Tumgik
#lavillelanuit
dirtyvowels · 6 years
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Kettner Bld, San Diego
Destination Kettner bld, trente-huit minutes à l’aller, un changement, deux fois plus au retour, et encore, c’est si je rentre avant 23 heures. Cette ville me désespère, me ramène à ma condition de petite frappe trop gourmande. Kettner bld, 2507. Ça a l’air facile, comme ça, sur la carte, l’enchaînement orthogonal des rues, ça va le faire. Il fait nuit noire, mais il ne faut pas avoir peur, mon imagination est en péril, il faut que je sorte la promener comme un lévrier afghan. 
Kettner, Kettner... les arrêts s’enchaînent, amenant leur lot de trimardeurs, de paumés.  Sans voiture, on est foutu ici, dans tous les sens du terme. Voilà, c’est ici, ici que j’ai donné rendez-vous à la nuit. Peureuse mais grandiloquente, la petite. La nuit, elle, semble ne pas me reconnaître, un sourire goguenard accroché à sa toile, avec constellation et buildings pour achever sa parure. 
J’ai une adresse où me rendre, j’existe, n’est-ce pas?
C’est vraiment ici? Une voie de tram, une autoroute, puis le boulevard, tout cela en escalier. Un transformateur, ses panneaux d’alerte, des silhouettes meurtries, la lune qui ricane sur le tout. Les avions viennent frôler le scalp des rares gens qui ont quelque chose à foutre sur ce trottoir avant d’aller déverser leurs passagers sur le tarmac à deux kilomètres. 
J’y suis, au bon numéro, “la Casbah”. C’est plutôt une métaphore du Sahel en ce qui concerne l’ambiance. Il n’y a personne, il est trop tôt. 
Je m’assombris sur un perron en songeant à quoi rime tout ça. Je me fais penser à la Linea, cette laide abstraction en deux dimensions. Un duo de silhouettes s’échappe du club comme l’émanation laiteuse d’un soupirail. Ils sont d’une autre pâte, ce sont des clichés de chevelure en mouvement et d’attitude calculée mais ils ont du relief. Leur galaxie encombre soudain la mienne. Je dois fuir, c’était une bévue que de croire à l’imbrication des mondes quand il faut tout créer de ses mains. 
En maraude d’épiphanies cependant, et le prochain tram n’est pas avant une bonne heure.
Kettner bld, je tire un autre numéro, celui d’un club affalé sur les grilles du transformateur, encore plus miteux et désert que ma première cible. Depuis la fenêtre, un verre de contenance à la main, je contemple une grande ville américaine qui s’étale comme Olympia sur les draps blancs. Vide mais bruyant, la musique se charge d’imiter le sifflement exponentiel des avions qui décollent. Quelques personnes s’affairent autour de la musique. 
Je me retourne vers la vitre, des phrases s’impriment dans mon cerveau : “je suis ici, je suis seule, je suis loin, je suis n’importe qui”. Une femme s’approche, elle a le visage tatoué, comme si ses yeux émergeaient d’un feuillage de bananier : “tu joues ce soir comme DJ?”. Rires intérieurs. Non, non, moi je me joue du pipeau. 
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