA BOSSA S’EN VA...
Le Brésil n’a plus de figure charismatique, et ça ne date pas de 64. L’ultime à avoir fait recette est Getúlio Vargas, mythe du latino-populisme tellement rétro que plus grand-monde n’ose se réclamer de son héritage (d’ailleurs passablement fameux). Après lui, plus de leader de dimension nationale. dans un pays qui fonctionne aisément sur le mode « idoles », les artistes du football ont toujours un piédestal à portée de but, mais le ballet est muet, et quand un Pelé se mêle d’articuler quelques propos sur le terrain politique, ce n’est guère spectaculaire... Restent les artistes de la clé de sol. Dans leur presque totalité nés (musicalement) après 1964. Nés de 64, serait plus exact.
Car la dictature a appris aux enfants des sixties, pêle-mêle, l’insouciance, la ruse, la haine et l’indifférence. Les autorités militaires ont fait taire les politiciens, mais n’ont pas pensé à clouer le bec aux baladins. D’ailleurs, la censure, qui avait le ciseau bien aiguisé, pour « blanchir » les journaux, n’a commencé à ouvrir ses oreilles qu’en 66, et à vraiment sévir qu’en 68. Trop tard, la chanson avait dit son mot, on ne pouvait plus mettre en prison dièses et bémols. Bien mieux, alors que les moyens d’information étaient rendus dociles, le boom de la télévision et la nécessité de remplir les fréquences radio par quelque son que ce soit (des chansons « fixent » davantage les auditeurs que des cris de singe ou des discours de généraux), ont bombardé la musique dans toutes les têtes et devant tous les yeux, surtout par le biais des festivals.
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1964 marque pour le Brésil une conjonction étonnante que seuls les esprits manichéens ont relevée, avec un esprit d’assimilation hâtif : les militaires rayent de la carte géo-politique le populisme gauchisant-errant de Goulart, et le rock des Beatles et autres Rolling Stones déferle sur le monde entier, donc sur le Brésil. Les galonnés ont la sympathie (euphémisme !) des américains, et le rock anglophone pollue les espaces auditifs internationaux. Thèse pour le moins simpliste mais qui ne va cesser de planer sur la presque double décennie à suivre. Dramatique et classique malentendu qui consiste à voir en le rock un impérialisme culturel bouffeur de particularismes, pour déféquer un rock-ersatz pseudo-national et laquais des maîtres du monde.
L’analyse est peut-être plausible dans certains pays. Au Brésil, l’équivoque n’a duré que le temps d’une Celly Campello (yé-yé pré-coup d’état, en 62), d’un Roberto Carlos, minet qui emprunte à Bobby Darin, l’américain joufflu, son premier « hit », Splish Splash, ou de quelques Jett Blacks, Renato e seus Blue Caps, ou Ronnie Cord, copies maladroites du guimauve-rock u.s.
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Dès 65, le rock, pardon le iê-iê-iê, a son courant, « Jovem Guarda » (la jeune garde, rien à voir avec celle des Bolcheviks), son programme télé, ses fans, côté jeunesse aisée, et son King : Roberto Carlos. un Elvis, tendance ballade-sirop, mâtiné de Richard Anthony. Il n’est pas un adepte du borborygme sur fond de guitares saturées, et ne s’aplatit pas sur la scène. Il parle à sa tranche d’âge avec ses propres mots : « Salut les Copains » – milieu des sixties un peu plus ensoleillé. Ça ne fait pas de tort à un régime qui installe sa loi de fer, au contraire, ça distrait la jeunesse. Même si ça froisse le prude nationalisme de certains gardiens de la morale chrétienne. Mais ça fait bouger du monde, et ça prépare le terrain pour ce qui va suivre.
Du coup, la bossa nova, sensuelle urbanité du début des années soixante, est quelque peu mise au rancart par la jeunesse piaffante. João Gilberto bat en retraite devant le iê-iê-iê et va se réfugier... à New York, où la bossa nova (nouvelle vague, en anglais new wave !) va gagner sa qualité de « légendaire ».
La Jovem Guarda vit de brèves riches heures. elle va succomber en 67, victime d’une conjonction déferlante : les festivals de la chanson, télévisés dans une bonne partie du pays, et leur lot de talents neufs, avec de fortes personnalités ; son manque d’inspiration neuve et d’idées post-acné ; le durcissement progressif du régime militaire, qui étouffe la vie quotidienne, donc les accès de ras-le-bol d’une partie de la jeunesse. Seul ou quasiment règnera, et règne encore « o rei Roberto Carlos », assagi et adulé de toutes les générations. Un monument vivant à la mièvrerie, qui ne verra même pas passer les années dures.
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LES DEUX CHANSONS QUI FIRENT FLAMBER LE BRÉSIL
À partir de 66, les chaînes de télévision, Record, Excelsior puis Tupi, se livrent une concurrence frénétique sur le front des festivals de chanson ; ce ne sont pas les interprètes, mais les chansons elles-mêmes qui concourent, d’éliminatoires régionales en finales nationales retransmises en direct. En moins de deux ans, Chico Buarque de Hollanda, Geraldo Vandré, Caetano Veloso, Gilberto Gil, Edu Lobo, Jaïr Rodrigues, Milton Nascimento, Rita Lee, finalistes parmi les trois ou quatre mille inscrits, vont gagner une stature nationale, au milieu d’un tohu-bohu passionnel digne des meilleurs Fla-Flu (derby des deux grands clubs de football de Rio, Flamengo et Fluminense).
En 66, le Brésil s’enflamme. En finale du festival de T.V. Record, deux chansons sont favorites : A Banda, de Chico Buarque, rythme bien samba mais exercice de style littéraire tout en trompe l’œil, et Disparada (la fuite), de Geraldo Vandré, défendu par Jaïr Rodrigues, ballade-épopée d’une cavale dans le sertão nordestin.
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Marcus Pereira, qui deviendra plus tard producteur de disques, témoigne : « Le Brésil entier a commencé à se sentir concerné par la musique. Les trois demi-finales, retransmises en direct, atteignirent une audience jamais vue pour un programme musical (...). Personne, rigoureusement personne, ne demeura à l’écart. Il se forma des camps autour des deux musiques vite apparues favorites. Le choix était réellement difficile. Pour finir, j’ai choisi le parti de Disparada, et j’ai commencé à débiner les défenseurs de A Banda, à coup de on dit et de calomnies, sur leur honnêteté personnelle et familiale. »
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Le jury, sans doute par peur d’une apocalypse télévisée en direct du palais des sports de São Paulo, les classe premiers ex-aequo. le Brésil entier fredonne les deux airs. Leurs auteurs ne tarderont pas à avoir droit à la sollicitude particulière de messieurs les Censeurs.
Les festivals suivants vont déplacer les enjeux. Deux années de confusion, un souffle neuf venu de Bahia qui va monter en ligne et ferrailler tous azimuts : « Garde-toi à gauche », contre les penseurs rationnels, les adeptes de tout poil du marxisme scientifique et une bonne partie du mouvement intellectuel, « Garde-toi à droite », contre les militaires, tenants de l’ordre moral. et, comme si ça ne suffisait pas, « Garde-toi derrière », contre les nationalistes invétérés de la double-croche. rude bataille d’où va émerger la frange la plus flamboyante de ce nébuleux P.M.P.B.. Et toujours sous l’œil papillotant des téléspectateurs « hipno-T.V.-tizados », comme les appelle l’écrivain Augusto de Campos.
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LES TROPICALISTES : DES EMPÊCHEURS DE PENSER DROIT
On les appelle Baianos, et bientôt Tropicalistes. Concept opaque dont ceux qui s’en trouvent affublés profiteront pour y glisser tous leurs délires. Les figures marquantes de ce non-mouvement sont Caetano Veloso et Gilberto Gil, venus de Salvador da Bahia fouiner du côté de São Paulo, la grande métropole du sud. Avec eux des musiciens, des artistes plastiques, des poètes, un grand cinéaste (Glauber Rocha). Ensemble, ils apportent une image, une expression et une pensée neuves, qui contourne un champ politique chaque jour plus cartésien, et un champ musical plutôt pauvre et passablement coincé.
Caetano et Gil ont déjà, en 65 et 66, placé quelques couplets acides, dans une certaine indifférence. Voilà que lors de l’édition 1967 du festival de T.V. Record, Gilberto Gil monte sur scène en compagnie d’un groupe délibérément rock de São Paulo, Os Mutantes (dont la chanteuse s’appelle Rita Lee), et que, sur un rythme nordestin où les guitares électriques répondent au berimbau, il attaque Domingo No Parque, un fait divers surréaliste aux couleurs choc. Ébahissement général.
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À Gil succède Caetano Veloso, lui aussi accompagné d’un groupe rock, style jeune garde, Beat Boys. Veste blanche, chemise rouge, cravate noire à pois rouges, grosses lunettes fumées, Caetano a la dégaine d’un punk un peu chic, dix ans avant l’heure. il entonne Alegria, Alegria :
« Déambulant le nez au vent, Sans mouchoir, sans papiers, Au soleil de décembre ou presque. J’y vais. Le soleil s’émiette en crimes, Navires spatiaux ou guérillas, En Cardinaux tout beaux, J’y vais. En têtes de présidents, En baisers fous d’amour, En dents, en jambes, en drapeaux, En bombes, en Brigitte Bardot, Le soleil sur les kiosques Me rend allègre et paresseux, Qui donc lit toutes ces nouvelles ? J’y vais. »
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La suite est dans le même esprit. les teenagers acclament surtout l’esprit vaguement rock. et virent tout ce qui s’en écarte. Gil et Caetano terminent placés (2e et 4e), leurs propos n’ont pas fini de faire des vagues. La joie de vivre, le nez en l’air, le j’men- foutisme, alors qu’on tue, qu’on torture dans les commissariats, que les prisons sont archi-pleines d’opposants, et que certains ont même pris les armes contre l’armée ? Les Baianes sont des empêcheurs de penser droit. On leur lance les mêmes anathèmes que les Communistes aux Surréalistes dans les années 25.
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VESTIGES DU PURITANISME RADICAL
1968 : le ton monte au même rythme que la tension dans les rues. Geraldo Vandré, émouvante figure solitaire, s’accompagnant de sa seule guitare, est le chantre des étudiants radicaux, avec Pra Não Dizer Que Não Falei De Flores (pour qu’on ne dise pas que je n’ai pas chanté les fleurs), resté jusqu’à ce jour l’hymne de tout protestataire ; le symbole d’une marche obstinée dans un paysage dépouillé. des chansons sans fioriture musicale, des mots simples, sans double sens ; l’esprit rural de Vandré a les faveurs des radicaux urbains.
Les vandréïstes intolérants virent Gilberto Gil et sa chanson à double sens Questão De Ordem (question d’ordre), sifflent et huent Caetano qui leur a dédié fort à propos E Proïbido Proïbir : « Je dis oui, je dis non à non, je dis qu’il est interdit d’interdire. » La provoc’ importée du mai 68 français rend fous les radicaux, qui brandissent des posters de Che Guevara devant la scène. Quelques jours plus tard, on stigmatise les frasques de Caetano, pendant la manif de 100 000 étudiants qui traverse Rio. lors d’un autre festival de T.V. Record, la même année, Caetano, hué au point d’en être inaudible, parvient à lancer à ses détracteurs : « C’est ça, la jeunesse qui dit vouloir prendre le pouvoir ? Vous ne comprenez rien à rien. Si vous faites de la politique comme de l’esthétique »... Le reste se perd dans le brouhaha et les jets de tomates pourries.
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Les Tropicalistes vont tenir en première ligne jusqu’à la fin 68. sans avoir même eu le temps de se demander ce qu’ils peuvent bien faire de ce pouvoir qu’ils se sont approprié, mais qu’ils n’ont pas envie d’exercer. Car voilà Caetano, Gil, Gal Costa, Rita Lee et ses Mutantes, Rogerio Duprat (un chef d’orchestre qui s’est infiltré dans ce délire), et encore Capinam, Torquato Neto, Rogerio Duarte, des poètes-auteurs, réunis sur un disque qui s’appelle Tropicalia.
Ce qui n’est qu’une aventure en commun est immédiatement interprété comme un manifeste. Les intéressés ont beau récuser le fait, quelques-unes des chansons synthétisent bien l’esprit du moment. tel ce Parque Industrial, de Tom Zé, que tous entonnent en final de l’album :
« Qu’on retouche le ciel indigo, Qu’on accroche les banderoles, C’est la grande fête dans tout le pays, Qu’on exhorte à l’aide de prières, Le progrès industriel qui annonce notre rédemption, Au programme, fille à propagande, Gamine qui vole et tendresse, Regarde donc au-delà des murs, Je redeviens gai sur l’instant, J’ai le sourire plutôt figé Voilà déjà étiqueté, prêt à réchauffer et consommer, Le produit Made in Brasil. »
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« BARBARES, CRÉDULES, PITTORESQUES ET TENDRES... »
Là où ils piétinent très joyeusement tous les usages, on les accuse de se limiter à chanter la débilité : « Artistiquement, c’est un fait, et un fait important, mais politiquement, avouons-le, ça n’est rien d’autre qu’une plaisanterie », écrit un journaliste, à l’époque. Diagnostic certes méprisant, mais pas faux. Les images priment sur le discours, le patchwork des couleurs sur le concept. Ce qui permet tous les flous, toutes les assimilations hâtives. Toutes les errances aussi.
Ainsi José Celso, un autre de la bande. Il est un des rares audacieux créateurs, dans le théâtre du Brésil : « Moi-même, qui n’étais qu’un metteur en scène de théâtre, je suis devenu un personnage créé par les media, complètement excentrique, tenant des propos que je n’avais jamais tenus auparavant, et, pour ajouter au folklore néo-colonial, on a inventé pour moi le rôle de représentant de la contre-culture. Ignorant de ces mécanismes, à l’époque, je me suis surpris à trouver scandaleux ce personnage qu’on avait inventé et qui n’était autre que moi. »
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D’autant que dans le vide ambiant et à côté de la parole stéréotypée des oppositions, les Tropicaux s’agitent, on leur donne une émission de télé sur T.V. Tupi. Là, c’est le summum. Leur délire s’introduit dans les foyers, c’est parfois hermétique, toujours impertinent, et ça a des airs de carnaval improvisé. Au moment même où la guérilla urbaine commence à enlever et séquestrer des ambassadeurs étrangers ! À l’heure, aussi, où les « politiques » sont réduits au silence.
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Cette occupation forcenée de tous les terrains possibles, et notamment des espaces médiatiques (même Chacrinha, animateur populaire et amuseur de la T.V., une espèce de Jacques martin fardé, proclame qu’il est le premier des Tropicalistes !), agace de plus en plus les bien-pensants, les orthodoxes de tout acabit. « Barbares, crédules, pittoresques et tendres », la définition édictée par Oswald de Andrade lors d’une semaine d’art moderne, date de 1922 ! Elle s’appliquait à l’esprit brésilien, à travers un « Manifeste Antropophagique ». entreprise traînée dans la boue, à l’époque, mais dont les fondements n’ont rien de rétro quasiment un demi-siècle plus tard.
Le parti pris est certes nationaliste, mais avec comme corollaire l’idée que pour imposer un espace, il faut batailler sauvagement ; tout est bon pour signifier que... tout n’est pas bon ! La guerre est philosophique, esthétique, mais aussi politique. Justement, en cette année 68, José Celso monte, au théâtre, « O Rei Da Vela » de... Oswald de Andrade, et Glauber Rocha présente son dernier film, « Terra Em Transe ». Tropicalia, le disque collectif, est le pendant musical de ce bouillonnement artistique. Beaucoup d’artistes, surtout de chanteurs, qui ont suivi en s’essoufflant, prennent leurs distances.
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L’EXCEPTION ET L’EXIL
Le pouvoir militaire va sévir : il instaure en décembre un état d’exception (AI-5), qui réglemente les libertés. La pire période de la dictature s’ouvre. À la veille de Noël, Caetano Veloso chante un classique, « Anoiteceu » (tombée de la nuit) avec un flingue à la main. Même si les caméras évitent l’arme, ce chant de gloire à la nuit tombante appelle la contre-offensive bestiale : quatre jours plus tard, Gil et Caetano se retrouvent dans la nuit blafarde d’une cellule. Quelques mois de prison puis résidence surveillée, avant de prendre le chemin d’un exil londonien.
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Arrestations parmi tant d’autres. Le pays entier est sous état de siège. La galaxie tropicaliste disparaît, elle n’aura pas eu son crépuscule. Glauber Rocha, lui aussi, s’exile. Rita Lee se retrouve, elle le confessera plus tard, « à moitié orpheline ». José Celso, revenu à son cher Brecht, crache sur les cendres encore tièdes du Tropicalisme, « si vite consumé que j’en ai perdu ta tête ».
Les « politiques », étouffés, bâillonnés, font entrer Caetano et Gil dans la martyrologie déjà conséquente. et on s’aperçoit, mais un peu tard, que ce Tropicalisme irrationnel et insaisissable était en fait très politique : « Il riposte à la fois aux discours libéral, totalitaire et de gauche », écrit Gilberto Vasconcellos, dans son livre « De Olho Na Fresta ». Il délimite les champs clos de la musique-de-protesto : « Le thème essentiel de la chanson engagée est le jour qui viendra, et la confiance en des jours fatalement meilleurs. Qui a la foi doit m’attendre, chantait solennellement Geraldo Vandré. »
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Les lendemains ne vont pas chanter, et l’heure de la rédemption sociale est en panne. Face à ce noir-et-blanc sinistre, les tropicaux, avec leurs couleurs fortes sur trait léger, se sont attaqués au conformisme, donc aux fondements de l’état. Guérilla des mots et des sons qu’ils ne pouvaient pas gagner, face aux militaires rédempteurs. Cette « ligne évolutive » de la M.P.B., comme l’appelle Caetano Veloso, est provisoirement au rancart. Pourtant elle sera une référence dans les années qui vont suivre. Pour le moment, la chanson en a trop dit. Comme le chante Caetano dans « Enquanto Seu Lobo Não Vim » (Pendant que monsieur le loup n’y est pas) :
« Allons défiler dans la rue où Mangueira est passé, Allons sous les rues, sous les bombes, sous les drapeaux Allons sous nos pas, sous les roses du jardin, Allons sous la boue, allons sous le lit. »
Autrement dit, les fanfarons et les pleutres, les grandes gueules et les timides sont dans le même sac. Musique étonnamment prémonitoire. Le Brésil ne s’arrête pas de vivre, mais beaucoup vont rester sous le lit pendant quelques années.
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LE MURMURE DE DIX MILLE BOUCHES COUSUES
Cette vertigineuse année 68 a sonné le glas du délire politico-poétique, les années qui suivent vont balayer la moindre voix qui tente de se faire jour. D’abord, les censeurs se trouvent une âme de mélomanes, et taillent dans le vif ; couplets, refrains, chansons entières valsent au gré des ciseaux, et selon les aigreurs d’estomac. Exemple parmi tant d’autres, la saignée à chaud de Dia De Graça, une chanson de Sergio Ricardo (auteur de la musique de Deus E O Diabo Na Terra Do Sol - Le Dieu Noir Et Le Diable Blond), au quatrième festival de T.V. Record, en 68 : on lui communique d’abord l’interdiction de l’ultime vers, « Je ne dis pas que je chante pour mentir le 1er avril ». Au moment de monter sur scène, on lui annonce que la chanson entière est interdite (sans doute les censeurs ont-ils ajusté leurs binocles). Que faire, devant les caméras et le public ? Il l’entonne, les lèvres fermées, dans le silence d’abord pesant d’une audience médusée, qui va se joindre à lui, en un chœur étonnant de dix mille bouches cousues !
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Le climat est spécialement lourd, vers la fin des années soixante ; l’armée et la police entament une chasse sanglante à la guérilla, en ville comme dans les zones rurales. Même dans une telle atmosphère, le Brésil tout entier ne sombre pas dans la morosité ni la déprime. On continue de composer, enregistrer des disques, faire des shows. Mais comme la musique est susceptible de concentrer les esprits rebelles, on l’épluche, on la quadrille, on l’attendrit, on l’interdit, du côté des services de censure, un secteur en pleine expansion. C’est d’abord le problème des auteurs, qui s’épuisent souvent à ruser. Le public, lui, qui n’écoute que ce qui a réussi l’examen de censure, ne se rend pas tellement compte de cette épée de Damoclès, à moins de se retrouver à la porte d’un show interdit à la dernière seconde, devant un cordon de la Police militaire...
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Par contre, les festivals de la chanson périclitent à l’aube de la décennie suivante : en partie à cause d’une censure versatile qui conduit Chico Buarque, Vinicius de Moraes, Tom Jobim et d’autres à se retirer du jury, Milton Nascimento, Caetano Veloso, Baden Powell, à quitter la compétition. Mais sans doute plus encore à cause de l’indigence chaque fois plus manifeste des festivals, qui tournent à la foire internationale de la variété dégoulinante. Les Mike Brant, Hervé Vilard, Demis Roussos et les autres Romuald, stars éphémères du hit parade ou gagnants de pacotille de l’Eurovision, s’en vont représenter la France au pied du Pain de sucre.
Les tripatouillages, bidonnages et trucages, qui favorisent souvent les sous-produits européens finissent par fatiguer le public et bien souvent humilier les concurrents brésiliens. Cette concurrence tapageuse que personne n’ose plus défendre, si ce n’est les idéologues du développement touristique, va assécher la richesse de la compétition, et en précipiter la conclusion. La section brésilienne de l’internationale-chansonnette se démantibule à jamais en 72. Depuis 69/70, déjà, on ne se passionne plus pour l’entreprise. le mercantilisme a chassé l’esprit « bataille d’Hernani ». La situation politique s’est tendue, la ritournelle mièvre ne fait plus recette.
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À EN PERDRE LE GOÛT DE CHANTER...
Il est temps de passer à une autre étape, plus frondeuse. D’autant que ceux qui ont ouvert un espace qui leur ressemble, leur espace, les Milton Nascimento, Gil, Caetano (qui reviennent en 72 de leur exil londonien !), Chico Buarque et pas mal d’autres, vont y marquer fortement les années 70, et trouver un souffle serein, à l’aube des années 80.
Pourquoi avoir tant insisté sur cette période 66-68 ? En fait elle explique tout ce qui suit. Surtout les 10 années noires pendant lesquelles cet état d’urgence va conditionner toutes les expressions. donc la musique.
Parmi les créateurs, il y a quatre catégories : d’abord, ceux qui font comme si la situation ne comptait pas, et qui pondent leurs petites chansons sans risque de se faire châtrer, Roberto Carlos, par exemple. Lui n’a pas besoin de s’autocensurer, ses benêtes histoires d’amour n’ont rien de suspect. Ceux qu’on a provisoirement écartés, Caetano Veloso ou Gilberto Gil, qui profitent de leur exil londonien pour humer l’air du rock (et faire des albums) ; ceux qui sont en liberté très surveillée, dont on épluche les textes, dont on interdit tout ou partie des spectacles, souvent à la dernière seconde. Chico Buarque en est l’exemple extrême ; enfin, et là, ce n’est plus une catégorie, c’est un bonhomme tout seul, celui qu’on va briser au point de lui ôter le goût de chanter pour longtemps, et sans doute pour toujours : Geraldo Vandré.
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Les militaires n’ont pas encaissé que ses chansons soient devenues des hymnes de la contestation. Oh, ils ne lui casseront pas les doigts, ils ne le tortureront pas à mort comme Victor Jara au Chili, ils vont l’interdire : plus de shows, plus de disques, avec en prime des menaces et intimidations. Vandré, un moment parti en Europe, disparaît de la vie publique pour longtemps, on le retrouvera bien plus tard, modeste avocat au barreau de São Paulo.
On continue, en 82, à chanter Vandré dans les meetings et les usines en grève, c’en est désuet, mais après tout, le Brésil de ces vingt dernières années n’a jamais eu qu’un protest singer, et « Caminhando... » colle toujours mieux au contexte que les chants internationalistes révolutionnaires bolcheviks, de couleur désespérément sépia !
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RUSES POUR DÉJOUER LA CENSURE
Pour les autres, c’est la ruse. L’humour caustique de la rue, celui des réflexions dans les queues d’autobus, les boulangeries ou les cafés, se retrouve souvent tel quel dans les chansons de Chico Buarque, Paulinho da Viola, João Bosco, ou de nouveaux venus comme Gonzaguinha, Fagner. À condition que la censure laisse passer. Là, c’est l’arbitraire le plus total. Les shows sont raccourcis de la même manière que les quotidiens sortent avec des colonnes blanches. Quant aux disques, il faut les remplir, et ça prend parfois du temps.
Car les censeurs ne traquent pas seulement l’allusion politique, ils sont aussi de vigilants gardiens de la morale chrétienne. Pour avoir écrit une chanson où il faisait un jeu de mots avec « sac », Chico Buarque se fait censurer pour « offense à la femme brésilienne » ! Chico, lui-même, avance, autour de 70, le chiffre de deux chansons censurées sur trois. Lui qui sortait habituellement un album par an, se retrouve en rade au bout de 18 mois : « Mes disques ont d’ordinaire dix chansons. Eh bien, à ce moment, je n’arrivais même pas à dix. J’ai été obligé de patienter plusieurs mois pour enregistrer. »
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Plus tard, à propos de Construção, impressionnant château où les mots tiennent comme des cartes, il explique : « Il est évident que j’en suis à faire de l’autocensure. Mais à l’intérieur des limites que je me suis fixées, je crois qu’il existe encore un espace pour faire passer les choses. (...) Les chansons restent dans les limites de ce que, à mon sens, la censure peut laisser passer. S’ils m’obligent à reculer encore davantage, je m’arrêterai. »
Trois ans plus tard, en 74, après une série d’expéditions en Italie, Chico est en panne, pour de bon. Déprimé de devoir soit attendrir soit justifier le moindre de ses propos, las de ne pouvoir présenter des shows mutilés. Fatigué d’être sans arrêt questionné à propos de la censure : « Ça finit par être lamentable de se faire alpaguer dans la rue, et de s’entendre questionner à propos de la censure, et pas de mon travail. Comme artiste, je ne veux être jugé que sur mon travail. Faute de pouvoir travailler, j’ai perdu un an. »
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Dépression passagère, mais Chico est un personnage « à cycles ». Quelque temps plus tard, il interprète plusieurs chansons d’un inconnu dénommé Julinho da Adelaïde, qui ont passé sans encombre la censure, et notamment une, très courte, presque une comptine, Jorge Maravilha, qui dit : « Vous ne m’aimez pas, mais votre fille, elle, m���aime. » Le Brésil entier s’esclaffe. Rien à voir avec une histoire de (belle) famille, la chanson reprend les propos d’un ministre en vue, contredits par l’aveu de sa propre fille. Quant à cet impertinent Julinho da Adelaïde, c’est en fait un élégant pseudonyme de Chico lui-même.
La ruse, l’arme du ridicule. Ces années noires sont une bonne école pour apprendre l’écriture entre les lignes. les Brésiliens sont prompts à déchiffrer, à dénicher un double langage. Mais de la même manière que le mano a mano des guérilleros urbains et des dictateurs n’obsède pas le pays entier, la musique n’a pas forcément un double langage contestataire. Ou alors la contestation change d’espace. La liberté finit par être un concept vague, et une certaine jeunesse, qui n’a pas oublié les Tropicalistes, se sent coincée par un ordre moral de ce siècle. Revendiquer un mode de vie devient une sinécure.
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ZAZOUS DES TROPIQUES ET PATROUILLES IDÉOLOGIQUES
C’est là que les Novos Baianos, très tôt orphelins de Caetano et Gil, vont jouer un rôle de catalyseur : ils vivent en communauté, mettent du rock dans leur samba, leur bossa nova, leur chorinho et prétendent jouer là où ils en ont envie, sur un camion, sur une plage, sur une place, avec le décorum et le délire propres à Bahia. Difficile à contenir, ce mouvement, d’autant que la jeunesse urbaine s’y reconnaît. « On » peut toujours raconter qu’ils font l’amour en groupe, qu’ils se droguent, qu’ils ne se lavent pas. « On » peut même en arrêter un quelques jours pour une broutille mais « on » ne peut pas les faire taire.
D’ailleurs, ce qu’ils chantent n’est pas subversif au sens politique, et le groupe vénère la musique nationale. Cette génération, qui n’a connu que le pouvoir militaire, a décidé de vivre : « Acobou Chorare », les larmes, ça suffit, chantent les Novos Baianos. Zazous des tropiques mêlés d’un « peace and love » irrespectueux : la musique concentre ce mode de vie, et touche une jeunesse qui n’a que faire du champ politique.
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À leur retour d’exil, les aînés des Novos Baianos, Caetano et Gil, ne sont pas à la fête. Une partie de la gauche, surtout parmi les intellectuels, leur reproche la confusion de leur pensée. Ils ne sont pas les seuls à faire l’objet de polémiques. Cinéastes, artistes de théâtre, poètes ou peintres sont sans arrêt sommés de « prendre position clairement ». La ritournelle tend à tourner à l’obsession.
Caca Dieguès, plus tard réalisateur de Bye Bye Brasil, invente un concept qui ne cessera de fleurir jusqu’à la fin de la décennie : celui de « patrouilles idéologiques ». Les polémiques vont bon train, entre les libres-penseurs et les porteurs de bannières rouges de tous acabits, culpabilisateurs et redresseurs de morale. « La soi-disant gauche d’ici n’a jamais eu le recul nécessaire pour regarder les choses d’un œil narquois », dira plus tard Caetano Veloso. « Ils n’ont aucune vision culturelle de l’histoire. Que des slogans et une morale figée. Quant à la fantaisie... »
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LE RÉVEIL NOIR À BAHIA
Surgit aussi la revendication noire. Immense nébuleuse, et tabou ostensible, dans un pays où, selon tous les gouvernements successifs, la discrimination raciale est le mal des autres. Bien sûr, le Brésil n’est pas l’Afrique du sud, mais le « crioulo » costaud, rigolard et simple d’esprit est un cliché séculaire. Vers le milieu des années 70, à Bahia notamment, tout est bon pour affirmer la différence : pêle-mêle le carnaval, James Brown, le candomblé, les Black Panthers, Gilberto Gil, Cassius Clay. Beaucoup de musique dans ces références.
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Là encore, dans les faubourgs noirs de Bahia, on n’idéologise pas, on crée un monde. « Le meilleur endroit du monde, c’est ici et tout de suite », chante Gilberto Gil. Waly Salomão, poète local, parle de « blackitude baiane » (en portugais dans le texte !). On dit du quartier de Liberdade qu’il est un « Harlem baiane », et le carnaval se réafricanise : les afoxés qui prolifèrent ne sont ni des clubs fermés ni des sectes mystiques. Simplement des regroupements de gens qui veulent regarder l’Afrique avec leurs yeux d’aujourd’hui, sans pour autant bâtir un système de pensée référentiel à l’Afrique (comme le Rastafarisme en Jamaïque). Pratiques de quartier pendant l’année, et qui ne s’affiche dans les rues que le temps du carnaval, à Bahia.
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Antonio Risério, dans son très swingant livre, Carnaval Ijexa, décrit bien le phénomène : « Aujourd’hui, quand les afoxés et les blocs afro prennent en charge le carnaval baiane, ils nous montrent clairement que ce carnaval s’affirme comme un espace privilégié pour l’apparition et la revendication culturelle des noirs, avec les implications sociales et politiques qui en découlent. » et de citer Gilberto Gil : « Les noirs commencent à conquérir la possibilité de s’autogérer esthétiquement. »
Encore une fois, c’est la musique qui capitalise ce courant apparu vers 75, et qui n’a cessé de croître depuis. Le régime, là aussi, n’a pas saisi ce phénomène, il a tenté d’assimiler Black Rio, un mouvement culturel et très musical, à une tentative de « Black Panthérisation » importée des U.S.A., manipulée par des éléments radicaux. Assimilation primaire qui est restée sans suite.
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DESSERRER L’ÉTAU
Mesdames-Messieurs, l’ouverture. « Abertura », le pain d’épice favori des militaires qui ont entrebâillé la porte. Le concept, sans doute inventé par le Général Golbery, conservateur éclairé et véritable penseur du régime, a fait recette, depuis 78. une forte pression internationale a poussé le gouvernement à se refaire une crédibilité. Par quel bout appliquer les beaux principes, quand on n’a jamais manié la démocratie ? En desserrant l’étau sur ce qui se voit le plus, le monde de la culture et du divertissement.
On réduit les effectifs de la commission de censure, on limite ses attributions, on n’interdit plus les shows, on autorise ce qui avait été prohibé dix ans durant. Chico Buarque vend 500 000 albums, avec Cálice, chanson mise à l’index par la censure pendant une bonne décennie. On ressort (en catimini, tout de même) un disque de Vandré le pestiféré, on accueille au bercail les exilés, volontaires ou forcés, on autorise des méga-shows dans des stades de 100 000 places et, paradoxalement, on revient aux grands festivals de la chanson qui avaient sombré en 72. Sur le mode médiocre et mercantile.
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Que faire de ce mini espace ? Se le partager, d’abord, il y a la place pour tous, les Nordestins, les Mineiros, les Baianes, les Cariocas, etc. Ce qui bourgeonne depuis longtemps devient latent, les années-dictature ont été un vrai bouillon de culture. Les Tropicalistes quadragénaires, Caetano et Gil en tête, vendent plus de disques que jamais. La nouvelle génération des Moraes Moreira, Alceu Valença, Baby Consuelo, Simone, Pepeu Gomes, Fagner, a déjà passé le cap de la trentaine. Derrière, malheureusement, pas grand-chose à part Djavan. Les mômes et les adolescents n’ont pas beaucoup d’idoles de leur âge.
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Et le personnel politique ? À part Lula, le leader du P.T., aucune figure nouvelle de stature nationale n’est apparue. On retrouve les mêmes qu’il y a dix ans, quinze ans. Là aussi, la relève se fait rare. La carrière politique est négoce ingrat en temps de crise et la population ne se passionne guère pour les feintes, dribbles et lobs de l’avant-élection, entre tenants du titre (gouvernement militaire) et challengers (opposition de gauche ou assimilée). La musique, elle aussi, subit la crise, et les lendemains qui déchantent (côté porte-monnaie) n’engendrent pas vraiment une créativité effrénée.
Ceux qui, comme Chico Buarque, incarnaient la ruse, le pied-de-nez ou le croc-en-jambe, et que la censure ne persécute plus, ne se sentent guère de donner dans le didactisme. Alors, ils voyagent : Chico se fait acclamer en Angola, au Mozambique, à Cuba ou au Nicaragua. Animateur et rassembleur, d’artistes donc de foules, il organise au Brésil des concerts de soutien : pour le syndicat des musiciens (le 1er mai 1981, à Riocentro, deux militaires d’extrême-droite se font sauter devant les portes avant d’avoir eu le temps de déposer dans la salle la bombe qu’ils transportaient), pour des musiciens en difficulté, et même pour des associations populaires de quartier ; en février 82, au stade Morumbi de São Paulo, 100 000 spectateurs en délire font fête à 20 artistes. Raccourci saisissant propre à l’époque, c’est la toute-puissante et quasi monopolistique T.V. Globo qui retransmet le show Canta Brasil dans tout le pays.
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« CE QUE J’AIME CHEZ GEISEL, C’EST SON SOURIRE... »
La gauche intellectuelle, qui n’a visiblement pas compris l’histoire, a tendance à radoter, à ressasser les mêmes critiques qu’il y a quinze ans : Caetano Veloso et Gilberto Gil sont pressés de prendre position sur le nucléaire, choisir leur camp électoral. Gil, du temps de Geisel, le précédent Général-Président de la république, avait déjà lâché : « Ce que j’aime chez Geisel, c’est son sourire. » (Petit détail, Geisel était réputé pour son visage de marbre !) Ce genre de réponse devrait clore le bec aux contradicteurs. Eh bien, non ! ils reviennent à la charge. alors Caetano, Gil et les Tropicalistes ne répondent même plus.
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Les chanteurs et musiciens, s’ils prêtent volontiers leur concours à des concerts de soutien (généralement en faveur de mouvements syndicaux, populaires, ou pour l’amnistie), ne sont guère tentés par la vie politique. Elis Regina s’était affiliée au P.T. de Lula. mais elle est morte au début de 82. Deux autres personnages de la M.P.B. se sont portés candidats aux élections de 82. Le vieux Luis Gonzaga, le roi du Baiao nordestin, comme postulant à la députation d’état, à la Chambre du Pernambouco... pour le P.D.S., parti du gouvernement : « Rien qu’avec mon accordéon, j’ai déjà obtenu pour Exu, ma ville, le téléphone, la télévision, une banque, un parc aux vachers, avec lycée professionnel, artisanat et école (...). Il n’y a que le gouvernement qui fasse quelque chose pour le Nordeste, le reste, c’est du baratin, de la frime, moins que rien. (11) » Dans une région encore passablement imprégnée du règne des « colonels », ces propriétaires terriens tyranniques, la candidature de « Gonzagao » est un coup de prestige du parti au pouvoir. Son fils, Gonzaguinha, jadis spécialement « gâté » par les censeurs, doit faire la gueule...
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UN TOUT DE SUITE QUI CHANTE VAUT MIEUX QUE DES LENDEMAINS QUI...
Autre candidat, tout aussi surprenant : Galvão, âme, penseur et grande gueule des Novos Baianos, se présente pour le P.M.D.B. dans sa ville de Juazeiron, dans le nord de l’état de Bahia. Lui brigue la députation fédérale, à Brasilia. Son programme ne coïncide pas toujours avec celui de son parti : « Dans le P.M.D.B., il y en a qui ont une plateforme défendant les travailleurs. La mienne est une contribution de la vision des jeunes, qui ont toujours été exclus et n’ont jamais participé. (...) Les jeunes vont en prison parce qu’ils fument de l’herbe. C’est absurde. On envoie les jeunes en prison pour un rien, et en même temps, on laisse en vente les cigarettes parce qu’elles sont américaines, parce que l’État reçoit sa part de taxes. (...) Je suis dans un parti, et on m’y respecte. Les autres voient bien que je ne suis pas fou et que je vais dans le même sens qu’eux. Ils ont admis ma plateforme, ce qui n’est pas évident, qui aurait pu être combattue parce qu’elle était nouvelle. Certains des points que je défends sont taxés de crime par la droite et d’aliénation par la gauche. Pourtant, cette jeunesse marginalisée n’est pas aliénée. »
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Propos guère surprenants dans une conversation, mais qui touchent au surréalisme quand ils sortent de la bouche d’un candidat à la députation d’une bourgade de l’intérieur Baiane. la génération des Novos Baianos n’en finit pas de surprendre. Gonzaga et Galvão restent des exceptions dans un monde politique qui mêle le rationnel à l’esprit.
Western. Fernando Gabeira, ex-guérillero, kidnappeur d’ambassadeur-prisonnier-exilé, à présent amnistié, de retour sur sa terre et qui vend des centaines de milliers de livres mêlant ses aventures et son regard aigu-sensuel, constate que les partis politiques, sans exception, se battent pour des causes dépassées (il n’englobe pas le credo de Galvão, proche de ses idées).
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L’apprentissage de la démocratie passe trop souvent par une décalcomanie des vieux modèles occidentaux. Les politiciens feraient mieux de prendre exemple sur les tenants de cet imaginaire mais puissant Parti de la Musique Populaire Brésilienne : capable d’enflammer des dizaines, des centaines de milliers de gens avec une mélodie et quelques mots simples. un tout de suite qui chante vaut mieux que des lendemains qui, peut-être, quoique...
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remykolpakopoul · 4 years
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RKK BRASIL ► Le Grand Remix [4/6]
Sur le marché intérieur, les choses sont bien différentes. Mais pour cela, nous allons reprendre le fil du temps là où l’article « Puissance de la musique » en est resté, en 1982. Un flashback par décennie, pour voir que la fin du régime militaire (en 1985) achève de libérer beaucoup d’énergies.
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LES ANNÉES 80 ► OUVERTURE TOUS AZIMUTS
La décennie brésilienne qui s’est ouverte est boiteuse : plus tout à fait dictature mais encore régime militaire, censure en veilleuse, mais point abolie, droit de grève toléré mais pas libéré. Le président est encore un général, João Figueiredo. Celui qui, dit-il, « préfère l’odeur des chevaux à celle des masses » et qui, interrogé sur ce qu’il ferait s’il gagnait le smic local, a répondu : « Je me tirerais une balle dans la tête. » Ça donne la dimension du bonhomme.
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On sent comme un flottement avec ce retour inéluctable à un régime civil. Le prochain président sera élu, certes, mais par les députés et sénateurs, réunis en congrès. Pas de suffrage universel. Du moins pas encore. Alors se met en route une campagne pour les élections directes (« Diretas Jà ») qui est l’occasion de grands raouts sur les places publiques où se côtoient politiciens et artistes. Ceux-ci sont archi-présents, ainsi Chico Buarque, dont la chanson « Vai Passar » est la bande-son. Mais les généraux ne cèdent pas là-dessus. Les élections directes, ce sera donc pour plus tard.
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Tancredo Neves, opposant (modéré) au régime militaire, est élu président le 15 janvier 1985. Le premier président civil depuis… 1964. Collision incroyable de l’histoire, son élection tombe au beau milieu du premier festival Rock In Rio (du 10 au 20 janvier) à Jacarepaguà, près du circuit de F1. Un million et demi de spectateurs en dix jours, une affiche hallucinante qui défouraille en tous sens : Queen, George Benson, B-52’s, Al Jarreau, Iron Maiden, AC/DC, James Taylor, Nina Hagen, Rod Stewart, Yes, Ozzy Osbourne !!! Plus Gilberto Gil, Rita Lee, Alceu Valença et beaucoup d’autres stars du Brésil. Le lendemain de l’élection, le même jour, grand écart : je tourne pour la télé française une séquence avec l’excentrique Nina Hagen sur le toit du sambodrome (l’avenue du carnaval), puis, deux heures plus tard, j’interviewe pour Libération l’homme considéré comme le plus puissant du Brésil, Roberto Marinho, le boss de T.V. Globo, qui m’explique qu’il est largement responsable du retour à la démocratie (hum !)… mais ne s’intéresse pas à Rock In Rio. On s’en serait douté. Et le soir même, au Circo Voador (le cirque volant), haut lieu de l’alternatif, au centre-ville de Rio, James Taylor chante la liberté (formellement) retrouvée devant un public installé jusque sur la scène… Quelle journée !!! En fait, Tancredo Neves tombe gravement malade le 15 mars 85, veille de son entrée en fonction, et meurt un mois plus tard. Scénario plus improbable qu’une telenovela. C’est José Sarney, le vice-président, un civil conservateur poussé par les militaires, qui prend sa place. La (vraie) démocratie, ce sera pour plus tard.
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Et le rock nacional (made in Brazil), dans tout ça ? Mal vu lui aussi des militaires, il est en veilleuse depuis Raul Seixas le fantasque et les Os Mutantes Tropicalistes. Il explose dans la seconde partie des années 80. De partout, comme une marmite incontrôlable à ébullition. Bien, c’est comme ailleurs, un « marché » à destination locale. Vous en connaissez, des groupes de rock français qui ont conquis le monde ? Au Brésil, le rock est en orbite, de São Paulo à Brasilia, en passant par Rio et Porto Alegre (place forte parce que proche de l’Argentine, réduit rock depuis… les sixties !). Millions de disques vendus (RPM, limite pop), et parfois de public comme Capital Inicial et Legião Urbana, un million de spectateurs dans leur fief de Brasilia : le rock bouscule ladite M.P.B. (toujours Musique Populaire Brésilienne, donc la chanson) par son énergie débridée. Un groupe émerge, à la stature internationale, cousins tropicaux des Talking Heads, Os Paralamas Do Sucesso. Et quelques noms sortent du défouloir ado, d’où, ce n’est pas un hasard, sortiront des figures durables en solo : le fantasque Lobão (de Barão Vermelho), Edgard Scandurra, dingue de Gainsbourg (de Ira!), Arnaldo Antunes et sa voix grave (de Titãs). Plus deux grands allumés : Cazuza, déchirant poète rock lui aussi brièvement passé par Barão Vermelho, et Renato Russo, fondateur de Legião Urbana avant de rouler solo. Tous deux morts trentenaires du sida. Une blessure à vif, et aussi une grande prise de conscience dans la jeunesse brésilienne. Le rock do Brasil fait, depuis, son chemin, avec toujours son lot de groupes indie et sa scène trash metal, dont Sepultura des frères Cavalera, surgi en 84 de Belo Horizonte, sera la tête de proue planétaire du genre (même après la dissidence de ses fondateurs).
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Le centre de gravité du carnaval bouge et remonte vers le Nordeste. Jusqu’aux 80’s, il n’y en a que pour Rio, qui en fait d’ailleurs son commerce à l’année. Seulement voilà, les écoles de samba, fréquentables pendant les six mois de répétition, tombent dans le grand spectacle pour le défilé du carnaval. C’est certes somptueux et créatif, mais on reste spectateur. C’est là que Salvador de Bahia entre en jeu avec son carnaval-participation. On peut plonger dans la foule : soit suivre un trio elétrico, tradition locale depuis les 50’s, camion à décibels avec groupe électrique live qui joue le frénétique frevo dans la lignée de Dodô & Osmar ; soit rentrer dans un bloc afro, qui réinvente une Afrique du coin de la rue, avec des mix de pans d’histoire. Exemple, Olodum, dans la musique « Madagáscar Olodum », passant de la reine Ranavalona à Sankara, président du Burkina Faso, associant Madagascar, apartheid et Pelourinho (le centre historique de Salvador) !!!
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En fait, ces blocos et afoxés percussifs, Filhos de Gandhi, Ilê Aiyê, Olodum, Ara Ketu, Muzenza, etc., célèbrent avant tout la beauté noire. Une prise de pouvoir culturelle dans une ville où 84 % de la population a du sang africain, et où les divinités des cultes afro-brésiliens (candomblé) sont « colocs » avec le Dieu de l’église catholique ! Des blocs à la scène, il n’y a qu’un pas, et voilà que surgit l’Axé Music (axé, salut en yoruba, langue et ethnie du Nigeria et du Bénin). Pour le meilleur, avec Margareth Menezes, Gerônimo, Daniela Mercury et plus tard Carlinhos Brown, Salvador de Bahia devient « ze place to be », dans les 80’s. Riches heures du carnaval. Mais ça ne durera qu’un temps. Car, pour le pire, le carnaval devient peu à peu une machine à débiter une sous-variété afro-pop qui remonte… sur les trios elétricos, à coup de décibels. Et plus dure sera la chute : à l’orée du nouveau siècle, le business va prendre le dessus, déserter les avenues populaires du centre-ville au profit des « camarotes », les espaces réservés-pompes à fric dans les beaux quartiers des plages. Pauvre Bahia, malgré toute cette richesse séculaire ! Seul Carlinhos Brown, qui réhabilite son quartier de naissance, le Candeal, fait dans le social pédagogique, même si sa musique se perd parfois…
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Le jazz brésilien lui aussi sort de ses gonds dans cette décennie. On le sait, le Brésil de la bossa nova a fasciné l’autre Amérique, celle du nord donc du jazz. Au point que derrière Sergio Mendes et João Gilberto, qui s’y sont fixés, de nombreux Brésiliens y ont fait des séjours prolongés, tel Tom Jobim. Mais ça date déjà des sixties. Alors du sang neuf arpente l’Europe, ainsi le rigoureux pianiste et guitariste Egberto Gismonti, prolifique maître de l’écurie du label allemand ECM, ainsi Paulo Moura, clarinettiste à l’aise dans le jazz, la gafieira (le bal brésilien), le choro (le swing urbain du début du XXe siècle au Brésil) ou un concert symphonique. Ainsi le lutin multi-instrumentiste Hermeto Pascoal, qui a séjourné deux ans aux côtés de Miles Davis. Très tôt, en 1979, Hermeto est à l’affiche du premier rendez-vous international qui programme une nuit brésilienne, le Montreux Jazz Festival. Son créateur et programmateur, Claude Nobs (malheureusement décédé début 2013), instaure dès 1978 ce rendez-vous brésilien, en sortant du jazz étriqué, comme il le fait avec les autres musiques. Au programme de cette première « noite brasileira », Gilberto Gil et un jeune groupe de Salvador, A Cor Do Som. Ladite tradition perdurera jusqu’à aujourd’hui.
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Ça crée un appel d’air : en 84, énorme festival brésilien à nice, 30 000 personnes, la même année, Caetano Veloso et Djavan remplissent l’Olympia ; l’année suivante, les deux piliers de la bossa nova João Gilberto et Tom Jobim sont à la même affiche de Montreux (mais pas ensemble sur scène, ils sont fâchés !). En 1986, c’est l’année France-Brésil, lancée par Jack Lang, énorme plateau entre le Zénith et La Villette : Maria Bethânia, Baden Powell, Gilberto Gil, Gal Costa, Paulinho da Viola, Paulo Moura, plus un bal Nordeste avec le mythique Luiz Gonzaga, Alceu Valença, Moraes Moreira… Enfin, en fin des 80’s, une mémorable tournée européenne des festivals estivaux que j’ai eu l’honneur de monter avec Caramba, avec João Gilberto, qui pour l’unique fois de sa vie va assurer jusqu’au bout les dix concerts programmés (en vingt jours), plus à la même affiche Caetano Veloso, João Bosco, Carlinhos Brown et Moreno Veloso. Inouï, inoubliable.
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Et la télé dans tout ça ? La télévision brésilienne est depuis les 60’s un instrument de culture aussi puissant que l’école, à la fois immédiat, libérateur et réducteur, voire véhicule d’intox. Elle débarque en temps réel dans les foyers brésiliens, et c’est aussi le canal historique de la musique des 60’s, avec ses festivals de chansons, interrompus par la censure militaire pendant quasiment toute la décennie suivante (voir « Puissance de la musique »). Nouveauté dans le paysage à l’orée des 80’s, c’est T.V. Globo et son Niagara de telenovelas, production maison, qui dominent le paysage télévisuel. Globo réhabilite le festival de chansons en 80, mais ça s’arrête là, sans doute pas assez de parts de marché pour la musique, l’époque a changé, c’est le marketing qui domine. Justement, voilà une idée astucieuse, inclure les nouveautés dans la B.O. des telenovelas et en sortir à chaque fois un disque… sur le label maison, Som Livre. Les majors se battent pour y placer leurs artistes, quitte à abandonner leurs droits pour la compilation, parce que, immanquablement, ça fera vendre des albums du chanteur (ou groupe). Business qui s’installe durablement, dès la fin des 80’s, on aura la compilation Brésil et la compilation artistes internationaux pour chaque novela. Télé et industrie du disque font bon ménage…
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La décennie s’achève par la première élection présidentielle au suffrage universel. L’élu s’appelle Fernando Collor de Mello, il bat un syndicaliste issu des luttes ouvrières, Luiz Inacio Lula da Silva. Oui, Lula. Sa première tentative ! Collor, c’est un libéral assumé, dents blanches et look de gendre parfait, qui promet aux Brésiliens un futur radieux. S’ils savaient…
LES ANNÉES 90 ► PULSATIONS DES MÉGAPOLES
« La fin de la vieille politique, féodale ou populiste », titre la presse, qui annonce avec Fernando Collor l’ère d’un Kennedy de l’hémisphère sud. Fadaises ! En à peine deux ans, le président et son clan vont organiser méthodiquement le pillage du pays, avec détournements colossaux, corruption éhontée et trafics en tous genres. Ce nabab d’un nouveau genre démissionne fin 92, évitant de justesse la destitution. Bis repetita, c’est le vice-président, Itamar Franco, qui prend les rênes du pays. La (vraie) démocratie, c’est pour (encore) plus tard. Il y a quand même du mieux, de ce point de vue, avec les deux mandats successifs de Fernando Henrique Cardoso, social-démocrate, ancien exilé politique, qui pourtant, peu à peu, gouvernera avec des conservateurs. Ceci dit, le Brésil avance à petits pas (politiques) et à grands pas (économiques).
En attendant, coup de projecteur sur deux mégalopoles, 36 millions d’habitants à elles deux, Rio, la « Cidade maravilha » (point besoin de traduire !) et São Paulo, la bosseuse insomniaque. Plus un focus sur Recife, autre spot du Nordeste qui, après Salvador, pointe son nez.
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En attendant, à Rio c’est la montée en puissance du baile funk. Toute une histoire, ce baile qui n’a de funk que le nom. Ça commence dans les 70’s, quand une poignée de DJ filent aux USA tous les mois s’approvisionner en maxis de black music, en bonne partie funk. New York, bien sûr, mais aussi Miami : c’est moins loin, mais le beat y est progressivement plus musclé, c’est le Miami Bass, electro sauce piquante. C’est tout un commerce qui fleurit, des revendeurs font l’aller-retour dans le week-end pour approvisionner les DJ qui samplent, trafiquent le son dans leur home studio. Ce funk devient l’autre tempo des favelas, et c’est souvent la fraction jeune des écoles de samba qui, troquant les tambours pour un beat synthétique, s’empare du marché.
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Hermano Vianna, sociologue de terrain et journaliste musical, a fait les comptes : dès les années 80, il y avait 700 bals funk chaque week-end réunissant environ un million de personnes, dont une centaine comptait de 6 à 10 000 participants, la grande majorité des noirs. et de se demander, dans son livre O Mundo Do Funk Carioca, « comment un tel phénomène peut se produire dans ma ville sans que ni moi ni mes amis ne s’en rendent compte ? Pourquoi tant de monde, pourquoi cette magie ? » et de répondre, un peu plus loin : « Ce funk a la capacité de devenir un facteur de paix sociale et de développement culturel de Rio. Ce n’est pas tous les jours qu’une ville invente une musique si puissante, capable de faire danser tout le monde (et bientôt le monde entier) dans leurs favelas natales. » Le funk carioca, comme on l’appelle aussi, se diffuse dans tout le Brésil urbain. Les années passant, les jeunes de la zone sud (les beaux quartiers de Rio) s’y aventurent. Évidemment, les caïds du deal d’herbe ou de coke flairent vite la pompe à fric, d’où certaines soirées où ça défouraille entre gangs pour prendre le contrôle du business. Mais les rares tentatives d’interdiction des autorités font un gros flop. Et ça reste un concours de frime, gros son, gros calibres, gros seins. Eh oui ! De plus en plus, dans les home studios des favelas, on pose des lyrics, en portugais bien sûr. Textes « explicites » hurlés, comme dans le rap US, soit très sex (putaria), soit apologie des gangs (proibidões, les gros interdits). Le baile funk prospère d’une décennie à l’autre. Le son finira par s’exporter dans les années 2000, via des DJ US comme Diplo. Et on retrouve partout dans le monde ce genre musical, qui reste basique, mixé avec d’autres danses énervées, comme le kuduro angolais et le kwaito sud-africain.
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Rio, ce n’est pas que la samba et le bal funk. D’abord, la décennie commence par Rock In Rio 2, dans l’immense stade Maracana, avec en star suprême Prince. Un artiste qui va bien au teint de la « Cidade maravilha ». Mais surtout la ville amorce une mutation de sa vie nocturne. Depuis la bossa nova des 60’s, Copacabana et Ipanema sont les beaux quartiers de la zone sud où ça se passe, du soir au bout de la nuit. Bars, clubs et salles y pullulent. Pour les grands dancefloors, il faut aller plus au sud, São Conrado ou Barra de Tijuca. Et le centre historique, de la Candelaria à Lapa, est sale et délabré. Mais la nuit bohème va renaître, autour de lieux plus ou moins alternatifs comme le Circo Voador ou la Fundição Progresso. Un cirque volant et une fonderie, bigre ! Dans les rues avoisinantes, sous le viaduc du tram qui mène à Santa Teresa, la samba retrouve une place désertée depuis des décennies. Mais toutes sortes de bars et clubs s’ouvrent, souvent des rez-de-chaussée d’immeubles délabrés, usés par le temps. Dancefloors de reggae, bars soul & funk, jazz clubs, dancings electro, bals forró et bien sûr maisons de pagode (la jam de samba), tout ça cohabite en bon voisinage et surtout recrée un pôle étonnant que personne n’a planifié, surtout pas les élus municipaux. Rio a retrouvé sa nuit bohème du début du XXe siècle.
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São Paulo n’est pas aguicheuse comme Rio de Janeiro, n’est pas sexy ou tropicale comme Salvador ni néo-roots comme Recife. En plus, il n’y a pas la mer, on bosse à SP, d’ailleurs on y traite 60 % des affaires de tout le pays. Vingt et un millions d’habitants, sixième ville du monde, pollution terrible et embouteillages phénoménaux, c’est le New York de l’autre hémisphère. Avec sa nuit underground, à nulle autre pareille, au Brésil, insaisissable par définition. D’abord, chaque communauté y a ses spots, surtout des états du Nordeste avec les bars de forrò ou les lambaterias (!), également les Japonais (arrivés vers 1910-15, ils sont un million dans l’état de SP). Et les tribus culturelles y font leur niche. Déjà, dans les 80’s, la musique d’avant-garde des Arrigô Barnabé ou Itamar Assunção a marqué de son empreinte la mégalopole. Autour de Tom Zé, le Baiane devenu Paulista depuis les 70’s, émerge une scène indie, constamment renouvelée. Par ailleurs, les précurseurs de la DJ culture brésilienne y trouvent leur espace, les DJ Marky et Patife y « cuisinent » une drum’n’bass épicée avant de partir l’exporter en Europe. À la fin des 90’s, d’immenses clubs accueillent les pointures de la scène DJ européenne et nord-américaine. On y reviendra. Et puis il y a la rue, que les Paulistas adorent arpenter comme la rua Augusta. Enfin, un vrai circuit de centres culturels de quartier (SESC), tremplin pour des centaines de groupes ou artistes. São Paulo ne dort jamais.
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Sécheresse dans le Sertão (le Nordeste désertique), boulot ne permettant pas de manger à sa faim, désertification des zones forestières, tout concourt à l’exil rural vers les métropoles, voire les mégalopoles. Explosion urbaine à São Paulo et dans les capitales du Nordeste, Salvador, Fortaleza et Recife. C’est cette dernière, capitale de l’état du Pernambuco, qui à son tour commence à s’affirmer comme nouveau pôle musical. Et que c’est riche en rythmes et genres musicaux : le forrò des places de village, le frénétique frevo cuivré du carnaval, le maracatu des anciens esclaves, le xote (prononcez choté), dérivé d’une danse du XVIIIe siècle en Europe, le scottiche ! Grâce à une vraie politique culturelle de la ville (Recife plus son appendice colonial d’Olinda aux rues charmantes) et de l’état, les artistes sont aidés et, derrière la figure étendard de Luiz Gonzaga puis les grands du cru, Alceu Valença et Geraldo Azevedo, toute une génération va poindre à la fin des 90’s et éclater au début du nouveau siècle : Lenine, puissant troubadour électrique, Chico Science & Nação Zumbi, trublion post-rock mort très jeune, Otto, jongleur des mots, Silverio Pessoa, autre bateleur, DJ Dolores avec ses groupes successifs, Siba avec Mestre Ambrosio puis solo, plus tard encore le Spoke Frevo Orchestra, mega-big-band cuivré de carnaval. Tous arpentent régulièrement l’Europe. Leur force commune : un enracinement dans la culture rurale et un désir forcené de l’urbaniser pour mieux la faire revivre et rebondir. Le carnaval de Recife et Olinda est plus que jamais une super-synthèse de tout cela, il n’est pas (encore ?) pollué par le sponsoring, comme celui de Salvador. il reste « ze » spot du XXIe siècle.
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LES ANNÉES 2000 ► LULA ET LES BIDOUILLEURS
Fin 2002, Lula est élu président du Brésil. Celui que j’ai vu surgir dans la grève des métallos de São Paulo (lire « Puissance de la musique ») est du genre tenace, c’est en effet sa… quatrième tentative. C’est peu dire que cette première décennie du nouveau millénaire mérite le titre d’années Lula. Deux mandats (il est réélu en 2006), huit ans d’exercice, pas mal pour celui qui a quitté l’école à quatorze ans afin de devenir métallurgiste de l’ABC (la banlieue de São Paulo). Le milieu musical, qui, à ses premières tentatives, était plutôt divisé, l’appuie massivement, participant à de méga-meetings électoraux.
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Cette fois, pas d’hymne, mais un chanteur comme ministre de la culture, Gilberto Gil. Lula va sortir plus de vingt millions de Brésiliens de la pauvreté pour grossir les rangs de la classe moyenne, il devient un grand de ce monde et séduit jusqu’à Obama, envieux, du coup : « J’aime ce mec, il est l’homme politique le plus populaire de la terre. » Incroyablement populaire au Brésil aussi, même s’il manque la réforme agraire et celle de l’éducation, même s’il choisit le barrage de Belo Monte au détriment des terres indigènes. Quant à Gilberto Gil, on se rappellera les échanges avec l’Afrique lusophone, ses efforts sur l’enseignement de la musique : beaucoup et peu à la fois, mais avec un budget riquiqui…
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Le hip hop a envahi la planète et le Brésil n’échappe pas à la déferlante. Depuis les années 80, à São Paulo, puis à Rio, puis dans le Brésil entier, le street art fait partie du paysage, côté danse, graffs et tags, le pays est à la pointe. Le rap suit, Racionais MC à São Paulo, Planet Hemp d’où sort Marcelo D2, ou encore Black Alien & Speed (remixés par Fatboy Slim) à Rio. Et encore Instituto avec Bnegão, Rappin’ Hood. Avec contenu social, pro-fumette et anti-flics, comme partout ailleurs. Évidemment, des ponts existent aussi avec le baile funk, version lyrics plus crus, souvent sexe… et sexistes. Mais, tendance bien brésilienne, il existe une nette propension à mixer le rap avec les musiques du pays : samba bien sûr, dans le Nordeste, avec le repente, la chanson à répondre des places de village. Dernier exemple en date, Criolo, aussi bien rappeur que sambiste : il partage la scène avec Caetano Veloso et voilà que Chico Buarque lui-même esquisse un rap sur scène (si, si !) en hommage à Criolo, qui le salue ainsi : « Bienvenue au club, grand Chico. »
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La culture DJ fait l’objet d’un étonnant ping-pong. Car si elle prospère au Brésil depuis le milieu des 90’s, elle inspire nombre de compilateurs et surtout créateurs ailleurs, essentiellement en Europe (et au Japon). C’est que samba et bossa sont une bonne base pour les aventures electro, ce que valorise Gilles Peterson à Londres d’abord dans la nébuleuse acid jazz, avec ses compilations ou son programme radio Worldwide, sur BBC 1 et Nova en France. Et ce que reprennent à leur compte groupes et DJ, producteurs et remixeurs tels Jazzanova et Rainer Trüby en Allemagne, Smoke City, 4Hero ou Ballistic Brothers en Angleterre, Zuco 103 en Hollande, Nicola Conte en Italie. Du coup, les diggers courent après les vinyles exhumés de la samba rock ou samba soul des sixties. Et au Brésil, orchestres et DJ brassent leur histoire, comme les Cariocas Bossacucanova et le DJ du groupe en solo, Marcelinho da Lua, DJ Tudo le Paulista et DJ Dolores à Recife. Le cycle n’est finalement qu’une répétition adaptée au XXIe siècle du mouvement littéraire anthropophagique des 30’s ou du tropicalisme des 60’s : on malaxe le rituel et l’actuel sans tomber dans le rétro-futurisme, c’est juste moderne. Et c’est ce que vient chercher une belle brochette de Brazil lovers, de Beck à Gogol Bordello en passant par Devendra Banhart.
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Comme ailleurs, le marché du disque résiste bien jusqu’à la fin de la première décennie, avant de s’affaisser. Les majors pédalent dans le vide, les gros indépendants du début des années 2000 (Trama) jettent l’éponge, seul Biscoito Fino, qui a récupéré quelques grands noms (Chico Buarque, Maria Bethânia) tient le cap. Pour le reste, beaucoup de prods indépendantes, dans ce domaine, São Paulo est en tête, avec la bande (informelle) des Barbatuques, Céu, Curumin, Lucas Santtana, Iara Renno, mais n’oublions pas dans ce domaine le trio des bricolos de Rio, Moreno Veloso, Kassin et Domenico Lancellotti. Après avoir sorti chacun son album, tous trois se consacrent à ceux des autres.
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Toute tentative de dresser un inventaire du paysage musical brésilien est vouée à l’échec. On a éludé la scène rock de Porto Alegre, la vague de choro qui prospère à Brasilia… Chaque coin du Brésil génère un grenier à musique. Alors, concluons sur un courant qui n’est pas des plus glorieux, le dernier avatar de cette sinueuse décennie, le tecno-brega. Le brega, c’est le cheap racoleur assumé, cette fois sur un beat up-tempo, pas loin de l’eurodance. Ça vient de Belem, dans le nord, à l’embouchure de l’amazone. Au-delà du forrò, qui règne dans toutes les campagnes du Brésil, le brega était jusque-là une sorte de country sirupeuse. Autres spécificités de Belem : la lambada, descendue des îles de la Caraïbe via la Guyane, pour chalouper collé serré, et les sound systems mobiles rutilants avec méga-basses ressemblant furieusement à ceux de la Jamaïque et réunissant des milliers de danseurs.
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Dernier ingrédient pour faire monter la sauce : les artistes locaux enregistrent dans les home studios des tubes qu’ils relookent à leur manière, pressent artisanalement les skeuds et les revendent à 2 euros sur le marché. Ça part par dizaines de milliers. Les droits d’auteurs, ils ne connaissent même pas. Voici Gaby Amarantos, propulsée star du genre. Clip tourné à la maison, les potes font de la figuration, plan-séquence où la fille potelée et surfardée passe d’une pièce à l’autre ! Oui, ringard, sauf qu’elle a été invitée à défiler au carnaval de Rio 2013, que Kassin, en général sélectif dans ses choix, parle de la produire. Bonde do Rolê, les grands manitous du baile funk, remixent du tecno-brega. Ça sent le business bas de gamme. et tant qu’on est dans le business, évoquons l’affligeant tube d’été planétaire 2008 de Michel Telo, « Ai Se Eu Te Pego » (Oh, si je t’attrape). Juste pour se rappeler que le Brésil musical est aussi capable du pire.
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Ceci dit, restons les oreilles aux aguets, le Brésil sera d’actualité en 2014 (Coupe du monde) et 2016 (J.O. à Rio de Janeiro). au milieu de tous les clichés et raccourcis dont on ne manquera pas de nous arroser, préparons-nous à recevoir des effluves de sons neufs. et, pour finir sur une note moins ras du sol, terminons par une chanson audacieuse du nouveau disque de Caetano Veloso, elle s’appelle « Um Comunista » et raconte l’épopée puis la mort, sous la torture des soldats, de Carlos Marighella, leader d’une guérilla d’extrême gauche, en 1969.
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Il termine ainsi la chanson : « Le métis baiane n’obéissait plus aux ordres intéressés qui venaient de Moscou, c’était une lutte romantique lumière et ténèbres, faite de merveilles, d’ennui et d’horreur. Les communistes vivaient leurs rêves. » Caetano qui, dans les 60’s fut hué par les militants de gauche pour son anticonformisme, a choisi le personnage le plus jusqu’au-boutiste pour faire l’éloge du communisme. ou plutôt d’un communiste. Très fort ! Décidément, s’il n’en reste qu’un, ce sera… Caetano Veloso.
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