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BOOKHOUSE GIRL #60 | Chloé SAFFY, romancière
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(Crédit photo : Patrick Cockpit )
On était venu vers elle avec un projet autour de Bret Easton Ellis, pour notre collection des Feux Follets. On pensait à un éloge de Lunar Park ou Moins que zéro, plutôt qu’au trop brutalement évident American Psycho. Et puis la voilà qui contrait nos propositions avec un désir de livre sur Donna Tartt. Non seulement Chloé Saffy, sorte de bluesgirl en rollers ou de Miss Orange dans un remake féministe de Reservoir Dogs, c’est selon les jours, était la première femme à pousser les portes du Feu Sacré pour y signer un essai (on est fin 2017 quand on commence à en parler), mais ça ne suffisait pas, elle faisait avec raison entrer avec elle une femme parmi les écrivains louangés par les Feux Follets. Ce sera là sa première incursion dans l’univers de l’essai littéraire. Après qu’elle a épanoui plusieurs de ses livres via le monde vénéneux du roman, Subspace permet enfin à Chloé Saffy de nous dire qui elle est. La romancière éprise de narrations polaroïdes, sombres et sexuées, parle comme elle écrit et vice versa. Et à l’envers de ses thrillers précédents, se raconte à Je perdu dans cette farandole méthodique où pas un pied ne dépasse : on l’entend écrire, Chloé Saffy, lente et affirmée, de son timbre mesuré, elle qui dit croire en la supériorité du tank sur tout autre moyen de transport. Ecrire sur cet amour de jeunesse qu’est le Maître des illusions, livre de Donna Tartt que Saffy a découvert comme on s’initie à la passion charnelle ; écrire sur les effets de ce qui s’apparente moins ici à une aventure au fil du temps et des relectures qu’à une liaison ; écrire sur l’exercice d’admiration que réclame l’ambition de se faire écrivaine à son tour ; sur l’alliage complexe de lâcher-prise absolu et d’autodiscipline martiale suscité par ce désir de littérature, entré en écho avec l’épreuve de l’amitié, du sexe et du travail ; sur la compréhension de toute vie en société comme d’un monde caché, celui des fantasmes des autres ; sur cet équilibre entre défiance et abandon face au mentorat que suppose tout maître, tout modèle ; sur la déception et la trahison comme baptêmes nécessaires pour apprendre à être quelqu’un, à défaut de devenir soi ; écrire sur le recours au sexe ritualisé comme véhicule destiné à conduire ceux qui s’y adonnent vers les niveaux supérieurs du jeu mental, au sein de dispositifs ludiques autant que politiques où tout s’apparente à une scène de meurtre, afin de mieux circonscrire l’objet de notre quête : pourquoi écris-tu ceci, toi que je lis ? Embryons d’une piste avec les réponses de Chloé S. au questionnaire des Bookhouse Girls and Boys.
| Que trouve-t-on comme nouvelles acquisitions dans ​ta bibliothèque ?
Beaucoup de romans récents en fait. Et des français ou francophones ! Journal de L. de Christophe Tison (Lolita vu du point de vue de Lolita), Protocole Gouvernante de Guillaume Lavenant (un mix entre L'Insurrection qui vient et Fight Club, le film, plus que le livre), ou Querelle de Kevin Lambert (une grève dans une scierie au Québec, menée par un personnage en forme de fantasme homo-érotique à fond la caisse). Le Royaume enchanté de James Walsh, suite au visionnage d’un vlog consacré à Taram et le chaudron magique, qui raconte les coulisses de Disney dans les années 80, mais pas encore commencé. Et le Mister Miracle qui vient de sortir, en vue d’une étude sur le personnage de Big Barda. Et le White de Bret Easton Ellis en dépit de sa traduction désastreuse : sérieusement, c’est honteux que Robert Laffont l’ait laissée en l’état. J’espère qu’ils la reverront pour la version poche.
| Quels livres marquants a​s-tu découvert​​ ​ à l'adolescence et que ​tu possèdes toujours ?  
La BD Silence de Comès, peut-être le premier livre qui m’a fait pleurer à grosses larmes. Maus de Art Spiegelman : c’est le livre qui a permis à toute une génération de découvrir le génocide juif sous un prisme plus intime, plus impactant que des dizaines de docs et d’essais. Le Transperceneige aussi, parce que la dimension post-apocalyptique sans issue, la fascination du désert de glaces. Ça fait beaucoup de BD en fait, plus que de romans ! Je lisais beaucoup de romans déjà ado, mais au final j’en ai gardé très peu de cette époque. J’ai tenu un journal de mes lectures, mais faudrait que je remette la main dessus…  
| Sans égard pour sa qualité, lequel de tes livres possède la plus grande valeur sentimentale, et pourquoi ?
Daddy’s girl de Janet Inglis. C’est un livre qui a une histoire particulière dans ma vie, parce que je crois que d’une part, c’est le premier que j’ai acheté sur recommandation de la presse (et encore, c’était un encart minuscule dans VSD), que j’avais 15 ans (l’âge de l’héroïne), et aussi parce que celui-ci ne provenait ni du prêt d’un proche, ni d’une bibliothèque. Ensuite, parce qu’il s’agit d’un des premiers livres érotiques aussi troublants, crûs et amoraux que j’ai pu lire. Encore maintenant. Et je pense qu’il serait assez difficile à publier aujourd’hui, que ça soit en anglais ou en français : peut-être que la jeune génération le trouverait dégoûtant ou détestable… Il existe d’ailleurs une suite, que j’ai dû lire en anglais, car Le Seuil n’en a pas acquis les droits. Qui va encore plus loin que le premier livre. Ce que je peux dire, c’est que ce livre a déterminé beaucoup de choses dans mon rapport à la fiction en général, à la fiction qui utilise le sexe comme l’un des arcs narratifs les plus importants d’une histoire en particulier. Avec le recul je réalise que ce qui m’a plu, c’est aussi que le livre a été vendu non comme un roman érotique, mais simplement un roman contenant du sexe explicite. On a désormais l’impression qu’il s’agit d’une chasse gardée de l’autofiction. Ici, on parle d’une fiction pur jus, avec intrigue, personnages très caractérisés, etc.  Avec de plus un message moral assez dérangeant. Si ce livre a une résonance encore particulière, c’est aussi qu’il est sorti en 1996. J’étais lycéenne et identifiée comme la sulfureuse de la bande, parce que je lisais déjà de la fiction érotique et je regardais des films connotés (si tant est que Lunes de fiel et Showgirls rentrent encore dans cette catégorie !). Du coup, quand j’ai commencé à faire circuler ce livre parmi mes copines, il y avait encore un parfum d’interdit dessus, à la fois parce que j’étais le prêteur et aussi pour le sujet quand même hardcore : une héroïne de 15 ans, séduite par son inquiétant beau-père photographe au nez et à la barbe de sa mère... Ma meilleure amie me disait encore que ce qui avait bien fonctionné à l’époque, c’est aussi le fait qu’elles l’ont toutes lu un peu en cachette, en planquant le bouquin et en essayant d’être sûres que les parents ne tomberaient jamais dessus… Je l’ai racheté trois fois depuis, tellement il a été prêté et abîmé. Et je l’ai beaucoup offert !
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| Lequel de​ te​s livres prêter​ais-​tu à quelqu'un qui te plaît ?  
J’ai de plus en plus de mal à prêter les livres : faut tenir un journal de bord avec à qui tu as prêté quoi et à quel moment... En plus, prêter un livre, ça veut aussi dire revenir à la charge pour savoir s’il a bien été lu etc. Mieux vaut les offrir, quand on le peut. Au moins la personne peut s’y plonger quand elle en a vraiment envie ou qu’elle a la disponibilité mentale pour. Après, ça dépend à qui je prête. Un ou une amie ? Quelqu’un avec qui je veux coucher ? Une personne que je souhaite impressionner ? Un collègue ? Prêter un bouquin au final, c’est à la fois y mettre de soi, mais aussi penser à la personne qui le reçoit : essayer de trouver quelque chose qui lui est propre, et qui vous a fait penser à elle quand vous lisez. Que ça soit par le style, l’histoire, les personnages, les enjeux. C’est tenter de créer un lien. C’est comme écrire une lettre : l’espace d’un moment, vous êtes en tête-à-tête avec la personne, vous ne pensez qu’à elle. Choisir un livre, que ça soit pour offrir ou pour le prêter, c’est essayer de savoir ce qui va vous connecter à elle. Avec plus ou moins de réussite.
| Que trouve-t-on comme livres honteux dans ​te​s rayonnages ?  
Ah, la fameuse notion de honte sur ce qu’on lit ! Difficile à dire, car ce que j’ai pu lire de honteux, je ne le conserve pas. Allez, peut-être le bouquin que Jacques Charrier a écrit suite au premier tome des mémoires de son ex-femme Brigitte Bardot ? Je l’ai acquis à une période où j’étais fascinée par elle, du moins la carrière d’actrice et de chanteuse. J’ai acheté pas mal de recueils de photos, des disques, vu des films… Lire son ex-mari, c’est découvrir le versant noir du personnage, et de la fabrication d’une star et de sa légende. Dans la même veine, mais pour moi, il n’est pas du tout honteux, c’est le livre que Maria Riva a consacré à Marlene Dietrich. Au-delà de l’intimité de la star vue par sa fille, c’est tout un pan de l’histoire du cinéma allemand et hollywoodien des années 20 aux années 50 qui se déploie. Ça se lit comme un roman. Tout comme l’autobiographie de Schwarzy ! Celle-ci, c’est carrément une épopée sur un mec bigger than life. Est-ce que c’est honteux ?
| Quels livres a​s​-​t​u hérité de ​te​s proches ?  
Les albums de Crépax, comme Histoire d’O et Emmanuelle. Un recueil consacré à l’histoire de la torture au fil des siècles, richement illustré et très bien documenté. Les fiches bricolages du Professeur Choron. Ils proviennent tous de mon père : quand il est décédé, ma sœur et mon frère ont estimé presque sans discuter que j’avais la priorité pour les choisir. Chez ma mère, j’ai piqué des BD avant tout : le premier tome de Sambre de Yslaire (la scène d’amour au tombeau qui a je pense traumatisé des générations d’adolescentes à tendance gothique… on rêvait toutes d’être Julie débauchant Bernard, le jeune bourgeois ombrageux !), Eva de Comes pour son esthétique très République de Weimar et son histoire perverse et très efficace sur le plan narratif. C’est à peu près tout. Ensuite, j’ai acheté tous mes livres seules ou on m’en a offert.
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| Le livre que ​tu as le plus lu et relu ?  
Peut-être L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Il a donné lieu à une quantité scandaleuse d’imitations, et en général, elles sont assez ratées. Lui a réussi à trouver un équilibre délicat entre la fascination et le dégoût que cette histoire déclenche en lui, il réussit à parler de ce tueur sans jamais le glorifier et de fait, permet en creux à ses victimes d’exister. C’est aussi un beau livre sur le métier d’écrivain, sur le deuil, l’effroi. C’est avec celui-ci que son écriture a trouvé sa forme la plus bouleversante : fluide, précise, épurée, juste. Carrère, c’est l’auteur qui t’attrape en deux pages avec un style en apparence très simple. Mais quand tu le décortiques, tu vois combien c’est travaillé : rien ne dépasse, tout a un sens. Dernièrement, celui chez qui j’ai retrouvé cette épure, c’est Sylvain Prudhomme avec Par les routes. C’est le premier roman que j’ai lu de cet auteur, ; il a une écriture précise, délicate, c’est quasi de la littérature japonaise : quelques détails distillés en douceur, une justesse poignante, une manière de te mettre face à toi-même.
| Le livre qui suscite en ​toi des envies symboliques d'autodafé ?  
Ouhla. Je ne peux pas souscrire à ça, étant écrivain moi-même. Ça me bouleverserait de savoir que quelqu’un veut brûler mes livres, même symboliquement ! Par contre, napalmer les bureaux de certains éditeurs qui ne font pas leur boulot, ça oui. Ne pas faire son boulot, ça veut dire prendre des manuscrits sans faire travailler leurs auteurs dessus : y a une quantité de bouquins publiés où il est évident que l’éditeur n’a rien branlé. Etre capable de dire quand il faut couper ou reprendre, approfondir ou au contraire rendre elliptique. Peut-être que ça éviterait à beaucoup les envies non pas d’autodafés, mais du moins l’envie de balancer le bouquin derrière l’épaule à la Jean-Edern Hallier !
| On ​te propose de vivre éternellement dans un roman de ton choix, oui, mais lequel ?  
Très dur à dire… allez deux me viennent. Alcool de Poppy Z. Brite, pour vivre à la Nouvelle Orléans, bien bouffer, gérer un restau improbable, être entourée d’une bande de potes géniaux et vivre dans un corps masculin et dans un couple gay. Et dans La Conspiration des ténèbres de Theodore Roszak. Parce que c’est l’un des seuls romans qui parle aussi bien de cinéma, et te fait toucher du doigt la puissance de la pulsion scopique, sa dimension fantasmatique, dangereuse et à même de générer un trouble durable. Et parce que Max Castle semble être un personnage hautement recommandable.
| Quel est l'incunable que ​tu rêves de posséder, ton Saint Graal bibliophilique ?  
Tous les livres imaginaires qu’on trouve dans les films ou les romans. Je suis fascinée par les « faux livres » dans le cinéma, notamment les objets, pour lesquels on crée une fausse couverture, un faux titre, un background. Tout comme les faux journaux intimes des personnages qui sont toujours richement illustrés, détaillés… Celui de Melissa P. dans le film du même nom de Luca Guadagnino, ça serait mon rêve de le récupérer. Et il y a bien sûr les « faux romans dans les romans » qui concernent des personnages d’écrivain : en général, les livres qu’écrivent ces personnages sont réduits à des extraits. Qu’est-ce qu’ils donneraient ces livres, s’ils existaient vraiment ? Note d’ailleurs que pour les faux journaux intimes issus d’une œuvre télévisuelle, celui que Jennifer Lynch a écrit en tant que Laura Palmer est très réussi. Aussi glauque, étrange et transgressif que la série.
| Au bout d'une vie de lecture, et s'il n'en restait qu'un ?
Déjà, j’ai même pas quarante ans, donc comment avoir un avis tranché sur la question ? Disons, que s’il n’en reste qu’un, ça sera le livre qui aura résisté à tous les déménagements, celui qui aura été offert, prêté, transmis, racheté un nombre incalculable de fois, parce qu’il devient trop abîmé à force d’avoir été lu. Maintenant te dire lequel dès maintenant…
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