Tumgik
#c'est fort dommage qu'est est loupé le coche à ce point
floatingbook · 4 years
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Conclusions personnelles
- Visionnage: Mignonnes de Maïmouna Doucouré
J’ai été voir Mignonnes au cinéma parce que la description qui en circulait sur ce site était aux antipodes de la façon dont j’avais vu la réalisatrice en parler. Je ne regrette pas de l’avoir vu.
D’abord, parce que Mignonnes est un film plein de nuances. Il déborde d’expériences personnelles, avec une justesse de regard et une sensibilité qui suggère calmement l’oppression et la souffrance que peut subir une pré-adolescente qui grandit en France dans une famille issue de l’immigration. C’est un point de vue nouveau pour toute une part de la population française, un point de vue d’autant plus important qu’il donne la parole à des expériences peu répandues.
Le film n’est pas dans l’outrance en ce qui concerne la situation familiale, ou la religion. Tout est présenté du point de vue d’Aminata qui ne sait pas forcément comment comprendre ou réagir à ce qui se passe autour d’elle. Les personnages et les situations sont décrits de façon nuancée, dans leurs points négatifs comme positifs, caractérisés par une profondeur et un refus des stéréotypes. Par exemple, la mère d’Aminata, mère quasi-célibataire maltraitée par son mari, n’est pas réduite à une femme sans volonté et incapable. Elle est entière dans sa douleur, mais aussi dans sa résolution de faire bonne figure, et elle n’impose pas à sa fille de se sacrifier de la même façon ou d’accepter un destin misogyne.
En ce qui concerne l’hypersexualisation, que ce film dénonce selon sa réalisatrice, le tableau est nettement plus mitigé. Les scènes représentées renvoient à des comportements et des occurrences qui ont déjà lieu dans la réalité. Des jeunes filles sont ainsi sexualisées par l’imitation de comportements dont elles ne comprennent pas la portée délétère. La réalisatrice a fait un travail de recherche sur le sujet pendant plus d’un an, après avoir elle-même observé une telle hypersexualisation lors d’une soirée. Elle a interviewé des centaines de pré-adolescentes car le phénomène lui semblait hautement critiquable et que cette critique n’avait pas assez de visibilité dans le paysage français. Toujours d’après Maîmouna Doucouré, les actrices étaient volontaires, accompagnées sur le plateau de tournage par un psychologue (haha!) et par leurs parents, ainsi que par toute l’équipe du film. Parce que je ne n’ai pas vraiment foi en notre époque, je pense que les actrices s’en sortiront mieux que leurs paires malgré les images sexualisées d’elles qui ont été filmées, parce qu’elles ont participé à la réalisation du film et qu’elles ont à présent conscience du problème. Toutes les pré-adolescentes qui s’exposent ainsi sexuellement, en particulier sur les réseaux sociaux, n’ont pas conscience des conséquences de leurs actes.
Il n’en reste pas moins que la façon dont le sujet de l’hypersexualisation a été traité dans ce film apparaît comme un échec. Malgré un potentiel certain—la juxtaposition de réaction enfantines et de comportements sexualisés qui soulignent leur caractère saugrenu et déplacé pour des filles de leur âge; la représentation de la désapprobation des adultes; le rappel de la loi—le film échoue parce qu’il est coupable d’exactement ce qu’il dénonçait. Les Mignonnes sont sexualisés et ces images sont mises à la disposition des prédateurs sexuels.
Certes, le fait que des hommes s’emparent d’images d’enfants qu’ils considèrent comme sexuelles ne suffit pas à considérer un film comme un échec. Les hommes sont notoirement pervers, et si on devait arrêter de faire des choses parce que les hommes risquent de les détourner, on resterait cloîtrées chez nous. Peut se poser en effet la question des scènes à la plage implicant des enfants—des petites filles en maillot peuvent facilement être sexualisée—ou même de n’importe quelle scène de danse faisant intervenir des filles—que ce soit de la danse classique ou non, les tenues impliquées sont souvent moulantes. De même, la question de jusqu’où pousser l’art est pertinente. Malgré les conventions censées protéger les droits des enfants, les impliquer sur des tournages de cinéma revient à faire travailler des enfants. Malgré les autorisations parentales, les enfants n’ont pas de contrôle sur leur propre image; comment gérer leurs regrets lorsqu’elles grandissent et réalisent ce qu’on leur à fait faire? Devrait-on cesser totalement de faire jouer des enfants dans les films?
Se pose aussi la question de comment dénoncer l’hypersexualisation des jeunes filles, parce que c’est un phénomène de plus en plus présent dont on parle trop peu. Ecrire des articles ou des livres n’implique pas forcément de partager des images sexualisées d’enfants, mais se contenter d’un tel moyen de critique prend le risque d’être aride, de manquer encore une fois de visibilité quand au phénomène qu’il dénonce, et de ne pas réussir à le cerner complètement, puisque c’est un phénomène hautement visuel. Un documentaire à la télévision aurait peut-être été moins sexualisant, mais sa diffusion dans le foyer familial aurait risqué la censure de la part des parents par exemple—ça n’arriverait jamais à ma fille!—et aurait pu étouffer une discussion nécessaire. Le choix d’un film sorti en cinémas est donc judicieux, parce qu’il permet une certaine intimité hors de la sphère familiale qui peut être suffocante. Lors de la séance à laquelle j’ai assisté, le public était au trois-quarts féminins, avec de nombreux couples mère-fille. La promotion du film en France était axée sur la vision d’une expérience personnelle (celle de la réalisatrice) et sur la critique de l’hypersexualisation. En réponse, le public était plutôt des jeunes filles et leurs parents. En revanche, la promotion aux Etats-Unis, par Netflix, était elle axée sur une expérience de danse sexuelle par des petites filles, aucun doute donc que le film a été plébiscité par les pédophiles.
Lors de mon visionnage en France, il ne fait aucun doute que le message sur les dangers de l’hypersexualisation est passé. Le public, celui visé par la réalisatrices (les jeunes filles qui peuvent être victimes d’hypersexualisation), était inconfortable lors des scènes de danse très sexuelles et d’objectification. En sortie de salle, les discussions étaient animées. Si le but de ce film était d’augmenter la visibilité du problème, c’est chose faite. Au moins, on parle de l’hypersexualisation maintenant. Mais à quel prix?
Parce qu’il demeure le problème de savoir comment le film a pu louper le coche à ce point et tomber dans l’hypersexualisation lui-même, alors qu’il était si près de réussir. La réalisatrice a-t-elle voulu faire exactement ce qu’elle dénonce pour produire l’inconfort et la colère chez tout spectateur avec une conscience? Sa vision a-t-elle été déformée par des influences mâles qui finançaient le projet? Je ne pense pas qu’on puisse totalement crucifier Maïmouna Doucouré, parce que son film reste extrêmement intéressant pour sa vision de l’enfance issue de l’immigration en France, pour sa description d’une situation familiale compliquée, du rejet de l’autorité et des conventions avec l’adolescence, et du climat toxique qui peut exister en parallèle de l’adolescence. Néanmoins, ces points positifs n’excusent pas tout. Elle aurait pu faire mieux, mais ce film n’est pas non plus une oeuvre pédo-pornographique. En choisissant de simplement montrer sans vraiment imposer de conclusions à tirer au spectateur, et non pas de critiquer ouvertement, Maïmouna Doucouré adopte une position qui se défend mais avec laquelle je suis en désaccord: l’art fait toujours passer un message, et sur un sujet si important, le laisser ambigu est en soit une renonciation. Elle reste dans une dynamique de “les femmes (et les filles) devraient pouvoir faire ce qu’elles veulent”, donc dans une dynamique d’anti-féminisme libéral.
Extraits d’interview avec la réalisatrice pour éclairer son point de vue personnel:
“En tant que réalisatrice, je me devais d’être au plus près de la vérité. Pour faire le film, j’ai réalisé une enquête de plus d’un an lors de laquelle j’ai rencontré de nombreuses petites filles entre onze et douze ans. Elles m’ont raconté leurs histoires, la façon dont elles se situent en tant que jeunes filles et futures femmes, mais aussi la manière dont elles se construisent avec leur famille et leurs amis, à l’heure des réseaux sociaux. Toutes ces histoires ont nourri le scénario.” (source)
“J’ai d'abord fait un travail de documentation pendant plus d’un an et demi pour écouter les récits de jeunes filles dans tous les milieux sociaux et la plupart des faits que vous voyez dans Mignonnes sont tirés de faits réels. Je leur ai demandé comment elles se situent en tant que futures femmes. Comment elles vivent leur féminité, leur corps qui se transforme. Les seins qui poussent, les règles… ça peut être assez violent. Violent parce que parfois ça va trop vite. Parfois, ça ne va pas assez vite. Et croyez moi que quand ça ne va pas assez vite, c’est tout aussi violent ! Ces filles sont dans une comparaison des corps qui les entoure,  aujourd’hui avec les réseaux sociaux aussi : les corps objectivés que l’on voit sur la toile à longueur de journée, et auxquels elles veulent absolument ressembler, alors que leurs seins n’ont pas encore poussé…” (source)
"Je veux que chaque spectateur puisse devenir une petite fille de 11 ans pendant 1 h 30. Pour comprendre et non juger. […] J’ai fait ce film pour qu’on ouvre les yeux. Quand des préados de 13 ans cumulent 400 000 abonnés sur Instagram en posant en string, ça crée forcément un mimétisme chez des filles un peu plus jeunes qui aspirent à entrer aussi dans la lumière. Donc, puisque je me situe dans leurs têtes, je devais montrer à l’image cette hypersexualisation et la jouissance qu’elles peuvent prendre dans cette représentation. […] Je ne les montre pas nues ou en string. Je donne à voir ce qu’Amy va chercher dans ces moments en apparence extrêmes : une libération. Le plus important pour moi est qu’elle puisse prendre le temps de choisir la femme qu’elle veut être sans qu’on ne lui impose rien. Dans la même logique, je ne veux, moi, rien imposer aux spectateurs." (source)
"C’est une évidence : ce film n’aurait pas pu être tourné par un homme. D’abord parce qu’il n’aurait pas pu aborder aussi spontanément que moi des préados dans la rue. Mais aussi parce que sa manière de filmer aurait été différente. Il y a chez moi, en tant que femme, une identification très forte aux personnages qui influence ma façon d’observer, donc de filmer. J’aime le cinéma de sensations. Et ce sont aussi les miennes que je cherche à faire ressentir." (source) [Sur ce point je suis très sceptique, dans les scènes de danse le regard correspond beaucoup plus au “male gaze” qu’à un quelconque regard féminin.]
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