Tumgik
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Les songes de Séraphin
Manifeste surréaliste de l'insurrection iconophile, ou Les dieux sans firmament
J.
"Mon petit Séraphin, vous m'écoutez ?" Je sursautai en m'empêtrant dans les pages de La Terre Entière; j'aimais beaucoup les journaux mais n'avais jamais réussi à les plier correctement et je finissais toujours par me noyer dans un fatras de papier froissé. "Pardon monsieur le directeur je m'étais égaré en page trois ! - Je vous disais que la cage d'Angelo aurait bien besoin d'un nouveau coup de peinture... - Ah. Bien monsieur le directeur... Une préférence pour la couleur ? - La couleur ? Eh bien, vert-bouteille, comme tout le reste ! - Ah. Oui monsieur le directeur." J'aurais bien voulu qu'on me dise "bleu ciel" ou "rose" pour une fois mais non, c'était toujours le même vert-bouteille. Si vous voulez mon avis, les bêtes seraient pas mécontentes qu'on leur change un peu la teinte des murs, enfin des barreaux j'entends, pour la monotonie; mais monsieur Velch n'était pas d'accord et disait que les léopards, de toute façon, ne distinguaient pas les couleurs. M'est avis que d'une on en savait rien, et deux, ce n'est pas parce qu'on ne voit pas quelque-chose que ça n'a pas d'importance, sinon personne n'aiderait les aveugles à traverser la rue; mais monsieur Velch ne voulait pas en démordre, surtout parce que le vert-bouteille était la couleur la moins chère. "Séraphin ! - Oui monsieur le directeur ? - Allez donc prendre un café, vous avez un drôle d'air. - Pardon monsieur le directeur, c'est à cause de la une de ce matin. - Ah oui, c'est terrible, terrible... N'oubliez pas de bien rassembler votre matériel quand vous aurez fini avec la peinture, on ne veut pas d'un incident comme la fois dernière." Monsieur Velch avait le chic pour parler en italique, c'est comme si ça s'entendait. L'incident était une référence à cet épisode maladroit où j'avais laissé à Raphaël - c'est notre tigre du Bengale - je lui avais laissé un pinceau et le reste du pot de peinture en me disant qu'il pourrait comme ça ajouter sa petite touche personnelle, un petit dessin sur un rocher, quelque chose. Les tigres du Bengale, c'est vrai, ne dessinent pas très bien car ils n'ont pas l'école publique obligatoire là-bas aux Indes, mais dans le fond Raphaël je lui sentais la fibre artistique. Malheureusement, comme il venait de se fâcher avec sa compagne d'à côté - une tigresse sibérienne, sale caractère bien de l'Est - il avait essayé de tailler le pinceau en pointe, et, ne parvenant définitivement à s'ouvrir les veines avec, avait fini par se rabattre sur la peinture, par chance en quantité insuffisante pour provoquer plus qu'un bon mal d'estomac. Comme j'avais un peu de mal à me remettre de la scène, monsieur Velch, qui avait tout de même bon fond, avait tenté de me rassurer en m'apportant un article de Science et nature pour tous qui démontrait que les tigres avaient une tendance naturelle au chantage affectif; reste que depuis, par mesure de précaution et sur mon initiative, nous n'achetions plus que de la peinture sans plomb.
La cage d'Angelo - notre jaguar d'Amazonie - était très agréable en été car il y faisait toujours un peu plus frais qu'ailleurs à l'ombre des grands pachiras. Comme je prenais mon casse-croûte en relisant La Terre Entière, Angelo restait à proximité, probablement plus intéressé par mon jambon-beurre-cornichon que par ma conversation mais je lui en voulais pas, les jaguars sont pragmatiques de par l'éducation. "T'entends ça Angelo ? Ils ont dynamité Bouddah." Angelo s'en foutait pas mal mais moi ça me faisait un petit quelque chose, même si je ne le connaissais pas personnellement, de savoir qu'on avait tenté d'assassiner à la dynamite et au mortier de quatre-vingt un pauvre type qui s'était assis dans un coin de montagne histoire de faire une pause d'un millénaire ou deux. On sait aujourd'hui que les statues ne sont pas parfaitement immobiles mais vivent simplement sur une échelle si différente de la nôtre qu'on les suppose inertes, un peu comme les montagnes. Je crois que si l'on devait fixer un point de départ à l'histoire qui s'ensuivit, ce serait ici et maintenant, quand je partageais un sandouiche sous les pachiras avec un jaguar qui n'avait jamais vu l'amérique latine.
J'habitais à l'époque Rue du Cherche-Midi, m'étant convaincu que j'avais comme ça moins de chance de le trouver à ma porte, et qu'au cas où il débarquerait quand même, j'aurais un paquet d'hilarantes répliques à lui lancer. "Ding-dong, c'est midi !", "Ah ! Vous tombez bien, ça fait un moment qu'on vous cherche !" Je gloussais parfois tout seul en y pensant, à ça et à d'autres choses, ce qui me valait dans le métro beaucoup de regards étonnés, à cause du manque de vie intérieure. Aussi préférais-je faire le trajet à pieds; le bruit de la rue couvrait les rires qu'on voulait garder pour soi et les gens faisaient moins attention. Parfois, je faisais quelques détours sur le chemin et j'aimais m'arrêter dans les galeries d'art et d'antiquités exotiques qui environnent Saint-Germain-des-Prés, parce qu'elles me peuplaient la tête de tout un tas de questions que j'osais rarement poser tout de suite et que s'il y a bien une chose dont on a plus besoin qu'à boire ou à manger c'est de matière à réfléchir, qu'on trouvait fort heureusement presque n'importe où à l'époque. C'est durant une de ces escapades que je tombai par hasard sur une série de statuettes de différentes tailles qui ressemblaient à s'y méprendre aux photos que j'avais vu dans le quotidien du matin. Je secouai le propriétaire qui roupillait dans un coin : "Monsieur ? Ce sont bien... - Des statuettes greco-bouddhiques de style Gandhara, sixème siècle, oui. - Ah. Non parce que je lisais dans la presse, ce matin... - Oui, terrible ! Mais vous savez, tout ça c'est une conséquence de nos sociétés iconoclastes !" Iconoclaste, je n'étais pas sûr, il fallait d'abord que j'aille voir dans le dictionnaire, mais en tout cas j'avais de la peine pour les Bouddhas greco-bouddhiques du Ghandara. "C'est combien ?". C'était cher, mais ça valait le coup. J'achetai la plus petite; ça en ferait au moins une qui pourrait rester paisiblement immobile tout le temps qu'elle le voudrait; pour l'avoir, celle-là, il faudrait qu'ils fassent péter l'immeuble et peut-être même bien la rue du Cherche-Midi toute entière. Une fois rentré chez moi je plaçai la figurine bien au chaud sur mon étagère à côté de mon Encyclopédie Universelle en construction - comme l'ensemble était au dessus de mes moyens, je rassemblais tous les ans mes économies pour me procurer un des volumes. Le prochain concernait uniquement la lettre 'M' qui comme les lions d'Afrique avait besoin de plus d'espace que les autres. J'avais pas encore la lettre 'I', mais j'avais un Petit Raoul illustré; pour être honnête je le sortais assez rarement car j'avais la fâcheuse tendance d'y rentrer d'un bout et d'en sortir par l'autre en ayant au passage oublié ce que je cherchais à l'origine. Je filai voir les 'I' : Icononoclaste: relatif à l'iconoclasme ou figuratif, qui cherche à détruire tout ce qui est attaché au passé, à la tradition. Personnellement j'ai toujours eu un peu de mal avec le figuratif, alors je sautai à "iconoclasme" qui était juste au dessus. Iconoclasme: historique, dans l'empire byzantin, doctrine des VIIIe et IXe siècles qui prohibait comme idôlatrie la représentation et la vénération des images du Christ et des saints ou destruction délibérée d'images et représentations religieuses. Là je dois dire, ça m'en bouchait un coin. Que les Byzantins aient eu un léger différent avec Jésus-Christ, soit, quand la tête de quelqu'un vous revient pas c'est jamais très facile, mais était-ce une raison pour éparpiller Bouddhah aux quatres coins du désert sous prétexte qu'il s'était perdu en route et n'avait rien à faire là ? Je n'y entendais décidément vraiment rien. Destruction délibérée d'images et représentations religieuses. Moi j'aimais bien les images, qu'elles soient religieuses ou pas; c'est pour ça que le Petit Raoul était illustré, sans image c'est triste et les gens comprennent pas à cause de l'abstraction.
J'avais dans ma bibliothèque un livre que je n'avais jamais lu mais dont j'aimais beaucoup le titre, Le Parti pris des choses; je crois effectivement que les objet ont en commun avec vous et moi le parti qu'ils prennent d'exister et qu'ils sont à ce titre des personnes comme les autres - en conséquence je pleurais toujours un peu quand je cassais une assiette. J'eus beaucoup de difficultés à m'endormir les soirs qui suivirent car je réfléchissais au Parti pris des statues greco-bouddhiques. Je finis par faire un voyage à la bibliothèque afin de me renseigner - leur Encyclopédie Universelle était complète et même plusieurs fois d'ailleurs. Ce que j'y découvris me remplit d'horreur et j'en arrivais à la conclusion terrifiante que l'iconoclasme ne touchait pas que les statues de style Ghandara mais aussi toutes les représentations de saints, de prophètes, d'anges et de divinités diverses, mineures ou majeures, et que celles-ci étaient souvent les victimes innocentes de brouilleries qui ne les concernaient ni d'Ève ni d'Adam. N'y tenant plus, j'écumai le soir suivant les galerie de la rue des Saints-Pères, et achetai coup sur coup une Vierge Marie du XVIe siècle, un Shiva Nataraja du XVIIIe, et la copie non datée d'un buste d'Aphrodite quelque peu encombrant. Tant pis pour la lettre 'M', l'Encyclopédie Universelle pouvait attendre, vu l'urgence ! J'élargis dans les jours qui suivirent le périmètre de mon opération de sauvetage, et après l'acquisition d'un grand nombre de specimens de provenances diverses dont une collection très volumineuse de Bastet en bronze, je commençais sérieusement à manquer de place dans mon trente-et-un mètres carrés.
"Excusez-moi monsieur le directeur, j'aurais une question, peut-être même deux ou trois, je suis pas sûr. - Allez-y Séraphin, vous savez bien que ma porte est toujours ouverte. - Sauf quand vous n'êtes pas là Monsieur le directeur, parce que c'est moi qui passe avec les clés pour la fermer... - C'est une métaphore, mon petit. Votre question... ? - Oui alors voilà, monsieur le directeur, j'ai beaucoup réfléchi, et je me demandais, les animaux comme Angelo et Raphaël et Malik le lion d'Afrique, on les met en cage, c'est avant tout pour les protéger, pas vrai ? - Oui c'est plus ou moins ça... - Et que ça permet de préserver les espèces qui sont comme qui dirait menacées par les voies du développement et la flambée du pétro-dollar ? - En effet, si on veut oui, mais... - Et qu'on peut comme ça montrer aux gens que les images des dictionnaires existent pour de vrai, ils peuvent venir les voir et se sentir moins seuls ? - Sans nul doute mais j'avoue avoir un peu de mal à discerner où vous voulez en venir... - Supposez, monsieur le directeur, que j'aie chez moi quelques individus qui mériteraient eux aussi d'être protégés contre les voies du développement, vous pensez qu'on pourrait leur trouver une place ici ? - Séraphin vous m'inquiétez, vous avez chez vous des animaux en voie de disparition ? Vous savez que le trafic d'espèces protégées, ça peut aller chercher très loin ! - Non non non, rien de la sorte monsieur le directeur, c'est pas vivant, enfin pas vraiment, c'est des statues, ça ne bouge que très lentement... - Des statues ? Mais pour ça, il y a les musées ! - J'y ai bien pensé monsieur le directeur, mais les musées, c'est un petit peu comme une maison de retraite. D'abord ça sent pas bon et l'on s'y ennuie tellement qu'on en meure. Non, ce qu'il leur faudrait, c'est des enclos, comme ici, pour qu'elles s'y sentent bien et que les gens comprennent que même si on ne les voit pas bouger, ce sont des êtres animés comme les autres à cause du Parti pris. - Séraphin, mon vieux, vous délirez sec ? Vous aurais-je surmené ? Peut-être des vacances... - Vous comprenez pas monsieur le directeur ! Ce sont des représentations religieuses figuratives ! Elles aussi sont menacées par les voies du développement et comme elles se fichent de la flambée des pétro-dollars, on les bombarde et on les éparpille et c'est pas juste ! Elles ont rien demandé à personne et on détruit leur habitat naturel sous prétexte d'iconoclasme depuis que les byzantins ont décidé de faire plus modernes. On les chasse du firmament, voilà, et comme elles savent plus où aller alors elles atterrissent rue du Cherche-Midi dans le sixième arrondissement, mais je peux vous dire que le sixième arrondissement c'est pas un endroit pour une divinité ! Divinité: être supérieur, puissance surnaturelle. Ca n'a rien à faire dans le salon d'un gardien de zoo, et quand midi aura retrouvé le chemin et qu'on le verra sonner à ma porte, et ben ce sera la fin et ce sera marre !"
J'eus juste après un curieux malaise et je dus m'asseoir un long moment sans bouger durant lequel j'espérais beaucoup devenir une statue moi aussi. Monsieur Velch, devant l'ampleur de la crise de nerf, finit par consentir au bien-fondé de ma démarche, non sans m'avoir tout de même servi un grand cognac et envoyé à Saint-Anne faire un check-up psychologique complet dont la conclusion l'a fait sourire: Mr. Séraphin, bien que parfaitement sain sur le plan psychique, possède un niveau de sensibilité si élevé que sa capacité à vivre normalement constitue un mystère scientifique à part entière. Il conviendra de le ménager par tous les moyens possibles. J'ai depuis un accord tacite avec Angelo pour qu'il se prête à une expérience en échange d'une part journalière de mon jambon-beurre-cornichon, et l'on peut venir admirer, à la ménagerie du jardin des plantes sous les grands pachiras, une statue greco-bouddhique de six pieds de haut surveillée très attentivement - au cas où elle bouge - par un jaguar qui n'a jamais visité Buenos Aires.
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Glas d’un pénate
F.
La pièce est sombre. Telle une case, elle ne dispose d'aucune fenêtre, et son seul éclairage provient du luminaire vieux des années cinquantes, orné d'une pellicule de poussière, pendant au milieu du plafond. C'est exactement le genre de luminaire qui balancerait en grinçant si le souffle d'un courant d'air pouvait pénétrer la pièce et le faire danser. Imaginer le vent pénétrer cette pièce, c'est également imaginer les documents, posés sur le bureau en métal, valser de toute part, et les feuilles mortes du ficus en perdition s'agiter dans une mélodie berçante. Ce tableau serait à propos, presque réaliste, s'il se trouvait en effet dans cette pièce un bureau en métal et une plante mourante. Mais, hormis une vieille chaise en bois usée, et le possesseur du fessier qu'elle soutient, un peu de poussière au sol et quelques mégots de cigarette, elle est amplement vide. L'homme qui est assis sur la vieille chaise, à l'insu de son plein gré, est squelettique, mais ce n'est pas là sa première caractéristique. Sa première caractéristique, sans doute circonstancielle, quoi que, est qu'il est ligoté. Il y a un autre homme dans le coin le plus au Sud de la pièce. Il n'appartient pas vraiment à la pièce, aussi n'a-t-il pas été mentionné plus tôt, mais son immobilisme pourrait faire penser qu'il meuble le décor. Il tire sur sa cigarette en bout de course, comme lui, une dernière bouffée. Il est fatigué : il dort très mal depuis plus d'une semaine et plus du tout depuis presque trois jours. Les pilules qu'il prend, les seules qu'il puisse se procurer sans ordonnance, ne l'aident pas à trouver le sommeil. Elles ne parviennent qu'à l'enfermer dans un état végétatif extrêmement irritant : pas assez pour dormir mais trop pour pouvoir faire quoi que ce soit d'autre. Ses traits sont tirés, son visage est fermé. Au début, ce n'était qu'un rêve qu'il avait eu, qui par ironie avait fini par lui ôter le sommeil. Puis, petit à petit, l'idée s'est installée, et plus il y réfléchissait, et plus les petites voix se faisaient entendre. Les jours ont passé et les murmures se sont faits de plus en plus bruyants, jusqu'à devenir assourdissants. Il a dû prendre les choses en main, il veut savoir, il saura. Wir müssen wissen, wir werden wissen. Déterminé, donc, car il est prêt à beaucoup pour déterminer le vrai et faire ingurgiter le faux aux colporteurs de médisances. Il porte un jean noir, pas troué pour un sou, et un t-shirt flambant rose qui lui donne bon ton, tout le monde s'accorde là-dessus depuis plusieurs jours. L'homme ligoté, paradoxalement, semble légèrement plus frais et moins usé que son interrogateur, ce qui est très peu dire dans les faits, et vêtu d'un drap blanc pour seul vêtement. Les trois heures d'interrogatoire l'ont endommagé : deux ongles cassés, plusieurs coupures dont deux assez larges, et sans doute de plus sérieux dégâts en ce qui concerne sa tête, cagoulée, que son cou ne soutient plus. L'homme au t-shirt rose a terminé sa cigarette, son néo-mégôt vient s'ajouter à la collection entreprise par la dalle en béton qui sert de sol à la pièce. Il s'approche de la chaise, fixe du regard la cagoule comme s'il souhaitait tenter une ultime manœuvre d'intimidation sans vraiment y croire. L'homme attaché sent qu'un moment décisif approche, il se redresse tant que faire se peut pour faire face, dignement. « Écoute, garçon, je suis fatigué. Je dors très mal depuis plus d'une semaine, et plus du tout depuis presque trois jours. Alors je vais te laisser une dernière chance de me dire ce que je veux savoir. » L'homme cagoulé, en signe de mépris, lui crache à la figure, autant que la scène le permet, c'est-à-dire dans l'esprit mais pas vraiment dans les faits. Conceptuellement, le message est passé. « Ok. Tu sais quoi ? Va te faire enculer. » Il éteint la lumière, comme si ça a son importance, et sort en claquant la porte en ferraille aussi fort qu'il peut. « Renvoyez-le d'où et de quand il vient, je n'ai plus rien à lui dire. On n'en tirera rien. »
J'étais prêt à abandonner, je crois que j'ai déjà laissé bien plus de plumes que ce qui est acceptable dans cette histoire. Mon chien est à deux doigts de mourrir de faim, il a déjà déféqué de partout dans l'appartement, mon hygiène est au delà du seuil socialement acceptable depuis mercredi déjà, mais ce n'est pas très grave puisque ce qui reste de mes interactions sociales se détériore à vue d'œil. Si cette dernière piste ne donne rien, je raccroche, juré. Et le pare-jure, Dieu c'est que c'est pas mon truc. Il paraît qu'un type veut me voir. Il aurait des informations susceptibles de m'intéresser. C'est Roy qui m'a filé le tuyau, ce qui n'en fait pas automatiquement un bon tuyau, mais c'est le seul qui me reste. Onze couillons que j'interroge, pas un seul pour me raconter quelque chose de satisfaisant. Ils ont blindé leur conte de fée, c'est du travail d'artiste. Peut-être que je débloque, peut-être que j'ai tort sur toute la ligne. Voilà que je commence à douter de moi. Putain, j'ai vraiment touché le fond. Voyons ce que ce Roland a à me dire, on réfléchira après. Quel genre d'attardé vous donne rendez-vous sur un banc dans un parc ? Il n'y a que dans les films qu'on voit ça. Cet endroit pue, il y a beaucoup trop de parents avec leurs laisses à chiots dans une main et à marmots dans l'autre à mon goût. En parlant de marmot, qu'est-ce qu'elle me veut, l'autre, avec sa salopette sale et ses couettes des années soixante- dix ? Pourquoi elle me regarde comme ça ? « Pourquoi tu me regardes comme ça ? Retourne jouer avec ton ballon. - J'ai pas de ballon. - Va t'acheter un ballon. - J'ai pas d'argent. - Va demander à ta madre de t'en acheter un, et lâche-moi. - Madre ? - Ta mère. Maintenant lâche-moi. - J'ai pas de maman... - Oh. Écoute, désolé, mais c'est vraiment pas mon jour. - Ça va je rigole, monsieur, j'ai une maman, elle est là-bas. Regarde, c'est la grande dame avec les cheveux noirs et la robe rouge avec des fleurs de partout. » Quelle journée de merde. Même les mômes se foutent de ma gueule. J'ai vraiment touché le fond. Bon, il est où, l'oncle Waldo, qu'on en finisse avec ces sornettes ? J'ai juste besoin d'un témoin, d'une preuve que je ne suis pas fou, histoire de leur clouer le bec. Qu'ils arrêtent pour de bon, tous, de me faire chier avec leurs histoires à dormir debout, qu'ils arrêtent de se cacher derrière cette parodie de livre pour enfant. Il est où, ce banc orné d'un fou ? Roy m'a dit de chercher un banc ballant, ou branlant, grand un peu, blanc sûrement, lent sinon immobile, mais en ai-je eu vent, moi, d'un tel banc ? Des bancs comme ça, dans ce parc, il y en a cent, mais sans sens de l'orientation, il n'y en a finalement pas tant. Putain, j'ai vraiment craqué. Ah, le voilà, ce fameux banc, et son vieux tas dos à l'aspect douteux qui trône juste dessus, comme prévu.
Un vieil homme, assis sur un banc, contemple les passants. Il porte une redingote noire, pleine de poils de chat, et des souliers en cuir desquels dépassent des chaussettes à carreaux qu'un pantalon de soie gris légèrement trop court, conjugué à une position assise et des jambes croisées, laisse entrevoir. L'homme porte une petite barbe pointue, blanche par l'âge, et du crayon noir sur le contour inférieur de ses yeux. Pour parfaire son accoutrement, il porte un noeud papillon rouge à poids noirs, et une montre à gousset dont la chaîne dépasse de sa veste de costume que l'on peut voir à travers la redingote laissée baillante. Pour le reste, il est tout ce qu'il y a de plus banal. L'inspecteur approche, hésite un instant, puis prend place à côté du vieux, et demeure assis en silence pendant plusieurs minutes. Le vieux ne pipe mot, mais il arbore un malicieux sourire, de plus en plus prononcé au fil des minutes qui s'égrainent : d'abord discret, il devient évident. L'inspecteur finit par sortir son paquet de gitanes, en sort une, et en propose une au vieux qui décline d'un geste de la main. « Woleau, c'est vous ? - Woland, mais oui, c'est moi. - Il paraît que vous avez des informations qui m'intéressent. - Ça se pourrait bien. » Le vieux a tourné la tête et fixe pour la première fois l'inspecteur de ses yeux noirs. « Mais êtes-vous vraiment prêt, inspecteur, à entendre ce que j'ai à vous dire ? - Écoutez, j'en ai plus rien à foutre de rien, alors je suis prêt à entendre n'importe quoi. - Très bien. » Le vieux est maintenant complètement tourné vers l'inspecteur et le regarde, par moments intensément, par moments négligemment. « Très bien... Si j'ai bien compris, vous êtes persuadés que la légende est fausse, mais vous n'arrivez pas, malgré vos efforts, à le démontrer. Et le point qui vous pose particulièrement problème est la disparition du corps, c'est bien ça ? Eh bien, c'est simple, c'est moi qui ai volé le corps. - Vous y étiez ? - Oui, j'y étais. Deux jours après qu'il a été décroché et scellé dans le tombeau, j'y suis allé, et j'ai pris le corps. Je pensais les rendre tous furieux, mais le cours des événements fut à la fois étonnant et passionnant. Ils ont bâti la légende sans mon intervention. Cette farce est allée bien au-delà de mes espérances. L'un de mes tous meilleurs coups, si vous me demandez mon avis. Le reste n'est qu'histoire. » Alors qu'il termine sa phrase, un chat noir, que l'inspecteur n'avait pas remarqué jusqu'à présent, vient prendre place sur les genoux du vieil homme. « Comment puis-je savoir que vous êtes qui vous prétendez être, et que ce vous dites est vrai ? - Il y a, en ce moment même, sur votre bureau, vous attendant dans une enveloppe Craft, une boîte de clous qui, je n'en doute pas, finira de vous convaincre. Quant à savoir qui je suis, vous en aurez la certitude tôt ou tard, soyez-en sûr, même si j'espère pour vous que ce sera plutôt tard que tôt... Maintenant, veuillez m'excuser, j'ai rendez-vous à Samarra. Je vous souhaite une plaisante journée. » Le vieil homme se lève, projetant ce faisant le chat noir au sol, et s'en va en marchant d'un pas assuré qui n'a rien de celui d'un vieil homme. Un clignement de yeux, et l'inspecteur l'a perdu de vue. « J'en étais sûr... J'aime bien les icônes, mais je préfère avoir raison. »
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Une nuit d’octobre
B.
Par une froide nuit d'octobre, une ombre se faufile dans les rues sombres et désertes de Moguilev. Le murmure du vent couvre le bruit de ses pas dans la neige. Il marche, avec une allure déterminée, vers l'église.
L'homme entre dans la chapelle, le vent s'infiltre à sa suite l'espace d'un instant. Il enlève sa chapka pour en faire tomber d'épais flocons. Un noir souci occupe ses pensées.
À l'intérieur, un nuage d'encens masque la lueur des cierges. L'église n'est ni belle ni grande, et ses murs nus et noirs la rendent encore plus obscure. L'homme reste quelques instants hésitant dans le narthex, comme s'il s'attendait à une punition divine.
Lorsqu'il se décide enfin à avancer dans la nef, il voit qu'une vieille femme est là, debout, en train de balayer. Elle l'observe du coin de l'oeil depuis son entrée. A cette vue, l'homme s'arrête.
La surprise passée, s'efforçant de reprendre contenance, l'homme s'avance lentement, mais sa trajectoire hésitante est inconsciemment infléchie par cette présence inattendue. Ses yeux se posent régulièrement sur la petite vieille. Elle le regarde, sans arrêter le mouvement continuel de son balai.
Il s'approche de l'iconostase dorée et la regarde avec attention. Son regard se porte d'abord sur une représentation de la vierge, avec son habituelle expression de tendresse. Puis il parcourt les représentations des douze fêtes, de la Nativité à l'Assomption. Enfin, il regarde l'icône centrale représentant le Christ sur son trône.
Il regarde fixement ce visage, dans lequel il voit le même regard que le sien. Il saisit l'icône et l'amène à lui, ses pouces encadrant l'auréole. Le bruit de balai s'arrête.
Rompant le silence, il s'approche de la vieille en la regardant droit dans les yeux. Alors que, tout proche, il entre dans la lueur des cierges, elle voit un visage encore juvénile, mais déjà marqué par le mépris et la colère, un visage de fanatique. Il la regarde sans rien dire et projette l'icône sur le sol, sur lequel elle se brise.
En sortant de l'église, Strelnikov marchait d'un pas décidé. Il marchait vers la gare, où il allait prendre le train pour Saint-Pétersbourg. Il marchait vers le conseil des commissaires du peuple, convoqué par le parti bolchevik qui lui promettait de grandes responsabilités. Il marchait vers la révolution, qui était imminente et à laquelle il participerait. Il marchait vers un monde sans classes, où l'homme ne dominerait plus l'homme. Il marchait vers un monde sans religion, où l'homme serait libéré de toutes ces fausses croyances, l'église, le capitalisme. Il marchait vers le sacrifice, qu'il était prêt à faire pour les hommes. Il marchait vers le pouvoir, qu'il aurait au sein du Comité central et qui l'amènerait à faire des choses que l'homme qu'il était actuellement n'aurait pas acceptées. Il marchait vers la peur, une certaine nuit, lorsque réveillé en sursaut et menotté par des hommes impassibles, on l'emmènerait vers une destination inconnue où l'histoire perdra sa trace. Car il marchait vers la mort, comme tout homme certes, mais il marchait vite. A cette heure déjà, Strelnikov marchait vers son destin. Pendant ce temps, la vieille recollait les morceaux.
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Un pissentlit dans mes plates-bandes
J.
Il y avait un pissenlit dans mes plates-bandes. D'aucun l'eût arraché sans prendre le temps d'y réfléchir, comme d'ailleurs je m'apprêtais à le faire - assez machinalement dois-je dire. Cependant, un doute saugrenu arrêta brusquement mon élan herbicide. D'une part, il était encore l'heure du petit-déjeuner et je n'avais pas fini mon café; même en surrévaluant assez largement la vitesse de croissance de ladite dent-de-lion, il paraissait peu probable qu'elle s'enfuît très loin. D'autre part - et c'est, en toute honnêteté, l'argument massue qui acheva de me convaincre - il semblait d'un pronfond mauvais goût de procéder d'une main au déracinement d'un organisme somme-toute délicat, quoique résilient s'il en est, tout en tenant de l'autre main une jolie tasse ornée de papillons colorés. La chaine réflexe de signaux moteurs qu'une habitude horticole avait profondément ancrée dans ma cervelle reptilienne de jardinier malgré-nous fut ainsi stoppée net à mi-parcours, et c'est finalement par un sens quelque peu exagéré de l'esthétique que ce chanceux pissenlit vit son existence rallongée de quelques instants.
Je m'assis donc sur le pas de ma porte, considérant d'un air songeur l'objet de ma suprise matinale, lequel ignorait tout à fait le danger mortel pesant sur sa destinée d'héliotrope compulsif. L'auteur distingué que je ne suis pas profiterait, en temps normal, de ce temps mort narratif pour procéder à un enfonçage de fenêtre ouverte dans les règles de l'art en proposant un aparté fin et cérébral sur l'homme, la volonté de puissance, et les détours mal déguisés que prend l'esprit du premier pour satisfaire la seconde; ensemble de phénomènes - bien connus des milieux autorisés - auquel appartient très certainement l'holocauste pratiqué hebdomadairement par les classes moyennes provinciales dès lors que le printemps revient. Mais étant pour ma part plutôt rétif devant l'assènement gratuit de généralités - fallacieuses ou non, peu nous importe - je vous saurais gré de vous en tenir à l'image hautement poétique du triptyque contemplatif suivant: l'homme, la mauvaise herbe, et le reste du monde.
Ayant bientôt fini mon café, je ne me levai pas et n'allai pas vaquer à mes occupations habituelles. D'abord parce qu'il me seyait bien ainsi, ensuite parce que je n'avais pour ainsi dire rien d'important à faire, chose que supportaient assez mal, suprenamment, un certain nombre de demi-habiles de ma fréquentation. Il me faudrait, je le crains, à nouveau interrompre ce récit pour vous resituer un contexte qui avait par ailleurs fait couler des quantités d'encre tellement astronomiques que j'aie craint par moments que l'on ne rencontrât une pénurie drastique. Ne voulant pas contribuer au gaspillage généralisé de substance littéraire, je me contenterai de préciser que le domaine explorable du monde, à ce moment là, s'arrêtait, au Nord, à la clôture de mon jardin et, au Sud, à mon petit portail branlant que j'avais pour habitude de laisser ouvert aux quatre vents. Afin de parfaire à la précision rigoureuse du tableau, il me faudrait vous décrire mes deux curieux voisins, leurs travers, et la bizarre relation d'amour vache qui les unissait; ceci-me semble malheureusement être un sujet qui mériterait ses deux pages bien à lui et j'ai peur, si je m'y aventure, de m'éloigner un peu trop du domaine qui nous préoccupe.
Le ciel se parait d'un bleu désespérant depuis près d'une dizaine de jours. L'immobilité quasi-parfaite de cet azur pâle rendait chaque matin assez semblable au précédent, si bien que je me surprenais parfois à me demander si je n'étais pas déjà mort et avais aluni dans un étrange au-delà sisyphéen. Cette éventualité, quoique vraisemblablement fausse, possédait un je-ne-sais-quoi confortable qui fascinait ma curiosité d'agnostique et il m'arrivait, je le confesse, d'en examiner les tenants et aboutissants pendant de longues minutes. Il eût étéd'une certaine drôlerie que l'on me condamnât à passer l'éternité dans le calme reposant d'un suburb bourgeois à tailler des hortensias, et si c'était là le sort qu'un quelconque Ancien Dieu me réservait, je devais tout de même en saluer le génie créatif. Qu'on m'ait envoyé ad patres ou non, je disposais du luxe rarissime de pouvoir m'interroger en longueur sur la place du Taraxacum officinale dans l'univers, et, plus humblement, dans mon jardin.
Si l'on en croit la sagesse populaire - et Sergio Leone - la marche de l'histoire répartirait la population mondiale en trois catégories: ceux qui en bénéficient, ceux qui lui résistent et ceux qui en font les frais sans y trop comprendre, majorité par ailleurs de moins en moins silencieuse n'en déplaise à Nixon. Le pissenlit, si on l'incluait dans ce schéma, serait définitivement du troisième ensemble - subissant tantôt les aléas du climat, tantôt les humeurs du jardinier. On notera cependant que ce curieux végétal que l'on qualifie allègrement de parasite se prête à la manoeuvre avec une ténacité remarquable voire même, quand on y fait quelque peu attention, avec un certaine dose d'humour retors. A bien y regarder, lorsqu'il réapparait là où on pensait l'avoir exterminé, le pissenlit prend un air profondément narquois; phénomène pour le moins agaçant auquel je trouvais pourtant un charme réconfortant, considérant le déluge de moyens qu'il était nécessaire de déployer pour priver une si petite chose de sa liberté de pousser.
Après avoir longuement pesé le pour, le peut-être, le pourquoi-pas, l'envers et le contre tous je décidai qu'il n'était finalement pas d'une nécéssité urgente de condescendre aux règles de ségrégation florale voulant que les roses soient rouges et les violettes absentes - qui sont aujourd'hui ce qu'on pourrait appeler une norme de facto. Si un tarascon manquant d'éducation voulait tenter sa chance parmi les myosotis, et bien qu'ayant tendance à y voir là une idée qui manquait de jugeotte, il n'était pas de mon ressort de l'en décourager tout de suite. Je souhaitai donc bonne journée et bon vent au pissenlit arriviste, puis, manifestant ma bonne humeur par un entrechat de quatre, filai dans ma cuisine allumer la radio afin de me plier à mon dernier rituel matinal qui consistait à me ficher parfaitement de la chute du CAC-40.
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Journal finement confiné
F.
Dans les années vingt, pour ceux qui n'étaient pas encore nés ou trop jeunes pour s'en souvenir, se déroula une histoire très singulière, sans précédent à l'époque, et qui, osons le dire, eut un impact encore mésestimé sur l'histoire de l'Homme. Cet événement, ou devrions-nous dire, cette succession d'événements, nul n'en doute aujourd'hui, contribuèrent très largement à précipiter le monde, de l'état dans lequel il était, vers celui dans lequel nous le trouvons aujourd'hui. Si quelque de nos contemporains souhaitait comprendre pourquoi nous en sommes là, il devrait, semble-t-il, s'intéresser attentivement à cette période, que l'on pourrait faire débuter, même si, il est sans doute vrai, le terreau des années ou des dizaines d'années qui précédèrent aura rendu la terre fertile au déroulement de ce qui suivit, on pourrait la faire débuter donc par ce déclencheur, ce catalyseur qui engendra tout le reste et qui, osons le dire, précipita l'histoire, c'est-à-dire, bien sûr, la pandémie du siècle, et les soixante jours de confinement qu'elle a engendrés en France. Alors, évidemment, cet homme qui s'intéresserait à ce pan d'histoire, que nous appellerons Alfonse, car c'est un bon nom pour un homme qui s'intéresse à l'histoire, cet homme ouvrirait les livres d'histoires, les archives nationales de l'audio-visuel et de la presse écrite. Il interrogerait des spécialistes en infectiologie ou en virologie, afin de comprendre l'aspect primaire de l'événement, la cause des conséquences, si l'on puit dire. Il consulterait des sociologues et des politologues, peut-être même des journalistes de l'époque, afin de tâcher de lire les conséquences de la cause, si l'on puit dire. Peut-être aussi consulterait-il des économistes, qui présentent une très grande capacité à expliquer le passé et les moyens de le prévoir. Ce serait, vraisemblablement, une bonne manière de traiter le sujet de fond. Mais parfois, du moins certains le pensent, traiter le fond d'un sujet n'est pas une priorité. Ce n'est peut-être même pas important. Et puis, d'autres l'ont déjà fait, dans des articles de presse, dans des nouvelles voire parfois dans des romans, dans des chansons de rap et, probablement même, dans des tweets. Cet homme aurait un ami, ou plutôt, un collègue, une connaissance de connaissance, Albert, qui serait très différent d'Alfonse. Albert aurait un angle d'approche très différent, qui ne commencerait pas par la lecture d'ouvrages historiques, d'archives, ni par des dialogues avec de prétendus spécialistes. Albert, à l'origine, se ficherait complètement de ce qu'Alfonse appellerait « ce pan d'histoire », il serait plutôt le genre d'homme à s'en servir pour se moucher. Ce qui amènerait Albert à s'y intéresser finalement, mais de loin, car il resterait prudent, ce serait une découverte qu'il aurait faite, un soir assourdissant de septembre, dans une petite malle poussiéreuse qui se serait trouvée dans son grenier, entre le gramophone de son père et une palette de croquettes pour chien. Cette découverte, ç'aurait été un cahier à spirales, rouge en apparences et plutôt jaune en esprit, assez abîmé par le temps, et sur la couverture duquel aurait été inscrit un titre : « Journal finement confiné ».
Cinquième jour de confinement. Voici quelques jours que nous sommes priés de rester chez nous, sauf pour nous nourrir, aller travailler, se soigner, pratiquer une activité physique, etc. Finalement, pas grand chose ne change, le bon temps en moins. Il me semble que seules les activités de divertissement sont vraiment impactées. Nous ne pouvons plus aller boire une bière dans un bar, ni nous procurer de nouveaux livres. Nous ne pouvons plus partir en vacances ni visiter des musées. La queue devant les magasins de nourriture a très notablement grandi ; à l'inverse, leurs rayons papier toilette et pâtes sont complètement vides. À part ça, pas grand chose ne change. Il est difficile de prévoir ce qui nous attend. Nous est promise une catastrophe sanitaire sans précédent depuis un siècle, des dizaines de milliers de morts au mieux dans les prochains mois en France, si rien n'est fait. Nous sommes responsabilisés par le Père de la Nation qui nous parle à travers le petit écran. Tout repose sur nos épaules, tout dépend de nous. Il fait appel à notre bon coeur. Sauvons les plus fragiles en se privant d'un peu de joie. Préservons nos médecins et nos personnels soignants en restant chez nous, faisons donc des stocks de papier toilette, le plus possible, et sortons le moins possible, pour le bien commun. À la guerre comme à la guerre, battons-nous tous, solidairement, pour sauver notre Grande Nation. Merci Papa, nous allons voir ce que nous pouvons faire. Je m'étonne de la frénésie de certains, qui se ruent dans les boutiques pour faire des provisions insensées, comme si tout allait s'arrêter pendant des mois. Ils ont peut-être raison, c'est difficile à prévoir, mais il me semble que, si nous en arrivons là, le problème principal ne sera pas de savoir qui a fait assez de réserves de pâtes. Au fond, pas grand chose ne change. Il nous est demandé de remplir une attestation ou, pour ceux comme moi qui n'ont pas de quoi l'imprimer, de la recopier sur un bout de papier avant chaque sortie. Les motifs sont assez peu restrictifs, j'imagine que l'objectif est simplement de rendre plus pénible le fait de sortir, afin de limiter le nombre de gens dans les rues. À part ça, pas grand chose ne change.
Onzième jour de confinement. Nous sommes passés, en peu de jours, de la responsabilisation à la culpabilisation généralisée. Les professeurs de vertu sont de sortie. Les jours passent et des habitudes nouvelles, adaptées à cette période curieuse, s'installent. Je ne sais pas quoi penser de tout ceci. N'y aurait-il pas une certaine démesure à arrêter l'économie d'un pays entier pour cette maladie qui, à ce stade, a fait quelques milliers de « seulement » ? Je me le demande. En tout cas, et peu importe si c'est justifié ou pas, je suis très surpris de la docilité du peuple français, et plus généralement du monde. Les libertés individuelles de chacun ont été charcutées, et les mécontents ne se font pas entendre. Pire, on dénonce son voisin quand il sort un peu trop souvent pour une raison jugée un peu trop mauvaise. J'imagine que j'ai tort d'être surpris, les gens n'accordent, au fond, pas vraiment d'importance à leurs libertés individuelles. Serions-nous devenus des enfants gâtés de la démocratie ? Considérons-nous nos droits comme acquis, si inaliénables qu'il n'est pas nécessaire de se battre pour les conserver ?
Dix-neuvième jour de confinement. Le climat a notablement changé ces derniers jours. Les policiers qui réalisent les contrôles sont désormais ni polis ni transigeants. Même un passant en règle a le droit à son sermon sur la nécessité de rester chez soi. Les libertés ont encore été réduites, il est désormais interdit de faire son jogging en journée. À la bonne heure. C'est le cas de le dire. Haha. Et personne ne trouve rien à redire, justement. On nous demande de limiter nos consommations de bande passante internet et cellulaire. Avant que la demande ne devienne régulation puis interdiction, j'ai pris la précaution de télécharger l'intégrale du championnat du monde de pétanque de l'an passé. C'est passionnant.
Trente-deuxième jour de confinement. Ce pays marche sur la tête. Hier, en allant chercher mon Canard Enchaîné, je me suis fait contrôler. Je présente mon post-it jaune, plié en deux, sur lequel j'avais sagement recopié l'attestation dérogatoire, datée et signée s'il vous plaît. Le policier s'insurge. Il voit rouge. J'aimerais savoir, d'ailleurs, où est-ce qu'on peut se procurer du rouge digne de ce nom. Parce que les caves à vin sont toutes fermées, et c'est pas avec la villageoise du supermarché du coin qu'on va satisfaire notre soif. Il me fait du chantage. Soit je génère sur-le-champ une attestation sur mon téléphone, à partir du site officiel, soit je suis répri-amendé (sic). Je préfère dépenser cent trente-cinq euros dans une paire de bonnes bouteilles de whisky que pour financer le système de santé public qui est sous l'eau, sans doute parce qu'on ne paie pas assez d'impôts depuis quarante ans. Ça mériterait un téléthon. Je génère donc mon attestation, il est content et moi pas, me signifie que j'ai de la chance de m'en tirer à si bon compte, sans doute lui dois-je reconnaissance éternelle pour avoir été si bon avec moi. J'aurais dû lui demander son adresse, pour les fleurs.
Trente-troisième jour de confinement. Le contrôle d'hier m'a fait réfléchir. Je suis désormais convaincu que nous sommes proches d'une dérive totalitaire. Et si ça tourne mal, tout est en place pour que personne ne puisse réagir. Les lois, votées par l'Assemblée le 22 mars, ne font vraiment pas rigoler. Le téléphone est devenu mon ennemi. Générer des attestations depuis le site officiel, sur internet ? Pour que, plus tard, on vienne me demander des comptes pour être sorti tant de fois, à telle heure, pour telle raison ? Était-ce vraiment nécessaire, monsieur, de faire vos courses trois fois par semaine ? Hors de question. L'idée de traquer les gens, par leur téléphone, avec l'aide des opérateurs, semble également faire son chemin. Mais, évidemment, c'est pour notre bien. C'est pour mieux retrouver les personnes malades avant même qu'elles ne le sachent elles-mêmes. Le téléphone est devenu mon ennemi, c'est dit. Attestation manuelle, téléphone à la maison, point.
Trente-septième jour de confinement. J'ai plus de whisky, j'ai plus de vin et j'ai fini de regarder le championnat international de pétanque. Quelle merde.
Quarantième jour de confinement. On y est presque. Encore un petit effort. Je me demande s'ils jouent à savoir jusqu'où ils peuvent pousser le bouchon dans les orties avant que les gens ne s'indignent. Si ça se trouve, ils sont aussi surpris que moi que personne ne bronche. Ils doivent bien se marrer. « Eh, Jacky, viens on leur limite la bande passante quotidienne ? - Eh arrête tes conneries, ça passera jamais. - Tu paries ? » Et c'est passé. Les gens sont cons. Ils ne méritent pas d'être libres.
Quarante-troisième jour de confinement. Qu'ils aillent se faire foutre avec leurs règles à la con. Si j'ai envie de jouer à la pétanque dans le bac à sable du Square Poincaré quand il fait beau, je joue à la pétanque dans le bac à sable du Square Poincaré quand il fait beau. Ce n'est certainement pas un troupeau d'uniformes particulièrement zélés qui va m'en empêcher. Qu'ils aillent balayer devant leur porte. Maintenant, il y en a marre. Ils n'avaient qu'à préciser les heures auxquelles on a le droit de jouer à la pétanque dans le bac à sable du Square Poincaré quand il fait beau. J'en suis presque venu aux mains avec les forces du désordre à cause de ces idioties. Qu'est-ce qu'ils foutent encore dehors ? Ils sont pas confinés, eux ?
Soixante-treizième jour de confinement. Ça fait vingt-deux jours que nous n'avons plus le droit de sortir du tout. Heureusement, Roy m'a rejoint, le temps est plus supportable avec lui. Bon, il est vrai qu'il en glande pas une, mais quand même, ça fait la conversation. Il a des idées bien arrêtées, le Roy, sur tout ça. Il pense que le coup d'État a déjà eu lieu, mais qu'on n'est pas au courant parce que les médias sont censurés. En même temps, avec ce que je les écoute, ils auraient annoncé la mort de Louis Ferdinand Céline que je serais toujours pas au courant. Je me demande comment ça va finir, cette histoire.
Tiens, je l'avais oublié, ce carnet. Je cherchais du papier pour écrire ma lettre à Dieu, et je retombe sur ce torchon. Allez, ça fera aussi bien l'affaire. Cent-troisième jour de confinement, ça fait longtemps que j'ai plus de quoi bouffer. Pire, plus rien à boire, plus de quoi fumer. Arrivederci, je me casse.
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Ultime homme
B.
Comme tous les matins, Sydney se réveilla aux alentours de huit heures. Son métabolisme suivait l’horloge biologique régulière de ceux qui vivent sans contraintes. Il avait l’habitude de rester allongé une dizaine de minutes, parfois une demi-heure, regardant fixement le plafond sans le voir, pensant à la journée qui commençait, à celle qui la précédait et, plus généralement, au sens de la vie et de sa présence dans l’univers.
Sortant difficilement de sa réflexion hypnotique, il parvint à se redresser et même à se lever complètement. Son emploi du temps était routinier et commençait par une séance de renforcement musculaire. A son âge avancé, ce que certains avaient autrefois appelé sport était depuis bien longtemps remplacé par de légères stimulations directes des muscles, à l’aide d’une machine envoyant des impulsions électriques simulant les influx nerveux et provoquant la contraction des muscles essentiels de son corps.
A la fin de son heure d’exercice, il consulta les résultats de l’analyse de ses performances musculaires : elles étaient mauvaises et ne faisaient que se dégrader depuis de nombreuses années. S’il était possible d’atteindre un jour un état de léthargie musculaire, nul doute qu’il l’atteindrait très bientôt.
Après son exercice quotidien, il avait l’habitude de prendre un brunch. Il suivait un régime très strict, déterminé par son auto-cuiseur, qui visait à décupler ses capacités physiques et à rallonger son espérance de vie. Toutefois, cela faisait un bout de temps que son régime n’avait plus qu’un effet limité. Il n’avait lui-même plus beaucoup d’appétit et mangeait essentiellement par devoir.
En début d’après-midi, il se mettait à son roman, qui était en fait plutôt un journal, dans lequel il consignait son quotidien monotone et surtout la lente dégradation de sa condition physique. C’était le journal de son corps. Sa mission était davantage scientifique que littéraire : il documentait méticuleusement chacun de ces petits détails qui pourraient intéresser un spécialiste en gériatrie, mais la lecture de son oeuvre n’était pas destinée à captiver un public profane.
Pour travailler il s’installait à son bureau, qui faisait face à une large baie vitrée surplombant une vaste jungle urbaine. Les arbres y poussaient selon des inclinaisons diverses, entre des constructions aux formes hétéroclites, et la limite entre nature et architecture n’était nulle part parfaitement claire. La végétation luxuriante semblait receler d’animaux en tous genres, les oiseaux la traversaient en petites nuées, de nombreuses grenouilles lézardaient dans l’herbe humide et de-ci de-là apparaissait quelque rongeur ou un marsupial.
Il s’asseyait dans son fauteuil sur mesure et mettait son casque. Il était alors en symbiose avec son travail, la puissance virtuelle de la machine se mettant à son service, chacun de ses flux de pensée pouvant être perçu et retranscrit instantanément, l’ébauche de son roman modifiée à la vitesse de sa pensée, écrivant des centaines de pages en quelques minutes, Guerre et paix en une journée s’il l’avait voulu. Il y insérait les données issues de ses analyses matinales, des considérations métaphysiques sur la dégénérescence et intégrait des résultats d’analyse de données sur série longue : la conclusion était inévitablement qu’il était plus proche de la fin que du début, il n’y avait plus de retour en arrière possible de ce point de vue là.
Après une bonne heure de travail, ayant compilé une centaine de pages à propos de sa matinée, il se branchait au réseau de capteurs. Il pouvait ainsi voir les environs proches de sa maison, les différents quartiers de la ville où il habitait, ou des zones inaccessibles et inaccédées, situées à des milliers de kilomètres, où nul homme ne mettra plus jamais les pieds. Il avait alors une vision panoramique, tel un atome se promenant dans l’univers, pouvant scruter le monde dans le moindre de ses détails.
Il avait une lubie récente pour l’éthologie, ayant remarqué dans son voisinage proche que les animaux semblaient de mieux en mieux acclimatés à l’artefact urbain et montraient des signes étonnants d’intelligence. Il demandait depuis à l’intelligence artificielle de lui montrer les meilleurs exemples d’animaux faisant preuve d’innovation dans la maîtrise d’outils et de techniques. On lui montra des oiseaux qui récupéraient des artefacts humains, notamment cette corneille, qui ne sortait jamais d��ner sans sa curette. Puis on lui montra des rats, qui avaient bâti toute une civilisation dans une aire de jeux, les castes les plus basses étant reléguées au bac à sable sous la balançoire et l’aristocratie des rats ayant pris possession du dernier étage du toboggan. Et enfin, on lui montra un singe, un énorme gibbon qui, ayant découvert les réserves d’une station-service, se promenait partout avec son jerricane afin de satisfaire sans tarder ses envies de barbecue.
Cette dernière vision lui laissa comme un goût d’achevé et il arrêta là-dessus son tour du monde. Ces quelques activités l’avaient amené jusqu’à l’heure du coucher du soleil, qu’il accompagnait toujours d’un dîner frugal. La machine lui fournissait un composé calculé pour répondre à ses besoins corporels et optimisé pour l’aider à dormir.
Après dîner, c’était l’heure de la connexion. Il se branchait au réseau des intelligences, qui était son unique moyen de garder le lien avec ceux qu’il connaissait. Tous ses proches avaient rejoint le réseau, avaient téléversé leur mémoire dans la machine. Ils y vivaient en tant que purs esprits, connectés au savoir universel, échangeant à la vitesse des ondes électromagnétiques avec le réseau. La connexion permettait à tous d’échanger instantanément, d’apprendre en permanence, de charger sa mémoire de savoir, tous les romans de Dostoievski ou toutes les saisons des Simpsons en quelques minutes. Ses capacités intellectuelles limitées, car physiques, bien qu’améliorées par la machine, restreignaient les interactions qu’il pouvait avoir avec ses presque semblables. Ses proches ralentissaient leur flux de communication suffisamment pour échanger, par la pensée, avec lui, ce qui leur laissait largement de quoi poursuivre leurs autres activités par ailleurs.
Il voyait le monde virtuel changer à une vitesse exponentielle et savait qu’il avait sans doute déjà trop tardé à le rejoindre. Ses proches n’avaient pas les mêmes problématiques que lui, leur pensée devenait meta, ils assouvissaient sans effort leurs soifs, qu’elles soient intellectuelles ou émotionnelles. Certains dévoraient tous les ouvrages de la Création, d’autres ne faisaient que se divertir, d’autres encore ne vivaient que pour l’échange, restant des êtres sociaux en connexion immédiate avec le reste de leurs congénères. La plupart faisaient même un peu des trois à la fois.
Après avoir échangé avec ses proches, expérience éprouvante, il se débrancha du réseau et se replongea dans les archives. Il regardait le déroulement des évènement depuis le début de la troisième grande pandémie : le confinement, l’amélioration des technologies neuronales, le casaniérisme qui se renforçait, puis les humains, ses amis mêmes, qui faisaient le choix de quitter le monde physique les uns après les autres. En réponse au confinement, ils choisissaient la retraite intérieure.
Il regarda ensuite les 142 ans de son existence. Sa naissance en l’an 2000, son adolescence heureuse, son premier confinement qu’il avait passé à jouer aux jeux vidéos, puis son mariage dont la lune de miel avait été ternie par le début de la première grande pandémie. La vie commune avec sa femme, ses deux enfants, leur réussite, puis la mort de sa femme lors de la deuxième grande pandémie. La construction de son sas, comme beaucoup d’autres, hermétique au monde extérieur, permettant d’y survivre des années, peu importe l’état des choses au-dehors, créant sa propre eau, sa propre nourriture, sa propre énergie. Enfin le début de la dernière pandémie, la distance avec ses proches, ses enfants qui rejoignent le réseau, lui qui décide de rester coûte que coûte, attaché à cette Terre qui l’a vu naître et dont il souhaitait encore voir la fin. Mais depuis qu’il est le seul, le dernier, c’est de plus en plus difficile de trouver l’envie de vivre. La technologie le différencie maintenant de ses congénères. Il touchait aux limites du genre humain.
Il avait pris sa décision depuis quelques jours, il savait qu’il était temps. Son passage sur Terre n’avait que trop duré, il savait son corps sur la fin. Il avait aimé son rôle de gardien du phare de l’humanité, mais il n’y avait plus besoin d’éclairer les hommes. Sa mission n’avait plus d’utilité, tous étaient dans le monde virtuel et il n’y aurait pas de retour possible. Il s’allongea dans sa capsule et repris son roman. Après avoir écrit quelques pages de ses dernières pensées, il regarda autour de lui, sa table de travail, les photos sur les murs de sa chambre, la jungle urbaine qu’il entrevoyait. Un écureuil monté sur le rebord de sa fenêtre le regardait avec un air curieux. Sans doute n’avait-il jamais vu pareil animal.
« Pourquoi fallait-il que nous ayons des corps ? » écrivit-il enfin. Et, convaincu, il se débrancha.
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Cyclo-nihiliste toi-même
F.
J'allais dire que l'histoire commence un jour de pluie, mais dans cette ville chaque jour est humide, alors j'imagine que ça ne t'avance pas beaucoup. C'était un jeudi, ou peut-être un mardi… en tout cas un jour en "i", de ce côté-ci, je suis formel. J'étais allé au Mansart, m'en enfiler quelques-uns. Enfin, pas que. Il fallait aussi que je finisse d'écrire mon discours pour la semaine suivante. Un excellent discours sur un cyclo-nihiliste qui essaie de se faire sa place dans une société qui le rejette et qu'il rejette. Un texte très profond. Il fallait être là le jour de l'allocution. J'en ai fait pleurer plus d'un, j'étais dans une forme transcendante. Probablement l'un de mes tous meilleurs discours. Donc, disais-je, je devais finir d'écrire mon discours, il pleuvait, c'était un jour en "i" et j'étais donc allé au Mansart. Je m'étais assis au comptoir, bien en face du baby et bien à côté de la tireuse. J'avais mis une pièce dans le porte-pièce en passant ; pour l'instant personne ne semblait intéressé par une partie, mais ne sommes-nous jamais trop prudents ? Tu sens venir la chose, toi aussi ? De toute manière, les coups fumeux commencent toujours comme ça. Une soirée normale, au début, tout ce qu'il y a de plus normale, bien trop normale, ne pouvait que tourner au vinaigre. Il est vrai que pour l'instant il manque Roy dans l'histoire, mais ne t'en fais pas, il arrivera pour compléter le tableau bien assez tôt. Tout allait normalement, donc, j'étais accoudé au zinc, avec un sérieux de blanche, un crayon et une feuille de papier, et je dois dire que j'étais inspiré comme jamais. Il me vint de ces phrases, ce soir-là… à faire mouvoir les ménagères. Si bien que quand je les relus, le lendemain matin, j'eus du mal à croire que cette prose vint de moi. Mais, à force de faire couler l'encre, mon poignet commença à à me signaler qu'il serait bon de boire un peu plus et d'écrire un peu moins. Que le coude fasse aussi sa part du travail, en somme. Alors c'est ce qu'il fit. Et puis… Roy arriva. Voilà, on y est, au fameux point de bascule. Roy arriva, et s'approcha du baby. Alors je le rejoignis, pour jouer avec lui. Du moins c'est ce que je croyais, le lendemain, en me réveillant. Parce que cette histoire, tu vas voir, est tellement difficile à avaler, autant ou presque qu'un picon-bière auquel même les belges ne se frottent pas, comme disait le poète, que je retournai au Mansart, le lendemain et nettement plus sobre, pour avoir la version du barman, Fred. Si si, il s'appelle Fred, ça j'ai vérifié et ce n'est pas du charabia. Va au Mansart et demande Fred, tu verras. Enfin, pas le dimanche, il ne travaille pas le dimanche. Voilà comment je sais que c'était un jour en "i" ; plutôt malin, quand je suis à jeun, n'est-ce pas ? Donc, dans mon souvenir, je vis Roy s'approcher du baby, alors je finis d'une traite le fond de mon verre, me levai en grandes pompes, et lui tint à peu près ce discours : « Ah, tu viens me défier, dans mon bar, sur mes terres ? Eh bien, ma foi, Roy, réglons ceci entre gentlemen que je fus. » Ensuite, je le rejoignis, pris ma pièce judicieusement disposée en entrant dans le bar, un peu plus tôt, comme expliqué ci-avant, et la glissai dans le monnayeur, moyennant quoi j'obtins onze balles jaunes pour un règlement de compte. Il n'eut pas le temps de dire ouf, le Roy, que j'avais déjà enfilé six buts, dont deux en bandes, et pas le moindre demi, car je me respectais. De quoi être fier. Ça, c'est la version de l'histoire que je reconstruisis partiellement à partir des réminiscences du lendemain. Parce que Fred n'a pas la même version : tout concorde plus ou moins, sauf que dans la sienne, pas la moindre trace de Roy… Après réflexion, sa version à lui est sensiblement plus cohérente avec ce qui se passa ensuite. Alors que nous jouions la septième balle, une jeune femme, la vingtaine passée, mais pas encore périmée, se pointa en face de moi, et me lança : « Tu sais qu'il faut être au moins deux pour jouer au baby ? » Je lui répondis, et sur ce point, Fred et moi sommes d'accord - ce qui renforce l'hypothèse selon laquelle il pourrait avoir raison concernant Roy, que je voudrais bien mais que je n'avais malheureusement pas d'ami sous le coude. Véridique. Alors, à mon grand étonnement, elle attrapa les cannes rouges, et se mit à jouer, après avoir fait semblant de verser un lampion sur ma condition sociale. Avoue qu'il y a de quoi se marrer. Durant les minutes qui suivirent, ce fut football-champagne. J'enchaînai les belles actions, passages en dièse, tirées croisées, balayages, allez-retours, bref, elle ne toucha pas beaucoup de balles. Il n'y eut pas l'ombre d'un doute, sur ce match, j'étais clairement au-dessus, on ne jouait pas dans la même division. Quand fut venu le moment fatidique où nous eûmes épuisé les balles et le moral de mon adversaire improvisée, et comme je m'étais embrouillé avec Roy quelques minutes plus tôt et que je n'avais aucune envie de revoir sa figure usée, je proposai à la demoiselle de faire une revanche, à mes frais en bon seigneur, et en bonne et due forme. La malheureuse, contre toute attente, releva le défi. Nous entamâmes donc un second match à sens unique, on aurait dit que l'un des deux protagonistes, mais pas moi, ne savait pas jouer. C'était affligeant. Quelle fessée. Bim, bam, boum, les buts s'enchaînaient plus vite que je ne descends les shots de Chartreuse. c'est dire. À ce rythme-là, fut un moment où, une nouvelle fois, les balles vinrent à manquer. « Une autre ? », proposai-je, enflammé par mon niveau de jeu incroyable. « En fait, j'allais juste aux toilettes moi à la base », me répondit-elle poliment. J'acquiesçai tout aussi poliment, et retournai m'asseoir au comptoir, sachant pertinemment que ce n'était qu'une piètre excuse. La vérité, c'est que la petite ne s'était pas attendue à tomber sur un joueur de cette trempe, c'est pourtant clair et limpide. À titre personnel, ça m'arrangeait plutôt, parce que mon entraîneur n'aime pas du tout que je joue avec des joueurs de seconde zone, il dit que ça me ramollit, comme les grands champions de tennis. Et d'autre part, j'avais un discours d'envergure à terminer, je te rappelle, je n'avais donc pas vraiment le temps d'apprendre à une jeune débutante pas vraiment pétrie de talent comment devenir un joueur de classe internationale. Comme disait mon grand-père, quand on veut faire de grandes choses, mieux vaut se lever tôt et concentrer son temps sur les choses essentielles. Je ne veux pas particulièrement faire de grandes choses, alors je ne me lève pas particulièrement tôt, mais je n'aime pas non plus particulièrement perdre mon temps. J'en étais environ là dans mon discours, deux verres plus tard, quand je fus interrompu de nouveau par la fille du baby. Pour quelqu'un qui avait ramassé, quelques dizaines de minutes plus tôt, une correction historique, elle avait l'air plutôt en joie. Je lui dis d'entrée, avant que le moindre malentendu ne s'installe, que je n'accepterais une nouvelle partie que si elle se trouvait un partenaire avec qui jouer, qui puisse relever significativement le niveau de jeu moyen de son équipe. Une nouvelle fois, la fourbe se défila, prétextant qu'elle n'était venue au comptoir que pour commander son prochain verre de vin, et qu'elle n'y pouvait rien si moi-même ne lâchait pas le zinc et que, par conséquent, je me retrouvais sur son chemin. Voilà une explication bien douteuse, si tu veux mon avis. Juste avant de quitter le comptoir, la main pleine d'un verre loin d'être plein de vin, et la poche sans doute plus légère de quelques pièces, elle m'adressa encore un mot, comme pour se racheter : « Je suis assise à la table là-bas, avec des amis. Vu que toi, tu n'en as pas, si tu veux, tu peux nous rejoindre, nous serons tes amis d'un soir. » Quelle bonne blague. Quand j'ai retrouvé ça, au fin fond de mes souvenirs, le lendemain, j'ai vraiment eu du mal à y croire. D'ailleurs, j'ai mis ça illico tout en haut de la liste des choses qu'il fallait que je vérifie avec Fred.
Fred. Ce bon vieux Fred. Sur la fin de l'histoire, je ne peux pas vraiment contester sa version des faits. D'habitude, j'essaie d'avoir au moins une ou deux bases solides sur lesquelles construire ma mauvaise foi, mais dans le cas présent, ces bases, je ne les ai pas ou plus. Je m'en remets donc intégralement à la version de Fred. Voici ce qu'il m'a dit. Un peu plus tard dans la soirée, alors que je n'avais que dix-sept mots et deux verres de plus, l'amie de la jeune joueuse de babyfoot vint à son tour commander une consommation à mon comptoir. Elle en profita, toujours selon Fred, pour me proposer à son - un moment s'il vous plaît. Oui ? Un demi de blanche ? Voilà monsieur, quatre euros s'il vous plaît ; non, on ne prend la carte qu'à partir de dix euros ; voilà votre monnaie, merci monsieur - pardon. Elle en profita donc, toujours selon Fred, pour me proposer à son tour de les rejoindre à leur table. Je lui expliquai très courtoisement que la jeune joueuse de babyfoot m'avait déjà fait une proposition très similaire que j'avais dû décliner pour des raisons de la plus haute importance que je ne pouvais bien évidemment pas divulguer à n'importe qui, n'importe où et n'importe quand. Je finis tout de même à cette table, parait-il. L'ennui, c'est que Fred devait rester au comptoir pour tenir le bar et que la table était en terrasse. Tu comprendras donc que cette histoire s'arrête ici, faute de narrateur.
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Les Lettres de l’Autre Côté
F. & J.
sur une idée de J.
Si un jour vous croisez Hector au hasard d'un comptoir, demandez-lui donc des nouvelles de sa collection. S'il est dans un bon jour - ce qui est probable - et s'il a encore les idées claires - ce qui l'est moins - peut-être qu'il vous en montrera quelques pièces, celles qu'il garde toujours sur lui. Je vous promets un sacré détour, pour peu que vous soyez pas un de ces blasés de la classe moyenne... Auquel cas c'est pas la peine de vous attarder ici au boulevard de l'Insolite, merci Messieurs-dames. Vous allez voir du pays, et pas de ceux qu'on a souvent l'occasion de visiter. Son truc, à Hector voyez vous, c'est les lettres de suicidés. "C'est morbide, Monsieur" que vous allez me dire. D'abord, est-ce que j'ai vraiment une tronche à me faire appeler "Monsieur" ? Je ne crois pas. Et d'une. Deuzio, voyez plutôt : imaginez donc un type désespéré, un suicidaire comme on dit. Il vient de s'acheter un revolver, y'a encore l'étiquette comme si ça sortait de chez Monop'. Il est tout fébrile assis devant son bureau, paré à se brûler la cervelle. Et là, qu'est ce qu'il fait ? Je vous le donne en mille, il pose bien gentiment son pétard, attrape sa plus belle plume, et écrit ses quatre fantaisies sur papier velours. Sys-té-ma-tique. Ça vous tracasse pas ? Y'a pas un cloche qui sonne faux dans l'histoire ? Hector, ça le tracasse lui. Bien sûr ils racontent pas tous leur vie, y'a des tendances, et il vous en parlera mieux que moi parce que c'est lui l'expert. Mais dans la quasi-totalité des cas, le suicidé s'efforce de laisser un petit quelque chose - à part ceux qui ont vraiment rien à raconter, ça c'est triste... À la vôtre... Encore que faudrait pouvoir discerner ceux qui ont pas trouvé de stylo à temps, pas facile. Alors je vous vois venir, vous avez tout lu Freud, vous allez me dire "C'est une question d'ego, ils veulent qu'on s'occupe d'eux, qu'on les oublie pas, etc." mais tout ça c'est du bla-bla, y'a pas que les égocentriques qui se font sauter le caisson, ça se saurait. Tenez par exemple, le vieux Gaston, y'a cinq ans. Ou six peut-être. Personne était fichu de savoir l’âge qu'il avait, mais pour sûr il était plus de la première fraîcheur. Jamais un mot plus haut que l'autre, parfois pas un mot du tout - "taiseux" qu'on pourrait dire. Pas du genre à monopoliser les ondes pour parler de sa pomme, vous devinez bien. Tous les six mois il allait chez le toubib, réglé comme une horloge. Et tous les six mois l'empaffé de gourou lui donnait une ou deux saisons à vivre, pas plus. Ça manquait jamais... "Gaston-Trompe-La-Mort" qu'on l'appelait en rigolant ; un jour il en a eu sa claque de vivre comme ça, en sursis, puis faut dire qu'il commençait à être fauché à force de payer sa "dernière tournée" tous les quatre matins. Juste après être rentré de chez Môsieur la Science, il a chargé sa Remington et boum, aller simple pour les pissenlits. Il a laissé une note, évidemment sinon je me ferais pas suer à raconter en y mettant les formes. Belle calligraphie, papier à lettre, il avait fait ça bien. Sur le papelard y'avait écrit, je cite, "Merde.", fin de citation. C'est comme ça qu'Hector a commencé sa collection. Après qu'on ait mis le Gaston dans son trou, Fred a fermé le bar pour qu'on y tienne conciliabule. On était là, tous, autour du comptoir, à pas savoir quoi en faire, de la note. Victor disait qu'on aurait dû l'enterrer avec. Fred voulait l'encadrer et l’accrocher au-dessus du bar. Moi j'ai proposé de l'envoyer au toubib par la poste, mais on avait pas l'adresse. Et pis Hector a demandé à la garder, il avait pas l'air dans son assiette alors on lui a laissé. On voulait aussi se cotiser pour payer l'ardoise du vieux : deux mois qu'il picolait à l'oeil, le saligaud. M'enfin Fred avait pas le coeur ; ça ferait un souvenir qu'il disait. Voyez, elle est toujours là, au tableau... Ah ça oui y'a du chiffre. Un sacré soiffard, l'ancêtre. Deux jours plus tard Hector a débarqué complètement tangent, beurré comme un p'tit Lu. Il déblatérait comme on avait jamais vu, pas moyen de l'arrêter. "Le point !" qu'il beuglait, "Quelqu'un peut-il m'expliquer ce bon dieu de bordel de point ?". C'est que vous avez sans doute pas relevé, mais Gaston n'avait pas juste écrit "merde" à la va-vite comme un syndicaliste du dimanche. Il s'était appliqué : merde, point. Avec majuscule s'il vous plaît ! Et en appuyant bien sur le point, tout net. Ça lui en bouchait un coin au Hector. Avouez que ça fait pas naturel ; le mec pressé d'en finir, on se le peint mal en train de faire des ronds de jambes à propos de ponctuation. Remarquez, c'était peut-être un réflexe, une marque de bonne éducation... Allez savoir. Toujours est-il que depuis ce jour là Hector épluche les faits divers et les rubriques nécrologiques. Dès qu'un macab' sent pas le naturel, pfiou, le voilà qui file à la morgue. J'peux vous assurer qu'il est devenu la coqueluche de la moitié des hôpitaux et des commissariats de Paris. La plupart du temps on a déjà refilé la lettre à la famille, mais parfois il s'arrange pour en récupérer une. Les condés et les légistes le prennent pour un allumé, mais comme il fait de mal à personne et qu'il tue pas de chat, ils laissent faire. Maintenant y'en a même quelques-uns qui les mettent de coté pour lui. Et dans le lot, parole, y'a du burlesque. Il en a de belles, dans sa collection. Par exemple, une qu'il garde toujours dans la poche de son veston : un écrivain, pas connu, y'a deux ans ; l'angoisse de la page blanche à ce qu'on raconte, il s'est défenestré. Cinq étages plus mansarde, après avoir foutu le feu à ses manuscrits. Tout ce qu'il a laissé c'est une fiche bristol avec marqué "J'ai toujours pas d'histoire, mais je pense avoir trouvé une bonne chute". Cocasse, n'est-il pas ? Y'a aussi ma préférée, celle d'un mari que venait d'apprendre qu'on l'avait fait cocu. Un post-it, sur la table de la cuisine à coté du rôti qu'il venait de passer l'après-midi à préparer : "Je t'aime. PS : 25 min au four, thermostat 7". Puis il s'est pendu. J'adore. La grande classe. Rien qu'à imaginer la tronche de la bonne-femme ça me fend la poire... Misogynie à part, bien sûr. L'histoire ne dit pas si quelqu'un a bouffé le rôti ; j'espère qu'ils ont pas gâché, ça me ferait mal.
J’dois dire que j’y pense de plus en plus, à ma lettre à moi. Je suis pas en train de raconter, comprenez-moi bien, que j’envisage de me faire sauter le caisson moi aussi. Quel drôle d'interlocuteur vous faites, à essayer de me mettre ce genre d'idées farfelues dans la caboche. C'est comme Hector ça, il s'est mis à fumer le jour où on lui a demandé s'il avait arrêté. Avant il n'y avait jamais songé. Mais supposons que je me mette à penser tout d'un coup: "zig, à quoi bon traîner ta pauvre carcasse d’alcoolique jusqu’au centenaire ?". Et je dis pas ça parce qu'une fois, dans une ruelle sombre du quartier latin, une bonimenteuse m'a prédit que je casserai ma pipe dans mon lit à cent ans tous ronds - rien à voir, circulez... Bon d'accord mais elle pourra pas m'empêcher de mourir avant ! Je lui ai rien signé, moi. Enfin bref. Mon épigraphe à moi je disais. Celle que je laisserais - ça j’ai déjà trouvé - trônant sur le siège des chiottes du bar. Le plus important, c’est d'en lâcher une, de lettre, que toutes les andouilles à la Hector du périphérique parisien s’arracheront. Une pièce hors-norme, un chef d’oeuvre. Je me marre déjà à imaginer les intellos marabouteux du prochain millénaire essayer d’analyser ma missive pour déterminer les éléments de ma pauvre enfance qui m’auront amené, cinquante ou soixante balais plus tard à préférer aller boire avec le Bon Dieu plutôt que ce quarteron de clochards qui me sert de bande de potes... Oui bon plûtot soixante, pour prendre large. Et donc l’autre jour, en écoutant le vieil Albert causer avec Hector, je crois que j’ai trouvé ce que j’y mettrais dans cette lettre. Elle sera dans une enveloppe rouge. Oui, je sais bien, ça se trouve pas comme ça une enveloppe rouge, mais ça ferait réfléchir. Une devrait suffire, a priori. Sur cette enveloppe, j’écrirais en majuscules, parce que ça donnerait de la matière aux psychanalystes, “DERNIERS MOTS D’UN CONDAMNÉ, ”. Oui, virgule, un echo habile à Gaston - habile, je dis. Lui a choisi le point, moi ce serait la virgule. Et dans l'enveloppe, un brin de lavande, comme une évidence.
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Le train-train quotidien
B.
Je crois que je déraille. Je n'en peux plus de cette routine, cette monotonie, ce va-et-vient constant. Il faut que ça change, mon boulot, ma vie, tout. Je ne vais pas tenir longtemps comme ça, je suis en train de péter un câble.
C'est tous les jours la même chose, tous les jours en vadrouille. Se lever tôt le matin, fumer un peu, à peine le temps de se réveiller, double traction et ça y est, c'est parti, déjà sur la route. La journée, d'une accablante monotonie, charger, décharger, toujours le nez dans le guidon. Et le soir, le chemin en sens inverse, retour au bercail, et personne qui ne vous attend sur le quai.
J'en suis arrivé à un point où je ne sais même plus pourquoi je fais ça. A vrai dire, je ne sais pas si je me suis déjà posé la question. J'ai l'impression d'être fait pour ça. Est-ce qu'à un moment on peut vraiment choisir sa destinée ? Est-ce que l'on a un autre choix que d'être ce que l'on est ?
J'ai le sentiment de ne jamais avoir eu le choix, que ma voie était toute tracée. Je ne parle pas de Dieu ou de choses dans ce genre, mais de ceux qui m'ont conçu. Ils ont choisi pour moi, tout était planifié avant même mon existence. D'ailleurs, on ne m'a jamais demandé mon avis, ce n'est pas comme si j'avais eu mon mot à dire.
Aussi loin que je me souvienne, ils m'ont toujours aiguillé dans cette direction. Pour eux, c'était une évidence, c'est eux qui m'ont mis sur les rails. J'ai toujours eu cette force motrice derrière moi, qui me faisait avancer sans me poser de questions. Alors oui, c'est en grande partie de ma faute, j'ai peut-être manqué d'esprit de rébellion, donc je ne devrais pas me plaindre. Je crois simplement que je suis en pleine crise existentielle.
D'ailleurs, je me plains, mais je n'ai jamais voulu les décevoir. J'ai toujours suivi ce chemin avec une volonté de fer. Je ne suis pas vraiment du genre à aller à contre-voie. Je fais ce qu'on me dit et je suis heureux d'être à la hauteur de leurs attentes. Mais maintenant, j'ai l'impression que j'ai passé le niveau et j'ai peur qu'ils me mettent sur une voie de garage. Vous savez, ça peut arriver à n'importe qui, même à vous, vous ne leur êtes plus utile, vous n'êtes plus aussi efficace qu'avant et un jour, sans crier gare, ils vous abandonnent.
Je ne dis pas, le boulot a ses avantages. Voyager c'est agréable. On voit du paysage, ça fait prendre l'air, et puis, on a le temps pour penser. Mais justement, à la longue, penser ça devient lassant, et il y a des choses auxquelles il vaut mieux ne pas penser. Je trouve que les gens qui n'ont pas le temps de penser, ceux qui ont des activités prenantes en permanence, ils ont de la chance, ils n'ont même pas le temps de se rendre compte à quel point leur vie n'a aucun sens.
Et puis le paysage c'est bien, mais toujours le même, ça perd son attrait. Par exemple, le crocodile que je vois tous les matins. Bon, la première fois vous êtes impressionné, c'est sûr, mais si vous le voyiez deux fois par jour comme moi, ça vous ferait relativiser. Et puis, lui aussi il a l'air déprimé vous savez, alors ce crocodile me donne le cafard.
J'aimerais bien changer de vie, sortir des sentiers battus, prendre les chemins de traverse, vivre sans attaches, mener grand train. Mais ce n'est pas si simple de tout quitter comme ça, du jour au lendemain. Alors en attendant, je noie ma rancoeur avec diverses essences. Je vais finir sans haine, mais sous cathéter.
Vous savez, ma vie n'est pas facile tous les jours. J'ai beau avoir l'air solide, une véritable armure d'acier, à l'intérieur je suis aussi sensible que n'importe qui. Souvent, les gens ne font pas attention à moi, pensant que ça ne me touche pas, mais des fois, dans mon coeur, je ressens de vrais cisaillements. Ce n'est pas vraiment que je manque de confiance en moi, mais il m'arrive de ressentir comme un besoin de soutien. C'est pour ça que je prends toujours des bretelles, à cause de mes bourrelets.
Et Micheline, je ne vous ai pas parlé de Micheline. J'avais un vrai béguin pour elle. Impossible de me l'enlever de la tête, je pensais à elle toute la journée. Je la trouvais belle, simple, vous savez, j'aime pas les poseuses. On prenait le même chemin pour rentrer le soir, souvent aux mêmes heures. Des fois je la suivais pendant plusieurs minutes, dans un état second, mais je n'ai jamais essayé de la ferrer. Je voulais lui proposer de monter dans ma voiture, mais je n'ai pas osé. Je n'ai pas osé la toucher non plus, au mieux je lui ai frôlé l'arrière-train. Je ne sais même pas si elle a conscience de mon existence... J'ai appris récemment qu'elle allait se marier avec un métropolitain, alors j'essaye de me l'ôter de l'esprit. Je crois que je suis condamné à être un haut-le-pied.
J'en ai marre d'être un train.
J'ai pu vous paraître un peu déprimé la dernière fois que vous m'avez lu, mais je voulais vous rassurer, tout va mieux maintenant. Depuis, ma vie a beaucoup changé. J'ai décidé de tout plaquer, quitter le pays, et je suis allé m'installer aux îles Cook. C'est un vrai paradis ici, il fait toujours beau, les gens sont adorables, les paysages sont magnifiques... J'ai même trouvé un travail, car ils ont là-bas une petite portion de rail, oh pas plus de 200 mètres, et ils avaient besoin d'une locomotive, alors je peux y lâcher mon nuage de fumée de temps en temps. Et puis le transport de touristes, c'est quand même plus agréable que le transport de voyageurs.
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L’Hôtel de la Déroute
F.
« Non. - Non ? - Non. - Eh bien, tant pis. Au revoir. - Désolé, bonne journée monsieur. Essayez quand même en face, à tout hasard. » Il esquisse un sourire forcé et sort. Le temps est très sombre. La pluie menace depuis quelques heures déjà. Tant pis, il fera sans. Mieux vaut se remettre en chemin rapidement. Parti de très bonne heure ce matin même, bien avant le chant du coq, il a les pieds usés, presque autant que ses semelles qui pourtant ont fait, au total, moins de bornes. Mais il lui reste encore un sacré bout de route à faire, alors à quoi bon traîner ? Alors il se remet en chemin. Il a bien fait trois lieues de plus, quand la pluie finit par tomber. Une petite pluie fine pour l’instant, mais qui laisse présager une douche d’une toute autre trempe. Il marche, il continue à marcher. Que faire d’autre ? Pas une habitation en vue. Pas un chat. Seulement la route, du bitume devant et du goudron derrière. Alors il continue. La marche a du bon. Elle permet à l’esprit de vagabonder, car marcher ne demande pas beaucoup d’attention de la part de la machinerie du crâne. Ça laisse alors pas mal de temps pour ressasser. Enfin, ressasser n’est peut-être pas le bon mot. Penser serait plus juste. Penser à rien de précis, à ce qui fut peut-être, ce qui est probablement, ce qui sera sûrement.
Une voiture le dépasse. Ce n’est pas la première qui le dépasse depuis qu’il est parti, mais celle-ci ralentit. Elle finit par s’arrêter sur le bas-côté, quelques mètres plus loin. Quand il arrive à sa hauteur, la vitre se baisse. Une jeune femme lui lance un sourire amical. « Sale temps, hein ? - Oui. - J’ai eu pitié de vous, et je n’avais pas encore fait ma bonne action du mois, vous avez de la chance. Allez montez ! » Il hésite. La pluie n’est certes pas la bienvenue, mais d’un autre côté il est déjà trempé de la plante de ses pieds jusqu’à son épi. Quand on est mouillé, les gouttes d’eau tombent du ciel sur soi en désuétude. D’un autre côté, faire reposer ses pieds ne serait pas une mauvaise idée. Il lui reste trois lieues au bas mot. Il monte. Dans la voiture, il fait sec et chaud. C’est déjà ça. En fond sonore, une vieille K7 des Who joue une partition assez abîmée mais toujours entraînante. L’habitacle est assez sale. Ce n’est pas non plus la décharge de Bellegarde, mais on y trouve quand même quelques fringues par terre, dont un tee-shirt façon Magritte (« ceci n’est pas un t-shirt »), des miettes de pain sur les sièges, et quelques emballages par-ci par-là.
« Au fait, je ne vous ai pas demandé. C’est bien beau de profiter de mon chauffage et de ma conversation, mais vous allez où comme ça ? - Je vais … Je vais à l’Hôtel. - Quelle drôle d’idée ! Pourquoi faire ? - Je ne sais pas trop encore … - Oh … Et si ce n’est pas indiscret, vous comptez y rester longtemps ? - Le temps qu’il faudra, je suppose. - D’accord. » Puis plus rien. Pendant le quart d’heure qui suit, elle ne parle plus, et donc lui non plus. La voiture continue de tracer sa route dans l’obscurité du mauvais temps. Un vrai temps de mélancolie, pourrait-on dire. Et puis, elle finit par briser à nouveau ce silence curieusement moins étouffant que la plupart. « Je me ferais bien un vodka martini, moi. Vous en voulez un ? - Non, merci. - Vous me faites penser à un pote à moi, Roy. C’est un vrai marrant, lui aussi. Comme vous. Mais lui aussi, parfois, il a des jours sans. Ça arrive. - Excusez-moi, madame. - Mademoiselle, s’il vous plaît ! - Excusez-moi, mademoiselle, mais je suis plutôt whisky en fait. » Il a dit ça sans aucun éclat dans la voix, ni aucune expression faciale pour accompagner sa phrase, de sorte qu’elle ne sait pas bien s’il blague ou pas. « Je vous remercie de vous être arrêtée. - Ça faisait longtemps que vous marchiez ? Le dernier village est au moins à … loin ! - Oui, depuis ce matin. - Et vous n’avez pas mal aux pieds ? - Si. - Ah, me voilà rassurée. »
« Au revoir… et merci. » Elle l’a bien avancé. Avec un peu de chance, il arrivera avant la tombée de la nuit. Il aurait pu plus mal tomber, c’est certain. En attendant, la pluie n’a toujours pas décidé de la trêve. Alors qu’ils avaient presque fini de sécher, lui et son pardessus, aidés par le toit et le chauffage de la vieille Renault - parce qu’en ce qui concerne ses chaussures trouées et ses chaussettes marron en coton, il aurait fallu plusieurs heures de plus au sec et au chaud, les gouttes ré-entreprennent de l’imbiber intégralement. Fataliste, il les ignore et continue sa marche.
Pour la seconde fois, un bruit se fait entendre derrière lui. Il se retourne. Rien. Pas un chat à l’horizon. Pourtant, il est certain d’avoir entendu quelque chose. Au bout de la troisième fois, il comprend qu’il n’est pas sénile, mais qu’on se joue de lui. Après s’être retourné une fois encore et avoir constaté le désert de la route, il se glisse dans le champ de maïs qui borde la route. Il s’accroupit, retient son souffle et attend. Au bout de peu de temps, un nouveau bruit se fait entendre. Quelqu’un sort du champ de maïs, un peu à sa gauche. Il attend dans l’immobilisme le plus strict dont il est capable. Quelques secondes plus tard, il entend des bruits de pas, juste devant l’endroit où il se terre. Les bruits s’approchent, et finissent par arriver à sa hauteur. Un chien. C’est un chien, ce n’est rien qu’un chien. Il s’amuse de son inquiétude démesurée, et sort de son champ. Le chien est sale, sans collier. Il semble errer dans les environs depuis un bon bout de temps. En tout cas, il paraît plutôt inoffensif. Il se remet en route.
« Pourquoi est-ce que tu me suis comme ça ? Je n’ai rien pour toi. » Comme il fallait s’y attendre, le chien ne l’écoute pas et continue de lui tenir compagnie. Il a l’air malheureux, ce chien. Au fond, on traîne tous son lot de misère. On choisit simplement de le gérer différemment. Ce chien emboîte le pas des voyageurs humides comme lui. Le chien a sa façon de faire, il a la sienne. Son lot à lui n’est certainement pas plus gros ni plus lourd que celui de quiconque. Alors pourquoi se plaindre ? Sa peine, il la porte modestement, comme chacun. Comme ce chien. Silencieusement, il la déplace de point en point. Mais peut-être qu’aujourd’hui, il en a assez. Il ne veut peut-être plus la déplacer de point en point. Il voudrait la poser, définitivement si possible. Quelque part, n’importe où. L’oublier dans une pièce, dans un train, sur un banc. S’asseoir avec et repartir sans. Peut-être qu’aujourd’hui, sa besace, remplie de sa peine, est devenue trop lourde. C’est probablement pour ça qu’il a décidé, ce matin, avant l’aube, de partir.
La nuit est tombée depuis quelques temps, déjà, quand il arrive enfin. Au moment de franchir la porte d’entrée, il se fait interpeller par le portier. « Pardon monsieur, mais les animaux domestiques ne sont pas acceptés dans l’établissement. - Ce n’est pas un chien domestique, et encore moins le mien. Voyez ça avec lui. » Il pénètre dans le hall et se dirige vers la réception. Apparemment, le portier n’est pas parvenu à convaincre le chien, car le temps que le standardiste en termine avec le téléphone et décide de s’intéresser au nouvel arrivant, il est assis sagement à sa droite, devant le comptoir, la langue tirée. « Bienvenue, monsieur, à l’Hôtel de la Déroute. »
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De silencieuses mésanges grises et floues
J.
"Héla ho ! Va-t'en secouer tes plumes ailleurs !" Le chat cogne comme un sourd sur le carreau du vélux pour chasser le pigeon qui roucoulait bourgeoisement dans la gouttière. Il est comme ça, il peut pas piffrer les piafs. Je l'entends qui grommelle, bougonne en grimpant sur le radiateur qui ronronne. "Encore un qui connait pas Raoul..." C'est ma faute, je l'ai élevé à grands coup d'Audiard et de Pagnol, ça rend caractériel. J'ouvre un oeil. Il me toise comme une affiche de cabaret, en gloussant; stèle charbonneuse et rigolarde, avec des yeux tout en lumière qui se payent votre gueule. "Hé quoi, tu vas rester toute la journée dans ton fauteuil ? T'sais quand même que Félix a déjà presque deux histoires d'avance. À ce rythme là on va finir à la rue; moi je m'en tamponne, j'aurais qu'à tortiller un peu du cul pour me trouver une vielle ou une étudiante, mais toi, c'est mal bar', y'a plus que ta machine à écrire qui accepte que tu la chatouilles...". Je lui balancerais bien une pantoufle dans la truffe. Si j'avais seulement des pantoufles. J'ouvre le deuxième oeil pour chercher un projectile adéquatement aérodynamique. Le chat - qui a oublié d'être con même si je m'efforce de lui rappeler de temps à autres - a saisi la manoeuvre et se carapate en piaillant. "Nom de nom de vieille buse". C'est ça.
Multiple-de-cinq minutes plus tard je bats le pavé. Ça caille dur, je regrette mon panama - à usage externe - qu'un coup de vent m'a tiré la semaine dernière près du Pont des Arts. J'ai pas bien eu le temps de voir mais ça venait du sud et avait pas l'air net. Pas une brise bien de chez nous, mais un truc vicelard qui surprend par l'arrière, de loin, un coup de vent immigré, salaud ! Qu'est ce qu'il faut pas faire. Je repense à mes manuscrits qui traînaillent un peu partout dans l'appartement, moitié baclés moitié finis; ils prennent la poussière avec une telle tranquilité que je n'ai pas du tout envie de les déranger. Et puis Félix je l'emmerde, on en reparlera quand il aura une barbe digne de ce nom, une qui fait pas honte dans un bistrot de port de pêche. Le chat aussi je l'emmerde. Sans raison précise, comme ça, parce que ça fait du bien.
Comme la rue n'a bientôt plus de pavés à battre je décide d'aller m'en jeter un derrière la cravate. Figurative, la cravate, je suis pas expert-comptable. Juste un, mais alors un petit ! On est mardi, ça fait tôt pour se faire fumer la moustache, s'agirait pas de s'assommer pour le reste de la semaine. Et puis au prix du jus de treille par les temps qui courent, que dis-je, qui galopent... J'entre dans le troqué du coin - qui est soit dit en passant vraiment dans un coin. Tout de suite je me sens mieux. Ça sent bon la tristesse et le vin chaud : c'est Décembre. Hector est au coin du bar, les coudes bien ancrés sur le zinc comme s'il avait peur qu'on tente de l'en décramponner. Les yeux au fond du verre, il a sa tronche des grands jours. Fred derrière le comptoir me jette un regard gros comme ça.
Il paye pas de mine, l'oncle Hector, mais quand on sait comment le prendre y'a de quoi remplir des pleins carnets, et des bons ! Son problème c'est qu'il a une tendance chronique à broyer du noir-pétrole tout en descendant des litres de pinot - noir lui aussi. Tout le monde connait le remède, lui faire raconter ses vieilles ruffianneries pour qu'il oublie de s'inventer des problèmes - comme il n'a ni gonzesse ni marmaille je comprends toujours pas d'où il les sort, v'là l'énigme, mais ça c'est un autre débat. J'avance, phlegmatique, l'air de rien ou alors juste un peu, en faisant un clin d'oeil à Fredo l'ami pour qu'il comprenne que j'ai la situation en main. Sortez les tu-tuts et le tambour-major, voilà la cavalerie ! Je commande un Bourgueil - chaque chose en son temps. Je connais l'arsouille, il est du genre méfiant, si on le travaille comme ça bille en tête il s'enferme à double tour dedans sa vieille carcasse de barbouze dépressive. Faut attaquer de biais, à petits pas de trappeur. Faut de l'outillage, du genre ouverture fine. J'ai mon idée : comme il déteste qu'on parle de lui dès l'ouverture, l'entendre parler d'autres emmerdes imaginaires que les siennes ça le détendra peut-être. Je me tais un peu, d'abord, soupire une fois ou deux, puis je démarre : "Pas la grande forme hein ? Saison de merde. Panne d'encre, panne d'idées, et une sale bête qui m'empêche de faire la sieste. On est pas aidé, pas vrai ?" Ça loupe pas; je connais, j'avais dit. "Vous les écrivains vous me faite marrer. Toujours à se plaindre de rien avoir à raconter, alors que c'est d'avoir zilch à raconter qui vous laisse le temps d'écrire" Je rigole. "Beh je t'y verrais bien toi. D'ailleurs, t'en as des trucs à raconter, et de nos jours t'aurais le temps d'écrire puisque t'as le temps de picoler !" On m'a déjà vu plus finaud mais la charge passe comme dans du beurre frais. Ça le fait sourire. "Alors déjà faut pas sous-estimer la saoulerie. S'abrutir comme il faut, c'est pas donné à tout le monde, faut de l'organisation, de la méthode. Ça se prépare, on arrange pas ça sur un coup de tête. Il faut de la disposition, de l'intuition, du goût, et de la volonté. Et pis, serieusement, moi, scribouillard ? Paye le tableau. Déjà j'aime pas embêter les gens, et en plus je connais l'embrouille, il faut se fendre la tête et ouvrir grand son coffre comme les jambes d'une pute. Non merci, c'est un coup à manger tout l'univers d'un coup dans le cigare et à finir avec le canon d'un fusil dans la bouche pendant que ton gros orteil cherche la détente." Là, il est franchement de mauvaise foi mais je la ferme - c'est pas l'heure. Moi y'a un truc qui me dit que s'il ne s'est jamais frotté à une page blanche c'est parce que c'est un feignant, du genre naturel. Oui, je sais, votre serviteur est bien mal placé pour dire un truc pareil, mais moi je fais l'effort ! J'aperçois du coin des mirettes que Fred' a pigé l'enculade. Il s'approche pour lui remettre un coup de raisin, et embraye en passant : "T'as beau dire, nous autres pignoufs ça nous fait voyager... Allez, dis encore, c'était comment là bas ?" Je sens le Hector qui s'affole d'un coup; je ricane en silence, trop tard vieux. Il sait qu'on le tient, il se résigne. "Bande de guignols... De là-bas, vous m'entendez, y'aurait tant à en dire que vos cervelles de moineaux éclateraient en jettant mille couleurs sur les murs et le plafond..."
La soirée est entamée comme jamais quand je prends la tangente. Comme d'habitude il nous avait pas menti, et ça pétarade dans tous les coins de ma tête pendant qu'en zigzag je survole les allées jusque chez moi. Je vous raconterais bien mais ce serait du vol et puis moi, la couleur je l'ai pas; j'écris qu'en noir-et-blanc ou alors sépia. Je m'asseois sur le trottoir au pied de mon immeuble pour m'en griller une dernière bien tassée au grand air immobile de la capitale. La baraque n'en finit plus de pencher comme pour aller lire les journaux du kiosque d'en face. On sent plus le froid. J'aperçois mon sac-à-puces de colocataire qui débarque de je ne sais où. Il me regarde en diagonal et il dit rien; il a dû trouver une cendrillon pour lui faire le coup des aristochats... Ça lui fait toujours ça quand il s'envoie, il la boucle pour un moment. Je reste là à regarder vers le ciel. Clochard emmitoufflé dans de vieux souvenirs dérobés en douce, je crache dans la nuit de silencieuses mésanges grises et floues.
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Toujours pas
Inspiré de faits réels
B.
Une jambe entravait ma cage thoracique. Mon regard remontait le long de cette délicieuse courbure, jusqu'à une auguste partie de l'anatomie d'une non moins délicieuse personne. Celle-ci s'était endormie la tête sur ma cuisse, la main dans mon caleçon. Ma tête, elle, reposait sur une surface chaude et moelleuse, encerclée par deux cuisses.
L'afflux sanguin faisait battre mes tempes au rythme de la marche de Radetzky. Une jambe de mon pantalon pendait à une des miennes, signe que j'avais dû essayer de l'enlever dans l'urgence et dans un état second. Ma chemise était à moitié déboutonnée et même légèrement tâchée. Le soleil commençait à poindre à travers les rideaux et à se réverbérer dans le blanc du plafond. Il devait être tard.
Je déposais délicatement l'obstruante jambe sur le côté, sortais l'entreprenante main de mon caleçon et tentais de me redresser. Je vis en face de moi un homme brun, hirsute, avec une barbe d'une semaine, dépenaillé, à l'air groggy.
Ainsi, je me vis dans le miroir de la salle de bains qui se situait en face de moi. Je parvins à rentrer ma jambe récalcitrante dans celle de mon pantalon, puis, après un effort surhumain, presque nietzschéen, à parcourir la distance qui me séparait de l'unique point d'eau de la pièce : le lavabo. Je ressentis un léger vertige, une nausée subite me vint, que je parvins difficilement à contenir. Je réussis néanmoins à plonger ma tête sous l'eau, ce qui eut pour effet immédiat de réactiver mes fonctions vitales, et notamment mes fonctions cérébrales.
Je ne savais pas où je me trouvais, je ne connaissais pas l'agréable compagnie qui m'entourait et surtout, j'avais du mal à m'expliquer la présence d'un raton-laveur endormi dans une bassine à mes pieds. Je me souvenais que la veille, en panne d'inspiration face à une feuille blanche, essayant de trouver quelque chose à écrire, j'avais appelé un ami, écrivain à ses heures perdues. Celui-ci m'avait convié à dîner, afin que nous réfléchissions à ma tentative de nouvelle puis que nous festoyions, ou peut-être dans l'ordre inverse, je ne me souvenais plus.
Je mis machinalement ma main à la poche et n'y trouvai pas mon portable. Je revins vers le lit et le trouvai confortablement installé le long de la poitrine de l'une de mes partenaires de sommeil. Son écran m'indiqua qu'il était 12h14. Ça ne m'étonnait pas, j'ai toujours eu un certain regain de vitalité aux alentours du déjeuner, et ce depuis ma plus tendre enfance, étant né à midi tapant. J'entrepris l'inspection des diverses notifications que j'avais reçues. Elles étaient bien évidemment nombreuses, étant donné l'heure avancée et l'étendue de mon réseau social.
Il y avait la traditionnelle notification Le Monde, annonçant ce jour-là que la nouvelle élection gambienne factice avait commencé. Quelques personnes avaient dit des inepties dans une ou deux conversations de groupe dont je ne savais plus vraiment pourquoi j'en faisais encore partie. Un ami m'avait envoyé le lien d'un questionnaire permettant de savoir si je devais voter aux primaires de gauche ou de droite ou aux deux. Enfin, une amie me demandait ingénument «T'es où ?», et j'espérais qu'elle avait depuis compris que je n'étais pas là où j'aurais dû être, c'est-à-dire là où elle m'attendait.
J'avais également un message vocal de mon ami l'écrivain, qui comme tout auteur qui se respecte, ne supportait pas d'écrire des messages au format numérique. Celui-ci me disait en substance : «Je suis rentré chez moi, quand tu es réveillé, passe me voir». J'envisageai donc d'accéder à sa demande et, à la recherche de ma veste, je sortis de la chambre en laissant mes convives dans les bras de Morphée.
Le salon était un impressionnant capharnaüm, des verres et des assiettes à demi remplis jonchaient les tables, des monticules de vêtements reposaient sur un canapé, des traces de résidus de poudre blanche, probablement du sucre, témoignaient des activités de la veille.
Je voulus sortir sur la terrasse fumer une cigarette mais, ne trouvant pas mon briquet, je me souvins que je ne fumais pas. Je sortis néanmoins prendre l'air et regarder la cité endormie : en effet, le dimanche matin vers midi, Paris ressemble davantage à une ville fantôme qu'à une fête. Quelques ombres solitaires transperçaient la brume, attirées par la lumière et l'odeur du pain bien chaud.
Transi de froid, je rentrai à l'intérieur, saisis ma veste dans le tas de hardes et quittai l'appartement. Je me dirigeais vers la Seine, mon ami auteur habitant en contrebas sur les quais, comme tout germanopratin haut de gamme. L'air frais atténuait les effets de ma gueule de bois, le délicieux parfum marin, ou fangeux, la pollution ne me permettant pas de faire la distinction, du noble cours d'eau assaillait mes narines. Je n'étais jamais allé jusqu'à prendre le risque, au retour des Champs-Elysées, de boire quelques gorgées de notre Léthé francilien, afin de vérifier si, tel son antique analogue, pour engloutir mes sanglots apaisés, il provoquait l'amnésie.
J'arrivai chez mon ami. Il m'accueillit d'une traditionnelle bise, portant son habituel assortiment veste en tweed et pantalon en flanelle, accoutrement typique du style Oxbridge devenu si mainstream sur la rive gauche de notre fleuve sacré. On s'installa dans les fauteuils Chesterfield de son salon et il me servit un whisky. Cette attention ne pouvait d'ailleurs avoir qu'un effet positif sur mon état, prolongeant mon ébriété et repoussant l'heure du sevrage.
Il avait toujours réussi à concilier littérature et mixologie, respectant à la lettre lors de ses phases créatrices un précepte qu'il disait tenir d'Hemingway, mais que je soupçonnais d'être apocryphe : «ça ne peut qu'aider». Il avait d'ailleurs beaucoup essayé de m'aider la veille au soir, d'après le souvenir diffus que j'en avais, débouchant une demi-douzaine de bouteilles. Il avait même invité quelques amies, censées me servir de muses.
Je me rendis assez vite compte que leur potentiel évocateur n'était pas à la hauteur de leurs poses équivoques et je restreignais momentanément mes ambitions littéraires à celles de ma libido, abandonnant mes réflexions sur Dostoievski pour orienter la discussion sur E.L. James, afin justement d'en savoir plus sur leurs orientations.
Je discutais avec une petite littéraire, féministe à jupe courte, bienpensante de gauche à qui j'aurais bien voulu faire ce que Hollande avait fait au pays. Elle faisait un mémoire sur la figure du diable dans la littérature du XIXe siècle et me décrivait les différentes pilosités qu'avaient prêtées les auteurs de la période romantique aux figures sataniques. Sa poitrine me lançait des regards compatissants, ayant déjà entendu maintes fois ce discours. Je lui parlais de Boulgakov et Bernanos et me retirais en pleine gloire, ayant compris que sa sapiophilie resterait platonique.
La conversation du lendemain tournait d'ailleurs autour des événements de la veille, dont mon ami était le témoin le plus lucide. Nous étions apparemment sortis avec ses amies, une fois la demi-douzaine de bouteilles vidées. Nous étions allés dans un lounge cosy, speakeasy à l'ambiance jazzy pour trentenaires trendys amateurs de décoration design. Éméchés, nous aurions ensuite décidé de terminer la soirée dans l'humble demeure des membres de notre congrégation la plus proche. A l'orée du jour, mon ami avait choisi de me laisser entre des mains expertes, lui pour qui le chemin du retour était court et l'ivresse légère.
A partir de notre second verre de whisky, nous nous remîmes à parler du sujet essentiel, ce pour quoi j'étais initialement venu : mon manque d'inspiration. Je lui parlais de mon impuissance à trouver un sujet viable, de la difficulté d'imbriquer intelligemment le récit, de mon incapacité à formuler mes phrases d'une manière qui me satisfasse. J'étais même allé jusqu'à essayer l'écriture automatique, mais le résultat était trop surréaliste à mon goût.
Lui-même avait quelques idées, des ébauches de nouvelles que j'aurais pu utiliser, mais l'écriture étant une activité si personnelle, et ne portant pas de tweed, j'aurais eu du mal à m'approprier suffisamment ses inspirations pour les retranscrire dans un récit à la hauteur de ses ambitions. Nous avons également parcouru tous les sujets classiques, développés depuis des siècles, l'amour, la guerre, le sexe, Dieu, l'ambition, la mélancolie, la trahison. Il est déjà difficile de vivre une vie qui vaut le coup d'être vécu, il est encore plus difficile d'écrire une oeuvre qui vaut le coup d'être lue.
Puis, à un moment, il lui vint une idée typique de son goût pour l'absurde : «C'est l'histoire d'un mec, qui veut écrire une nouvelle, mais il n'y arrive pas. Il est atteint de leucosélophobie, tu sais, la hantise de la page blanche. Aucune idée ne lui paraît assez bonne pour en faire une nouvelle. Alors il va voir un ami, et ils se lancent dans des péripéties qui n'ont rien à voir avec la nouvelle. C'est leur leitmotiv, presque un running gag, ils y reviennent toujours, mais jamais elle n'avance. - Mais... quel est l'intérêt ? Ca ne rime à rien ! - Justement ! Comment veux-tu illustrer un manque ? On ne peut traduire un manque que par la vacuité de tout ce qui le remplace. Ici, c'est le manque d'inspiration. Par exemple, le mec se défonce avec tout ce qui lui passe sous la main, alcool, coke, et il ne cesse de combler son temps pour oublier le vide de ses pensées. - Merci, mais c'est vu et revu, je ne vais pas réécrire le scénario de Very Bad Trip. - Mais c'est la mode ! Regarde Requiem for a dream, Beigbeder, Bret Easton Ellis, la génération X, tout ça... profites-en, ça sera passé de mode quand la génération Y commencera à lire des bouquins. Enfin, autre chose de que la fantasy, ça ils s'y sont déjà mis. - Ouais, je ne sais pas... C'est pas vraiment mon genre, c'est pas facile d'écrire sur quelque chose que tu ne connais pas... Et puis, je ne suis pas Francis Scott Fitzgerald, je ne combats pas mon manque d'inspiration avec des verres de whisky.»
Non, rien à faire, je n'avais toujours pas d'idée.
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Drame monétaire
A.
Un jour l'ivre Sterling  flatta Lire à haute voix. Déjà capot, l'vieux Franc  du collier lui avoua l'antécédence de Mark, page transi bientôt roi. L'ivre, de rage s'enfièvre, Au franc bourgeois tapage : « La Lire, sur ses lèvres, de Mark préfère l'image ? » L'ire en silence progresse, Un Mark, deux faiblesses : L'ivre est désabusé,  Le Franc (suisse), aviné. Mais bientôt l'saoul se livre,  décuité par un marc  de café, à un franc  duel à mort pour Lire. En diagonale et d'Mark  vient le coup franc funeste.  Et Lire, dans ses pensées,  bien vite l'ivre, ouvert,  oublie à son chevet. 
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Demain
F.
Demain, on rase gratis. Ça tombe bien, ça fait un mois que je ne me suis pas rasé. Un mois. Vous vous rendez compte ? Oh, ce n’est pas anodin. Si ma barbe me gratte ? Un peu qu’elle me gratte. Mais on s’y fait, en fin de compte. Au début, surtout, ça gratte. Sur l’oreiller, par exemple. Ce n’est pas anodin, je disais. Les gens que je croise, et qui me reconnaissent, car il y en a quelques-uns, quand même, il ne faut pas croire, tous se permettent de donner leur avis. Je leur ai déjà expliqué, pourtant, que leur avis n’avait aucun intérêt dans mon monde. Ce n’est pas pour eux que je me rase ou que je ne me rase pas. Enfin, ça ne les empêche pas, semble-t-il, de le donner, cadeau, après tout nous sommes bientôt en décembre. Leur avis, donc, est sans équivoque possible : je fais meilleure impression en adolescent imberbe qu’en bucheron du Trièves. Ce que je n’ai toujours pas compris, de mon côté, c’est de quel genre d’impression ils parlent ? Qu’en savent-ils, je prévois peut-être, demain, de candidater pour un poste dans le IVè régiment des bergers indépendants de Lus-La-Croix-Haute. Ou peut-être pas. Qu’en savent-ils ? Demain on rase gratis, je disais. Et ce n’est pas anodin. Mais dans le même temps, qui sont-ils, tous, pour penser que j’en ai quelque chose à faire de ce qu’ils pensent ? Comme disait mon grand-père, parfois je préfèrerais être sourd plutôt que d’entendre une cacophonie d’imbécillités de la sorte. La barbe, je la porte pour une raison. Qu’elle vous échappe, ça n’est pas mon affaire. Demain on rase gratis. Et ce qui m’ennuie dans l’histoire, c’est que tous ces ploucs vont penser que c’est pour leur faire plaisir que je me raserai, demain, gratis. Non, au fond, je m’en moque, ça n’a aucune importance. Qu’ils croient ce qu’ils veulent, ça m’est égal. Qu’on ne s’y méprenne pas. Je préfèrerais me raser plus souvent. Il n’y a aucun doute là-dessous. Tout les jours, si je pouvais. Mais, c’est pas tous les jours, malheureusement, que l’on rase gratis. Ça faisait un presque un mois, un mois déjà, que ça n’était pas arrivé. Le barbier qui rase gratis, avait semble-t-il besoin d’argent. Or, raser gratis n’est pas bon pour le commerce, d’après quelques illustres penseurs. Mais ça y est. La rumeur court qu’il aurait enfin fini de rembourser le prêt de son balais à cheveux. Quoi qu’il en soit, demain, il remet les couverts. Enfin, les ciseaux. Gratis. Je me comprends. Il paraît qu’au mois de décembre, les occasions seront plurielles. Mais pas fou, je saisis la première venue. Demain. S’il y en a une autre, plus tard, tant mieux. Tout ce qui est à prendre est bon à prendre. Mais une chose après l’autre, n’est-ce pas. Demain. D’abord, demain. J’espère juste que ce barbier, que j’aime bien au demeurant, ne s’y reprendra pas de si tôt à faire un nouveau mois complet de vénalités. C’est bien aussi, de temps en temps, de raser gratis.
Je monte à Paris exprès, notez bien. De Séville, tout à fait. Non, pas de Séville, voyons. Exprès pour ? Mais pour passer chez le barbier, bien sûr. Le barbier qui rase gratis. Demain. Je l’ai déjà dit ? Je suis donc à Paris. Paris, la ville qui a été maintes fois décrite par les plus illustres plumes et par les machines à écrire les plus méconnues, par les coeurs brisés et les éloquents d’un soir. En venant, j’en lisais justement une description par cet écrivain romantique né presque cinquante ans trop tard, Aragon. Une de plus, une autre description inégalable. Moins ennuyante que celle de Hugo, et plus courte que celles de Balzac. Paris, la ville où la misère se croise à chaque coin de rue, à chaque couloir du métro, avec une indifférence digne. C’est fascinant, Paris. Pas uniquement pour ses barbiers qui rasent gratis, demain. La poésie y naît n’importe où, et de n’importe quoi. Fascinant, vraiment. « Ils ont éteint les étoiles. » C’était écrit sur un mur banal d’une rue quelconque du XIIIè arrondissement. C’est beau, n’est-ce pas ? « Ils ont éteint les étoiles. » Je me demande ce que cela signifie. Comme c’est souvent le cas avec la poésie, je trouve ça poétique, mais je n’y comprends pas grand chose, il faut bien l’admettre. Je me sens comme un imposteur, à admirer cette phrase tout en n’ayant aucune idée de ce qu’a voulu dire son auteur. Maintenant que j’y repense, cette phrase était accompagnée d’une flèche, qui pointait vers le haut. Au moment où je suis passé devant, et où j’ai vu ce mur ainsi imprimé, c’était l’aube de la nuit, déjà. Il n’était pas tard, pourtant, mais à cette période de l’année, à Paris, les nuits se lèvent tôt. J’ai regardé dans la direction suggérée par la flèche. Et j’ai vu un ciel nocturne vide d’étoiles. Moi, étranger dans Paris, comme ils disent ici, autrement dit français de l’autre France, la France de Giono, de Stendhal, de Rousseau, pas celle de Balzac, Gide ou Sartre, j’ai l’habitude de voir un ciel plein d’étoiles. Je ne sais pas si c’est ça qu’a voulu dire le poète des murs du XIIIè. Peut-être n’avait-ce rien à voir. Mais c’est vrai que le ciel de la capitale est tristement dépourvu d’étoiles.
Assez sur Paris. N’essayez pas de m’emmener dans des digressions interminables. Je parlais du barbier. Et j’essayais de vous dire que tout ceci n’était pas anodin. Qu’est-ce qui n’est pas anodin, déjà ? Ah oui. La barbe. Comment quelle barbe ? Parfois, je me demande si vous suivez. La barbe que, demain, je me fais raser. Gratis. Je vous l’ai déjà dit ? Je perds la tête, parfois. Veuillez m’excuser. Depuis que j’ai appris, pour le barbier, pour demain, je ne tiens plus en place. Ce n’est qu’un barbier, me direz-vous. Oui, mais un barbier qui, demain, rase gratis.
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Si vous passez par Saint-Michel
J.
"Tu vois, écrire une histoire, c'est un peu comme sortir de l'opéra un soir d'octobre. Tu viens de te taper le cul pendant trois heures à écouter un détachement d'analphabètes philharmoniques... Tiens, Tannhäuser par exemple. T'es là, debout dans la nuit tiédasse, avec tous les violons de Tannhäuser dans la tête, tout prêt à envahir la Pologne, note l'humour juif. Tu sais pas trop quoi en faire, mais ça te remplit le cerveau à t'en faire péter l'occiput; pas moyen : faut que ça sorte. Alors tu rentres chez toi, à moitié en courant, sans jeter un bout de coup d'oeil aux gonzesses dans le métro. Tu prends même pas la peine de verrouiller la porte derrière toi en arrivant, tu retournes la moitié de ta piaule... Et au fond du dernier tiroir, tu finis par trouver ton vieil harmonica. Ouais, parce que comme t'as pas été élevé chez les jésuites, le seul truc dont tu sais jouer, c'est de l'harmonica. Et te voilà qui te mets à entonner Wagner sur le machin. Tu saisis le tableau ? T'es tout seul, encore essouflé d'avoir courru, le panama toujours vissé sur le crâne, à essayer de faire sonner les cinquante violons de Tannhäuser sur cette connerie d'harmonica qui grince. Évidemment ça réveille les voisins, ils rappliquent en quatrième vitesse - faut avouer, Tannhäuser à l'harmonica c'est pas commun, y'a peu de chances qu'ils aient déjà entendu un truc pareil. Mais n'empêche que toi t'es là comme un guignol, à souffler tellement fort dans ton crincrin que t'as les yeux qui vont bientôt sauter de leurs orbites en faisant 'plop' comme deux bouchons de champagne, et y'en a pas un, PAS UN, qui a la moindre idée que sous ton chapeau y'a cinquante zouaves de violonistes autrichiens qui s'échinent sur l'ouverture... Enfin, je dis cinquante, au fond j'en sais pas grand chose. J'ai jamais été à l'opéra."
Excusez nous, faut pas faire attention. Félicien, les gens pensent qu'il est cinglé. C'est vrai qu'on pourrait se poser la question, à le voir disserter en gesticulant comme un diable, agitant sa fourchette dans tous les sens comme s'il voulait éborgner la moitié des passants de la rue Descartes... Mais moi j'y crois pas. C'est que vous l'avez pas connu dans les grands jours aussi, c'était autre chose. Il avait, vous savez, cette lumière à l'arrière des yeux. Celle qui vient vous éclairer jusqu'au fond de l'estomac, qui vous laisse pas un pète d'ombre pour vous planquer. Il vous illuminait de l'interieur le saligaud, rien qu'à vous regarder. Il disait rien, mais tout était comme foutu au grand jour, tout, même les saloperies qu'on aurait pas été déterrer pour trois briques. Aujourd'hui c'est sûr, c'est plus la même chanson, il l'ouvre beaucoup plus, trop sans doute. Et puis je vous avouerais qu'il faut se lever matin pour y apercevoir de la lumière, au fond des yeux du Félicien. Avant dix heures, de préférence, parce que c'est là qu'il sabre sa première bouteille de pif. Et encore, faudrait y voir à travers la boucanne; c'est qu'il a toujours une clope au bec, et constamment la tronche dans un nuage de fumée tellement épais qu'un Londonien pourrait pas y habiter... Attendez, faut que je vous abandonne une minute, le voilà qui continue.
"Non pas que je regrette, l'opéra c'est pour les nazes. Et puis j'en suis content, de mon petit harmonica. Un bel objet, bon investissement... Dis, tu me suis, hein ? T'as bien compris que c'est une métaphore filée cette histoire de musique. Je dis ça, faudrait pas que tu t'attendes à me voir jouer du blues à tout va comme un saltimbanque - quoique, peut être qu'il faudrait que j'apprenne, ça me changerait les idées. De toute façon j'ai foutu mon Underwood par la fenêtre, me v'là encore au chômage technique."
Ah ça, il nous en a encore fait une bonne. J'vous raconte pas la scène. Quatre étages plus bas, qu'elle a fini, la dactylotype ! C'est passé à ça, même pas, à ça de tuer la vieille du premier qui sortait ses poubelles. Les voisins ont appelé les flics, pour sûr; ils ont bien fait d'ailleurs, parce que le Félicien était pas loin de suivre la même trajectoire que son matériel... Ça lui prend, parfois, il fait mine de se fiche en l'air; avec les copains on sait jamais trop s'il est serieux, alors dans le doute on fait gaffe. Mais bon, on peut pas tout le temps le surveiller; avant c'est sa femme qui réparait les pots cassés, qui recollait les bouts. Elle a fini par se barrer - vous imaginez bien. Faut la comprendre aussi. Du coup un jour avec toute la bande on s'est débrouillé, on lui a offert un chat, un vieux, grincheux comme pas possible, qu'on avait récupéré à la SPA. On s'est dit que ça lui ferait un peu de compagnie, au chat comme à Félicien; ça non plus, ça a pas tenu. Parait qu'il était allergique... Félicien, pas le chat.
"Ou alors une guitare ? Ça peut pas être bien compliqué. À notre époque n'importe quel clampin peut jouer trois notes et se faire appeler 'Artiste', avec un grand 'A' comme dans 'Alleluia'. La musique de nos jours, j'te jure... "
Nom de nom, il va vraiment finir par assassiner quelqu'un avec cette fourchette... Ah, le voilà qui se lève. Je sens que l'addition va encore être pour ma pomme... On est pas aidé, c'est moi qui vous l'dit. J'le vois venir d'ici, au rythme où on est parti ce soir je vais encore devoir me coltiner un trajet Pigalle-Montmartre avec son poids mort sur l'épaule, et sans compter le repas plus les trois litres de rouge qu'il aura absorbé d'ici là. Enfin bref, ravi de la discussion. Enchanté. Au plaisir, mademoiselle, au plaisir. D'ailleurs, si vous passez par Saint-Michel, faites donc un arrêt à la Taverne de Cluny. Très bon établissement... Demandez Victor, pour vous servir...
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Le Jukebox du Café des Artistes
F.
Je l’ai revue, un soir, il n’y a pas si longtemps. Elle était avec son jean troué et son Walkman. Elle déambulait dans la rue des âmes en peine, quasiment déserte à cette heure-ci. Comme souvent, elle avait l’air absente, comme absorbée, avec un regard perdu et des yeux qui semblaient ne rien regarder, ni ne rien voir. Et puis d’un coup, son visage avait retrouvé la vie. Et elle s’était mise à danser, en pleine rue. Ça m’avait mis du baume au cœur, de la voir comme ça, débordante de vie, même si c’était par intermittence. Cette fille, c’était vraiment un cas à part. Tous les habitués des pavés de la ville la connaissaient, peu ou proue. Elle y traînait souvent. C’était un peu chez elle. Son grand truc, c’était de se prendre pour une actrice. Enfin, ça changeait, mais ce qui revenait le plus souvent, c’était ça. Parfois, elle se voyait poète ou danseuse étoile. Mais je pense que son Rêve, avec un grand R, c’était le cinéma. Un jour elle débarquait, comme si de rien n’était. Personne ne l’avait vue depuis des jours. Alors elle nous racontait ses derniers contrats. Un grand directeur de la Nouvelle Vague l’avait repérée et voulait lui donner le premier rôle d’un prochain film à succès. Il avait, paraît-il, été subjugué par sa prestation dans « Une vie ennuyeuse ». Nous, on savait qu’elle inventait. On ne nous la faisait pas, on n’était pas nés de la dernière pluie. Mais ce qu’on n’arrivait pas à savoir, c’est si elle-même le savait. Avec le temps, j’ai fini par être convaincu que non. Elle était tout bonnement dérangée. Elle déraillait. C’est malheureux, parce que c’était vraiment une chouette fille. Enfin, malheureux, je ne sais pas qui je suis pour dire ça. Si ça se trouve elle l’était, heureuse. En tout cas elle en avait l’air, quand on la croisait. Pas toujours, c’est vrai, mais souvent. On ne peut pas dire qu’elle roulait sur l’or pourtant. D’ailleurs je ne sais pas si elle a jamais réellement travaillé une fois dans sa vie. Mais elle survivait, dans cette ville grise. Comme nous, au fond. Pas mieux, pas moins bien. L’avantage qu’elle avait, par rapport à nous, c’est que le présent n’avait pas franchement d’importance pour elle, puisqu’elle le réécrivait chaque jour. Elle habitait une minuscule chambre de bonne, sous les toits de la rue Très Cloître. À part un matelas miteux et quelques fringues, il n’y avait franchement pas grand chose. Il faut dire aussi qu’elle ne possédait quasiment rien. De toute manière, il n’y avait pas la place de mettre beaucoup plus que ce qui y était déjà. Avec un chez-soi aussi étroit, ce n’était pas très étonnant de la voir dehors tout le temps. Par exemple, au Jukebox du Café des Artistes. Je crois bien que de toute la ville, c’était son coin préféré. À elle-seule, elle avait probablement usé un bon paquet de disques. Elle arrivait parfois en début d’après-midi et restait là des heures entières à écouter de la musique. On peut même dire qu’elle la regardait. Elle était fascinée, elle fixait la machine sans sourciller. Et il ne fallait pas se risquer à aller lui parler au beau milieu d’un morceau, tous les habitués le savaient pertinemment. Il y avait bien, quelques fois, un voyageur perdu ou un client occasionnel qui n’était pas au courant et qui se prenait à essayer. Celui-ci, on était sûrs de ne pas le revoir de si tôt, ni au comptoir, ni à approcher une jeune fille accoudée à un Jukebox. Elle, en revanche, y revenait inlassablement. Pourtant, on ne peut pas dire que les disques soient actualisés fréquemment. Je crois bien que ça fait plus de dix ans qu’aucun nouveau disque n’a été ajouté. Comme si l’histoire de la musique s’était arrêtée à cette époque. Mais ça ne la gênait pas, elle écoutait ses artistes préférés en boucle. Parfois elle venait plusieurs jours de suite. Et parfois, il arrivait aussi qu’on ne la voie plus pendant plusieurs semaines. Quand ça durait vraiment longtemps, on finissait par penser qu’elle avait fini par monter dans l’une de ces autos qui s’arrêtaient poliment. Pour aller où, ça je n’en sais rien. Ailleurs, probablement. C’était encore l’une de ses habitudes bien marquées : fréquemment, le matin, elle prenait son sac à dos, le remplissait des quelques objets qui constituaient son existence, mettait ses écouteurs dans ses oreilles et de la musique Rock dans son Walkman, et allait s’asseoir au bord de la nationale, quelques pas après la sortie de la ville. Elle posait devait elle un bout de carton gondolé, sur lequel elle avait écrit sa destination : « Loin ». Et elle attendait. Parfois une heure, parfois trois ou quatre. Presque à chaque fois, quelqu’un finissait par s’arrêter pour lui proposer de l’emmener. Alors, soudainement elle prétextait un rendez-vous important, un malaise, un oubli ou parfois elle s’en allait simplement en marchant, tournant le dos à l’automobiliste, sans explication. Elle n’est jamais montée. Peut-être qu’elle ne voulait pas vraiment partir, finalement. Elle voulait peut-être uniquement maintenir une possibilité de fuite. Vérifier, ponctuellement, qu’il y avait encore une auto qui s’arrêtait, susceptible de l’embarquer vers d’autres rues pavées, et que si elle voulait, elle pourrait partir. Une auto s’arrêtait, elle était rassurée, et elle reprenait alors la route vers son quotidien familier et rassurant.
Je me souviens très bien de la fois où je l’ai rencontrée. Je ne saurais pas vous dire le jour, ni l’heure - tous les jours se ressemblent, au fond ; mais je me souviens que c’était en septembre et qu’il pleuvait des hallebardes. Il pleuvait tellement, d’ailleurs, que je m’étais réfugié à l’Église. Comme la pluie était partie pour durer, j’étais allé m’asseoir sur un banc en face du bon Dieu. Il faut croire que les bons chrétiens ne sortent que quand il fait beau, car hormis moi, il n’y avait qu’un seul autre prêcheur. Une jeune fille aux cheveux violets et complètement trempés, assise deux bancs devant moi, et qui écoutait de la musique. C’était elle. On était tous les deux restés un moment assis sur ces bancs assez peu confortables. Je m’occupais à compter les cierges, et à essayer de prévoir lequel s’éteindrait en premier. Et puis elle s’était retourné. Elle m’avait dévisagé quelques secondes. Et elle m’avait demandé : « Ça vous dérange si je parle à voix haute ? Ou vous êtes du genre à préférer le silence pour prier ? » Non, ça ne me dérangeait pas, d’abord parce que je n’étais pas en train de prier, et ensuite parce que j’avais misé sur le mauvais cierge - il s’était fait rattraper dans le dernier virage, alors j’étais à la recherche d’une nouvelle distraction. Elle s’était mise à parler fort, avec entrain, et en mêlant même des gesticulations presque exagérées. J’avais assisté à ce spectacle inattendu avec amusement. Ça avait duré un petit bout de temps. Elle vivait ses textes, ça se voyait. Et puis, elle avait fini par les ranger. Je la regardais, et elle m’avait souri. « Pour l’instant je n’ai eu que des petits rôles, mais un jour vous me verrez en tête d’affiche à côté des plus grands, vous verrez ! » Elle m’avait dit ça, à moi. Et puis on avait entamé la discussion. Enfin, elle surtout. Moi j’avais écouté. Voilà, c’est comme ça que je l’ai connue. Ensuite, on s’est recroisés pas mal de fois, toujours fortuitement. Il faut dire que dans cette ville, c’est pas facile de s’éviter très longtemps, qu’on le veuille ou non.
Et puis, un jour, elle est partie. On ne s’en est pas aperçus tout de suite, bien sûr. Mais on ne l’a jamais revue. Personne ne sait ni comment, ni pourquoi. Peut-être qu’elle a fini par monter dans l’une de ces autos ? Peut-être qu’elle a pris son sac et qu’elle a levé l’ancre, qu’elle en a eu marre de sa petite chambre, du Jukebox, de cette ville ? Peut-être qu’un réalisateur a bel et bien fini par la choisir pour un grand rôle ? Je me soucie pas particulièrement de ce qu’elle est devenue. C’est pas que j’y étais attachée à cette fille. Mais les pavés des rues sont un peu moins reluisants, les vitrines un peu plus sales, le café un peu moins bon, la musique du Jukebox un peu moins juste depuis qu’elle est partie. La ville a perdu un peu de son intérêt.
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Le Soleil avec Nous
J.
Chaque matin quand Dimitri se levait, toujours assez tôt, il se demandait si la ville dehors était restée la même. Il faisait chauffer son café en silence sur la gazinière tordue, se roulait une cigarette, puis quand venait l’aube il sortait sur le balcon. Rien n’avait vraiment changé, jamais. Les mêmes avenues explosées, les immeubles écroulés. Bien sûr, peut-être ce mur était-il un peu plus penché, cette rue un peu plus encombrée. Peut-être cette carcasse d’automobile avait-elle bougé. Pas le grand changement auquel il s’attendait, néanmoins. Alors il pensait : ”Pas ce matin”.
Ce n’était pas un problème, on avait le temps. Il savait que cela finirait par arriver. Il se disait tout en fumant : ”Un jour le réveil sera différent. Le café sera différent. Mon tabac sera différent. Le soleil sera différent. Et quand je sortirai sur le balcon, tout sera reconstruit”. Il buvait son café : ”On sera bien fatigué de tout casser un jour, d’ailleurs il n’y a plus rien à casser. Presque plus personne à tuer. Et quand on sera fatigué alors il faudra reconstruire.”
Il finissait sa tasse, prenait son sac en toile et se mettait en route pour aller chercher dehors ce dont on avait besoin. C’était l’anniversaire de la petite aujourd’hui, il voulait lui trouver un cadeau et n’avait que peu de temps avant qu’elle n’ouvre les yeux à son tour.
Quelques dizaines de minutes plus tard, il atteignait d’un pas tranquille l’endroit qu’il cherchait. Une vieille librairie au coin d’une rue, presque intacte. Les obus avaient plu tout autour mais avaient par chance, presque respectueusement, épargné la boutique. À l’intérieur, les étagères étaient renversées; on avait piétiné les livres, déchiré les pages. Il réussit cependant à en trouver un, coloré et joyeux, en bon état, caché derrière la caisse. Cela irait bien, il lui plairait. Lui-même possédait quelques bouquins dans son appartement, qu’il n’avait souvent jamais ouverts d’ailleurs; elle les avait déjà tous lus.
Quand Dimitri quitta le magasin, le ciel avait cet azur pâle et nu qui vous brûle les yeux. Il aimait toujours bien sa ville, même s'il la préférait avant, quand les gens sortaient pour discuter sur les trottoirs et buvaient dans les cafés, que les enfants jouaient à la guerre sur les places.
Puis les adultes s’étaient mis eux aussi à jouer à la guerre. Ça leur avait pris d’un coup, comme ça, sans prévenir, et aujourd’hui les gens ne sortaient plus, ou alors avec des mitraillettes. Ils avaient peur des bombes et des soldats. Dimitri lui n’avait pas d’arme, il était trop vieux pour se battre. ”On peut bien me tirer dessus, quelle différence ?”. Évidemment, ça l’embêterait un peu qu’on le tue, pour la fillette surtout. Mais elle était maligne, elle savait se débrouiller, il lui avait appris. Alors il ne s’en faisait pas trop.
Quand il rentra, elle était déjà debout; elle avait fait des tartines. Il alla chercher une allumette, la craqua bruyamment et lui tendit. ”Souffle”. Elle souffla, il lui donna le cadeau en souriant. ”Joyeux anniversaire”.
”Merci grand père !”
Elle se jeta dans ses bras et ils restèrent là un moment, serrés. Puis on se mit à table.
* * *
Le lendemain, ils furent réveillés par le crépitement des fusils automatiques dans le lointain. Ils sortirent sur le balcon.
”Dis grand père, pourquoi les hommes se battent ?”
”C’est comme ça” répondit-il, ”quand ils s’ennuient, qu’ils sont fatigués d’aller travailler ou de boire dans les cafés, ils sortent leurs fusils et leurs grenades et ils se battent.”
”C’est pour ça qu’ils ont tué papa ?”
”Oui, c’est pour ça. Quand ils s’ennuient, qu’ils s’ennuient vraiment trop et ne savent plus quoi faire, alors ils tuent les pères. Ils sortent avec leurs fusils et tirent sur leurs voisins, leurs amis et leurs frères.”
Quand les obus se mirent à tomber en faisant trembler la terre, la fillette courut se réfugier à l’intérieur en sanglotant. Il alla la chercher, attrapa sa petite main effrayée dans la sienne. ”N’aie pas peur, viens voir”. Des explosions éclosaient à l’horizon comme des coquelicots, et on voyait, derrière, l’aube poindre timidement.
”Tu vois, les bombes c’est peu de choses à côté du matin. Ils peuvent bien bombarder et bombarder encore autant qu’ils veulent, il n’arriveront jamais à éteindre le soleil. Ça ne l’empêche pas de dormir, lui, ni de se lever. Les bombes ça n’efface pas la lumière.”
”Mais s’ils bombardent ici ?”
”S’ils bombardent ici, alors on s’en ira. On prendra nos affaires, on sortira tranquillement, et on s’en ira ailleurs, sans se presser.”
”Ailleurs ?”
”Oui, ailleurs. On s’en ira ailleurs. On s’en ira le soleil avec nous.”
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