Tumgik
amodestmuse · 7 years
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Le grand saut
Mardi 7 février, dix-sept heures.
Trois tonalités. Répondeur.
« Vous êtes bien chez les Maurice, nous ne sommes pas là pour le moment, merci de rappeler plus tard.
-Salut Patricia, écoute c’est Christiane, je suis un peu embêtée, je crois que Thibaud a perdu son écharpe à l’école... Je sais que tu vas chercher Jasmine et Robin à dix-huit heures, ce serait possible qu’ils jettent un coup d’oeil en partant ? Si non, c’est pas grave, il prendra celle de Clara. Bon, eh ben, à plus. »
Mardi 7 février, dix-huit heures trente-sept.
Deux tonalités. « Oui, allô ?
-Christiane, c’est Patricia ! -Ah, salut, tu as eu mon message ?
-Juste quand je repassais chercher le trombone de Jasmine, oui, j’ai pu récupérer l’écharpe de Thibaud.
-Oh, merci ! Tu passes me la donner et on prend un café ? -Une tisane plutôt, cette journée m’a épuisée. -Super, à tout de suite. » Mardi 7 février, 23h35.
« ... Non, vraiment, j’insiste, je trouve que tu exagères, Clara. -Je trouve que je suis bien gentille, au contraire !
-Le qualifier de « cellule de peau morte oubliée au fond d’un lavabo de parc municipal à l’abandon », c’est gentil ? Après tout, la perception c’est très personnel.
-Tu as raison, et la tienne au sujet de ce prof est aussi biaisée qu’un agriculteur nordiste qui lit le programme de Marine Le Pen.
-Tu dis ça parce qu’il a refusé de retirer toutes tes absences, mais il faut bien comprendre que quand tu ne respectes pas les règles du jeu, tu ne peux pas t’attendre à ce que les profs se plient à tes exigences.
-Oh, ça va, Julie, je t’ai vue faire les yeux doux au prof d’éco parce que t’étais en retard à son contrôle, mardi dernier ! T’es pas mieux que moi.
-La différence entre toi et moi, c’est la sincérité. Moi, quand je suis en retard, je ne mens pas sur les raisons, et quand j’aime bien un prof, ou un cours...»
Cri strident, soudain.
« Wahou ! Tu as entendu ça ?
-Le cri ?! C’est dingue, je crois que quelqu’un est tombé du haut de l’immeuble !
-Je vais voir à la fenêtre. » Bruits de pas, fenêtre que l’on ouvre, et autre cri strident. « Maman ! », crie Clara. « Maman ! »
Mercredi 28 février, neuf heures et quart.
Trois tonalités. « Allô ?
-C’est Momo. Tu m’ouvres, oui ?
-J’peux pas, la police est là.
-Comment ça, la police est là ? Je suis en double fil !
-Je vais pas à la fac ce matin, ils sont en train d’interroger tout le monde dans l’immeuble, je dois attendre qu’ils viennent.
-C’est quoi cette histoire ?
-Rien, des gamines sont persuadées d’avoir entendu quelqu’un crier hier soir, et leurs parents ont appelé les flics ce matin. Apparemment, elles pensent que quelqu’un est mort, ou je sais pas quoi.
-Conneries ! J’ai pas passé quarante minutes dans les bouchons à Argenteuil pour que tu restes coincée dans ton immeuble ! Descends par derrière !
-Arrête de gueuler, je t’entends d’ici. Je peux pas passer par derrière, ils sont partout. Y a du sang sur la dalle.
-Un gosse qui s’est vautré en trottinette, voilà tout. Ils partent quand ?
-J’en sais rien. Écoute Momo, merci d’être venu mais j’irais pas à la fac ce matin. On se retrouve ce soir.
-Mais non, je t’ai déjà expliqué que c’était l’anniversaire de ma petite dernière. Ça lui fait cinq ans, je peux pas sécher, cette fois. Demain, peut-être. J’dirais à ma femme que j’ai une réunion au boulot.
-Fais gaffe, t’as dit ça aussi la dernière fois. Bon, j’les entends qui arrivent. Bisous, mon Momo. -A demain, Sara, j’t’embrasse. »
Mercredi 28 février, douze heures cinquante-quatre.
« Allô ? -Oui, je suis bien chez Sara ? -Oui, à qui ai-je l’honneur ?
-Votre voisine d’à côté, Madame K. Je voulais vous informer que le comité de co-propriété tiendra une réunion d’urgence ce soir, afin de discuter des évènements d’hier soir et d’aujourd’hui. Serez- vous présente ?
-Ah, non, le mercredi soir j’ai yoga...
-Oui, je comprends mademoiselle, mais vous devez vous rendre compte que c’est une situation d’extrême urgence !
-Ben, je sais bien, mais je paye cinquante euros pour deux cours, alors voyez...
-C’est quand même fou que vous ne vous rendiez pas compte de la gravité de ce qu’il s’est passé hier !
-C’est le p’tit du quatrième qui s’est cassé la gueule en rollers vers vingt heures, j’l’ai vu. Allez pas chercher plus loin, m’dame. Les drames, c’est pas la peine de les créer soi-même, ils se débrouillent bien tout seuls. J’dois y aller, j’ai cours dans cinq minutes. Bonne chance avec vot’ réunion.
-Attendez ! »
Mercredi 8 février, dix-huit heures trente.
« Allô ?
-Lars ? C’est vot’ voisine, Sara. J’suis embêtée de vous appeler, mais j’crois que Madame K. a cherché à vous joindre, et qu’elle a pas réussi, alors bon, elle m’a laissé un papier sous ma porte pour me dire de venir vous chercher, et tout et tout. Elle fait une réunion avec son club des voisins, j’crois.
-Ah oui, euh... Eh bien, j’étais là quand elle a sonné et m’a laissé six messages sur mon répondeur, mais je ne peux pas y aller ce soir, et Madame K. n’aime pas qu’on lui dise non. De plus, je n’ai rien compris à cette histoire de police, je suis parti tôt au travail ce matin.
-C’est rien, des conneries de gosses. Pardon, c’est des histoires.
-Je m’en doute. Écoutez, j’ai remarqué la dernière fois que votre bonbonne de gaz était presque vide. Je vous propose qu’on aille en acheter une nouvelle, il m’en faut une aussi, comme ça elle ne nous trouvera pas le temps de sa réunion.
-Super idée. Rendez-vous dans dix minutes à l’ascenseur. -A tout de suite. »
Mercredi 8 février, vingt-trois heures quarante-deux.
« Allô ?
-C’est Sara. Vous pourriez descendre dire aux petits de l’étage d’en-dessous de la fermer un peu ? J’ai un QCM demain, mais j’peux pas descendre, leur chien me fait trop peur.
-Pas de souci. Vous avez pu installer la bonbonne ?
-Sans problème. Mon père est électricien, vous savez, j’m’y connais en bonbonne, et tout et tout.
-Formidable. Je vais voir les voisins. Bonne nuit, Sara.
-Salut. »
*
Jeudi 9 février, sept heures trois.
« Allô ?
-C’est Maman ! C’est toi qui a l’aspirateur ?
-Maman, il est sept heures !
-Je sais, mon chouchou, je me disais que ça te réveillerais !
-Tu pouvais pas juste toquer à ma porte ? Et non, j’ai pas l’aspirateur !
-Oh, on s’est levé du mauvais pied, ce matin !
-Justement, je suis même pas encore levé !
-Ça va, ça va... Je dois filer, de toute façon. Donne à manger à Leeloo avant de partir ! Pas le truc aux petits pois, elle le vomit derrière les toilettes à chaque fois.
-Maman !
-Bisous mon coeur, bonne journée ! »
Jeudi 9 février, sept heures sept.
« Quoi encore ?
-Euh...
-Oh, pardon, je croyais que c’était ma mère ! Excusez-moi. Qui est-ce ?
-C’est la femme de ménage de l’immeuble, votre voisine. Je crois que j’ai retrouvé votre chargeur dans le couloir, près des escaliers, je le dépose sur le paillasson.
-Ah, super merci ! Encore désolé. Bonne journée ! »
Jeudi 9 février, seize heures vingt-deux.
« Allô ?
-Oui, c’est Papa. Ta mère est là ?
-Non, elle finit tard aujourd’hui.
-Ok, je l’appelle au bureau. À samedi, mon grand. »
Jeudi 9 février, seize heures trente.
« Allô ?
-Ça alors, c’est dingue quand même ! Tu sais ce que ton père vient de me dire ? Que tu lui as demandé de passer à la garde partagée ! Pourquoi je l’apprends de la bouche de ton père ?
-Calme-toi...
-Non, je ne me calme pas ! Je travaille quinze heures par jour, sept jours par semaine pour qu’on ait de quoi vivre près de chez cet homme, et toi, ingrat, tu décides sans demander à personne de changer ta garde ? Ça ne se passera pas comme ça !
-Maman !
-Pas de discussion, Clotaire. J’en ai marre de ces gamineries. On règlera ça au tribunal, comme tout le monde ! À ce soir. »
Vendredi 10 février, quinze heures trente-huit.
« Patricia, c’est Christiane. Je suis coincée au quatrième dans l’ascenseur, le concierge ne répond pas, mon mari n’est pas à la maison et je dois aller chercher Thibaud à l’école, ça te dérangerait de le faire pour moi ? Je pense pas sortir de là avant vingt minutes. Je voulais juste aller voir... Enfin, j’étais au trentième, et l’ascenseur s’est bloqué. Je te raconterais. Merci. »
Vendredi 10 février, dix-huit heures quarante.
« Christiane ? C’est Patricia.
-Salut ! Écoute, je suis désolé pour tout à l’heure, merci pour Thibaud. Il était ravi d’aller jouer avec Jasmine et Robin.
-Oh, je t’en prie, c’est pour ça que les amies sont là. Mais pourquoi tu es allée jusqu’au trentième ?
-Ah, ça... Eh bien, je n’ai pas eu de nouvelles de Zaza depuis quelques temps, j’étais inquiète, mais personne ne répond chez elle. Elle garde Thibaud ce soir normalement, parce que mon mari et moi allons au théâtre et Clara a une sortie scolaire. Nous n’aurons qu’à annuler, mais ce n’est pas ça qui m’embête. La petite m’appelle tous les vendredis pour que l’on prévoit les gardes de la semaine, normalement, et là pas un seul coup de fil depuis ce matin. Alors, tu vois, je suis allée la voir, même si elle n’aime pas qu’on vienne jusque chez elle.
-Je comprends ton inquiétude, mais tu sais, les gamines de nos jours ne sont pas des gens de
confiance. Elle aura sûrement eu un chagrin d’amour et sera retournée chez ses parents. Elle m’a dit un jour qu’ils habitaient en Auvergne et qu’elle y retournait de temps en temps. Oh, je n’ai rien dit, même si je pense qu’à vingt-quatre ans elle devrait être plus indépendante. Enfin. Ne t’inquiètes pas pour Thibaud, il peut venir dormir à la maison. Tu me garderas les petits une prochaine fois.
-Merci Patricia. Tu sais, je... Je me suis dit que peut-être, la personne qui a perdu tout ce sang sur la dalle l’autre fois...
-N’y penses pas. On s’était mises d’accord, on n’y pense pas. Il y a de quoi devenir folle. -Tu as raison. Je te dépose Thibaud à vingt heures ? -Parfait, je ferais des spaghettis. À tout à l’heure. -Oui, à tout à l’heure. »
Vendredi 10 février, vingt-deux heures trois.
« Allô ?
-T’es où ?!
-J’arrive, je trouvais pas mon bonnet !
-Oh, t’exagères, on fait pas un cambriolage de la Banque de France non plus !
-La dernière fois, ma mère m’a vue dans la cour à cause de mes cheveux, alors tu m’excuseras mais je mets mon bonnet !
-Quand je dis vingt-deux heures, c’est vingt-deux heures, Julie.
-Je te signale que j’ai ton frère chez moi pour la nuit, c’est encore plus galère !
-Eh bien tu n’as qu’à prévoir les rendez-vous avec Zaza à des heures de la journée ou au lycée, c’est moins risqué qu’un vendredi en pleine nuit.
-Tu veux acheter de la drogue au lycée en plein jour ? Grand bien te fasse, mais j’ai encore des choses à vivre et la couleur des uniformes en prison ne va pas du tout avec mon teint.
-Bon, ça va pour cette fois mais dépêche-toi, ma parole ! -Je suis là dans deux minutes. » Samedi 11 février, quatre heures vingt-sept.
«Clara, c’est Julie. J’arrive pas à dormir. Je suppose que c’est pas ton cas, et tant mieux. Je... Je sais pas quoi te dire, je suis morte de peur depuis tout à l’heure. Je sais que tu crois que je suis la plus courageuse de nous deux, mais là, j’avais jamais vu ça – enfin, il faut être sacrément louche pour avoir déjà vu le cadavre de sa voisine-dealeuse dans un placard d’agent de surface à seize ans, mais bon, tu vois ce que je veux dire. Je voulais m’assurer que t’avais pas appelé la police. J’pense... Je pense que c’est mieux si on le fait pas maintenant. Il faut aller parler à la femme de ménage d’abord. Elle nous parlera, mais elle parlera pas à la police. Et... Et pour Zaza, il faut trouver au plus vite qui a bien pu lui faire ça. On l’appellera demain. Ma mère est là tout l’aprèm’ avec la tienne pour leur cours de yoga du voisinage. On se retrouve à quatorze heures au troisième, on l’appellera de là. À demain. Je... Je suis désolée. Salut. »
Samedi 11 février, quatorze heures quinze.
« Clara, c’est Clotaire. Est-ce que Julie et toi vous pouvez la fermer, vous jacassez depuis vingt minutes et j’ai un examen de SVT lundi qu’il faut absolument que je réussisse si je ne veux pas finir à la rue.
-Et c’était trop difficile de sortir de chez toi pour nous dire ça ?
-J’ai pas le temps pour des gamines comme vous. Allez parler de vos gamineries ailleurs.
-Ta voisine est chez elle ?
-Laquelle ?
-La femme de ménage.
-Qu’est-ce que j’en sais ? Je suis son secrétaire, peut-être ?
-On veut juste lui parler, on a pas son nouveau numéro.
-Je sors pour vous le donner uniquement si vous vous taisez après.
-On va bouger au cinquième, ils sont tous partis au spectacle de danse de Jasmine et des autres petites de l’immeuble, y aura personne. Rendez-vous là dans dix minutes.
-Quoi ? Mais ! Clara ! Clara ? Merde ! »
Samedi 11 février, dix-huit heures treize.
« Clara, c’est Clotaire. J’ai réfléchi à ce que Julie m’a dit, et je crois qu’elle a raison, c’est mieux de pas appeler la police tout de suite. Ils penseront que c’est nous qui avons fait ça à votre dealeuse, si on leur dit seulement maintenant qu’on l’a retrouvée. En plus, vos parents vont vous tuer aussi quand ils découvriront que vous achetiez chez elle. Enfin, bon... Je rappellerais la voisine demain. Il faut que je réfléchisse à tout ça. Ne faites rien sans mon approbation. Bonne soirée. »
Dimanche 12 février, dix heures six.
« Lars, c’est Sara. J’voulais vous demander si vous pouviez aller chercher mon chat sur le balcon du sixième, j’ai le vertige et ils sont pas chez eux.
-Pas de problème. Je vous rappelle quand j’ai récupéré Minouche. À tout de suite. »
Dimanche 12 février, dix heures quatorze.
« Sara, c’est Lars. Minouche n’est pas au sixième, je la cherche. -Ouais, j’ai vu qu’elle y était plus, je grimpe les étages pour la chercher. -Moi aussi. On se retrouve au sixième quand on a trouvé. »
Dimanche 12 février, dix heures quarante-huit.
Tonalités. Répondeur.
« Lars, c’est Sara ! Montez vite au trentième !
-Quoi ? Répétez Sara, je ne comprends pas un mot de ce que vous racontez. Je suis au sixième avec Minouche, elle se cachait dans un porte-parapluie.
-C’est pas Minouche, c’est le chat de la voisine du dix-septième, et j’ai trouvé la voisine en morceaux et elle est dans un placard, et y a plein de sang partout, et j’ai mis mes empreintes partout, y a plein de sang !
-Attendez, j’arrive, je ne comprends rien, mais j’arrive ! »
Dimanche 12 février, vingt-deux heures quatorze. 
« Sara ? C’est Lars. Je voulais voir si tout allait bien.
-Ouais, ça va... Un peu secouée mais ça va. J’arrête pas d’appeler Momo, mais j’crois bien qu’il m’évite. J’lui ai laissé un message après que j’ai trouvé la voisine... Enfin, voilà quoi. Mais il a pas rappelé. Ça a dû le faire flipper. Vous savez, Momo pense que j’suis stupide, une gamine qui se raconte des histoires pour occuper sa p’tite vie, mais moi je sais c’que j’vois, et ça, ce corps dans le placard, ça je l’ai vu, Lars.
-Je vous crois, je l’ai vu aussi. Mais au vu de vos antagonismes avec Mademoiselle Zaza, la voisine, je pense qu’il est préférable de ne pas appeler la police tout de suite.
-Je sais bien. Écoutez, j’ai des images dans la tête qui veulent pas sortir, j’crois que j’vais essayer de dormir, et puis j’verrais bien demain.
-Vous avez raison. Je vous appellerais pour vous accompagner à la fac, demain matin. Bonne nuit, Sara.
-’Nuit. »
Lundi 13 février, trois heures cinquante.
« Allô... Vous avez pas honte d’appeler à une heure pareille, oui ?
-C’est Momo, imbécile ! J’suis en bas, tu vas m’ouvrir ou quoi ?
-Quoi ? Mais qu’est-ce que tu fous là ?
-J’ai eu ton message de tarée, et je viens te dire que c’est fini entre nous. Ouvre-moi, c’est hors de question que j’te largue sur cette dalle idiote, sous la pluie et en pleine nuit !
-J’vais pas te faire monter pour que tu me largues, t’es marrant toi, tiens ! Laisse-moi t’expliquer ce qu’il s’est passé.
-Non, tu vas encore m’embobiner et me monter la tête avec tes histoires à dormir debout. J’en ai marre des gamines comme toi, vous faites les ingénues quand je vous aies pas, les nymphos quand je vous aies, et les gosses de sept ans quand ça se gâte !
-Ben peut-être que tu devrais arrêter de tromper ta femme avec des nanas quinze ans plus jeunes que toi, mon vieux ! Ça n’empêche que j’ai retrouvée Zaza morte de chez morte au dernier étage de la tour, le crâne défoncé et baignant dans son sang. Et ça n’empêche que toi et moi, on est suspects numéro un !
-Mais pourquoi tu dis ça ? J’ai rien fait moi, j’suis innocent !
-T’as quitté cette pauvre Zaza pour moi y a trois mois, et elle a pété un câble et menacé d’appeler ta femme pour tout lui dire, je te signale ! Moi, je risquais rien, mais toi, t’avais tout à perdre, Momo. La police va venir fouiner dans tes affaires si ils la découvrent, et tes histoires d’immobilier sont pas nettes, non plus.
-T’es malade, ma pauvre fille. Va te faire soigner, et ne m’appelle plus jamais !
-Ouais, c’est ça ! Demain, j’appelle la police et tu finirais en taule jusqu’à la fin de tes jours, ordure ! »
Lundi 13 février, quatre heures dix-sept.
« Quoi, encore ?! -Mon petit coeur, je suis désolé...
-Ah, c’est ça, oui, maintenant tu es désolé ! T’as beau dos de me traiter de folle puis que, quand j’te menace, tu me fasses des caresses dans le sens du poil ! Ben, ça marche pas comme ça, mon p’tit gars. Je suis pas une cruche comme ta femme, moi !
-Je sais bien, tu es tellement mieux qu’elle... Ma bichette, mon colibri, ma fleur, je suis désolé. J’étais chamboulé par la nouvelle de la mort de Zaza. Une fin violente pour une folle ! Tu n’as rien d’elle, et c’est pour ça que je t’aime. Mais comprends-moi, savoir que ma petite étoile de mer a vu de telles atrocités, et ce dans son propre immeuble... ! De plus, t’as bien raison, j’suis dans la mouise avec ces histoires de tromperies... Les flics, ils comprendront pas que c’qu’on vit toi et moi, c’est de l’amour ! Nous deux, on est comme Bonnie and Clyde, bandits mais heureux, tous les deux. Tu peux pas me lâcher comme ça, tu peux pas ! J’t’en supplie, laisse-moi rentrer...
-...
-Sara ? Allez, je suis dans le hall, la vieille du septième nous a fait du somnambulisme et j’ai dû la faire rentrer, i’ pleut des cordes...
-Ok, mais pas plus d’une heure.
-Ça marche. Je monte. »
Lundi 13 février, huit heures trois.
« Lars, c’est Sara. Écoutez, y a eu un imprévu, j’vais pas à la fac aujourd’hui. J’vous recontacte plus tard pour l’histoire de la voisine, enfin, de vous-savez-quoi. À plus. Et merci. »
Lundi 13 février, quatorze heures trente-deux.
« Madame Katia ? C’est Mme H., du septième étage. Vos filles vous attendent devant ma porte, elles ont fait une grosse bêtise.
-Mes filles ?
-Oui, deux adolescentes, une blonde et une brune, je vous expliquerais la situation quand vous viendrez les chercher.
-Très bien, je... Euh, eh bien, j’arrive tout de suite. »
Lundi 13 février, quinze heures neuf.
« Madame Katia ? C’est Julie, du premier étage. Je voulais m’excuser au nom de Clara et moi, on a paniqué, on savait pas comment expliquer ce qu’on faisait dans l’appartement à Mme H., je sais pas pourquoi on a pensé à ça... Enfin, c’est Clara, vous savez, c’est pas le cerveau de la bande.
-Mais pourquoi vous étiez chez elle, et pourquoi vous avez tenté de voler son carnet d’adresses ?
-On... On voulait trouver votre numéro de téléphone. Clotaire, votre voisin, devait nous le donner, mais il nous fait la gueule depuis... Depuis ce week-end, et puis je savais que nos parents trouveraient ça bizarre si on leur demandait Ils ont pas de carnet d’adresse, tout sur leur portable. On connaît pas les autres gens aux étages, et vous êtes sur liste rouge. Mme H., elle m’a donné la clé de chez elle parce que je donne des cours de soutien de maths à sa fille quand elle rentre du collège, alors je me suis dit que c’était l’occasion rêvée ! On pouvait pas venir vous voir directement pour vous demander ce qu’on voulait vous demander.
-C’est quoi cette histoire ? Je vous connais pas, moi, j’ai rien à voir avec vos histoires. Laissez-moi tranquille.
-Attendez ! Non, vous avez rien fait mais justement, on voulait vous poser une question. On peut vous rencontrer plus tard aujourd’hui, vers vingt-trois heures ? -Euh... Écoutez, vous m’avez l’air d’être perturbée, mademoiselle. Je suis pas votre solution.
-J’ai une question à vous poser avant tout : vous faites souvent le ménage au trentième étage ? -Non, pratiquement jamais, je m’arrête toujours au vingt-neuvième. -Parfait. Alors, rendez-vous à vingt-trois heures au trentième étage. -Mais...
-À tout à l’heure. »
Lundi 13 février, vingt-trois heures quarante-neuf.
« Katia ? C’est Sara, la fille de tout à l’heure. -Laquelle ?
-Celle qui portait pas de bagues et qui n’a pas fondu en sanglots en ouvrant le placard. J’voulais voir si vous teniez l’coup.
-J’ai rien à voir avec cette affaire. Mais faut pas appeler la police. Je suis pas en règle dans les papiers, je suis arrivée il y a trois ans ! Si ils me trouvent, je suis fichue. Je ne peux pas retourner en Russie, là-bas c’est la misère. Au moins, ici j’ai un lit et un toit.
-J’comprends bien, on appellera pas la police tout de suite de toute façon. Avec Lars, on voulait vérifier que l’corps était toujours là, et on a croisé ces gamines... C’est elles qui ont crié au loup en premières, mais maintenant elles ont leurs raisons pour pas vouloir appeler la police non plus. Je crois qu’on est tous d’accord sur ça. Vous auriez pas une idée de qui pourrait avoir fait ça à la fille ?
-Non, je sais rien, j’ai rien à voir avec cette histoire. Bonne soirée.
-Attendez ! »
Mardi 14 février, sept heures trente.
« Allô ? -Joyeuse Saint-Valentin, mon petit coeur !
-Maman... Je commence à dix heures, tu me réveilles deux heures avant mon alarme pour me souhaiter la pire fête qui ait jamais existé après Noël ?
-Je t’aime aussi, mon poussin. Alors, tu vas voir ton amoureuse aujourd’hui ?
-Maman ! Au revoir ! »
Mardi 14 février, sept heures trente-deux.
« Quoi encore ? Je t’ai dit de me foutre la paix, Maman !
-C’est pas Maman, c’est votre voisine, Madame Katia. Vos copines m’ont dit de vous appeler aujourd’hui.
-Comment ? Quelles copines ?
-Deux petites du premier étage, une blonde et une brune avec des appareils dentaires, qui parlent un peu fort.
-Ah, elles... Et pourquoi vous ont-elles dit de m’appeler ? -Elles m’ont montré le placard du trentième. -... -Vous êtes là ?
-Oui, oui. Je réfléchissais juste à comment j’allais les assassiner à leur tour, et si j’allais les découper et les disperser un peu partout dans les Hauts de France ou bien tout simplement les plonger dans la cuve d’acide de l’usine, près de l’immeuble.
-Alors, c’est vous qui avez tué la petite rousse dans le placard du trentième ?
-Absolument pas, mais cette tour va connaître une épidémie de meurtres si elles n’arrêtent pas de raconter à tout le monde ce qu’elles ont vu.
-Ah, bon.
-Je pense simplement qu’il faut commencer à réfléchir rationnellement. Vous savez qui d’autre est au courant ?
-Une fille et un monsieur au deuxième étage, et je crois que c’est tout.
-C’est déjà ça. Vous les avez rencontrés ? Qu’en pensez-vous ? -Eh ben, ils sont gentils... Ils étaient un peu dépassés par la situation. -Ils ne l’ont dit à personne d’autre ?
-Je ne pense pas. Vous savez, Monsieur, quand on peut on essaye d’éviter de raconter à qui veut bien l’entendre qu’on planque le cadavre d’une voisine dans un placard et qu’on refuse de contacter la police.
-Vous avez très certainement raison. Auriez-vous le numéro de téléphone d’un d’entre eux ? Il faudrait que je les contacte au plus vite.
-Oui, celui de la jeune fille, Sara. C’est le 01...
-Merci. Je vous tiens au courant quand j’en saurais plus.
-D’accord, mais je ne veux pas être impliquée dans cette histoire.
-Vous ne le serez pas, c’est promis. »
Mardi 14 février, midi quarante.
« Allô, Sara ? C’est Momo.
-Salut Momo, j’suis en pleine fiche d’arrêt, là...
-T’es chez toi ?
-Ouais, j’avais un rhume et le bus était en panne, alors je me suis dit que c’était pas la peine d’aller à la fac.
-J’voulais te demander ce que tu savais de cette histoire de meurtre, finalement.
-Pas beaucoup plus. On a rencontré des gamines du premier étage et la femme de ménage de l’immeuble en allant voir si le corps y était toujours hier, avec Lars. La femme de ménage a pas l’air méchante, j’pense pas qu’elle soit impliquée. Les gamines sont clairement au bord de la crise de nerfs à chaque instant, ça peut pas être elles.
-Ce qui fait qu’on est toujours les suspects numéro un. Fait chier.
-Calme-toi, personne nous soupçonne. On l’a pas fait, de toute façon. Si ils nous interrogent, on n’aura qu’à dire la vérité.
-Ah oui, et c’est quoi la vérité, Sara ? Que je vends des appartements au black en faisant des faux contrats de location pour mon agence ? Que j’héberge toute ma famille à l’oeil dans des appartements de standing au fin fond du XVIème arrondissement ? Que Zaza le savait, et qu’en plus, je l’ai trompée avec toi alors que je trompais ma femme avec elle, qu’elle m’a menacé de tout raconter, et que j’avais toutes les raisons de la tuer ? C’est ça la vérité que tu veux que j’aille dire aux flics ? Hein ?
-Tu peux pas me blâmer pour tes conneries, Momo ! C’est trop facile d’être un tricheur infidèle et de remettre la faute sur ceux qui essayent de t’aider, ou qui t’aiment, tout simplement !
-C’est juste que t’as pas l’air de réaliser à quel point on est mal barrés, ma petite. Dans quelques jours, quand on croupira en garde à vue à cause de tes grandes idées de sauveuse du monde, tu regretteras d’avoir voulu jouer les héroïnes ! Maintenant, tu arrêtes d’en parler à tout le monde, et on essaye de trouver par nous-mêmes qui a été assez con pour tuer cette pauvre gosse.
-C’est pas toi qui va me dire ce que j’vais faire, Momo ! Je te signale que... » Tonalités. « Attends, j’ai un double appel.
-C’est ça, décroche, et raconte à la boulangère que t’as trouvé le cadavre de l’ex-maîtresse de l’homme avec qui tu couches !
-Oh, la ferme ! » Elle décroche l’autre appel. « Allô ?
-Sara ? C’est Clotaire, votre voisin du dessus. -Clotaire ? Sacré nom.
-Bon, mes parents ont confondu Agnan et Clotaire dans Le Petit Nicolas, et il s’avère que j’ai plus hérité d’Agnan que de l’autre. On peut pas leur en vouloir, déjà à l’époque ils étaient trop occupés à se chamailler. Peu importe. Je vous appelle au sujet de vous-savez-quoi.
-Quoi ? C’est quoi vous-savez-quoi ? -Comment ça, c’est quoi vous-savez-quoi ? Vous savez pas de quoi je parle quand je dis vous-savez-
quoi ?
-Comment pourrais-je savoir de quoi vous parlez quand vous dites vous-savez-quoi ? Je sais plein de choses, je vous signale que j’suis en fac de droit.
-Grand bien vous fasse ! Ce que je voulais dire, c’est que Katia m’a donné votre numéro pour que je vous pose quelques questions sur... Eh bien, sur vous-savez-quoi.
-Est-ce que le vous-savez-quoi aurait un quelconque rapport avec vous-savez-qui à qui il serait arrivé des bricoles vous-savez-comment et vous-savez-quand et qu’on aurait retrouvé vous-savez- où ?
-J’avoue être troublé. -La mort à Zaza, c’est d’ça que vous voulez causer ?
-Exact. On m’a dit que vous et votre voisin étaient impliqués dans une enquête personnelle pour retrouver l’assassin, et il s’avère que mes camarades Clara, Julie et moi-même sommes nous aussi sur sa piste.
-Les deux gosses avec d’la ferraille dans la bouche ?
-Elles-mêmes. Plus la femme de ménage, Madame Katia. Ce serait mieux qu’on agisse tous ensemble, vous ne trouvez pas ?
-Pourquoi pas, mais vos copines là, je leur fais pas confiance, elles ont l’air zinzin. Elles m’ont raconté des histoires à dormir debout, comme quoi elles seraient baronnes de la drogue ou je sais pas quoi... Vous voyez le genre.
-Tout à fait. Je vais finir par les balancer dans la Seine, un jour, vous savez. Il n’empêche qu’elles sont très douées pour entrer par infraction chez leurs voisins, je pense qu’elles peuvent nous être utiles. Vous avez des idées ?
-Attendez, je suis en double appel. Je vous reprends dans une seconde. » Momo repasse au bout du fil. « Eh ben, Madame se fait attendre !
-La ferme, Momo, rappelle-moi plus tard, j’ai trouvé quelqu’un d’autre avec qui enquêter ! -Attends, quoi ? Sara, tu peux pas en parler à n’importe qui ! » Clotaire récite la composition des sous-sols du Vercors quand Sara le reprend. « ...mollusques rudistes, d’ailleurs à l’origine du calcaire urgonien...
-Pardon ? Vous m’avez traitée de quoi ? -Oh, il y a méprise, je révise mon interro d’SVT tandis que je vous parle ! -Quelle horreur. Qu’est-ce qu’on disait, déjà ? -Je vous demandais quelles pistes vous aviez, pour l’instant.
-Faut que je vous dise que Momo, mon chéri, il était avec Zaza avant, et il l’a quittée pour moi, mais il trompe aussi sa femme en même temps. Et il deale des appartements, de ce que j’ai compris. Je dois avouer que je le suspecte d’y être pour quelque chose, mais rien n’est moins sûr.
-Diantre. Il vit avec vous ? -Du tout. -Sur le front de Seine, tout du moins ?
-Non, il est à Argenteuil avec sa famille. J’y suis allée en bus une fois, quelle angoisse... Toutes ces maisons individuelles, ça vous donne la chair de poule. Figurez-vous qu’on voit tellement le ciel, rapport à que y a pas de tours ni d’immeubles, que j’en ai fait une crise d’angoisse.
-Quel malheur. Bon, et ce Momo, il était où le jour où Zaza est morte ?
-Au moment même, à Argenteuil avec sa femme, j’crois bien. Il s’est ramené après, j’voulais pas le faire monter parce que y avait la police à tous les coins de l’immeuble.
-Et pas moyen de vérifier auprès de sa femme qu’il était bien là.
-Sûrement pas, si je l’appelle elle va me prendre pour une folle, ou tout simplement comprendre que j’suis la maîtresse à Momo. Vous savez, j’suis pas super pour tout ce qui est mensonge.
-Bon... Je peux appeler en me faisant passer pour quelqu’un du boulot qui avait rendez-vous avec lui le sept février au soir, sinon.
-Pourquoi pas. Écoutez, j’ai pensé à autre chose. Momo travaille dans l’agence au proprio, celui qui habite au huitième. C’est possible qu’il ait quelque chose à voir avec ça, lui aussi.
-Comment ça ?
-J’garde ses gosses de temps à autre – ce soir, notamment. Il est pas net, le type. Gueule de gangster au possible. Il a trois Maserati, et c’est pas pour être méchante, mais leur agence c’est pas Rotschild, non plus. Si ce minable de Momo fait des magouilles avec les appartements, c’est possible que lui aussi. Ils ont peut-être monté un coup avec Momo pour l’éliminer, si elle savait pour les deux.
-Mouais... Vous partez un peu loin.
-De toute façon, il a les clés de tout l’immeuble chez lui. Si on chope les clés de la Zaza, autant vous dire qu’on aura plein d’indices. De quoi me décrédibiliser, ou je sais pas quoi. On pourra appeler la police ensuite.
-C’est vrai. Bon, on s’appelle à vingt-trois heures pour voir comment ça a fonctionné. -Parfait. À ce soir. Et bonne chance pour cette histoire de Vercors. -Merci, j’en aurais besoin. »
Mardi 14 février, vingt-deux heures dix.
« Sara, c’est Clotaire. Écoutez, j’ai appelé la femme de Mohammed – enfin, de Momo – et je crois avoir fait une gaffe. Elle m’a demandé mon nom quand je lui ai raconté mon mensonge, et j’ai du en inventer un, sauf que dans la panique j’ai donné le nom de famille de votre voisin, Lars. Si Momo l’apprend, ça risque de mal tourner. Rappelez-moi pour me dire comment ça s’est passé pour vous. »
Mardi 14 février, vingt-deux heures onze.
« Police Nationale.
-J’habite avenue Émile Zola, quinzième arrondissement, la tour Panorama, huitième étage droite et je veux vous signaler un vol. Ma voisine et locataire gardait mes enfants, et elle a subtilisé seize trousseaux de clés avant que je ne l’attrape, la main dans le sac littéralement.
-Très bien, Monsieur, nous faisons au plus vite. »
Mardi 14 février, vingt-trois heures cinquante-deux.
« Clotaire, c’est Sara.
-Mais qu’est-ce qui vous a pris ?! Vous avez failli tout faire foirer ! La voisine que vous avez contacté pour payer votre caution a appelé ma mère quand vous lui avez dit que j’étais dans le coup, et elle m’a questionné pendant une heure et demie ! On aurait pu se faire prendre !
-Je sais, je sais, c’était pas une si bonne idée.
-Ça, pour être une mauvaise idée, c’en était une. Appelez Lars, il court dans tout l’immeuble à votre recherche depuis que les flics vous ont embarquée. Les petites ont fondu en larmes quand je leur ai dit. Katia se prépare à fuir en URSS. Ils pensent tous qu’on va croupir en prison pour les vingt-trois prochaines années.
-Rien de si grave, vraiment. J’ai pleuré un coup et me suis inventé une kleptomanie, ils m’ont lâchée au bout de quinze minutes. Mon bail dans l’immeuble est sérieusement compromis, par contre.
-Tu m’étonnes, qu’il est compromis ! A partir de maintenant, on ne fait plus rien en solo. On fera une réunion d’urgence pour décider de nos hypothèses, et de comment les vérifier sans danger. D’ici là, pas de vagues, c’est compris ?
-Compris.
-Bon. Et ne parlez plus à cet imbécile de Momo. »
Mercredi 15 février, six heures trente-sept.
« Patricia, c’est Christiane. Je... Je suis perdue. Clara... Enfin, tu as parlé à Julie, récemment ? -Eh bien, oui, c’est ma fille tu sais, je lui parle tous les jours.
-Non, mais... Enfin, tu vois quoi ! Elles sont bizarres en ce moment. L’autre jour, j’ai retrouvé un recueil de poèmes dans la poche arrière du jean que Clara a mit au linge sale. C’était écrit en pattes de mouche sur deux ou trois feuilles de cours, mais je crois bien que c’est elle qui les écrit. C’était d’un glauque... Ça parlait d’une jeune femme qui meurt violemment, et d’une adolescente qui est témoin du crime mais ne peut rien dire de peur d’aller en prison car elle achetait de la drogue à la défunte. Je me demande bien ce que cela signifie.
-Tu sais, Clara a toujours été plus perturbée que Julie. Rappelle-toi, en maternelle elle collectionnait les chenilles mortes. Faut pas s’étonner que le meurtre de la petite du trentième la perturbe autant.
-On a toujours voulu cultiver sa sensibilité, mais peut-être que nous sommes allés trop loin. J’ai peur qu’elle ne prenne trop à coeur cette histoire, qu’elle s’implique, tu vois... Et puis, moi aussi, ça me terrifie. Ç’aurait pu...
-Non, ne le dis pas. Ne dis surtout pas que ç’aurait pu être nous, parce que ce n’est pas le cas. Elle est morte dans des circonstances particulières, nous, ça ne nous serait jamais arrivé. Merde, elle a du glisser ou se faire larguer par son petit copain et sauter sur un coup de tête. C’est la première fois que nos enfants voient la mort de si près, alors forcément, ça réveille des choses en eux qu’on ne soupçonnait pas.
-Leur chat est mort l’année dernière, je te signale. C’était un gros coup pour eux. Mais là, c’est vrai que c’est différent. Clara est si... Elle est si perturbée, on dirait qu’elle a perdu toute énergie de vivre.
-Je vois ce que tu veux dire. Écoute, Christiane, on va attendre quelques jours, et ensuite, on interviendra. Surveille tes enfants de près, je surveille les miens. Essaye de la remotiver à vivre, aller au lycée... La vie ne s’arrête pas, pas pour elles.
-Oui. Merci Patricia.
-De rien, Christiane. Au revoir.
-Au revoir. »
Mercredi 15 février, sept heures quarante-deux.
« T’es où ?
-Ça va, deux minutes, je dois déposer la petite du neuvième à l’école et on l’attend depuis dix minutes devant sa porte !
-Oui, eh ben si on arrive encore en retard, on va finir par avoir des problèmes ! Le prof en a marre de nous.
-Moi aussi, j’en ai marre de toi ! Je te dis juste de m’attendre deux petites minutes pour une fois dans ta vie.
-Bon, tu m’énerves, on se voit au lycée. »
Mercredi 15 février, dix heures trente.
« T’es où ?
-Chez moi, et toi ?
-Quoi ? Mais pourquoi ?
-Quoi mais pourquoi quoi ?
-Pourquoi t’es chez toi ?
-Clotaire est pas rentré chez lui hier, sa mère est super inquiète alors j’attends devant chez lui.
-Elle pouvait pas le faire elle-même, sa mère ?
-Oh, écoute Clara, je suis consciente que tu penses que le monde tourne autour de toi, mais sache qu’il y a des gens qui souffrent !
-Je vois pas le rapport.
-Moi non plus. Sa mère avait rendez-vous chez le véto pour stériliser Leeloo. J’avais pas fait mes devoirs d’anglais pour la troisième fois d’affilée, ça nous arrangeait toutes les deux, alors voilà.
-Et la petite du neuvième ? -Je lui ai donné cinq euros pour qu’elle aille à l’école toute seule et ne dise rien à sa mère. 
-Elle a cinq ans !
-Et alors ? Moi, à cinq ans, je lisais Proust et je buvais du café. Elle peut bien aller à l’école toute seule. Les parents sont complètement tarés, de toute façon.
-C’est pas l’oncle et la tante de Zaza ?
-Un truc du genre. Elle habitait chez eux quand elle est arrivée, y a trois ans.
-Ils t’ont rien dit ?
-Ils sont tarés, je te dis. En fait, en montant au neuvième la mère de Clotaire m’a harponnée et m’a suppliée d’attendre qu’il rentre...
-Suppliée ?
-Bon, ok, je me suis proposée. C’est qu’un détail. Tout ça pour dire que je suis montée au neuvième, j’ai sonné, tu m’as appelée, et là ils l’ont balancée devant la porte et m’ont pas décroché un mot sur Zaza. J’avoue que j’avais bien envie de leur demander, parce que c’est pas Clotaire et ses plans tordus qui vont nous amener bien loin. Mais non, ils avaient même pas l’air un peu perturbés.
-C’est louche.
-Nan, je pense que c’est pas des gens de sa famille, en fait. Et puis, c’est que des voisins. Ok, certes ils l’ont accueillie mais ça veut rien dire.
-Peut-être... La cloche sonne, j’dois filer.
-À plus. »
Mercredi 15 février, seize heures vingt-deux.
« T’es où ?!
-Je rentre du lycée, et toi ?
-Encore devant chez Clotaire, je pète un câble. Tu veux pas prendre le relais ?
-Sûrement pas. On a bac blanc de SES demain, pas question que je le foire pour les beaux yeux de Clotaire.
-Aucun rapport.
-Tous les rapports ! On s’en fout, de ce qu’il devient ! On est pas obligés de travailler en équipe ! Ce qui compte, c’est qui a tué Zaza, et pourquoi !
-Calme-toi. Oh, j’entends du bruit, là. Je vais guetter. »
Mercredi 15 février, vingt heures six.
« Vous êtes où ? -Sur la dalle, j’arrive dans cinq minutes à l’immeuble, pourquoi ?
-J’ai le petit Clotaire en état de choc chez moi depuis hier soir, il serait temps que quelqu’un le trimballe chez sa mère.
-Que s’est-il passé ?
-Il est retourné au cercueil provisoire de Zaza quand j’étais au comico, hier. C’était pas du joli, Lars. Il est sur mon canap’, bec grand ouvert et mou comme un ver depuis minuit et demie.
-Je viens vous aider. »
Mercredi 15 février, vingt-trois heures quinze.
« Vous êtes où ? -Dehors, je fume un clope.
-Ok. Bon, j’ai eu une discussion avec la mère du petit Clotaire. Je lui ai dit qu’il était allé dormir chez sa copine et était venu dîner chez nous après les cours, et n’avait plus de batterie sur son portable toute la journée. J’ai rajouté qu’il venait de se cogner la tête à un tuyau dans les escaliers, d’où sa tête hébétée. Elle a tout gobé. Quand même, j’espère ne pas être un père aussi crédule pour mes enfants.
-Vous avez des gosses, vous ?
-Deux filles, elles ont vingt ans. Mais elles vivent avec leur mère, à Créteil.
-J’savais pas.
-Et vous, le commissariat ? J’étais inquiet.
-Oh, vous savez, c’était pas grand-chose. Le p’tit Clotaire veut plus que je vole en solo à partir de maintenant. Je suis « intenable », selon lui. Drôle de gamin, vraiment.
-Et Momo ?
-Ah, Momo. Je commence à me dire que c’est lui qui a fait le coup, ou qu’il est au moins impliqué, quoi. J’l’ai vu aujourd’hui, et il était très nerveux. D’habitude, il est détente. On réfléchit pas trop ensemble. Mais là, il bouillonnait. Et vas-y que je tourne en rond, que je tape du pied, que j’me pose des questions avec des mots compliqués comme « statu-quo » et « libre-arbitre »... J’l’ai foutu à la porte.
-Tant mieux. On parle plus à ce Momo tant que tout ça n’est pas réglé. -Vous avez raison. Ma paëlla va cramer, je vous laisse. -Bonne nuit, Sara. »
Jeudi 16 février, onze heures une.
« Quoi ?! -Oh, ça va, tu pourrais dire bonjour ! -Tu me déranges en plein cours, raccroche ! -Ben, ne décroche pas si t’es en cours, t’es bizarre toi ! -Et toi, t’as jamais cours ou quoi ?
-Je me repose, moi Monsieur! J’ai dû guetter devant ta porte treize heures d’affilée hier, je te signale. Je passe pas des journées entières à me la couler douce chez les voisins comme toi ou au dixième étage comme ton débile de chat.
-Oh, ça va Causette ! Et ne mets pas Leeloo dans cette histoire. Je te rappelle après. »
Jeudi 16 février, douze heures trente-huit.
« Tu veux quoi ?
-Te demander où t’en es de l’enquête.
-L’enquête, l’enquête... Ça va, Colombo ?
-La ferme, dis-moi.
-Avec Sara, on pense que son mec y est pour quelque chose. Il sortait avec Zaza avant, et elle était au courant des trafics qu’il faisait à son boulot. Enfin, sombre, quoi.
-Je vois. Et on fait quoi ?
-On peut se voir cet aprèm’ pour faire des recherches sur lui ?
-Oui, rendez-vous au CDI à quatorze heures. »
Jeudi 16 février, dix-neuf heures cinquante-neuf.
« Sara ? C’est Momo.
-Ah, désolée mauvais numéro.
-Mais qu... ! »
Jeudi 16 février, vingt heures.
« Sara ! C’est quoi cette histoire.
-Rappelle plus tard, suis occupée.
-Mais ! »
Jeudi 16 février, vingt heures une.
« Sara, maintenant tu vas me dire ce qui...
-Salut. »
Vendredi 17 février, quatorze heures dix-huit.
« Patricia, c’est Christiane. Je prenais le café chez Mireille et Michel, du onzième, quand on a sonné à la porte – un certain Mohammed. Il cherchait la petite Sara, la voisine du second étage. Je lui ai donc dit gentiment qu’elle était en cours, mais il m’avait l’air bien angoissé. Et comme il n’acceptait pas que je le remette à sa place, il m’a dit : « Madame, si vous saviez ce que vos filles font dans votre dos ! ». Je suppose qu’il parlait de Clara et Julie, alors j’ai appelé ma fille qui s’en est défendu – non, je n’ai rien avoir avec cette homme, je sais pas qui c’est, de toute manière tout ce que tu sais faire c’est envahir mon espace personnel. Enfin, tu vois le genre, crise d’ado typique. Je ne me suis pas fait de souci jusqu’à ce que j’entre dans sa chambre pour déposer son linge, et son ordi était ouvert sur la table – bon, certes, je l’ai peut-être ouvert, et alors ? Elle a quinze ans, la vie privée, c’est pour plus tard. Bref. Elles s’envoient des messages sur... des rendez-vous avec Clotaire, du troisième étage, des rendez-vous en pleine nuit, elles en sortent paniquées et... Et je crois que, je crois qu’elles se droguent et que Clotaire leur vend de la cocaïne ! Elles ont tous les signes ! Pupilles dilatées, panique, grosse déprime quand elles redescendent... C’est grave, Patricia ! Rappelle-moi au plus vite ! »
Vendredi 17 février, vingt-deux heures douze.
« Madame Katia ? C’est monsieur Lars, l’ami de Sara. -Oui ?
-On ne s’est pas encore trop parlé pour l’instant, mais je voulais vous tenir au courant de la situation. Pour l’instant, Sara pense que son copain Momo est dans le coup.
-Le grand brun ? Il est venu toquer aux portes de tout le monde à sa recherche hier. Il m’a insultée de « Потаскуха », quand j’ai pas voulu lui dire où Sara était. Ça veut dire salope, en français. Je sais même pas comment un imbécile pareil est capable de parler russe. Je lui ai donné un coup de pelle – je plantais des tomates sur mon balcon – après, mais ça a pas eu l’air de l’arrêter. Enfin, il était sacrément sonné, quand même. Comment cette petite, si débrouillarde et jolie, peut se retrouver avec un vieux croûton comme lui ?
-Un des mystères de Sara, madame Katia. Toujours est-il qu’il faudrait que je sache si vous avez quelque chose sur lui.
-Eh bien, oui, une fois par semaine il a rendez-vous au café qui va bientôt fermer, en bas, sur la dalle. Les pauvres, c’était le seul commerce du Front de Seine qui fonctionnait encore depuis Beaugrenelle, et puis ils ont fait faillite. Enfin, il a rendez-vous là avec le propriétaire de l’immeuble, et il va toujours chez Sara après. Depuis l’histoire malheureuse de mademoiselle Zaza, ils y vont plus. Je sais pas quoi en penser. Mais vous dites pas que je vous l’ai dit, hein ?
-Non, non, surtout pas. Vous pensez que les rendez-vous étaient liés à Zaza ? -Pas forcément. Je peux pas parler plus longtemps, la pub est presque finie. -Que regardez-vous ? - « Faites entrer l’accusé ». A plus tard.
-Au revoir. »
Samedi 18 février, six heures une.
« Non. -Quoi ? Allô ? C’est Clotaire !
-Non, non, non, petit ! Tu peux pas m’appeler à six heures du mat’ un samedi ! Surtout si c’est pour me parler de cadavres et autres « glauqueuries » !
-Le cadavre sera là à six heures du mat’ ou à minuit et demie, et on peut rien y faire. Enfin, si, on peut aider à mettre Momo derrière les barreaux.
-Ah, parce que c’est lui le suspect numéro un, dans la tête de Détective Clotaire ? -Je croyais que c’était évident.
-Ça l’est pas. Tu commences à me courir sur le haricot, Clotaire. J’vois pas pourquoi Momo serait le seul coupable ! Le proprio aussi, a peut-être balancé Zaza du haut du trentième étage ! Ou peut-être que c’est toi, ou peut-être que c’est ta saloperie de chat...
-Pas Leeloo !
-...ou peut-être que c’est tes copines Clara et Julie, ou peut-être que c’est la vieille du douzième, on en sait rien ! Alors arrête de faire des plans sur la comète, et fous-moi la paix. Salut.
-Sara ! »
Samedi 18 février, treize heures cinquante.
« Clara, c’est Julie. T’as fait le DM de maths ?
-Bonjour, Julie. Ça va, Julie ? Oui, et toi Julie ? Voilà, on peut commencer la conversation.
-Fais pas ta mijaurée, ça fait six ans qu’on se demande plus comment ça va.
-C’est une raison pour être désagréable ?
-C’est toi qui l’est, là. Y a un problème, peut-être ?
-Pour sûr que y a un problème. Tu m’appelles comme ça, tu me pompes mes devoirs, comme d’habitude, et après tu t’étonnes que j’ai pas envie de parler.
-Mais qu’est-ce qui te prends ?
-Il me prend que j’en peux plus de tes conneries ! Tu sèches les cours, tu découvres des cadavres, tu me pousses à mentir à ma mère, et par-dessus le marché, maintenant elle pense que je me pique à l’héro et que Clotaire me fournit du LSD ! C’est n’importe quoi, j’ai clairement pas signé pour ça. Alors, tu m’excuseras, mais j’ai pas envie d’être responsable de ton échec scolaire et de ton futur séjour en centre de désintox. A plus.
-Tu sais pourquoi tu me dis tout ça, Clara ? Parce que t’es qu’une trouillarde. C’est vrai ! T’as toujours peur de tout ! Qui est-ce qui va en premier quand on marche dans un tunnel sombre ? Qui tue les araignées dans ta chambre ? Qui achète des cigarettes et de la drogue pour toi ? Qui trouve des techniques de tricherie en cours pour que tu te fasses pas remarquer ? Et pour tout le reste, qui fait tous nos plans de soirée, week-end et vacances ? Qui demande aux parents pour sortir ? Qui va vérifier, tous les deux jours, si le cadavre de Zaza est toujours là ? C’est moi ! Moi ! Moi et toujours moi ! T’es là que pour m’engueuler et me dire que je fais les choses mal, mais je vais te dire un truc Clara, je fais les choses mal parce que je les fait pour deux personnes au lieu d’une seule ! A plus, rappelle-moi quand t’auras décidé de te comporter en adulte. »
Dimanche 19 février – pas d’appel.
Lundi 20 février, trois heures dix.
« Quoi ?
-C’est Momo, je suis au métro. -Momo... Mais ? Quel métro ?
-Émile Zola. Un putain de flic m’a enlevé mes derniers points de permis ce soir, j’peux pas rentrer chez moi. Viens me chercher....
-Non, Momo. Rentre chez toi, va chez un copain, mais t’approches pas. -Et pourquoi ?
-Déjà, parce que t’as bu de l’alcool, et tu sais bien que je le supporte pas. Ensuite, j’veux pas voir de meurtriers.
-Alors c’est donc ça. Tu penses que j’ai tué la petite Zaza. Et tu voulais pas me voir parce que t’as pas le courage de me le dire en face.
-C’est pas une histoire de courage, Momo, et tu le sais bien. C’est juste que ça me brise le coeur de penser que j’ai pu tomber amoureuse de quelqu’un qui commettrait une horreur pareille, et qui aurait pu me faire la même chose.
-Jamais j’aurais fait ça, ni à toi, ni à cette idiote de Zaza ! Si tu devais t’inquiéter, regarde plutôt en face de toi. Il te l’a pas dit, mais ton nouveau pote Lars connaissait aussi bien Zaza que moi, si c’est pas mieux ! J’croyais que t’avais zappé tes idées morbides de meurtre, alors je t’en ai pas parlé, mais il a les mains sales, lui aussi. J’ai perdu mon travail, aujourd’hui. La police est venu me poser des questions sur Zaza et en ont profité pour fouiller dans mon ordi. Ils ont découvert mes trucs. Et maintenant, j’ai plus de travail, trois gosses en bas âge à la maison, dont un qui a besoin de soins hospitaliers qui coûtent un rein, une femme que j’ai trompé avec une nana qui est morte et enterrée dans le placard de la nana avec qui je la trompe maintenant, et toi, toi qui pense que j’ai que ça à faire de balancer Zaza par-dessus bord. Toi qui pense que j’aurais ce courage – c’est flatteur et terrifiant.
-Momo...
-Zaza et toi, vous m’avez gâché la vie. Et j’espère que tu chercheras plus loin que l’bout d’ton nez, que tu traverseras le couloir pour aller voir celui chez qui t’es jamais allé mais qui est allé mille fois chez toi, et que tu découvriras enfin la vérité. Salut, Sara.
-Mais comment tu vas rentrer chez toi ?
-J’vais m’débrouiller. J’me débrouille toujours. »
Lundi 20 février, onze heures vingt-neuf.
« Allô ? -Lars, c’est Sara. -Je sais, votre nom s’affiche sur mon écran. -Peu importe, vous m’avez menti... Euh, je veux dire, comment allez-vous ?
-Je vous ai quoi ?
-Rien, ma langue a fourché. Attendez une seconde. (étouffé) Quoi, Momo ?! Oui, ben ça va, je vais lui dire ! Je prends mon temps. Y a pas l’feu.
-Vous êtes avec quelqu’un ?
-Du tout, je parle à Minouche. Comment ça va, Lars ?
-Bien, et vous ? Vous semblez tendue.
-Oh, non, tout va bien.
-Ah oui ?
-Oui. J’ai... J’me demandais si vous aviez avancé un peu du côté de Momo.
-Non, rien de nouveau depuis ce week-end, mais on devrait pas tarder à appeler la police. Je ne sais pas combien de temps le cadavre restera en décomposition, comme ça.
-Vous avez raison, oui, oui....
-Je me permets d’insister, vous avez l’air préoccupée. (murmures inaudibles)
-Vous avez parlé, Sara ? Qui est avec vous ?
-Vous savez quoi, Lars ? Ouais, j’suis un peu tendue. Ou préoccupée. Enfin, ça va pas super. Une source... (étouffé) Arrête, Momo ! Une source m’a dit que vous étiez pas tout blanc dans cette affaire. Qu’il paraît que vous connaissiez Zaza plus que vous l’dites. C’est vrai que j’vous ai jamais demandé si vous la connaissiez, en fait. C’est p’tet’ ma faute si, maintenant, vous m’avez fait accusé mon fiancé de meurtre alors qu’il avait rien à voir là-d’dans.
-Quoi ? Je ne comprends pas.
-Lars, vous connaissiez Zaza.
-Oui, je... Enfin, c’était une voisine, quoi.
-C’est faux. Moi, j’suis vot’ voisine. Elle, c’était plus que ça. 
-Mais non !
-Mais si !
-Mais qui vous a dit ça ?
-Mais Momo !
-Mais vous avez continué à lui parler ?
-Mais bien sûr !
-Mais pourquoi ?
-Mais parce que je l’aime ! Et parce que vous me mentez. (étouffé) Ça va, Momo, la ramène pas.
-Mais vous êtes avec lui, actuellement ?
-Mais oui ! Et il m’a tout dit ! Enfin, non, c’est pour ça que je vous appelle en fait. On sait pas comment vous la connaissez.
-Alors, c’est moi l’ennemi maintenant ? Vous êtes vraiment parano, Sara. Zaza a fait le ménage chez moi avant Madame Katia, quand elle est arrivée dans l’immeuble, et chez les gens du quatorzième étage, aussi, rien de plus. Je la croisais à peine. À peine, Sara.
-Mais vous saviez qui elle était ! Pourquoi vous l’avez pas dit ?
-J’en voyais pas l’utilité.
-Mais l’utilité pour fouiller dans ma vie amoureuse, elle était là. Vous êtes un porc.
-Arrêtez, Sara. Écoutez, vous avez épuisé toute ma pause du midi avec vos conneries. On se parle plus tard. »
Lundi 20 février, vingt heures seize.
« Allô, Clotaire ? C’est Sara. J’te dérange pas ?
-Non, je regarde une rediff’ de Secrets d’histoire sur Napoléon, c’est fascinant. Saviez-vous qu’il était né sur un tapis, et que...
-C’est pas que ça m’intéresse pas, ces histoires de tapisserie, mais on a un gros problème. -Comment ça ?
-Lars connaissait Zaza, et d’après Momo « mieux que lui-même la connaissait ». Et Momo a été innocenté.
-Par qui.
-Moi.
-Que c’est objectif... Allez-y, je vous écoute.
-Bon, y a eu de nouveaux éléments, mais en gros, il a un alibi. Lars, en revanche, nous a caché son histoire avec Zaza. Je pense qu’ils avaient une liaison.
-Tout le monde semble avoir une vie amoureuse palpitante dans cet immeuble maudit, et dans ce front de Seine pourri, sauf moi. Mais continuez, je vous en prie.
-Bref, je crois qu’il a découvert qu’elle fricotait avec Momo et il a pété un câble. C’est que c’est une armoire à glace, le Lars, un mètre quatre-vingt-douze pour cent-dix kilos, j’irais pas l’emmerder, moi.
-J’ai bien vu, il fait plus d’ombre que les tours avoisinantes.
-Ou bien, il nous cache encore plus de choses. Parce que j’ai appris récemment qu’il avait deux filles, et ça j’en savais rien.
-Notez qu’il n’est pas obligé de tout vous dire.
-Ouais, mais là c’est important. On devrait changer de cible.
-Puisque vous le dites.
-Bien. J’te laisse, mon chat crie famine.
-Au revoir, Sara. »
Mardi 21 février, neuf heures treize.
« Qu’est-ce que tu veux ?
-Tout doux, la tigresse ! Je voulais m’excuser.
-C’est bien de s’excuser soi, encore faut-il que je te pardonne si tu me présentes tes excuses.
-Oh, ne joue pas sur les mots. Je te demande pardon, voilà, pardon Julie.
-Pardon pour quoi ?
-Pour mon comportement. Ça me monte à la tête le meurtre de la voisine. J’ai juste envie de savoir qui a fait ça. Ça m’a stressée, et j’ai tout rejeté sur toi. Désolée.
-T’en fais pas. C’est pas net, ce truc. Et en parlant de ça, Clotaire m’a envoyé un SMS pour me dire qu’on se rejoignait ce soir avec tout le monde pour discuter des nouveaux éléments de l’enquête. Au quinzième, dans l’appartement abandonné. A vingt-trois heures.
-Ok, j’y serais. On prend un café après les cours ?
-Bien sûr. Je suis désolée de t’avoir parlé comme je l’ai fait.
-Tu as eu raison. Ah, et Julie ?
-Oui ?
-Je te ramènerai mon DM de maths cet aprèm’.
-Je t’aime aussi. »
Mardi 21 février, dix-huit heures trois.
« Allô ? -Katia, c’est Clotaire. On se réunit ce soir pour parler de l’avancement de l’enquête. -Je vous ai dit, je ne veux pas...
-Oui, mais vous n’avez pas le choix. Et vous le savez. Alors retrouvez-nous ce soir, vingt-trois heures, au quinzième étage.
-Mais...
-À ce soir. »
Mercredi 22 février, trois heures quinze.
« Moui ?
-Madame Katia ? C’est monsieur Lars. J’ai vu que votre porte d’entrée était ouverte, je l’ai fermée pour vous. Je voulais juste vous prévenir.
-Qu... Quoi ? Comment ça ? Vous êtes entré chez moi ?
-Mais non ! Je travaillais tard, et en rentrant j’ai vu votre porte ouverte.
-J’habite au troisième étage.
-Je... Oui, je...
-Ne m’approchez plus, Monsieur. Vous devriez avoir honte. Je ne serais pas votre prochaine victime !
-Attendez ! »
Mercredi 22 février, quinze heures douze.
«Clotaire, c’est Julie.
-T’es vraiment une tête de nœud.
-J’ai encore rien dit !
-Oui, mais je sais que t’as fait une connerie.
-Du tout, j’ai fait des recherches sur Lars, je voulais passer par toi avant de les transmettre à Sara. 
-Vas-y, balance.
-C’est très étrange, de chercher son nom sur Internet.Tu sais combien de Lars W. il existe dans le monde ? Des millions. J’ai dû aller au fin fond des registres d’une commune minuscule dans le Mecklembourg en Allemagne pour finalement trouver son histoire – du moins, le début. Ivan Lars W. est né le 5 mai 1965 à Barnekow d’un père russe et d’une mère allemande. Il a passé son enfance là-bas avant d’obtenir son Abitur après avoir redoublé deux fois. Ensuite, mystère. J’ai pas réussi à tracer sa trajectoire, mais on le retrouve dix-sept ans après, marié à une Française, père de jumelles. Il a commencé à travailler à la SNCF en 2000. Chômage avant, je suppose. Ils ont divorcé presque à la naissance de leurs filles, mais c’est pas le plus intéressant ; déjà, il a changé de prénom entre temps et totalement effacé Ivan de son identité. Ensuite, il partait d’un casier vierge en Allemagne, à un passage de sept ans en prison dans la période où j’ai perdu sa trace. Le pire, c’est que ce n’est même pas précisé pour quelle raison il a croupi aussi longtemps. Et c’est louche qu’il ait réussi à dégoter un travail de fonctionnaire après une peine aussi lourde. Ses filles ont changé leur garde à l’âge de dix ans pour vivre avec leur mère exclusivement – j’ai trouvé des photos de leurs dernières vacances ensemble, c’était quand elles avaient douze ans, elles tenaient un blog toutes les deux, et leurs profils sur Facebook ne font pas état de quelconques vacances en famille par la suite. Y a même une photo d’elles avec leur beau-père qu’elles appellent Papa. Je crois qu’il est très seul, mais je ne sais pas pourquoi.
-Et Sara pourrait en savoir plus, selon toi ?
-Ça m’étonnerait. Hier, elle nous a dit qu’avant la semaine dernière, elle ne savait même pas qu’il avait été marié. Il est très secret, mais ça cache quelque chose.
-Ça ne fait pas de doute. Il faudrait que quelqu’un réussisse à le faire parler sur ces sept ans de trou.
-Katia, peut-être ?
-Non, elle l’a rembarré salement la nuit dernière, c’est bizarre si elle revient vers lui maintenant.
-Tu parles, elle est super gentille, elle s’excuse et basta. Ils font ami-ami, elle l’attendrit avec ses histoires de Staline, et ensuite ça se raconte son passé d’immigré d’Europe de l’Est.
-À creuser. Je vais en parler avec Sara, mais elle risque pas d’être d’une grande aide. Elle va dramatiser, tu la connais.
-C’est clair.
-Dis, t’aurais pas vu Leeloo ? On l’a perdue depuis deux jours, ma mère pense qu’elle fait une dépression.
-Non, désolée. J’ai déjà du mal à suivre mon propre frère, alors ton chat...
-Bon, merci quand même. On se parle bientôt. »
Mercredi 22 février, seize heures trente-six.
« Clotaire ! C’est Maman !
-Ne crie pas !
-Toi non plus ! Comment va, mon sucre d’orge ? -On s’est vus il y a cinq minutes, Maman.
-Oui, mais tu me manques déjà.
-Je dois travailler.
-C’est bien, mon fils. Pour tout te dire, je suis un peu inquiète pour toi en ce moment. Les deux voisines un peu névrosées, les mamans de tes copines Clara et Julie, elles m’ont raconté une sombre histoire de drogue, de réseau, de rendez-vous nocturnes... Rassure-moi, Clotaire, tu ne drogues pas tes amis ?
-Maman !
-Je demande, c’est tout ! Attention au sida, mon fils. Le grand garçon du seizième étage est bouffé par cette connerie, et il raconte à qui veut bien l’entendre qu’il est malencontreusement tombé sur une seringue dans un square. À dormir debout, ce type.
-Ne m’appelle plus. »
Jeudi 23 février, dix-neuf heures vingt-sept.
« Allô ?
-Monsieur Lars, c’est madame Katia. Je voulais m’excuser pour la nuit dernière, je me réveillais tout juste d’un cauchemar, et j’ai pris peur. Vous savez, ça me hante, cette gamine morte.
-Je sais, moi aussi.
-Rarement j’ai vu une telle violence, je... J’en rêve la nuit. Ses yeux révulsés... Et elle était si jeune. Elle me fait penser à ma nièce, là-bas, en Russie. Elle a que vingt ans. Vingt ans. Une vie si courte.
-C’est terrible.
-Et vous, vous avez une famille ?
-Oui, j’ai deux filles, mais elles sont grandes. Vingt ans aussi. 
-Des jumelles ! J’ai moi-même un frère jumeau, Ivan.
-...
-Et, eh bien, nous sommes très proches. Enfin, pas physiquement, puisqu’il est resté en Russie, et moi je suis ici. Mais en grandissant, on était comme les doigts de la main. C’est particulier, les jumeaux. On est comme une seule personne. Jamais l’un sans l’autre. On a beau se débattre, lutter, on ne sera que la partie d’une même âme toute notre vie... Pardon, je divague.
-Oh, non, je vous en prie. J’ai toujours voulu comprendre le lien qui unissait mes deux filles.
-Ivan et moi, c’est comme de la magie. Quand il a mal, je le ressens. Il y a deux ans, il s’est cassé le bras à l’usine, et je l’ai su au moment même où l’os se cassait en deux. Je l’ai appelé et il était dans l’ambulance, c’est fou.
-Il travaille à l’usine ?
-Oui. Sidérurgie. Je viens d’un petit village, là-bas on a senti passer le changement de gouvernement il y a vingt ans.
-Je... j’ai fui l’Allemagne de l’Est quand j’avais vingt ans, je vois ce dont vous parlez. 
-Ah oui ? Vous veniez d’où ?
-Du Nord. J’ai vécu toute mon enfance là-bas, et puis, une fois le bac en poche, j’ai entrepris de fuir. J’ai mis sept mois à arriver à Paris. De là, j’ai construit ma vie, toujours au front de Seine. Tout a changé, l’Allemagne, la France, le monde, ce quartier, tout sauf moi.
-Je comprends ce sentiment. L’impression d’avoir amené un bout de votre pays avec vous et de ne pas avoir réussi à vous en défaire. Le travail m’a aidée à m’intégrer, c’est vrai, mais je me sens seule tout de même. L’autre soir, j’étais au dix-septième pour chercher le chat de la voisine, et je pensais à l’époque où Zaza m’aidait à faire tout ça. On parlait beaucoup, au moment où elle faisait les ménages chez vous et...
-Je suis désolé, je dois y aller. Au revoir.
-Attendez ! »
Vendredi 24 février, dix heures trente.
« Allô ?
-Katia, c’est Clotaire. Je voulais prendre des nouvelles de votre discussion d’hier avec Lars.
-Eh bien... Il n’a pas été très loquace. J’ai essayé de le remuer sur le prénom Ivan, l’immigration... Il m’a un peu parlé de son pays et de son arrivée, mais rien de vraiment nouveau.
-Merde. Quelle tombe, ce type – sans mauvais jeu de mot.
-Vous avez raison. J’ai l’impression qu’on s’enfonce petit à petit.
-Moi aussi. Pourtant, ce serait tellement plausible que ce soit lui. J’ai un pressentiment.
-Je comprends, mais il ne faut pas trop vous attacher à des hypothèses. Il serait peut-être temps d’appeler la police.
-Pas encore. Pas encore. -Mais si on a innocenté le fiancé de mademoiselle Sara, pourquoi garder le cadavre caché ?
-Il faut encore qu’on trouve une solution pour que Clara et Julie n’aient pas de problèmes avec la drogue. Et si c’est Lars le coupable, on pourra leur montrer toutes nos preuves.
-Je ne suis pas convaincue.
-Je ne vous demande pas de l’être, simplement de me faire confiance.
-Très bien. Je vous fait confiance.
-Merci. Au revoir, Katia.
-Au revoir. »
Vendredi 24 février, vingt-et-une heure trente-et-un.
« Christiane, c’est Patricia. -Salut, Patricia. Comment va ? -Formidable. J’ai retrouvé les patins à roulette de Thibaud dans le hall, je te les rends demain ? -Oui, merci. Comment va Julie ?
-Oh... Pas trop mal. Mais j’ai repensé à ce que tu m’as dit l’autre jour, et je ne sais pas si tu avais raison, mais je sens aussi qu’elles mijotent quelque chose, et... Je ne suis pas tranquille.
-Dis-moi à quoi tu penses.
-J’ai vu qu’elles échangeaient avec Sara, la voisine du deuxième, et Lars, l’Ukrainien – ou le Tchétchène, je ne sais plus – taciturne qui habite en face de chez elle. Tu vois où je veux en venir.
-Non... ?
-Eh bien, il vient de l’Europe de l’Est. Région du monde réputée pour le peu de soin apporté aux jeunes femmes. Et nos filles sont très belles mais surtout très naïves. Ça ne m’étonnerait pas qu’il ait réussi à les embarquer avec cette Sara dans une histoire de prostitution.
-Comment !
-Mais oui ! Réfléchis : Sara, étudiante en droit, ne pose plus un pied à la fac depuis deux semaines. Elle reçoit des visites de quarantenaires louches dans son appartement en pleine nuit, et l’autre jour je jurerai avoir vu le beau voisin du dix-huitième étage lui donner du cash dans le hall ! Si elle a vendu ça aux filles, il y a des chances qu’elles usent de leur corps pour avoir de l’argent qu’elles reversent à Sara et Lars mais utilisent aussi pour acheter de la kétamine à Clotaire !
-Mais oui, mais c’est bien sûr ! Tu as raison ! Oh mon Dieu, Patricia, qu’allons-nous faire ! Nos bébés vont mourir du sida avant même d’avoir leur bac !
-Le sida ?
-C’est la mère de Clotaire qui m’a dit qu’il l’avait sûrement attrapé, ça m’étonnerait pas qu’il leur ait refilé, sale comme il est.
-Tu as raison. Oh, Christiane, qu’avons-nous raté ? Qu’avons-nous fait ?
-Je ne sais pas... De plus, ce ne serait pas étonnant, puisque tout le quartier du front de Seine est bardé de riches diplomates. Les connaissant, elles ont compris le système pour se faire beaucoup d’argent. Écoute, je vais chercher sur Google « que faire quand ma fille se prostitue ? », et je t’appelle pour te dire ce que je trouve.
-Merci... Oh, je me sens si bête !
-Mais non, nous allons nous en sortir, ensemble.
-Oui... À plus tard.
-Au revoir, ma belle. »
Samedi 25 février, midi dix.
« Clotaire, c’est Lars. Il faut que tu arrêtes les conneries. -Bonjour Lars, comment allez... -Pas de conneries avec moi, petit ! J’ai compris ton petit manège.
-Quel manège ?
-Monter tout le monde contre moi pour tenir le coupable idéal. Tu crois que je ne remarque rien ? Que je ne vois pas que Sara m’ignore alors qu’elle me disait tout avant ? Qu’elle était ma seule amie, et qu’à présent je suis totalement seul ? Que tu as envoyé Katia me tirer les vers du nez, et qu’il y a dix minutes elle s’est planquée dans la cage d’escaliers quand je l’ai saluée en rentrant du marché ? Alors, tu vas arrêter tes machineries, et me foutre la paix ! Zaza ne reviendra pas si tu trouves qui l’a tuée ! Elle est morte, et ce pour toujours ! Morte !
-Expliquez-moi pourquoi vous n’avez dit à personne que vous la connaissiez. Pourquoi Sara, qui vous « dit tout », comme vous le présentez, ne sait rien de vous ? Pourquoi vous avez un trou de dix-sept ans dans votre existence ? Pourquoi vous avez changé de nom ? Pourquoi vous avez fait de la prison ? Pourquoi vos filles vous fuient ? Pourquoi vous vous êtes infiltrés chez Katia, l’autre nuit ? Pourquoi vous vouliez éloigner Sara de Momo ? Hein ? Pourquoi ?
-J’n’ai de compte à rendre à personne.
-C’est faux, et vous le savez bien. Pour que ça fonctionne, nous tous, on se doit l’honnêteté totale. Et vous êtes d’une mauvaise foi alarmante.
-Quel Marseillais tu fais ! J’ai choisi de rester discret, est-ce de ça que l’on m’accuse aujourd’hui ? -Absolument ! Et du meurtre brutal d’une jeune femme de vingt-quatre ans à peine, accessoirement.
-Eh bien tu seras ravi de savoir que je n’ai rien à cacher. Sara ne sait rien, parce qu’elle n’a jamais demandé. Personne ne demande jamais. Personne ne veut jamais savoir rien d’autre que ce qui attrait à sa petite personne, dans ce maudit immeuble. Le nom, c’est parce qu’il me venait de mon grand-père ayant collaboré avec le régime de Staline, et je ne pouvais pas le supporter. J’ai choisi Lars par souci d’éthique. Le trou de dix-sept ans, c’est parce que je me planquais du gouvernement de RDA qui me traquait, comme tous les autres Allemands de l’Est ayant fait le choix de fuir la dictature et le communisme. Planqué dans ce putain d’immeuble, n’allant que du travail – payé au black – à chez moi, où ma femme, qui ne comprenait pas ma peur parce qu’elle a vécu à Paris toute sa vie, m’attendait pour que l’on se dispute une énième fois. Quand ils ont fini par vaciller, je suis allé manifester pour la liberté de mon peuple, et dans la débâcle, j’ai balancé une bouteille sur un policier qui est tombé dans le coma durant six mois. Comme on suspectait toute attaque soviétique à l’époque, ils m’ont foutu au trou durant sept longues années. Quatre murs, deux hommes, mon crâne et mes pensées durant sept ans. À la sortie, tout avait changé, et je ne m’étais jamais senti aussi étranger. Rien n’était pareil, ni en France ni en Allemagne, ni nulle part ailleurs. C’est long, sept ans. D’une longueur insoutenable, que les mots peuvent pas exprimer. Cet immeuble, tout ce quartier qui me bouffait, je l’ai retrouvé avec ma femme qui faisait encore plus la tronche qu’à mon départ en prison. Alors, vite, on s’est séparés. Les filles vivaient un peu chez moi, un peu chez elle. Vie de bohème que je leur enviais. Mais un jour, ma femme a fini par leur dire la vérité : elles avaient été conçues quand j’étais encore en prison. Je n’étais pas leur vrai père. Au lieu de les déchirer comme ça a été le cas pour moi, la nouvelle les a poussées à fuir loin de moi, au plus vite. Je ne les vois presque plus, aujourd’hui. Qu’est-ce que vous voulez que je dise à Sara ? Que je suis un vieil homme orphelin de ses propres enfants, sans patrie ni famille, et que sa présence m’apporte une joie et une amitié que j’n’avais pas connu jusqu’à aujourd’hui ? Pour finir en prison pour harcèlement, non merci.
-Ça n’explique pas votre relation avec Zaza.
-Tu n’en n’as jamais assez ! Tu veux la vérité ? Avant que Zaza ne vienne faire le ménage chez moi, j’étais incapable d’écrire ou de lire un mot de français. A la SNCF, je trie des bagages et je conduis une camionnette toute la journée, pas besoin d’être un génie pour faire ça. Alors quand Zaza est venue, elle a vu la pile monstrueuse de courrier dans mon appartement, et elle m’a aidé à tout déchiffrer. Elle m’a appris à lire et écrire durant trois longues années, et je la payais plus que de raison pour la remercier. C’était une fille exceptionnelle. Un être hors-du-commun, tellement généreuse qu’elle... Je suis désolé. Je ne peux plus parler d’elle. C’est trop.
-Je... Je ne sais pas quoi dire.
-Alors ne dis rien, Clotaire. Ne dis plus jamais quand tu ne sais pas. Arrête de penser que tout est simple, binaire et linéaire. Tu es si jeune... Dix-sept ans. Dix-sept années de vie derrière toi, et tu es pourtant si sûr de tout savoir. Cette certitude détruit tout sur son passage. Alors calme-la. Apaise-la en la nourrissant de savoir, de ce que tu regardes et vois chaque jour. La meilleure des sagesses est le silence, petit Clotaire. Ne le négliges pas.
-...
-Quant à moi, je te dis au revoir pour l’instant. Toute cette histoire m’a bien trop blessé, et il faut que je me repose. Je reviendrais vers vous après m’être mis à l’écart quelques temps, pour mettre la lumière sur l’horreur qui a tué ma Zaza. A bientôt.
-(chuchoté) Au revoir, Lars. »
Samedi 25 février, vingt-deux heures quarante-huit.
« Lars, c’est Sara. Je... Je sais que vous ne répondez pas, et j’sais pourquoi, j’ai parlé au petit Clotaire, mais je voulais que... Que vous sachiez que je suis désolée. J’ai pas l’don des mots, comme vous aurez pu le remarquer, mais j’crois que là, j’ai gaffé. J’étais aveugle avec cet imbécile de Momo. J’sais bien que vous vouliez me protéger, à votre façon. Merci. J’suis désolée du mal que j’vous ai fait. J’voulais aussi vous dire que j’ai fait des tartes à la myrtilles pour l’anniversaire des gosses du dix-neuvième étage, et que j’vous en ai gardé une entière pour vous. Voilà. Passez la prendre quand vous voulez. À très vite. »
Dimanche 26 février, onze heures.
« Clotaire ?! C’est Clara et Julie ! On est au vingtième, y a une fête post-messe des voisins de droite – ceux qui votent Sarkozy, je veux dire – c’est totalement dingue, tu devrais venir !
-C’est quoi ce bin’s... Je suis chez moi avec Leeloo, elle a chopé le sida, je crois. Je dois la veiller jusqu’à sa dernière heure.
-Laisse tomber la chatte, viens à la fête des gens de droite !
-Bon, j’arrive. Y a de l’ostie ?
-Des tonnes ! De quoi purifier tes péchés sur sept générations !
-Super, j’arrive. Je prends Leeloo, ne vous étonnez pas si vous voyez un chat avec une collerette. » 
Dimanche 26 février, vingt-trois heures quinze.
« Sara, c’est madame Katia. Je n’arrive pas à dormir.
-Ma pauvre, j’ai eu ce même problème quand j’avais un ongle incarné, une horreur. Je suis sacrément grognon quand j’ai pas ma sieste du dimanche.
-C’est pire que ça. Je me baladais sur la dalle, cet après-midi, et j’ai vu ce pauvre Lars assis dans un sous-sol, en face de bacs à fleurs vides, il regardait au loin en jetant du pain à des pigeons rachitiques. Je me sens monstrueuse.
-Ah, ça... vous savez, il est fort, Lars, il reviendra.
-J’ai surtout le sentiment d’avoir été d’une immaturité que je n’avais pas connu depuis des décennies. C’est sûrement l’influence des petites Clara et Julie.
-Ça vole pas très haut avec elles. On a prit un thé chez moi l’autre jour, elles ont passé une heure à décrire leurs chaussettes préférées. J’ai du mal à les comprendre, parfois.
-Un mystère. Je suis étonnée que ce soient elles qui soient les plus impliquées dans cette affaire.
-Comment ça les plus impliquées ? J’ai perdu mon mec et mon meilleur pote pour cette Zaza, je vous signale.
-Non, non, mais ce sont elles qui l’ont trouvée. En soit, elles en savent plus que nous tous réunis. -Elles en savent plus que nous tous... (silence) -Vous avez pensé à la même chose que moi ?
-Je crois que oui, Sara. Je crois que... On avait la réponse sous le nez depuis le début, et qu’on a rien vu !
-Vous pensez... ?
-Et vous, vous croyez.... ?
-Peut-être que...
-Ou sûrement qu’elles....
-Oui, c’est sûrement ça....
-Ou bien alors...
-À qui le dites-vous.
-Il faut que l’on contacte Clotaire.
-Dormons, d’abord. Tout ceci n’a aucun sens. -C’est bien vrai. La nuit porte conseil. On verra demain. -À demain, alors.
-Oui, à demain. »
Lundi 27 février, six heures une.
« Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, joyeux anniversaire Clotaire, joyeux anniversaire ! -Tu ne dors donc jamais ? -Si, tellement que je suis défaillante dans presque toutes les matières à la fac. -Il n’y a pas de quoi être fière.
-J’aime vivre dangereusement. Bon anniversaire, petit.
-Mon anniversaire est en octobre, ignoble monstre.
-... C’est presque pareil. En fait, pour tout te dire, j’avais un sujet brûlant à aborder avec toi.
-Écoute Sara, je sais qu’on s’entend bien, mais...
-Calme tes hormones, le pré-ado. Je veux te parler de Clara et Julie.
-Et tu as le culot de m’appeler le pré-ado avant d’aborder le sujet du fan-club numéro un dans toute l’Europe de boys-bands farfelus et autres rappeurs à minettes...
-Toujours est-il qu’elles sont peut-être plus sombres qu’on ne le pense. -Et pourquoi donc ? -Ce sont elles qui ont trouvé le cadavre en premières, n’est-ce pas ? -Oui.
-La nuit où elles avaient « rendez-vous » avec Zaza pour lui acheter de la drogue ? -Et donc ?
-Laisse-moi développer. Et si elles savaient parfaitement que Zaza était planquée dans un placard parce qu’elles ont fait le coup elles-mêmes ? Peut-être que Zaza allait tout balancer à leurs parents et qu’elles ont paniqué et l’ont balancée par la fenêtre de son appartement, avant d’aller la ramasser et la cacher. Et qu’au dernier moment, elles ont paniqué et nous ont contactés.
-...
-Alors ?
-Ce qui m’effraie, c’est que ça se tient. Mais ce n’est pas un peu parano ?
-Je ne pense pas, c’est Katia qui m’a parlé de cette théorie, et c’est elle qui est restée la plus rationnelle entre nous tous, pour le moment.
-C’est sûr que tu ne peux pas en dire autant.
-Restons zen, concentrons-nous sur l’essentiel. Il est possible qu’elles nous aient menti depuis le début.
-Possible seulement. Ne nous emballons pas, je vais appeler Julie, elle est incapable de me mentir.
-Ok, tu me diras ce qu’il en ressort. Je dois aller démarcher les Juifs du vingt-et-unième étage pour l’association de trading que l’université m’oblige à présider pour pas que je foire mon semestre, je te raconterais.
-Tu sais, Sara... Laisse tomber. J’ai plus les mots. À plus. »
Lundi 27 février, dix heures vingt.
« Julie, c’est Clotaire. T’es au lycée ?
-En perm’, le prof d’SVT m’a sortie.
-Pourquoi ?
-Il paraît que lancer les intestins de grenouille sur Clara pour la réveiller alors qu’elle dort en plein TP, c’est « inapproprié ».
-Je vois. Bon. T’es collée combien de temps ? -Jusqu’à midi. Pourquoi ? -Fallait que je te parle d’un truc. -Vas-y.
-Y a pas de surveillants ?
-Ils font un Scrabble. Dis-moi.
-Tu as tué Zaza ?
-Bien sûr que oui.
-Sérieux ?!
-Mais Clotaire, t’es complètement zinzin, ma parole ! Bien sûr que non, j’ai pas tué Zaza !
-Mais je sais pas, tu me dis ça avec un naturel terrifiant !
-C’est parce que ta question est terrifiante ! Comment oses-tu penser que j’aurais fait un truc pareil ?
-Vous avez tous les traits des coupables avec Clara.
-Ah bah, bien entendu ! Deux filles de quinze et seize ans qui pleurent devant des vidéos de chatons à la naissance et ont vu Titanic vingt-trois fois, et connaissent sur le bout des doigts le dernier album de Carla Bruni, on est les suspects principaux.
-Tu sais bien que ça ne veut rien dire.
-Tu racontes n’importe quoi, Clotaire. Sérieux, c’est insultant. J’arrive pas à croire que tu soupçonnes n’importe qui et que tu oses te présenter comme le cerveau de la bande !
-Je ne me présente pas comme telle, c’est toi qui m’as fait cerveau de la bande ! Tu m’as mit toute la responsabilité dessus, parce que t’as pas les épaules pour porter le poids de ta propre culpabilité.
-Ce que tu dis n’as aucun sens. Si tu penses sincèrement que je serais capable de tuer un être humain, c’est que tu me connais bien mal, et j’en suis navrée. Maintenant, tu m’excuseras, mais je dois copier 134 fois « je ne lacèrerais pas le visage de ma camarade avec des boyaux de batracien mort » pour dans deux heures. Bye. »
Mardi 28 février, dix-sept heures dix-sept.
« Patricia, c’est Christiane.
-Que c’est bon, de t’entendre !
-Toi aussi. Écoute, je crois qu’on s’est un peu emballées sur l’histoire de la prostitution.
-Oui, je le pense aussi.
-En revanche, si je suis sûre d’une chose, et bien d’une seule, c’est que quelque chose ne va pas. As- tu observé les chats du quartier en ce moment ?
-Christiane...
-C’est vrai. Les filles ne sont peut-être pas étrangères à ça. Les chats ne cessent de se perdre, et on les retrouve toujours dans les derniers étages de l’immeuble. Si l’on revient à l’hypothèse de base que Clotaire tient un réseau de trafic de drogue, je pense que les filles l’aident à le planquer dans les étages du haut. L’autre jour, le chat des gens du vingt-deuxième s’est carrément retrouvé sur le toit. J’ai regardé sur Google, et il paraît que les chats exposés à l’air de la Seine sont plus susceptibles d’avoir un odorat développé, notamment pour tout ce qui est substances illicites. Il faudrait qu’on aille jeter un coup d’oeil tout là-haut.
-Pas ce soir, j’ai krav maga. -Bon, une autre fois alors. -C’est ça, au revoir Christiane. -Salut, Patricia. »
Mardi 28 février, vingt-deux heures cinquante-six.
« Clara, c’est Julie. On est sérieusement dans la merde. -Quoi encore ? Il me faut mes douze heures de sommeil si je veux être opérationnelle. -Depuis quand ?
-Depuis que je l’ai lu dans le livre des mémoires de Dalida écrit par son arrière-petite-nièce germaine.
-Germaine ? C’est qui ça ? -Non, elle est germaine, Germaine n’est pas elle. -Tout s’éclaire. Mais on est quand même dans une sacrée merde. Clotaire pense qu’on a tué Zaza. -Comment ça ?
-Selon lui on aurait menti depuis le début. Tu connais la force de persuasion qu’il a. Quand on avait sept ans, il nous a persuadées que le père Noël était en réalité Nicolas Sarkozy avec une prothèse ventrale.
-Parfaitement, j’ai eu la honte de ma vie en m’asseyant sur ses genoux pour commander un cerf- volant Razmockets quand il est venu visiter notre école.
-Il va réussir à convaincre tout le monde que c’est notre faute, et on va fini derrière les barreaux.
-Non ! Hors de question ! Je ne peux pas mourir en prison !
-Tu ne vas pas mourir, ça va juste craindre un max.
-Mais si ! Si je n’ai pas deux heures d’air frais et de soleil par jour, je jaunis à vue d’oeil. Et si je deviens moche, je ne veux pas vivre plus longtemps.
-Je comprends ma chérie, mais il faut trouver une stratégie pour éviter la prison, pour le moment.
-Mais on dit déjà la vérité ! Que faire de plus ?
-Contacter la police.
-Non, Julie, non. Il faut d’abord qu’on s’introduise chez Zaza pour récupérer toutes les infos sur notre consommation. Si les flics les trouvent, là on sera vraiment mortes.
-C’est vrai. On est bloquées de tous les côtés.
-Pas du tout. Il faut juste qu’on se défende autant que possible et qu’on leur apporte des alibis. Ils deviennent paranos avec toutes ces histoires, tu m’étonnes qu’ils nous soupçonnent. Si ils nous en reparlent, on se bat, ok ?
-Ok.
-Bon, je te laisse, je sens déjà des ridules apparaître sous mes yeux.
-C’est ça, bonne nuit Miss France. »
Mercredi 1er mars, sept heures quarante-et-un.
« Sara ? C’est Katia. Clotaire vous a parlé. -Oh, oui hier dans le hall on a parlé de la meilleure race de chien. Il était plus caniche, mais moi... -Non, vous a-t’il parlé de Clara et Julie ?
-Oui, il a parlé à Julie au téléphone et visiblement elle serait responsable de sept meurtres et huit disparitions, selon ses prévisions. I’ m’semble qu’il s’est un peu laissé emporter.
-Très certainement. Parce qu’il y avait quelque chose auquel on avait pas pensé. -Quoi donc ? -Et si on ne l’avait pas poussée ? -Qui ?
-Zaza, voyons. Si on n’avait pas poussé Zaza ?
-Plutôt un coup de pied, vous pensez ? Oh, ça change pas grand-chose, la p’tite Clara m’a l’air assez vicieuse pour donner un coup de latte et crasher quelqu’un au fin fond de la dalle.
-Non, vous ne comprenez pas. Et si Zaza avait sauté ? »
Mercredi 1er mars, treize heures vingt-cinq.
« Clotaire, c’est Sara. Je crois que Katia a trouvé quelque chose, quelque chose qui pourrait tout changer. Il faut que tu m’rappelles au plus vite. J’t’embrasse. »
Mercredi 1er mars, dix-sept heures trente-deux. « ...Puisque je te dis que je n’ai pas tué Zaza, qu’est-ce que tu veux de plus ?
-Mais tu ne comprends pas ce que je te dis ! Et si elle ne s’était pas faite pousser ? Si elle avait sauté ?
-Et pourquoi elle aurait fait ça ?
-Et pourquoi quelqu’un l’aurait tuée ? Tu t’es jamais demandé ? On trouve mille raisons, mille détails, mais c’est jamais ça. Je pense qu’elle a sauté.
-Écoute Clotaire, si c’est pour avoir des idées morbides comme ça... »
Jeudi 2 mars, quinze heures douze.
« ... Et après, elle aurait sauté.
-Sara, avec tout le respect que je vous dois, ça ne tient pas la route.
-Pourquoi ?
-Parce que Zaza aimait la vie ! Elle était jeune, fraîche comme... Je sais pas, comme un surgelé Picard ! Elle n’aurait jamais fait ça. Jamais.
-Vous êtes aveuglés par l’admiration que vous lui portiez, Lars, il faut voir les choses en face, et se dire que ce sont des choses qui... »
Jeudi 2 mars, vingt heures quarante-huit.
« ... J’ai eu envie de sauter. J’ai eu envie, un seul instant, et rien qu’un seul, de basculer et de tomber dans le vide. J’étais là, tout en haut de l’immeuble d’à côté, au vingt-quatrième étage, je
voyais ma chambre au premier étage. Je voyais ma sœur fouiller dans mon armoire. Je voyais mon père faire cuire des pâtes en lisant L’Équipe. Je voyais les gamins faire de la patinette sur la dalle. Et j’me suis dit que la vie serait toujours la vie si j’étais pas là, que j’sois là ou non ça changerait rien. Alors, voilà, rien qu’un seul instant j’aurais aimé être cette sacrée Zaza, briser mes os un par un, et partir dans un murmure, sans mystère mais sans explication... »
Vendredi 3 mars, trois heures quatorze.
« ...moi, il y a eu une seule fois où j’ai eu peur de mourir. J’étais à plat ventre dans un fossé, entre Berlin Est et Berlin Ouest. Je voyais la petite lumière du vingt-cinquième étage de l’immeuble d’en face, là où j’avais passé la nuit d’avant, avec mes cousins et ma tante. J’entendais les hélicoptères au-dessus de moi, je sentais les chiens chercher dans les voitures, et je savais, je saurais pas vous expliquer aujourd’hui, mais je savais que j’allais mourir, et que si c’était pas ce soir, ce serait une autre fois. J’ai connu une peur que je saurais pas dire. Un truc qui m’a pris au tripes, et qui m’a tourné dans tous les sens... »
Samedi 4 mars, dix-sept heures deux.
« ...Et on ne peut rien y faire ! C’est ça qui est rageant ! Rien de rien ! Toutes les nuits depuis trois jours, je rêve de Zaza. Je rêve que je suis au balcon du trentième étage, et que je la supplie de descendre. Et je la vois tomber, jusqu’à ce qu’elle se brise en mille morceaux en bas de la tour. Alors je galope, je sprinte et je me vautre au vingt-sixième. Là, je suis incapable de me relever, de bouge, je peux pas aller chez moi et dire à ma mère que je l’aime, et que je me tuerais jamais.
-Je comprends, Clotaire, mais tu peux pas être obs��dé par ça. Il faut revenir dans la réalité, qu’tu retournes en cours, qu’tu continues à vivre. J’sais que j’ai l’air de m’en foutre de la face, mais c’est une partie de ta vie qui va commencer, et après ça, tout s’ra différent. Et Zaza, tu pourras pas la ramener, mais tu finiras pas comme elle. Parce que tu n’es pas Zaza, et qu’aucun de nous n’est Zaza, et ça il faut... »
Dimanche 5 mars, cinq heures cinquante-six.
« ...Je te parle, et le soleil se lève. On en voit rarement d’aussi beau, dans le village d’où je viens. En Russie, on a parfois l’impression que le soleil ne se lève jamais. Mais ici, à Paris, et surtout du vingt-septième étage, je vois toujours l’horizon, et le jour qui arrive du bout de la ville. »
Lundi 6 mars, sept heures une.
« Allô ?
-Clotaire, c’est Sara. J’suis tombée sur un truc. Il faut que j’te dise.
-Quoi ? Fais vite, Leeloo est en train d’accoucher dans mes bras.
-Comment ? Mais elle était pas stérilisée ?
-Apparemment pas ; ce que j’ai pris pour le sida était en fait une grossesse.
-La malheureuse. Eh ben, j’ai découvert que Zaza, c’était pas vraiment Zaza.
-C’est-à-dire ?
-J’suis allée au bureau à Momo pour fouiner un peu, j’avoue. Et en fait, Zaza s’appelait Elsa T., elle avait vingt-deux ans et venait de Picardie.
-Incroyable.
-Attends un peu. J’ai trouvé des tonnes de lettres dans son dossier d’l’agence ; elle avait reçu tout plein d’avis d’expulsion, des menaces d’appeler la police, qu’elle renvoyait toujours à l’expéditeur. J’ai trouvé des relevés de compte qu’elle avait fourni. En fait, elle squattait. Elle habitait pas vraiment au trentième étage. Elle a d’abord squatté au vingt-huitième, et elle a fini au trentième. Elle était toujours prête à partir. Elle était toujours prête à fuir. Elle faisait des petits boulots, et n’allait plus à la fac depuis un bail.
-Je crois que ça ne change rien à l’issue de l’histoire.
-J’en sais rien. En tout cas, c’est c’que j’ai trouvé.
-C’est gentil, Sara, mais je crois que cette affaire prend fin bientôt.
-Je sais. Je sais bien. Mais j’voulais qu’tu saches. Qu’on se mente pas sur qui elle était, même après sa mort.
-Je comprends. Merci. 
-Bonne journée, Clotaire. 
-Merci. Toi aussi. »
!
« Lars, c’est Katia. Un homme bizarre est entré dans l’ancien appartement de Zaza. Je faisais le ménage dans les étages du haut, je l’ai vu passer, et il m’a saluée, et il m’a dit qu’il rentrait chez lui, au trentième. J’ai rien su dire.
-Ok, je vois. Je vais parler à la petite Julie pour qu’elle cherche qui est cet homme. Vous avez son nom ?
-Non, je n’ai rien. Je n’ai rien.
-Pas de panique, nous allons tirer cette histoire au clair. Je vous rappelle au plus vite. »
Mardi 7 mars, onze heures huit.
« Lars, c’est Julie. Désolée pour la réponse tardive, j’avais un contrôle d’éco que je devais à tout prix réviser. Bon, j’ai trouvé quelques infos sur ce type. La quarantaine, il vit là depuis cinq ans. D’après Sara, Zaza ne faisait que squatter l’immeuble depuis un bail.
-Je le savais.
-Pourquoi n’avez-vous rien dit ?
-Parce que j’avais peur de me tromper.
-Vous aviez raison. Peut-être qu’il pourrait nous rendre les affaires de Zaza, et on verrait si on trouve quelque chose en plus ?
-Ok, pourquoi pas. Rendez-vous au vingt-neuvième à onze heures du soir. On trouvera un plan d’attaque avec les autres, et on aura le fin mot de l’histoire.
-Je passe le message. 
-Et, Julie ? -Oui ? -Merci.
-Merci à vous, Lars. »
Mercredi 8 mars, minuit une.
« Clara ! C’est Julie ! Venez vite me chercher ! -T’es où ? -Planquée dans la salle de bain. Ce type est un taré ! -Il se passe quoi ?
-J’ai sonné, comme prévu en me faisant passer pour la sœur de Zaza qui voulait récupérer ses fringues, et tout. L’appart’ était dans un chantier pas possible et, et il y avait du sang partout ! Sur les murs, sur le canapé, sur toutes les affaires de Zaza ! Elle était déjà morte quand il l’a balancée! Il vient jamais ici, c’est un pied-à-terre, et quand il est arrivé il y a un mois et qu’il l’a vue squatter, tranquille, il a pété un câble et l’a tuée ! Tu... T’aurais vu son regard ! Il m’a pas crue une seconde quand j’ai dit être sa sœur. Il a essayé de... Il m’a frappée à la tête, je crois que je saigne, venez me chercher !
-On court, Julie, je... »
Mercredi 8 mars, une heure treize.
« Police nationale, bonsoir.
-Bonsoir ! Je suis résidente de la tour Panorama, avenue Émile Zola, premier étage gauche ! Il faut que vous veniez vite, je... Mon amie et moi avons trouvé un corps en décomposition, celui d’une de nos voisines, on, on cherchait la drogue que le mac de nos filles leur fait planquer pour la faire passer en URSS, et on est tombées sur un putain de cadavre ! Venez vite ! »
Samedi quinze avril, quatorze heures. Le soleil se cache derrière quelques nuages épars jalonnant le ciel parisien. Ses fins rayons de printemps timide frappent les vitres austères de la tour Cristal, emblème du front de Seine, et viennent réchauffer le visage de deux adolescentes étendues dans un carré d’herbe baigné dans le béton de la dalle. Appuyées sur leurs coudes, vêtues de tenues bariolées, elles laissent leur peau absorber lascivement les premiers relents de l’été. L’une, le teint pâle et les cheveux blonds, sirote un jus de pomme en racontant comment elle a découvert la recette miracle de la jouvence éternelle. L’autre, l’épiderme aussi brun que ses cheveux bouclés, arbore un pansement monumental sur le front mais n’en semble pas perturbée ; elle tient à la main un roman d’Agatha Christie qui ne semble pas l’intéresser le moins du monde. Sirènes sur leur rocher, elles regardent l’après-midi couler entre leurs doigts. La dalle est vide de monde ; c’est leur coin, où aucun touriste n’ose s’aventurer. Vent dans l’unique arbre du plateau de béton ; le soleil glisse en un clin d’oeil derrière un épais nuage blanc. Soudain, au coin d’un immeuble morne et démesuré, un homme surgit. Grand, le crâné dégarni, il porte à la main un grand sac Monoprix et une baguette de pain ramollie par le court trajet entre la grande surface et son habitation. Il avance d’un pas lent, lourd. Celui d’un homme qui a décidé de prendre le temps, pour une fois. Ses yeux sont cachés par de petites lunettes teintées, et pourtant les jeunes filles perçoivent son regard les transperçant de part en part. Les trois individus se regardent, se jaugent ; mais n’échangent guère plus que des battements de cils, et quelques souffles retenus. Le temps se suspend ; peut-être que l’un d’eux saluera l’autre. Il hésite, l’autre main fourrée dans la poche de son grand manteau en cuir. Mais jamais il ne se fige, et avec une désinvolture polie, il cherche le badge pour entrer dans l’immeuble, et tourne le dos aux adolescentes. Il entre dans le hall et disparaît de leur vue, comme si jamais ils ne s’étaient connus. Leurs cous se relâchent, et leurs visages touchent le soleil à l’instant où, de grâce, il se décide à les honorer de sa présence obsédante et éphémère.
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amodestmuse · 7 years
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Le secret
Ce qu’ils n’avaient pas pu enlever aux enfants, c’étaient les secrets. Même si il était compliqué de construire un mystère, un flou partagé ou intime, dans quarante mètres carrés partagés par dix-sept personnes, ils n’avaient eu de cesse de créer des secrets. Tout avait commencé quand Yaël était mort, une semaine après le Jour. Cerise, la sœur de Baptiste, avait trouvé une réserve de chaussettes cachées dans une taie d’oreillers, juste sous le matelas que Yaël partageait avec un autre garçon. Tous s’étaient battus pour retrouver leurs sous-vêtements avant que Vlad les séparent. Il avait appelé Johanne, qui réceptionnait un arrivage de bananes clandestin en bas des escaliers, puis ils s’étaient retirés dans la salle de bain avec la torche pour une réunion d’urgence.
Avant toute cette histoire de terroristes et de pays occupé, Johanne était pédopsychiatre à l’hôpital Montsouris. Elle prenait le bus n°126 tous les matins, sans aucune exception, à l’arrêt à côté d’Intermarché, s’arrêtait à porte d’Orléans, et empruntait ensuite le tramway 3A jusqu’à ce que la voix effrayante et fascinante de l’engin ne déclare l’arrêt Montsouris, accompagnée d’une lugubre ritournelle qui restait coincée dans son crâne toute la journée durant. Elle montait les escaliers de service, croisant quelques collègues au passage, et arrivait à son étage - « Psychiatrie enfants et adolescents » écrit sur une banderole faussement joyeuse au-dessus de la porte blanche et austère. C’était sans aucun doute le pire service, surtout dans la section de Johanne. Elle s’occupait d’enfants de trois à douze ans, internés ou non, et devait déceler les parcelles tues de leur mal-être, parfois sans qu’ils ne disent un mot. Elle avait découvert, lors de ses premiers mois à l’hôpital, une facette du monde que tout le monde ignorait soigneusement : le mal-être des enfants.
Johanne avait vu défiler des gamines pas plus vieille que sa fille qui souhaitaient crever, ou qu’on les tue, des gamins de l’âge de son fils frappés par leurs oncles ou leurs pères, des gosses qui ne pourraient jamais combattre la tristesse si profondément ancrée en eux. Un de ses pires cas avait été Timothée ; l’enfant avait à peine neuf ans quand il s’était donné la mort, en sautant du cinquième étage de son immeuble, quelques heures après une séance douloureuse avec Johanne. Il lui expliquait, semaine après semaine, qu’il n’avait pas le droit d’être malheureux. Son papa et sa maman allaient bien, sa petite sœur était un ange, il avait de bonnes notes, et son copain Lucas avait perdu son grand frère le mois dernier, victime d’un chauffard alcoolisé plus que de raison. Pourtant, il s’inventait mille petits secrets que Johanne finissait toujours par débusquer, et qui étaient la preuve criante de sa souffrance. Les pincements sur sa saignée laissaient des bleus noirs, les cadavres de hamsters s’accumulaient dans un coin de sa chambre, ses vomissements étaient dus au trop-plein d’eau qu’il buvait pour se rendre malade. Ce dix mai 2008, Johanne lui avait dit qu’il ne pouvait pas continuer à se faire souffrir ainsi, et qu’elle en informerait ses parents au plus tôt. Timothée s’était mis dans une colère noire, les murs auraient tremblé face à ses cris tonitruants. Johanne ne s’était pas démontée, et avait rapidement reçu sa mère à la fin de la séance. Celle-ci était tombée des nues, ne se doutant pas une seconde que la mélancolie de son aîné cachait un tel fardeau. En larmes, elle avait pris Timothée par la main pour le raccompagner chez eux.
Johanne n’avait pas su les détails de la conversation familiale que Timothée avait du endurer, lui qui détestait discuter de ses sentiments avec ses parents, elle savait seulement que, bouleversé, il s’était laissé tomber après s’être enfermé dans la chambre qu’il partageait avec sa sœur, et lui avoir dit de regarder le mur, de ne pas se retourner. « On ne se doutait pas qu’il ferait une chose pareil, qui peut se douter que son gosse de neuf ans va se foutre en l’air ? », lui avait chuchoté le père de Timothée quand il lui avait téléphoné pour la prévenir du tragique incident, comme il l’appelait.
Johanne savait découvrir les secrets des enfants, elle savait aussi les garder dans son coeur, et les comprendre. C’est pourquoi elle n’avait pas voulu d’Helena dans la pièce lorsqu’elle expliquait le geste du petit Yaël à son fils – elle n’aurait pas su faire de l’information un secret, et l’aurait partagée �� tous les petits, qui n’avaient définitivement pas besoin de ce drame dans leur vie (si l’on pouvait encore appeler ça une vie).
Yaël était le premier d’une longue série. Au cours des quatre mois de captivité, on avait vu passer la collection de pansements usagés de Valentine, les escapades de Vlad dans le tunnel, les spectacles de marionnettes hebdomadaires des petits à l’intention du reste de la maisonnée, les vitamines de Johanne glissées dans chaque repas, les herbiers d’Helena, dont elle ne dira jamais l’origine, les regards réciproques d’Héloïse vers le soldat qui patrouilla un mois durant devant la maison, les visites du père de Salomé et ses deux sœurs en pleine nuit, parce que leur belle-mère refusait qu’il les voit, malgré les tragiques circonstances… Les rythmes de tous étaient décalés, afin de rendre l’antre vivable ; les plus âgés dormaient tout le jour, vivaient toute la nuit. Leurs cadets allaient au lit en début d’après-midi, se réveillaient au heures sombres de la nuit. Les plus jeunes gardaient un rythme normal, parce que Johanne pensait à la postérité.
Voilà un des secrets de Johanne, la postérité. Elle pensait chaque jour à de petites choses qui la gardaient en vie et saine d’esprit : par exemple, durant la troisième semaine, elle avait été obsédée par un papier d’assurance pour la rentrée d’Helena en Terminale. Elle n’avait pas pu le chercher, puisqu’elle s’était interdit de faire espérer les enfants. Après cinquante-trois ans d’existence, Johanne savait pertinemment que la vie aimait jouer des tours à ceux qui espéraient. Elle était terrifiée par son propre espoir, terrassée par la peur quand elle pensait à cette précieuse et terrible lueur qui pourrait tuer ses enfants. Elle avait alors pensé au moment où tout cela se terminerait, où elle aurait une minute pour chercher le papier d’Axa qu’elle glisserait dans le dossier scolaire d’Helena (« Mais est-ce que l’école existera encore, à la sortie ? Est-ce que je serais capable de les laisser s’éloigner de moi plus de vingt minutes d’affilée ? Est-ce que l’État prendra le risque de tuer ce qu’il nous reste d’enfants ? », pensait-elle toutes les nuits.). Elle se refusait pourtant d’arrêter d’y penser, puisque chaque regard posé sur Vlad et Helena lui rappelait qu’il y avait la vie, après ce cauchemar. Vlad avait encore grandi, surtout des pieds, il lui faudrait des vêtements. Helena aurait besoin d’aller voir l’allergologue (on lui avait trouvé une allergie aux fruits rouges qui avait bien failli lui coûter la vie, lorsque la mère d’Héloïse avait ramené des framboises pour tout le monde, un matin de juillet). Il fallait qu’ils rendent visite à leur père, ce con serait capable de la poursuivre en justice pour tous les week-ends qui avaient sauté.
Le secret que tous connaissaient, mais dont personne ne parlait, était celui de Cerise. L’enfant d’à peine huit ans se glissait tous les soirs sous le draps qu’elle partageait avec sa sœur Maya, et chuchotait, les mains serrées très fort et les yeux fermés encore plus fort :
« Mon cher Dieu, protège Papa et Maman, protège Maya et Baptiste, protège ma copine Juliette et mon chien Cranberry. Je te pardonne, mon Dieu, d’avoir essayé de me tuer avec le monsieur au fusil à l’école, et je te remercie de m’avoir laissée me cacher dans l’armoire de la maîtresse. Je prie pour tous ceux qui n’ont pas eu ma chance, et je te demande de nous sortir de là bientôt. Je prie pour Madame Johanne et ses enfants qui sont très gentils avec moi, et aussi pour tous mes copains ici. Je suis désolée d’avoir peur, mon Dieu, je te promets que je serais forte. Même si tu tues Papa et Maman, Maya et Baptiste, ma copine Juliette et mon chien Cranberry, Madame Johanne et ses enfants, et mes copains d’ici, je te promets que je resterais forte, et que je continuerais à essayer de pas être triste. S’il te plaît, mon Dieu, fais que tout rentres dans l’ordre bientôt. »
Après quoi, elle signait et embrassait sa main, avant de se tourner face au mur. C’était un secret mal gardé, tout autant que les larmes qu’il causait tous les soirs, lorsqu’il touchait à sa fin. Ils avaient signé un pacte tacite interdisant tout commentaire sur les larmes des autres – de toute façon, il était bien trop dangereux de discuter après vingt heures. Les murs avaient des oreilles, et chaque murmur résonnait dans la nuit sombre et humide, vidée de toute présence humaine, dégoulinante du sang des malheureux qui n’avaient pas eu la chance de la petite Cerise.
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amodestmuse · 7 years
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La fuite
Il m’a toujours été facile de courir, même si je me refuse à le croire. La simple pensée de mes talons frappant le macadam suffit à me provoquer des sueurs froides, et je rechigne ne serait-ce qu’à évoquer l’idée de pratiquer, de mon plein gré, une activité sportive. Cependant, il m’a toujours été facile de courir. Je m’en rends toujours compte dans les situations où je ne peux pas y échapper – je me ronge les ongles dans le métro en pensant au bus que je devrais attraper une fois sortie, et pourtant, une fois la première enjambée surmontée, je me sens comme portée par le poids de mon propre corps, propulsée à l’avant par une force dont j’ignore l’origine.
J’étais toujours la première quand on se carapatait après avoir sonné chez des inconnus, au collège. Mes jambes longues et fortes devenaient floues tant je cavalais, et je finissais la rue, goguenarde et essoufflée, deux minutes avant les autres. Je m’accommodais plus simplement que je ne voulais le croire à la rougeur de mes joues et à la lourdeur de mon souffle, y trouvant une forme exquise de victoire, de celles qui sont rares et bien méritées.
Pourtant, je détestais courir. J’y pensais comme on imagine un abandon, une fuite, une épreuve obsolète et meurtrière. L’idée est longtemps restée en sourdine dans mes pensées, musique battant son plein que l’on écoute de l’extérieur de la pièce. Je me réveillais en sueur, obsédée par l’idée de sortir, de courir loin, d’arriver quelque part où tout était vert, et rien ne me tuait à petit feu. Mais une petite main, fine et moite, celle de l’enfant que j’avais été, me retenait. Me suppliait de ne pas la laisser seule dans ces sables mouvants où l’on s’était enfoncées à force de craindre la course que l’on savait inévitable. Et je ne pouvais m’en défaire, malgré tous mes efforts, parce qu’elle était moi et que j’étais elle, que sa voix dans nos pleurs étouffait toujours la mienne. Que sa voix dans nos peurs surpassait toujours l’espoir.
Il y a bien eu un jour où j’ai couru. Larmes sur les joues, salive au coin des lèvres, sanglot éclatant enfin au grand jour, chevilles brisées d’avoir tant galopé. Il y a eu un soir où rien n’avait plus d’importance que le son de mes appels à l’aide que j’étais la seule à entendre. Il y a eu un soir où je n’ai plus eu le choix, où j’ai du fuir pour vivre, et quitter l’insalubrité du malheur dans lequel on m’avait forcée. Il y a eu un soir où j’ai dû courir loin des mains qui me retenaient – la petite me lâchant sans difficulté, comme une incitation à sauver au moins une de nous deux, et la grande, la forte, me retenant plus que jamais. Mais rien n’a résisté à ma fuite, rien sauf les souvenirs que parfois je crois avoir rêvés.
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amodestmuse · 7 years
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Les mois de plomb
Le matin, la lumière rouge devient rose. Un rose incandescent, intouchable, intense, mais un rose tout de même. Du repos pour les yeux exposés aux rayons écarlates durant parfois plus de dix heures, les jours de pluie. La nuit est sombre, l’été ne l’adoucit pas (parce que ce n’est pas comme les autres années, ce ne sont pas les longues heures passées dans la pénombre des parcs fermés et des jardins des voisins, ce ne sont pas les sorties interdites, ni même les bouteilles cachées dans les sacs en toile), et lorsque le sommeil ne vient pas, tout ce qu’il reste à faire, c’est regarder la lampe placée juste derrière les volets de la fenêtre, en haut des escaliers. Tous les livres ont été lus, tous les CD ont été écoutés (au volume minimum, cachés sous les couvertures, la sueur perlant sur les fronts, la nausée aux ventres), tous les films ont été oubliés – l’électricité ne marche plus depuis le premier jour –, toutes les disputes ont eu lieu. Il ne reste que la lampe, immortelle lampe, comme distraction. Pour s’empêcher de penser, se forcer à oublier la peur et l’ennui, il y a la lampe. C’est un étrange paradoxe, puisque la lampe est un douloureux rappel de leur situation. Tout comme les maux de ventre et les cheveux gras, elle est là pour qu’ils n’oublient pas leur condition de clandestins (ou peut-être de survivants, ils ne savent pas encore si ils sont des dizaines à avoir déjoué la mort qu’on leur promettait, ou des millions).
Il y a la trappe, faite de cageots de pêches empruntés à l’épicerie du haut de la rue, qui mène au tunnel reliant les habitations des survivants des deux villes voisines, mais elle ne peut être qu’empruntée par les adultes – en l’occurence, la mère d’Helena et Vlad – et seulement deux fois par jour maximum. Les premiers jours après la fin des travaux sous-terrains, les parents des enfants que Johanne, Helena et Vlad hébergeaient se battaient pour voir leurs enfants. Il a fallu plus de deux semaines pour que chacun puisse retrouver sa progéniture. Pour certains, ils restaient sans nouvelles de la chair de leur chair durant des jours qui leur ont été fatals (une balle dans le bras qui s’infecte est vite arrivée dans un contexte pareil). Helena se souvient du regard de Valentine, une copine de classe, après que son père soit mort dans ses bras. Il avait marché dans le tunnel deux kilomètres durant, soutenu par des voisins eux-mêmes mal en point, et s’était effondré dans les bras de sa fille cadette. Le regard est une chose indicible, qui ne connaît pas d’équivalent, et c’est ce jour de juillet qu’Helena l’a compris.
Dehors, on n’entend plus que rarement les tirs des armes. Les soldats patrouillant dans les rues à la recherche de dissidents ne trouvent plus rien à se mettre sous la dent. Parfois, ils tirent en l’air, histoire de s’amuser. Helena essaye de ne pas penser à l’ennui qui est le leur, puisqu’il résulte du meurtre de masse de dizaines de millions de personnes – de millions d’innocents. Mais c’est souvent plus fort qu’elle ; elle s’approche de la lampe, glisse son visage contre la vitre poisseuse et regarde à travers les rayons des volets, essaye d’en apercevoir un. Rien qu’un seul, un monstre, pour voir leur regard. La fois où elle en a vu un circuler en bas de la maison, Vlad l’a immédiatement tirée par l’épaule et plaquée au sol. Il n’a pas le droit de crier, mais Helena pouvait voir ses joues virer au cramoisi, malgré la lampe et sa puissance. Plus tard, sa mère l’a consignée dans la chambre des plus jeunes (l’ancienne chambre de Vlad), pour qu’elle ne réitère pas un de ses accès de curiosité malsaine qui pouvait leur coûter la vie à tous. Les petits, cinq enfants du quartier et la sœur de Salomé, se sont précipités sur ses genoux. Elle leur a chuchoté un conte, lointain souvenir de son enfance à tout jamais perdue, avant de s’endormir au rythme de leurs respirations calmes et sonores. Les petits sont ceux qui voient le moins la lumière du jour, depuis que Yaël est mort ; il venait d’arriver avec Héloïse et Martin, ses frères et sœurs. Il n’a pas supporté la chaleur et la saveur de fin du monde du refuge. En une dernière tentative désespérée d’atteindre la liberté chérie, il a ouvert grand la fenêtre de la chambre. Les autres ont vu sa silhouette menue de garçon de neuf ans, les muscles de son dos nu se contracter tandis qu’il tendait les bras, la pâleur de sa peau au contact du soleil de plomb, la lumière l’avaler tout entier, la balle transpercer son corps et ressortir à travers son omoplate, pile là où son coeur battait.
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amodestmuse · 7 years
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By  Kersti
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amodestmuse · 7 years
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By  Yung Cheng Lin
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amodestmuse · 8 years
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2017 - 1
« Alors je lui dis : « Mais Francine, tu devrais trouver un homme qui te respecte. », tu vois. Et elle, elle me dit quoi ? Tu sais ce qu'elle me dit ?
-Aglaé, la ferme. Sérieusement. Ta gueule., grogne Candide.
-Laisse-la finir., chuchote Basile.
-Tu vois, Basile m'écoute. Basile est un bon ami. Qui vote pour que Candide dorme dehors ? », demande Aglaé.
Un bruissement conséquent se fait entendre autour de Candide.
« Allez vous faire foutre. J'ai juste dit que Francine Marcheau était morte et il a fallu que Madame Aglaé se la ramène et extrapole, comme d'habitude…
-Excuse-moi de vouloir rendre hommage à la nana qui t'a vendu du shit pendant trois ans !, s'indigne Aglaé.
-Pourquoi ? Tout le monde meurt de toute façon, se rappeler d'elle, c'est inutile. Elle va tomber dans l'oubli, comme nous tous. »
Silence. Les grenouilles croassent, le vent lèche les hautes herbes, la nuit résonne.
« Moi, je vous oublierais pas, même si je meurs. », murmure Aglaé.
Candide soupire, et se roule en boule contre le dos d'Aglaé.
« Je sais. Merci., chuchote t'il.
-Merci Aglaé. », chuchotent les autres.
Aglaé ferme les yeux et sourit. Elle s'endort trois minutes plus tard.
« Elle ne comprend pas., soupire Candide.
-Laisse-la., chuchote Jules. Laisse-la, ça lui fait du bien et à nous aussi.
-Vous ne pourrez pas me blâmer quand elle mourra de chagrin, quand l'un de nous se fera tirer dessus. Vous pourrez pas dire que c'est de ma faute.
-La ferme, Candide., intervient Irène. Dormez. »
Personne ne répond. Ils s'endorment, sauf Candide, qui somnole, baigné dans la chaleur d'Aglaé.
« J'ai mal aux pieds !, râle Aglaé.
-T'aurais du remettre tes chaussettes ! A t-on idée de se balader pieds nus en bottes en caoutchouc, vraiment ?, rétorque Irène.
-Elles étaient dégueu’, je préfère attendre de les laver pour les remettre.
-Aglaé, on en a déjà parlé…, tente Candide.
-Tu racontes n'importe quoi, je mettrais des chaussettes demain quand on arrivera chez la grand-mère de Jules. On arrive demain, non ?
-Non., coupe Irène. Qui lui a dit qu'on y serait demain, putain ? »
Silence. Les regards se tournent vers Basile, qui regarde la mousse sur les arbres en levant haut les pieds pour éviter les mares de boue.
« Basile, merde., grogne Candide.
-Elle m'a demandé ! Il fallait que je lui réponde quoi ?
-La vérité !, crie Irène.
-Et c'est quoi, la vérité ?, demande Aglaé, qui a déjà deux escargots qui bavent sur la capuche de son ciré.
-Qu'on ne sait pas quand on arrivera., répond Candide, sans dire qu'ils ne savent pas si ils arriveront.
-Si on se dit qu'on arrivera demain, alors on arrivera demain. », affirme Aglaé.
Elle saisit une immense et fine branche, la casse en deux, et s'en fait un bâton de marche. Elle prend la tête du cortège. Candide la regarde, médusé. Puis il baisse le nez dans le col en feutre noir de son caban. Personne ne parle plus pendant plusieurs heures, on n'entend que leurs pas, la nature et la pluie.
Tout a commencé il y a un mois. Non, tout a commencé il y a seize ans. Dans un petit village du Sud de la France, Basile et Jules se sont rencontrés à la crèche. Leurs pères travaillaient dans la même centrale nucléaire. Ils ont tous les deux été mutés à Paris quand les garçons ont eu l'âge d'entrer au collège. C'est là qu'ils ont rencontré Aglaé. Elle avait un an de moins, était un peu bouboule et avait toujours les cheveux gras et un grand sourire. Le petit trio a très bien fonctionné jusqu'à ce que Candide arrive, en silence, en classe de Quatrième, et puis tout a un peu changé, ils ont un peu grandi, sauf Aglaé. Elle a atteint la puberté en milieu de Troisième, a pris dix centimètres de haut, vingt centimètres de cheveux de long et perdu dix kilos en quelques mois. Mais ses joues étaient toujours roses, son cœur était toujours immense, et c'est un peu innocents que la bande a accueilli, dans une moindre mesure, Irène à l'entrée au lycée. A l'occasion d'une soirée d'Halloween, et de la première cuite d'Aglaé, les garçons ont rencontré cette enfant de fonctionnaire du ministère de la Défense, qui leur avait tenu un étrange discours politique avec une bouteille de vodka au bout du bras. Ils étaient normaux, cinq copains dans un lycée de banlieue normal. Séparés entre différentes classes, mais toujours ensemble. Même ce vendredi-là, quand ils ont du courir, mais ce jour-là où Aglaé pleurait si fort que Candide devait l'étouffer avec la manche de son pull pour ne pas les faire repérer, même quand ils sont restés enfermés une nuit entière dans un placard alors que la totalité de leurs camarades se faisait décimer ou kidnapper.
Basile se souvenait qu'il avait eu très envie de faire pipi. Il se souvenait que toute la nuit, il s'était retenu aussi fort qu'il le pouvait. Et qu'au petit matin, quand Irène avait déclaré que la voie était libre, il avait chuchoté « Attendez ! » et avait pissé, là, dans la cour, en essayant de ne pas regarder les dizaines de cadavres dans la lueur du levant.
Depuis, leurs familles avaient réussi à leur envoyer des messages pour leur indiquer qu'ils étaient sains et saufs. Sauf celle d'Aglaé. Les parents d'Aglaé n'avaient rien envoyé depuis un mois. Tout le monde s'en inquiétait, sauf Aglaé, qui poursuivait les papillons dans la forêt pendant qu'Irène et Candide, avec de flingues et des munitions trouvés on ne sait où, sécurisaient sa trajectoire.
Irène et Candide sont assis sur une falaise, les jambes pendant dans le vide. Ils se partagent une cigarette mouillée qu'ils ont trouvé par terre sur une route de campagne. L'horizon ne va pas plus loin que l'interminable forêt qui s'étend devant eux. La couche de nuage est percée ça et là par des rayons de soleil. Aglaé et Jules sont allés chercher du bois pendant que Basile dort. Il le mérite, pense Candide. Partiellement parce qu'ils ont marché pendant des jours presque sans s'arrêter, partiellement parce que Basile est le seul capable de supporter Aglaé sans râler pendant plus de dix minutes. Parfois, Candide les regardent parler. Basile écoute Aglaé avec attention, observe ses mouvements, sourit et rit quand il le faut, lui répond doucement. Candide en est incapable. Peut-être parce qu'il l'aime trop pour ne pas avoir envie de la secouer dans tous les sens quand elle explique des trucs dignes d'un enfant de huit ans. Elle l'intrigue, c'est sûr. Au début, pas vraiment. Il pensait qu'elle était juste bête. C'est en Troisième, quand les quatre amis se sont retrouvés dans la même classe, qu'il s'est rendu compte qu'elle avait les meilleures notes de la classe. Il avait piqué une de ses copies d'histoire, et avait découvert avec surprise une rédaction réfléchie, profonde, bien menée et écrite avec un grand sérieux. Depuis, il se demandait si elle faisait exprès ou si elle était juste autiste. Il n'avait jamais demandé parce qu'elle n'aurait jamais répondu.
« Arrête de cogiter. Il faut qu'on trouve un plan., dit sèchement Irène en lui tendant la cigarette.
-Très bien. Tu comptes faire quoi ?
-Il faut qu'on sache où on est, ensuite on se planque un maximum dans la forêt tout en suivant la N10 si on la trouve. Il faut qu'on la trouve. Après, on va jusqu'à Biarritz et puis on continue jusque chez la grand-mère de Jules.
-Et de là on fait quoi ? T'as bien vu comme moi dans le dernier village qu'on a traversé. Tous les gens se planquent ou sont morts, y a des gogoles armés à chaque coin de rue. Je suis pas sûr que ce sera différent là-bas. Tu connais les Basques, je pense que ce sera pire.
-J'ai une piste pour après, mais va falloir faire des concessions., » marmonne Irène en regardant au loin.
Candide se redresse.
« Ça veut dire quoi, ça ?, siffle-t'il.
-Tu le sais bien. Tu t'y attendais., rétorque Irène.
-On n'abandonnera ni Jules, ni Basile, ni Aglaé. Aucun d'eux. C'est hors de question. On n'abandonnera personne.
-Tu préfères crever avec tes boulets de potes, c'est ton problème.
-C'est dingue, je croyais que t'étais leur pote aussi. Je dois te rappeler qu'on est les seuls à supporter ton petit ego à deux balles ou t'es déjà au courant ? Je dois te rappeler combien de fois Basile t'as accueilli chez lui parce que t'avais trop le blues pour rester toute seule chez toi ? Ou alors le nombre de fois où je suis venu dans ta rue en pleine nuit parce que t'en pouvais plus ? Tu fais trop la dure pour quelqu'un qu'on a tous vu menacer de se suicider au moins dix fois. », gronde Candide.
Le silence s'installe. Ils n'entendent plus que le vent, le sable qui s'envole, le craquement des branches, le silence de l'immensité, et si ils sont bien attentifs, Aglaé qui chante, quelque part dans les bois.
« Tiens., dit Candide en tendant un revolver à Jules.
-Qu'est ce que tu veux que je foute avec ça ?, répond sourdement Jules, puis il continue de donner des petits coups de bâton dans les bûches enflammées.
-Écoute, on va bientôt s'approcher de la N10. Demain, normalement. J'en ai donné un à Basile aussi, il faut que vous puissiez vous défendre si on se fait attaquer.
-T'en as donné un à Aglaé aussi ?, demande sèchement le garçon, les genoux ramenés contre sa poitrine.
-Tu sais bien que c'est plus compliqué avec elle.
-Tu crois qu'elle sait pas à quoi ça sert ? Je croyais que c'était la femme de ta vie et qu'elle était merveilleuse. »
Candide soupire, ferme les yeux et prends l'arrête de son nez entre son index et son pouce.
« C'est juste… C'est plus compliqué. »
Jules le jauge. Ils sont les deux derniers à être éveillés, assis dans les feuilles trempées devant le grand feu qu'Irène et Basile ont allumé quelques heures auparavant. D'immenses et maigres pins les entourent. Irène, Basile et Aglaé dorment dans la tente qu'ils ont volé dans le premier village qu'ils ont traversé (et où Basile a failli perdre sa jambe parce qu'il avait marché sur une mine antipersonnelle). Les oiseaux de nuit, les préférés de Jules, se sont réveillés. Quand ils étaient petits, avec son frère, leurs parents les laissaient dormir dans une tente dans le jardin l'été, un fois de temps en temps. Il se rappelle que Ferdinand le réveillait en pleine nuit pour qu'ils écoutent le silence et les oiseaux. Au fil des années, Jules ne dormait plus lors de ces nuits, et restait éveillé avec son frère et une paire de jumelles pour les observer tant bien que mal. Aujourd'hui, il ne sait pas où sont son frère, ni ses parents, ni le reste de sa famille. Ils lui ont envoyé un message deux semaines plus tôt. « Mon chéri, Nous sommes à l'abri. Nous attendons de tes nouvelles. Maman, Papa et Ferdinand ». Mais deux semaines pendant cette drôle de guerre, c'est long. Il ne sait pas si il va pouvoir les contacter bientôt ou non.
Il  soupire et prend dans sa main l'arme que lui tend Candide. Candide lui sourit, mais le cœur n'y est pas et ses yeux sont graves. Jules tourne son regard vers le feu. Il ne veut pas écouter les oiseaux. Il ne veut pas voir la nuit.
Irène mène la marche, d'un pas décidé. Ils n'ont toujours pas trouvé la N10, six jours plus tard. C'est les heures creuses du jour, les pires. Tout le monde pense que les pires sont celles de la nuit, mais celles du jour traînent encore plus. Elles s'étirent, s'étendent, de treize heures  à dix-neuf heures, en un océan de nuages gris et de pensées vides. Et Irène déteste être incapable de penser. Elle aime que les choses soient claires et lucides, organisées et directes. Elle est donc toujours légèrement irritée pendant ces heures-ci. Et Aglaé n'améliore rien. Elle déblatère depuis une heure sur une espèce de coquelicot qu'elle adore. Jules et Candide restent silencieux, et Basile bavarde tranquillement avec Aglaé. Irène ne comprend pas cette gosse. Elle ne comprend pas comment quelqu'un peut l'engrainer à ce point dans ses idioties. Irène sait qu'elle est intelligente, elle est la première à le savoir, alors elle ne comprend absolument pas pourquoi elle joue les bébés. Elle sait que ça n'attendrit personne, surtout pas Candide. Basile est gentil avec elle parce que c'est Basile et que Basile est gentil. Jules l'ignore un peu et lui sourit parfois. Mais peu importe combien tout le monde la trouve gentille et authentique, Irène ne peut pas supporter cette gosse. Elle ne dit rien pour ne froisser personne, parce que ce n'est pas le moment, mais elle est obligée de chanter très fort dans sa tête pour se retenir de la frapper.
« Tu vois, elles poussent par bosquets dans les endroits humides, c'est pour ça que je suis étonnée qu'on n'en ait toujours pas vu.
-Peut-être parce qu'il pleut mais que l'endroit n'est pas humide normalement., propose Basile.
-Ah oui, c'est vrai qu'il pleut beaucoup depuis qu'on est partis…
-Mh »., chantonne Basile.
Irène entend Aglaé s'arrêter pour ramasser quelque chose, et se force à ne pas la regarder – c'est tout ce qu'elle demande.
« Tiens, regarde ce champignon Baz. Ils poussent dans les zones très polluées. Mon Papy, qui habitait à Belleville, en avait tout plein qui poussait sur le trottoir devant chez lui. Ils sont pas du tout comestibles évidemment, mais il les conservait dans des petits bocaux un peu partout dans la maison. Il les a étudié pendant vingt-trois ans, tout le temps de sa retraite. Je me rappelle, j'allais chez lui avec ma cousine Cerise et il nous parlait pendant des heures de ses dernières découvertes… J'en avais quelques-uns dans ma chambre quand j'étais plus jeune, j'ai du les jeter parce qu'ils ont pourri et ça puait vraiment beaucoup, ma mère disait que mon grand-père était fou de nous filer des champignons toxiques alors qu'on était si jeunes, et puis lui il lui disait…
-La ferme, Aglaé ! Ferme ta gueule, ferme-la ! Tais-toi ! », hurle soudain Irène.
Une myriade d'oiseaux s'envolent vers le ciel dans un froissement d'ailes, et le silence se fait dans la forêt. Candide et Jules se retournent vers Irène et Basile et Aglaé, qui étaient accroupis un peu derrière les autres à triturer de la mousse.
« Irène, j'expliquais tout ça pour une raison particulière, figure-toi, mais comme tu n'écoutes jamais jusqu'au bout tu t'énerves directement en pensant que…
-Tais-toi ! Tais-toi ! Tais-toi ! Tais-toi ! », répète t'elle en s'approchant d'Aglaé.
Irène voit rouge. Le sol tremble sous ses pas, quand elle se jette sur Aglaé et la pousse au sol.
« Irène ! », crient Candide et Jules à l'unisson.
Ils se précipitent sur elles alors qu'Irène attrape une poignée des cheveux d'Aglaé dans sa main gauche et lève son poing droit dans les airs. Les deux jeunes filles se dévisagent. Les cheveux de la blonde sont ébouriffés, ses joues sont roses et son souffle court. Aglaé arbore une expression impénétrable, sa frange balayée sur le haut de son front révélant sa cicatrice de varicelle. Le temps s'arrête une seconde quand Irène donne une impulsion vers la haut à son coude plié. Aglaé ne bronche pas, ne cligne pas des yeux. Puis Candide attrape les épaules d'Irène et la plaque contre l'herbe trempée.
« Tu joues à quoi, putain ? », crie t'il.
Elle se débat, un avant-bras plaqué sur ses yeux pour cacher ses larmes de rage. Jules et Blaise aident Aglaé, qui n'a d'autres marques de l'altercation qu'une trace de boue sur la joue, à se remettre sur pieds. Candide secoue sa camarade par les épaules.
« C'était quoi, ça, Irène ? Tu peux pas l'agresser comme ça, on s'en sortira pas si on commence à se diviser.
-Lâche-moi ! », grogne Irène en se débattant encore.
Il appuie ses mains sur ses épaules plus fort. Ils se regardent, quelques secondes à peine.
« Lâche-moi, je te dis ! », hurle t'elle.
Il lève ses mains et se dégage. Elle bondit sur ses pieds, les joues vermillon, attrape son sac à dos et part à grands pas. Son souffle se coince sous sa gorge, et elle n'ose pas admettre qu'elle n'entend plus que ça. Tout lui est hermétique, même les babillements d'Aglaé – c'est son souffle, ce souffle angoissé qui l'obsède, qui la pollue, qui la tue(ra).
Les pieds de Jules sont en sang, ils s'arrêtent. Ils marchent depuis une dizaine d'heures. Basile a mal au ventre tant il a faim. Il enlève la chaussette droite de Jules alors qu'ils sont assis à même le sol humide et couvert d'aiguilles de pins. La peau reste collée au tissu trempé d'hémoglobine. Jules fait la grimace, Basile ne regarde pas quand il arrache la chaussette d'un coup sec. Ils serrent les dents ensemble, vieux frères. La main de Jules se crispe sur l'épaule de Basile. Il prend de l'eau et la verse doucement sur la blessure en enlevant précautionneusement les petites impuretés, et tend la gourde en fer blanc qu'ils ont volé à un SDF mort puis désinfecté au dissolvant pour ongles de supérette aux alentours de Fontainebleau à Jules, qui boit trois grandes goulées d'eau. Puis il tâte le sac d'Aglaé pour attraper le bandage. Il se pique avec une poignée d'aiguilles à la place. Il se retourne. Le sac n'est plus là, Aglaé n'est plus allongée sur le sol à regarder les nuages se disperser entre les hautes cimes.
« Aglaé ? », appelle Basile.
Pas de réponse. Les alentours sont déserts. Irène fait des étirement cinq cent mètres plus loin, Candide est parti récolter du petit bois pour plus tard.
« Aglaé ?, crie Jules plus fort. Aglaé ?
-Candide ?, hurle Basile, sentant le sang monter dans ses joues, la panique entre ses côtes. Candide ! Candide ! Candide ! »
Une voix hurle en réponse environ trois cent mètres à l'est d'eux. Candide apparaît entre les arbres, les boucles sur le front, les mains écorchées par des branches. Les deux garçons se lèvent – non sans une grimace de douleur pour le blessé.
« Aglaé est pas avec toi ?, remarque Basile.
-Elle était pas avec vous ?
-Si, on l'a pas entendue partir, je lavais la plaie de Jules et…
-Tu déconnes ou quoi ? »
Candide lâche toutes les branches et saisit son crâne à deux mains.
« Il faut jamais la lâcher des yeux ! Putain, elle pourrait être en Croatie à l'heure où on parle, la connaissant ! Merde alors ! Vous avez quoi dans la tête, tous les deux ?, crie Candide.
-Calme-toi mec, c'est pas un bébé ta meuf, et je suis pas sa nounou., réplique Jules.
-C'est pas ce que je te dis ! Elle est, elle est totalement perdue en temps normal, mais depuis, depuis qu'on est partis c'est dix fois pire ! Fais pas comme si tu savais pas, Basile, vous êtes tout le temps fourrés ensemble !
-Attends, tu lui reproches quoi à Basile exactement là ?, gronde l'injurié en faisant un pas – tant bien que mal – devant Basile et en poussant légèrement Candide.
-Laisse mec, il a raison. Elle dort encore moins bien qu'avant, ses cauchemars sont revenus, elle marche en dormant toutes les nuits…, avoue Basile, et il remonte sa manche. La dernière fois… J'ai essayé de l'empêcher de se lever et elle m'a… »
Le bras de Basile est griffé jusqu'au sang. Jules en reste bouche bée.
« Pourquoi tu m'as rien dit ?, balbutie t'il.
-C'est pas la peine de flipper, dit Candide, une fois qu'on sera à l'abri je pourrais la soigner. Il faut la chercher maintenant pour que… »
Sa voix se coince dans sa gorge, mais ses deux amis comprennent. Ils attrapent leurs sacs, et s'élancent dans les bois en hurlant le nom d'Aglaé. Jules saute à cloche-pied au début, et puis, lorsqu'au bout d'un quart d'heure la panique les gagne de plus en plus, se met à courir comme eux. Un cri sur deux est un cri de douleur. Basile écarte les feuillages pour laisser place à un Candide horrifié. Plus ils avancent, plus les ramures sont denses. Les épines griffent leurs bras, leurs visages, Basile fonce dans une branche et se blesse violemment sous l'oeil mais continue coûte que coûte. Ils se fraient difficilement un chemin dans la nature profonde. Jules pense à son frère, à son père, à sa mère, au sang sous la porte du placard à balais donnant sur la cour du lycée alors qu'il pousse du houx vénéneux avec ses coudes pour épargner ses mains, et il pousse un hurlement, plus terrifié et terrifiant que tous les autres – et puis, le vide. Il tombe à plat ventre sur Basile. Son genou rencontre une surface granuleuse et brûlante. Il ouvre ses yeux douloureusement, ses paupières striées d'égratignures lui faisant vivre un martyr. Sous ses mains endolories, l'asphalte. Il lève le regard. Aglaé, tout sourire et presque intacte, leur montre la route à perte de vue.
Elle rit en voyant l'air ébahi de Jules, et fait une pirouette.
Ombre dans les buissons, Irène est déjà planquée à sécuriser la zone où ils ont atterri. La masse compacte en apparence de la forêt se divise en deux à la faveur de la route nationale 10, laissant subsister une bande de ciel de début de soirée printanière, bleue comme les yeux de Basile. Candide et déjà sur ses pieds, sert Aglaé contre lui en la sermonnant. Basile roule dessous Jules. Il a l’œil gonflé, la joue mutilée d'une large griffure rougeoyante, de multiples égratignures, mais semble en meilleur état que Jules.
« Derrière le buisson regarde, regarde derrière. »
Jules regarde derrière le buisson où est savamment dissimulée Irène. Une flaque vermillon sombre s'étale doucement. Irène les regarde, place un doigt ensanglanté sur ses lèvres. Au sol, il y a une des armes des types qui sèment la terreur dans le pays depuis bientôt un mois.
Jules déglutit. Il regarde le sourire d'Aglaé qui lui tend la main pour se relever.
Il attrape la main d'Aglaé.
« Tu m'aimes ? »
La voix de Candide ne résonne que dans l'espace confiné entre l'épaule d'Aglaé et sa propre bouche.
« Oui. »
Elle ne se retourne même pas – ils n'en n'ont pas besoin. Candide soupire, heureux, embrasse l'épaule d'Aglaé. Elle frissonne.
« Parfois j'en doute. »
Elle cesse de respirer une seconde. Il arrête de caresser ses longs cheveux.
« Aglaé…, commence Candide.
-Oh non, pas de disputes. Pas de disputes mon amour. », râle Aglaé en se retournant difficilement tant ils sont engoncés dans le sac de couchage.
Ils gloussent. Leurs peaux collantes rendent la tâche difficile, mais ils se retrouvent vite nez à nez. Elle l'embrasse.
« Quand tu disparais, j'ai l'impression que tu fuis, et ça me fait peur., avoue Candide.
-Je suis jamais très loin…, hésite Aglaé
-Si… Depuis qu'on est partis, tu es très loin de nous, loin de moi… Tu es inquiète pour tes parents ? »
Aglaé ne répond pas. Elle ne répond jamais aux questions trop personnelles, sauf si Candide et elle sont totalement seuls, sauf si elle se sent à l'abri – totalement en confiance.
« Quand on sera arrivés, on les retrouvera. On se cachera le temps qu'il faudra, et puis on rentrera. Je resterais. On finira le lycée, et puis on ira à la fac et on vivra ensemble. Et bientôt, on aura plein de gosses et je flipperais encore plus parce que tu les emmèneras explorer la forêt pendant des heures… Tu leur donneras des noms comme Groseille, Framboise, et ils auront des bocaux de champignons toxiques sur leurs étagères… Je sais que t'as peur, mais je te protège. Il t'arrivera jamais rien, pas tant que je suis là. », murmure Candide.
Les yeux fermés, Aglaé sourit. La main de Candide se perd dans ses longs cheveux, sur ses joues fraîches, au bout de ses cils aux paillettes d'or.
« Tu promets ? », dit-elle, inquiète.
Aglaé n'est jamais inquiète – tout du moins pas devant les autres. C'est plutôt elle qui calme les autres, l'OVNI qui pourrait s'endormir au milieu de la foule.
« Je promets. Je te promets. », chuchote Candide en embrassant son front.
Le silence se fait. La nuit parle, les étoiles regardent. Ces yeux célestes que Candide observait dans leurs nuits les plus particulières n'ont plus la bienveillance des premiers jour ;  c'est un regard affligé qui pèse sur eux – et sur tout ceux qui, quelque part, évoluent dans le même désarroi que les cinq amis.
Le ruban d'asphalte se déroule devant eux pendant des heures, des jours. La pluie s'est arrêtée le deuxième jour, mais la mer de nuage persiste. Peu de mots sont échangés entre les adolescents, le flot de paroles d'Aglaé ayant fait place à un silence lourd de sous-entendus.
Jules traîne les pieds. Ce n'est pas dans son habitude. Il est rarement fatigué, puisqu'il dort mal et peu depuis – eh bien, depuis aussi longtemps qu'il s'en souvienne. Il passait ses nuits en bas de sa rue à regarder son frère faire ses trafics, à l'aider parfois, avant le Départ. Maintenant, il regarde le plafond de sa tente toute la nuit, et pense à des « trucs ». C'est comme ça qu'il le dit à Basile, quand il lui demande ce qu'il fait. En réalité, il pense à ses parents. Il imagine tous les scénarios possibles, il croit à son retour, à leur retour. Au retour de la vie telle qu'elle devrait être. Parfois, son esprit lui inflige l'idée douloureuse que chacun d'entre eux est une potentielle victime des tyrans qui courent le pays. Et souvent, il a du mal à éliminer cette idée – alors il hurle intérieurement en regardant Basile se vider de son sang dans ses bras.
Cette nuit, il a dormi. Il a dormi, mais il a rêvé. Il a rêvé qu'il était mort. Il était allongé dans sa baignoire, chez lui, et regardait son propre corps baignant dans son sang et de l'eau froide comme si il était accroché au plafond, hors de son être, en capacité de s'observer d'un point de vue extérieur. Il  voyait son père dans la cuisine, en train de lire L'Equipe, les pieds sur la table, faire remarquer que ça faisait longtemps que son cadet n'était pas sorti de sa chambre. Il voyait Ferdinand se réveiller de sa sieste en sursaut, sentant, de manière inexpliquée et inexplicable, que quelque chose clochait, et accourir à la porte de la salle de bain, tambouriner, finir par casser la porte. Il voyait son frère, glacé d'horreur, se pencher doucement vers lui, et commencer à le sortir de la baignoire. Appeler son père en hurlant et les pompiers sur le même ton. Il voyait son père grimper les marches quatre à quatre. Et puis, sa vision s'élevait, s'agrandissait à sa rue, où Basile marchait tranquillement, rentrant de son cours de sport totalement inconscient de ce qu'il se passait. Il s'est réveillé quand Basile avait vu les pompiers débarquer en trombe chez lui, et n'a pas eu le temps de voir le visage de son meilleur ami lorsque son cadavre était transporté hors de sa maison.
Jules secoue la tête, et rattrape Basile qui marche quelques mètres devant eux. Le jeune homme ne lui dit rien, mais pose une main dans son dos et lui sourit. Basile est comme ça, il n'a pas besoin de parler pour être éloquent.
« On fait une pause dans dix minutes !, annonce Candide à la cantonade.
-Quel besoin de faire des pauses… C'est pas une promenade de santé… », grogne Jules.
Basile passe son doigt sur la large plaie rougeoyante courant de la pommette de Jules à sa clavicule, doucement, et puis pose le dos de sa main sur son œil au beurre noir. Jules tressaille.
« Et ta jambe. On a besoin de pauses, Jules., dit posément son meilleur ami.
-T'as peut-être raison, mais on n'est pas à l'abri sur cette route. Plus vite on marchera, plus vite on sera chez ma grand-mère.
-T'es sûr qu'elle sera… ?
-Oui. Oui, ma grand-mère est militaire, alors bon, je m'inquiète pas pour elle., rit Jules. Elle planque des carabines un peu partout dans sa maison, et elle nous apprenait à tirer des faisans quand on avait dix ans avec Ferdinand, dans son jardin. Si il y a bien quelqu'un qui aura survécu à tout ça, c'est… »
La voix de Jules se mue en un cri de douleur quand il sent la balle traverser son épaule.
Basile le plaque au sol, et hurle en sentant son genou blessé se cogner contre le goudron. Jules lève les yeux une seconde, et voit Aglaé dégainer un flingue, et bondir dans un buisson à côté d'Irène. Il enfouit son visage dans ses avant-bras mais entend encore les coups de feu, et les cris des assaillants.
« Jules ! Basile ! Venez ! », crie Aglaé.
Une autre balle siffle près des garçons, et Basile pousse un sanglot en s'agrippant à Jules. Il pousse son ami et les deux se mettent à rouler aussi vite que possible vers le bas-côté. Une fois à plat ventre derrière une haie, Jules voit mieux la scène d'horreur qui se déroule sur la route. Deux types armés jusqu'aux dents et enterrés dans des uniformes militaires tirent dans la direction d'Irène et Aglaé, tandis que les deux jeunes filles se lèvent de temps à autre pour leur tirer dessus.
« Où est Candide ? », hurle Jules
Aglaé pointe le terroriste à gauche, qui tient Candide sous son bras, au niveau du cou de celui-ci. Il se débat, mais peine à se défaire de l'emprise de son agresseur. Jules, tremblant de tout son corps, tend son bras intact vers le sac à dos d'Irène et fouille frénétiquement à la recherche du deuxième flingue qu'elle planque quelque part.
« Poche de devant ! », lui indique Irène.
Leurs regards se croisent. Celui d'Irène est terni par la peur, le même regard que ces soirs où elle leur hurle sa peur de la mort. Elle hoche la tête en encouragement, et Jules saute sur ses pieds, tenant difficilement l'arme dans ses mains. Il tire d'abord à l'aveugle, assourdi par le son des balles qui pleuvent. Puis il voit l'homme à gauche serrer son bras, étouffant un peu plus Candide, qui rougit violemment et suffoque. Alors, Jules vise et tire sur son bras. Trois fois, avant que l'homme ne réplique, et que Basile tire Jules à terre.
« T'es malade ? Si ils s'approchent, on est morts !
-On est morts quoiqu'il arrive, faut sortir Candide de là ! »
Il se relève, et se remet à tirer sur le type en tentant d'éviter le visage de Candide. Vite, l'homme fatigue, et comme par magie, Jules tire sur un point sensible de son bras. Il hurle de douleur, lâche Candide, et tombe au sol. Son camarade y porte peu d'attention, et redouble ses tirs en direction des filles. Aglaé ferme ses yeux, et Irène marmonne très vite quelque chose que Jules ne comprend pas, peut-être une prière. Elles se tiennent la main, très fort. Jules lève son bras valide et tire au hasard vers l'agresseur. Au moment où il prend son courage à deux mains et se relève pour en finir, il voit Candide lever une grosse pierre et l'abattre violemment sur le crâne de l'homme. La première fois, il est prit par surprise, mais ne se démonte pas et fait volte-face.
« Candide ! », hurle Jules.
C'est la fin, c'est la fin, c'est la fin, pense-t'il.
Sauf que Candide ne pense pas la même chose, apparemment, puisque l'assaillant est au sol quelques seconde plus tard, le crâne presque fendu en deux. L'autre est toujours en train de tressauter, et Candide accourt pour récupérer son fusil. Debout, seul sur la route, il ferme les yeux quand il lui tire dans le crâne, avant de s'effondrer au sol.
Le silence, le long silence s'ensuit.
Aglaé et Basile pleurent en silence, Irène fixe un rocher devant elle, Jules retient son souffle. Et puis, Irène se lève, attrape son sac et crie : « Courez ! ».
Jules trébuche en se levant, mais lui obéit, ignorant son épaule, qui lui fait souffrir le martyr. Il court, ses pieds martelant le sol brûlant, sans regarder ni derrière ni devant. Il court jusqu'à ne plus sentir ses jambes, ses poumons, et les larmes au goût de sang dans sa bouche.
Cette nuit-là, il rêve que Basile meurt, allongé dans sa baignoire, baignant dans son sang.
Aglaé et Irène mènent la marche, maintenant. Candide a refusé l'aide proposée par son amoureuse, trop fier pour qu'elle le voit aussi bouleversé (surtout quand elle l'est relativement moins que lui). Les garçons sont bien derrière les filles. Ils sont tous enfoncés dans la forêt à nouveau, le danger sur la nationale étant trop fort. Irène tient son arme très fort entre ses doigts, l'index sur la gâchette, prête à tirer à tout moment. Aglaé fixe le sol boueux sous ses bottes jaunes – il pleut à nouveau. Sa capuche et sa frange cachent son regard. Les chants des oiseaux résonnent autour d'elles, preuve, une fois encore, que quelque part la vie ne s'est pas arrêtée. L'idée est étrange ; tout a changé. L'ordre établi qu'ils avaient toujours connu n'est plus qu'un souvenir qui, comme un rêve, apparaît de plus en plus étrange au fil des jours. Pourtant, la terre se nourrit de l'eau tombant des nuages, les oiseaux volent des baies dans les buissons les entourant, les vers de terre se glissent sous leurs chaussures alors qu'ils marchent vers l'inconnu.
« J'aurais du les tuer. J'aurais pu les tuer., dit Irène soudainement.
-C'est pas ta faute, tu as eu peur, c'est normal. Tout le monde a peur., la rassure Aglaé.
-Non., la coupe immédiatement la jeune fille. Toi, tu as peur. T'es terrifiée, parce que tu connais pas ce genre de situations, tu captes rien de ce qui t'entoure. Mais moi… Moi, je n'ai aucune excuse. Je savais qu'il fallait pas que je flippe, je flippais pas, même, c'est juste que…
-Juste que cette fois-ci n'était pas comme les autres. Irène, admettre que toute cette situation n'est pas normale et que ça t'effraie ne fais pas de toi quelqu'un de faible… Juste quelqu'un d'humain.
-Mais qu'est ce que tu en sais, de la normalité de la situation ?, s'agace Irène. Ce genre de truc arrive partout dans le monde, tous les ans, tous les mois peut-être. Si tu t'intéressais à quelque chose d'autre qu'à ta petite personne, tu le saurais. »
Aglaé ne dit rien, d'abord. Le soleil se couchait derrière la mer de nuages, et la lumière bleutée du crépuscule gagnait du terrain petit à petit. La brune prit une grande inspiration, et ouvrit la bouche.
« Je sais ce que tu penses de moi Irène, et je n'essayerais jamais de te convaincre que tu as tort. Mais je crois qu'il faut que je te dis quelques choses pour que tu me comprennes mieux, pas pour que tu changes d'avis, non, pour que le jour où tu penseras à moi, tu sois capable d'avoir une vision d'ensemble. On me dit souvent que je ressemble à ma mère, je trouve ça comique parce que ma mère n'est pas vraiment ma mère. Ma mère, je sais pas vraiment où elle se planque, mais ça va faire presque dix ans que je l'ai pas vue. Elle est partie avec mon petit frère, Baptiste, quand mon père est allé « trop loin » avec nous tous. Sans un mot, une explication, un matin mon grand frère, ma grande sœur et moi on s'est retrouvés tout seuls avec lui. J'avais huit ans. Marie en avait quinze, Thibaut avait presque dix-huit ans. Baptiste avait deux ans. On n'avait jamais connu notre père sobre. Même dans ses bons jours, il buvait – et ces jours-là ne duraient pas longtemps. Aussi loin que je m'en souvienne, il nous tapait dessus. Il cognait, il frappait et, celui-là j'ai pu le dire que plus tard, il battait, en fait. On se prenait des raclées parfois plusieurs fois par jour. Et aussi loin que je me souvienne, mon père venait dans notre chambre à Marie et moi, et j'entendais – j'entendais tout. Un jour, un jour d'hiver, je rentrais de l'école et Marie pleurait sur son lit. Elle m'a dit qu'elle était enceinte. J'ai tout de suite compris. Quand elle l'a dit à Thibaut, j'ai cru qu'il allait devenir fou. Il tournait comme un lion en cage. On ne trouvait pas de solution. Et puis mon père est rentré. Thibaut a essayé de s'interposer entre Marie et lui, mais c'était pas la peine. Je me rappelle que j'ai pris la première, et que ça a duré des heures. Il a du me foutre dehors dans la neige quand je me suis évanouie. Il était vingt-trois heures quand je suis revenue à moi. Je suis rentrée en rampant. Il y avait du sang sur le sol de la cuisine. Il y avait du sang sur les murs. Thibaut était inconscient. Marie était face contre terre et baignait dans du sang. Je crois que j'ai pas compris tout de suite. J'ai trouvé le téléphone et appelé la police. L'attente était interminable. La première nuit, je l'ai passée à l'hôpital. Celles d'après dans un foyer. On m'a dit que Marie et son bébé étaient morts, et que Thibaut était dans le coma. Je n'ai pas bougé ni parlé pendant huit jours. J'ai pas pu aller à l'enterrement de ma sœur. On devait me nourrir. Et puis, j'ai rencontré mon avocate et mon médecin – oui parce que j'avais passé toute ma vie à aller chez l'oncle de mon père qui nous faisait des faux certificats  pour éviter que dans les vestiaires de la piscine, les camarades se posent des questions. Mon père a été condamné, et pour longtemps. Mon avocate a obtenu une mesure d'éloignement pour sa sortie. Mais il est mort deux ans après d'un cancer du foie, en prison – seul. J'ai rencontré mes parents adoptifs deux semaines après le procès. J'ai dit oui tout de suite. Ma mère m'a dit plus tard qu'à l'instant où elle m'avait vue, elle m'avait aimée. Mon père est moins expressif, mais on s'est apprivoisés au fur et à mesure. Alors là, tu te demandes pourquoi je fais comme si tout était rose pour moi. Pourquoi je n'agis pas en conséquence de mon histoire. En fait, je pense que c'est pas la peine d'étaler partout ce que j'ai vécu. Je fais confiance aux gens intelligents pour comprendre qu'on peut être un éternel optimiste même lorsque l'on a vécu les pires horreurs. »
Irène s'était arrêtée de marcher au cours du récit. Elle ne pouvait pas soutenir le regard d'Aglaé, un regard tendre qui la glaçait d'effroi. Aglaé, elle, plante ses iris dans celles d'Irène avec insistance, jusqu'à ce que ce soit trop.
« Arrête., marmonne Irène avant de reprendre son rythme de marche aussi vite que possible, et de laisser Aglaé plantée au milieu des arbres sous la pluie, avec son manteau jaune sale et ses yeux qui en disent trop.
Irène a 4 ans. Elle adore dessiner, allongée sur le ventre au milieu de sa chambre, chantonner seule pendant des heures dans le silence de la maison. Elle aime aussi jouer au ballon avec Papa, surtout quand il fait le fou et se roule dans l'herbe parmi les coccinelles. Maman les regarde à chaque fois, assise à la table de la terrasse, un sourire sur ses lèvres et une cigarette entre les doigts. Irène aime les après-midis où Maman lui propose de faire un gâteau, de se balader dans la forêt, ou d'aller faire les courses avec elle. Elle adore la récré, le goûter, les jours de pluie, la sieste, tous ses copains de maternelle et les Power Rangers (le rouge, surtout). Parmi les choses qu'elle aime, il y a les vacances d'été. Aujourd'hui, elle est allongée dans la pelouse, sur le point de s'endormir entre Papa et Maman. Papa lui tient la main, Maman a passé son bras autour d'elle, et elle fume une cigarette avec son autre main. On est en juillet. Papa ne va plus au travail le vendredi après-midi pour passer du temps avec elles, et Maman reprend les cours de poterie qu'elle donne aux petites du quartier. Irène passe des heures à les regarder, sur un fond de télévision, avec une boule de glaise entre les doigts.
Depuis hier, en revanche, le téléphone n'arrête pas de sonner. Papa passe du temps au téléphone, et quand il raccroche, il se dispute avec Maman. Irène attend quelques secondes quand elle l'entend sonner, cette fois. Papa dort, Maman aussi. La cendre de sa cigarette est immense. Irène se lève doucement, et trottine à l'intérieur de sa maison. La sensation de sa peau chaude dans la fraîcheur de la maison la fait frissonner. Elle attrape le téléphone, qui est accroché au monde, et le tien à deux mains lorsqu'elle dit « Allô ».
« Allô ? Casper ? C'est toi ?, demande la personne au bout du fil en norvégien – un homme.
-Non, c'est Irène., répond difficilement Irène (elle connaît un petit peu le norvégien, mais pas assez pour le parler couramment comme le français).
-Irène ! La petite princesse ! Où est ton Papa, ma chérie ? »
La voix a quelque chose qui dérange Irène, mais elle ne sait pas quoi. Peut-être est-ce ce sentiment de l'avoir déjà entendue quelque part – le souvenir d'un long couloir sombre et d'une salle enfumée, quelque part au fond de sa courte mémoire.
« Papa dort dans le jardin avec Maman., répond-elle.
-Il fait bien de se reposer, ton Papa travaille beaucoup tu sais, petit cœur. Tu crois que tu pourrais lui transmettre un message de la part de Jakob ? »
La fillette hoche la tête, avant de se rappeler que Maman lui a déjà expliqué que son interlocuteur ne peut pas la voir.
« Oui., dit-elle alors.
-Tu diras à ton Papa, que le Grand Méchant Loup est sur le point de prendre le Petit Chaperon rouge avec lui si il ne rend pas très vite son fusil. Tu as compris ? Tu peux répéter ? »
Irène n'a pas tout compris, et doit demander deux fois de répéter pour retenir les mots en norvégien afin de pouvoir les restituer à Papa. Une fois qu'elle a bien saisi la phrase, l'homme la félicite.
« Bravo, mon ange, tu es très maline pour ton âge ! Tu es en vacances ? Tu vas rentrer en quelle classe, ma chérie ?
-Moyenne section.
-Déjà ! Tu en as de la chance ! »
Irène hoche la tête.
« Écoute, ma puce, je dois partir, je ne peux pas rester plus longtemps au téléphone avec toi. Tu peux me répéter ce que tu dois dire à Papa ?
-Que le Grand Méchant Loup est sur le point de prendre le Petit Chaperon rouge avec lui si il ne rend pas son fusil., répète soigneusement la fillette.
-Parfait. C'était un plaisir de parler avec toi Irène. Profite bien de tes parents, on n'en a que deux, et ce n'est pas pour toujours. Au revoir., conclut-il sur une voix chantante.
-Au revoir. », répond Irène alors qu'il a déjà raccroché.
Irène retourne doucement dans le jardin. Papa et Maman dorment toujours. Elle s'approche de Papa, et le tire par le bras. Il grogne et fronce les sourcils.
« Papa ! Papa, le monsieur a appelé., dit la petite fille.
-Quel monsieur ?, marmonne son père en se cachant les yeux avec son bras.
-Ben, tu sais, le monsieur. »
Il râle en se retournant sur le ventre, un bras en travers du tronc de Maman.
« Mais si, tu sais bien, le monsieur ! », insiste Irène. « Il m'a dit de te dire que le Grand Méchant Loup est sur le point de prendre avec lui le Petit Chaperon rouge si il ne rend pas très vite son fusil. », récite t'elle en norvégien.
Son père sursaute et se relève brutalement. Il pose ses grandes mains sur les bras d'Irène et la regarde droit dans les yeux.
« Répète pour voir ?
- Le Grand Méchant Loup est sur le point de prendre le Petit Chaperon rouge avec lui si il ne rend pas très vite son fusil. »
Papa n'a jamais eu l'air aussi sérieux avec Irène. Il garde cet air-là pour les jours où il met des costumes et une cravate, pas pour un après-midi dans le jardin.
« Qu'est ce qu'il t'a dit d'autre ?
-Que j'étais très intelligente pour mon âge., se vante Irène en souriant.
-Et c'est tout ? Tu dois tout me dire Irène, c'est très important., insiste Papa.
-Oui. C'est tout. », affirme l'enfant.
Papa la regarde encore quelques secondes, avant de bondir sur ses pieds et de se précipiter à l'intérieur. Fatiguée, Irène se rendort dans les bras de Maman.
Cette nuit-là, Papa et Maman crient très fort l'un sur l'autre. Maman reproche à Papa de les abandonner. Papa dit que ce n'est que « provisoire » (un mot qu'Irène ne connaissait pas). Elle n'essaye pas de comprendre, mais pleure sous sa couverture, et rêve qu'un loup à la voix doucereuse l'enlève dans son sommeil. Il a de grands crocs, des babines fines et des yeux bleus. Glaciaux.
Le matin, Papa embrasse Irène très fort dans son lit. Il dit au revoir en norvégien.
Irène ne sait pas qu'il ne reviendra que deux ans plus tard. Elle ne sait pas qu'il était indicateur de la police norvégienne dans le plus grand réseau de drogues de la mer Baltique, et qu'il a du se rendre comme otage. A presque 18 ans, elle ne sait pas ce que son père a vécu là-bas. Elle sait juste qu'ils n'ont plus jamais dormi dans l'herbe, puisqu'ils n'ont eu de cesse de déménager par la suite, et que Papa n'a plus jamais regardé Irène avec tendresse – plus qu'avec les yeux des costumes et de la cravate.
Plus ils marchent, plus l'odeur de l'air change. De caoutchouc brûlé à Paris, elle est devenue verdure teintée de sel au milieu de nulle part, là où ils avancent depuis un long moment – peut-être trop long, maintenant. Voilà plusieurs jours qu'ils ne parlent plus, plus depuis l'attaque. Jules et Basile se supportent mutuellement pour marcher. Aglaé ouvre le chemin, Irène juste derrière elle, aussi silencieuse et vigilante que possible, et Candide la ferme. Il a l'air ailleurs depuis l'attaque. Il a d'abord voulu trouver des cigarettes à tout prix, et après avoir piqué trois cartouches dans une supérette aux abords de la forêt, il les fume sans s'arrêter. Voilà cinq jours qu'il n'a pas parlé. Voilà cinq jours qu'il n'a pas touché Aglaé. Voilà cinq jours qu'il marche un kilomètre loin de ses amis, la nuit, pour pleurer tranquillement. Aglaé n'essaye pas, et il ne lui en veut pas. Il viendra quand il le voudra, et il sait qu'il aurait eu la même attitude envers elle si elle avait été à sa place (et il sait qu'elle souffre, parce qu'il souffrirait le martyr si il ne pouvait pas la consoler).
C'est Basile qui voit l'océan en premier, entre deux pins. Il la montre discrètement à Jules, qui sourit faiblement mais ne dit rien. Il voudrait courir et secouer Aglaé puis plonger dans les vagues avec elle, mais Irène leur a déjà expliqué que les voies maritimes seront les plus surveillées, car c'est par là que l'aide militaire des autres pays peut arriver – les aéroports étant, selon elle, occupés par le matériel des terroristes.
« Irène ?, tente Basile.
-Quoi ?, rétorque t'elle sans se retourner, le regard vissé sur ses chaussures.
-L'océan, on est arrivés jusqu'à l'océan. », annonce le garçon.
Irène s'arrête, et regarde dans la direction pointée par Basile. Une ombre passe sur son visage, et son regard devient inexplicable – peut-être nostalgique, parce qu'Irène, qu'elle l'admette ou non, est profondément nostalgique.
« Il faut rester à couvert et pas se déconcentrer. Attendez, stop. »
Tout le monde s'arrête, même Candide.
« Bon, on arrive bientôt. Je pense que d'ici trois jours maximum on sera arrivés chez la grand-mère de Jules. Maintenant, il faut qu'on trouve où on est, une boussole – enfin, le mieux serait une batterie de portable et une prise, histoire qu'on regarde sur un plan où on est, mais pour ça il faudrait que les téléphones marchent à nouveau et c'est pas gagné. On doit donc trouver un supermarché où récupérer une carte et une boussole. Ensuite, on se dirige aussi prudemment que possible vers notre point de chute. Il ne faut absolument pas se disperser, et rester bien groupés. C'est pigé ?, débite la jeune blonde, son arme serrée dans son poing, un regard sérieux porté sur ses amis.
-Pourquoi on se déconcentrerait ? », demande Aglaé, curieuse.
Le silence se fait. Personne ne bouge, parce que si Aglaé apprend que la mer n'est pas loin…
« Si on est bientôt arrivés… Mais ça veut dire qu'on est à l'océan !, s'écrie l'adolescente.
-Aglaé… », commence Irène.
Mais c'est trop tard. Aglaé s'élance déjà vers la route, qu'elle sait être à quelques centaines de mètres de leur itinéraire. Personne ne bouge durant les premières secondes, jusqu'à ce qu'Aglaé disparaisse entre les arbres.
« Merde. », disent Irène et Jules à l'unisson.
Ils s'élancent à la poursuite de Jules, alors que Candide et Basile trottinent en queue de peloton.
« On doit pas être loin de la ville !, crie Jules en voyant un panneau apparaître au loin. Il faut qu'elle s'arrête, elle va se faire tuer en cinq secondes ! »
Irène hoche la tête, et continue à courir. Elle n'entend que son souffle et sa conscience qui lui hurle qu'Aglaé va mourir à cause d'elle. Elle redouble de vitesse, et rattrape presque Aglaé.
« Aglaé ! Aglaé c'est trop dangereux ! Il faut revenir en arrière !
-Je veux juste voir l'océan ! », rit Aglaé en un éclat de voix.
Non., s'étrangle Irène, si bien qu'Aglaé ne peut pas l'entendre. Elle manque de trébucher quand la forêt se transforme en une petite rue. Aglaé jubile, éclate de rire, et danse sur la route, ses cheveux presque roux volant au vent. L'océan aussi gris que le ciel apparaît au bout de la rue. Irène regarde les panneaux tandis qu'elle poursuit Aglaé – ils sont arrivés à Socoa, dans le pays basque, terre de Jules et des terroristes à l'accent incompréhensible, tant avant qu'après le Jour. La vision de Jules se brouille à cause de la douleur, et bientôt il ne voit plus qu'une point brun et un point blond sautillant le long d'une droite grise. Il entend ses pas galopant sur l'asphalte, ceux saccadés d'Irène et ceux, aériens, d'Aglaé. La rue s'élargit sur une esplanade déserte, des magasins aux échoppes sanglantes, et, devant les adolescents, l'étendue immense de l'Océan Atlantique.Aglaé freine brutalement contre une barrière  métallique, suivie d'Irène et de Jules. Le vent salé s'engouffre dans leurs gorges déjà desséchées. Ils se remettent, tant bien que mal, le regard planté là où la mer et le ciel ne font plus qu'un. Quelques minutes rythmées par le son de leurs souffles entremêlés plus tard, Candide et Basile arrivent.
« Allez Aglaé, il faut retourner dans la forêt maintenant., ordonne Irène en posant une main sur son dos dégoulinant de sueur.
-Non., sourit Aglaé en se dégageant. Je vais me baigner. »
Elle retire son manteau, son pull et son T-shirt, sans écouter les protestations d'Irène, Jules et Basile. Quand elle enlève ses bottes et son jean et se retrouve dans ses sous-vêtements sales et usés, tous la regardent. Elle a maigri, et les cicatrices sur ses côtes et ses épaules ressortent plus que jamais sur sa peau d'une pâleur maladive.
« Laissez-la. Si ça lui fait plaisir… Y a l'air d'avoir personne de toute façon. », lâche Candide, las.
Aglaé glousse, sautille jusqu'à lui pour l'embrasser, et s'élance pour dévaler les escaliers menant à la plage de sable presque brun tant il est humide.
Aglaé court et hurle de rire. Elle s'écrie « regardez-moi ! Regardez ! », mais elle n'en a pas besoin puisque tout le monde la regarde déjà. Elle tournoie, danse, chante, tortille ses hanches, et bientôt, même Irène sourit.
« Quel clown, quand même., rit celle-ci. Un phénomène. »
Aglaé s'envole presque, au loin. L'eau s'est retirée, plate flaque au bout d'une interminable plage sur laquelle Aglaé évolue en bonds de biche. Candide la regarde, fasciné, sa cigarette à la bouche. Candide la regarde bondir. Candide la regarde s'élancer, il la regarde quand elle éclate de rire. Candide la regarde quand elle ferme les yeux et hurle d'excitation, comme une petite fille. Candide la regarde quand elle jette ses bras au ciel et reprend sa course. Candide la regarde quand la balle touche son dos entre ses deux omoplates, il la regarde quand elle retombe au sol, ne la regarde plus quand le sang commence à couler parce qu'il est déjà en train de courir, lui-même, sur la plage.
Il hurle son nom. Il hurle son nom. Il hurle son nom cent fois. Son corps pèse une tonne mais il ne le sent pas. Il ne sent plus rien. Il hurle son nom. Il hurle son nom. Il hurle son nom et s'effondre à côté d'elle. Son dos presque comme neige est constellé de grains de beauté qu'il a déjà embrassés, un à un, et d'une rivière de sang qui forme des flaque immondes autour d'eux. Il la secoue doucement.
« Aglaé. Aglaé, mon amour, réveille-toi. Respire. Respire. Respire. Respire, Aglaé, parle-moi. »
Il répète ces mots quand il la retourne et voit son visage. Ses yeux écarquillés, sa bouche crachant encore du sang, son nez barbouillé de sable. Sa frange collé à son crâne qui révèle la cicatrice qu'a, un jour, laissé la ceinture de son père, et qu'elle déteste tant. La balle a traversé son corps, et est ressortie par son cœur, brisant ses côtes au passages.
Il chuchote son nom, des suppliques, des prières, des mots qu'il n'aurait jamais cru dire, je n'aime que toi, réveille-toi ou j'en mourrais, tu es toute ma vie et il la berce dans ses bras, d'avant en arrière, au chaud de son cœur elle survivra, je te réveillerais sinon je meurs, je te jure que je meurs, et pourquoi, comment, qui. Qui.
Candide dépose Aglaé dans son propre sang et court dans l'autre sens. Basile l'intercepte, et l'enferme dans ses bras, malgré ses hurlements et ses coups.
« Laisse-moi ! Je vais le tuer ! Je vais le tuer !
-Irène est en train de le faire. Reste ici, Candide. C'est dangereux là-bas. Reste calme., murmure le jeune homme.
-Non ! Non ! Je vais le tuer ! Je le tuerais ! Je vais le tuer ! », hurle l'amoureux.
Il crie dans le silence du jour de la mort d'Aglaé, ce silence insupportable qui brise ses côtes de cristal, ses poumons de soie, son corps fragile où résidait la bombe Aglaé, la bombe Aglaé qui vient d'exploser dans son estomac de satin.
Une plage quelconque d'un pays quelconque en un jour maussade de printemps. L'étendue grisâtre est jalonnée de trois corps, un cadavre et deux autres plus bruyant que quoique ce soit d'autre. Une jeune fille à la peau blanche et aux cheveux presque roux, vidée de son sang, regarde le ciel pour toujours. Un garçon dont la jambe blessée saigne dans le même sable que celui où son amie vient de mourir en tient un autre dans ses bras. Le son guttural qui sort de sa gorge ne semble jamais se terminer, ne semble jamais baisser en intensité. C'est un jour gris, sans importance, puisque le temps n'existe pas et que l'univers est infini. Pourtant, on n'a jamais entendu un cri aussi puissant. Pas une seule fois.
Ils ont marché deux jours dans la cambrousse sudiste, après ça. Candide a porté le cadavre d'Aglaé, la seule fille qu'il ait jamais aimé, dans ses bras, tout le long du chemin. Le terrain était tellement dangereux et impraticable qu'ils ont du creuser une tranchée pour passer la seconde nuit. Candide a tenu le corps de son amoureuse entre ses mains pour une dernière fois, cette nuit-là et, les lèvres bleues et la peau exsangue, il a fait semblant d'être mort – oh, une minute, peut-être moins – et a sursauté en croyant sentir un baiser sur sa joue. Ils sont arrivés dans la maisonnette de la grand-mère de Jules, qui a manqué de tuer Irène en la voyant débarquer en éclaireur. Jules a vu cette femme effrayante et formidable pleurer pour la première fois de sa vie. L'intérieur de la maison sentait le renfermé, mais tout semblait en ordre, vétuste mais rangé dans le chaos que l'existence était devenue. Les fusils étaient planqués derrière chaque porte, ainsi que quelques machettes et autres sabres. Au fond du salon, près de la cheminée noircie par les feux clandestins allumés avec une précaution ultime, gisaient quelques photos abîmées de Jules et sa famille, autour d'une bougie à l'effigie de la Vierge. La guerrière était planquée au sous-sol, et sa couchette était entourée d'un abri anti-attentat fait de bric, de broc et de conserves de petits pois. Elle a déployé quelques sacs de couchages, lampes à huile et bols de lentilles chaudes avec une rapidité déconcertante. Quand elle a demandé à Candide ce que la jeune fille dans ses bras avait de grave, le groupe d'enfants s'est resserré autour de celui-ci. Aucun mot ne s'est échangé au sujet d'Aglaé, ni à cet instant ni quand Candide et Irène creusaient sa tombe dans le jardin en pleine nuit, ni non plus quand Basile a déposé la couronne de fleurs dans ses cheveux presque roux avant de jeter la première poignée de terre. De l'existence terrestre d'Aglaé n'est plus resté qu'une paire de bottes jaunes, un médaillon de baptême au nom d'Aglaé Héloïse Neumann, et les souvenirs enfermés dans le crâne à tout jamais scellé de Candide.
Les premières nuits ont été les pires. Candide se réveillait en hurlant. Plusieurs fois, les uns ou les autres ont du l'empêcher d'avaler tous les médicaments croisant son chemin ou de se trancher la carotide. Il a fini par tomber dans une sorte de transe silencieuse et amère, jusqu'au dernier jour de l'occupation.
Les combats ont commencé lors de leur deuxième semaine dans le Sud. Basile et Jules taillaient des cannes pour organiser leur rééducation mutuelle dans le jardin de la grand-mère de Jules, quand ils ont vu deux gosses débarquer. Le type avait l'air à moitié mort, ses cheveux bruns et frisés collant à son visage couvert de sang, et la fille, frêle et blafarde, le portait à bout de bras. Un fusil à pompe pendait derrière son sac à dos. Elle leur a annoncé que les terroristes étaient en train de perdre la main dans la région, mais qu'ils n'avaient pas pu continuer à se battre car son compagnon était trop faible. Après quelques réticences, la grand-mère les accueillit volontiers. Marthe leur raconta une vague histoire d'incident qui avait prit des proportions démesurées, et de la France qu'ils parcouraient à pieds depuis un an, mais ne détailla jamais leur histoire, à Angelo et elle.
Le dernier jour, les bombes ne tombaient presque plus, mais des pluies acides trouaient le toit de la petite maison. A huit heures du soir, le vingt-huit août, une équipe de dix casques bleus débarqua dans leur refuge, et les en délogea. Après des interrogatoires rapides, ils les escortèrent jusqu'à la gare du village, où les survivants étaient déportés vers Paris. Le train vétuste fila dans la nuit, mais aucun d'entre eux ne put s'endormir. Lorsque l'aube éclaira leurs visages épuisés, un militaire vint leur expliquer la marche à suivre : ils allaient être dispersés dans différents centres d'accueil où on leur procurerait un espace personnel, de la nourriture et une aide psychologique. La capitale avait été déminée, mais personne ne savait ce qu'il en était pour le reste du pays. Le temps du processus serait passé, pour les quelques millions de survivants, à Paris. Après quoi, ils auraient le droit de regagner leurs logements initiaux – et de tenter de reconstruire une vie, tant bien que mal.
Basile avait disparu dans la foule le premier jour du reste de leurs vies. Jules le tenait par la main, ainsi qu'Irène de l'autre, qui tirait elle-même Candide par le coude. Ils évoluaient dans la foule compacte des militaires et des étrangers venus porter main forte à la carcasse française. L'air était électrique, mais étrangement silencieux. Personne ne criait. Personne ne râlait (sauf Irène). Personne ne se poussait. Jules repéra une famille d'oiseaux sur un fil électrique au-dessus de leur train. Il s'arrêta une seconde pour les regarder. C'étaient des rouge-gorges, dodus et interloqués face à l'étrange cohue grouillant sous leurs yeux. Le regard de Jules croisa celui d'un des plus petits, et il vit un éclat artificiel briller, comme si une petite vitre était coincée entre l'iris et le cristallin de la petite bête. Il eut soudain le terrible sentiment saugrenu d'être observé, et que tout le monde autour de lui l'était. Il fit volte-face.
« Eh, t'as vu ça ? », dit-il au vide.
Car Basile n'était plus là. Sa main était vide. Il n'était nulle part. Son premier réflexe ne fût pas de secouer la main d'Irène pour signaler la disparition de son plus cher ami. Il jeta immédiatement un coup d'oeil aux oiseaux, mais ils avaient aussi disparu. Le fil électrique aussi. Il cligna des yeux plusieurs fois. Puis, hébété et épuisé, il laissa Irène le guider dans la foule. Ce fût la dernière fois qu'il vit Basile. Plus jamais il ne parla de lui.
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amodestmuse · 8 years
Text
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« Marion, remets-nous des glaçons., dit Thérèse, très sérieuse. -Alors là, je te jure sur la tombe de ta grand-mère que la prochaine fois que tu dis ça, les glaçons tu vas les sentir passer autre part que dans ton gosier., répondit Marion, encore plus sérieuse. -Thérèse, je crois qu'on va convoquer une réunion de crise bientôt pour que t'arrêtes d'être fan de Soprano, c'est plus possible., grogna Sabrina. -C'est le meilleur rappeur de l'histoire de la musique !, s'indigna la jeune fille, sa petite main sur son cœur, offusquée. -Attends, t'es en train de comparer Soprano aux vrais meilleurs rappeurs de l'histoire de la musique ? Kanye West, 2Pac, Eminem, Jay-Z ? -Euh, excuse-moi, mais combien de NRJ Music Awards a gagné 2Pac, déjà ? C'est bien ce que je me disais. -Donc tu décides de qui est le meilleur rappeur du monde selon... L'award le plus pété du monde ? Tu prends quel genre de drogue, que j'évite d'y toucher jusqu'à la fin de ma vie ? », intervint Sabrina. Émilie leva les yeux au ciel et s'effondra dramatiquement sur la pelouse où les quatre amies pique-niquaient, comme tous les mardis midis. Et comme tous les mardis midis, Sabrina, Thérèse et Marion avaient la même discussion, la même stupide dispute pour déterminer qui était le roi du rap. Émilie adorait ses copines – mais parfois, Marion et Sabrina ne comprenaient pas que Thérèse était extrêmement têtue, et qu'elle n'avait pas l'intention d'arrêter d'écouter tout ce que NRJ Hits lui faisait passer dans le crâne. Elle roula sur le ventre et sortit une cigarette du paquet de Marion, avant de l'allumer et de cracher la fumée sur ses amies agressivement. « On pourrait arrêter de parler de rappeurs marseillais à deux balles s'il vous plaît ?, grogna-t'elle. -Donc tu nous rejoins sur le fait que Soprano est nul ?, demanda Marion, enthousiaste, piquant une bouffée de la cigarette d'Émilie. -La ferme. -Bon, Émilie a raison. Parlons du sujet qui nous réunit en ce mardi midi pimpant de mars., trancha Sabrina qui, de toute façon, était la plus sage et sérieuse d'entre elles. -Notre emploi du temps ?, demanda Émilie. -La personne qui tond le gazon du square ?, reprit Marion. -La personne qui a inventé les déjeuners ?, insista Thérèse. -La personne qui a inventé les pique-niques ?, renchérit Émilie. -Comme dirait Émilie ici présente : la ferme. Faites pas les innocentes, vous deux », siffla Sabrina en pointant Marion et Thérèse du doigt. Émilie observa les regards rieurs de ses copines se muer en yeux lourds de sous-entendus tous dardés sur sa personne. « Ah je vois, dit la blonde en plissant ses yeux marrons, c'est une coalition, une alliance, une mutinerie, que dis-je... -Un cap ! », s'exclama Marion. Les quatre amies ricanèrent comme des hyènes, toujours très satisfaites de leur humour de qualité plutôt discutable. «Trêve de plaisanterie, reprit Sabrina. Ceci est une mission de sauvetage. -Hein ?, balbutia Émilie, sans comprendre. -Émilie, on sait que tu tiens à ton image de « femme forte », solitaire et tragique mais..., commença Thérèse. -Mais quoi ? Mais rien du tout. Je vous ai déjà dit que je voulais pas de mec, pas tout de suite tout du moins., s'enflamma la jeune fille, les mains croisées sur son ventre. -Tu nous laisses finir, future femme à chats ?, dit Marion en lui tapant sur le crâne. -Donc, je disais que tu tenais vraiment à cette image, mais qu'il faudrait peut-être que tu penses à t'ouvrir un peu ? -Tu veux dire ouvrir mes cuisses., plaqua Émilie, dure. -Et où est le problème avec les filles qui ouvrent leurs cuisses, dis moi ?, répliqua immédiatement Marion. -Tu sais bien que c'est pas ça le problème ! Le problème c'est que je suis pas prête, et qu'être en couple c'est pas pour moi. Et puis, vous dites « mission de sauvetage » comme si c'était absolument nécessaire que j'ai un mec ou une meuf, comme si j'avais quarante ans et que vous étiez toutes mariées et moi pas. C'est ridicule ! On a seize ans, seize ans, merde et je suis déjà censée être en couple et heureuse, ou j'sais pas quoi ? Moi, j'ai pas envie. » Émilie baissa le regard. C'était toujours ainsi. Thérèse la maternait pour lui faire comprendre quelque chose, Marion la secouait un bon coup pour qu'elle arrête de faire sa tête de mule, et Sabrina finissait la conversation par un « de toute façon... » suivit d'une remarque intelligente et rassurante. La plupart du temps, Émilie était quelqu'un de joyeux, encline à l'humour et toujours à se rouler par terre de rire face à ses copines, les meilleures dont quelqu'un pouvait rêver. Mais elle avait besoin d'espace, d'un jardin secret, et certains sujets étaient inabordables – celui de l'amour compris. « C'est pas ce qu'on veut dire, Em. T'es quelqu'un de génial, et on sent que t'as besoin de rencontrer quelqu'un de nouveau. On te dit pas de te marier avec, ni même de sortir avec. Un ami te ferait pas de mal. C'est tout !, l'apaisa Thérèse, une main dans la masse blonde et inextricable de ses cheveux. -T'as vraiment la tête plus dure que les abdos de Teddy Riner. On veut que ton bien, idiote !, renchérit Marion en claquant le dos d’Émilie. -De toute façon, on te force à rien. C'est toi qui choisit, Em. », finit Sabrina. Émilie soupira. « Okay, c'est quoi le plan ? », grogna la blonde en ramenant ses genoux contre sa poitrine, réticente. Ses trois amies poussèrent des cris de ravissement, applaudirent et Marion ébouriffa même ses cheveux déjà emmêlés. « Calmez-vous, on dirait que je viens de gagner Secret Story. Alors ? -Oui, oui, t'as raison. Bon tu sais mon groupe ? -Je suis adhérente à votre fan-club depuis deux ans, j'te rappelle., fit remarquer Émilie. -C'est vrai. Ben, on fait un concert, 'fin une performance à une scène ouverte dans un bar samedi prochain. Y a un gars à qui tu plais plutôt beaucoup qui y sera., expliqua Sabrina, un sourire naissant sur ses lèvres aussi roses que ses joues. -Il est plutôt beaucoup mignon, d'ailleurs., dit Thérèse, tout en suggestivité et haussements de sourcils significatifs. -Toi, tu vas plutôt beaucoup te calmer, je crois pas que mon frère apprécierait que tu parles comme ça de « Futur-non-copain-d’Émilie ». », répondit Marion en administrant un coup de coude à Thérèse. Les trois autres filles avaient toutes des relations spéciales avec l'amour, mais elles étaient plus avancées qu’Émilie ; Marion flirtait un peu avec n'importe qui qui répondait à ses critères de beauté physique, et cela n'aboutissait généralement qu'en un « Bon coup, mauvais cerveau » quand elle racontait ses aventures à ses copines. Thérèse sortait avec le frère de Marion depuis maintenant deux ans, ce qui faisait terriblement grincer des dents son père, Désiré, qui aurait aimé qu'elle sorte avec un gentil Antillais du pays plutôt que cette « pièce rapportée », comme il aimait l'appeler (Marion et son frère Alexandre avaient été adoptés au Vietnam, tous les deux), arrogant et frimeur – mais surtout irrévocablement amoureux de Thérèse. Sabrina, quant à elle, était plus pudique sur le terrain de l'amour. Elle était croyante et pratiquante, et après un début d'adolescence un peu tumultueux, elle s'était promis d'attendre le garçon qui lui ferait tourner la tête et lui donnerait des envies de bagues et de voile blanc dès le premier regard. « Bon, je viens pour Sabrina. On verra pour ce garçon mystère – parce que je suppose que vous allez pas me dire qui c'est ?, soupira Émilie. -Nope., dit joyeusement Thérèse. -Non., ajouta Sabrina. -Non pas du tout, pas du tout. », chantonna Marion, un rire au bout des lèvres. Émilie se rallongea dans l'herbe, désespérée. « Vous me soûlez tellement., geint-elle. -Garde ça pour samedi. », ricana Thérèse. Émilie enfonça son bonnet vert crapaud sur sa tête, jusqu'à son nez. Elle ne savait pas si elles étaient les pires ou les meilleures amies du monde.
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amodestmuse · 8 years
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s. ; un
Sacha avait neuf ans quand son père avait quitté sa mère. Cette phrase se termine d'habitude par « pour sa secrétaire », mais ici, ce n'était pas le cas – ou peut-être que ça l'était, mais Sacha ne voulait rien savoir. Il avait neuf ans, un pansement sur chaque genou et un skateboard sous le sapin de Noël, cet hiver-là. La grande maison glaciale qui était l'image qu'il retenait de son enfance, s'était transformé en royaume des glaces, sa mère en était la reine. Le sentiment qui résidait dans son esprit quand, parfois, son esprit s'égarait vers les plaines hostiles de ses pires souvenirs, c'était celui de la faim. La faim de quoi, d'amour ou de la nourriture dont il se privait, trop effrayé ou trop étranger à ces lieux pour oser demander de quoi manger, il n'avait jamais su. A l'époque, Delphine était encore une fille de onze ans qui n'avait qu'à s'occuper d'elle-même, et Émilie était à cet âge où la petite enfance se terminait à peine et où la conscience d'être en vie et de ce qu'était la vie la frappait de plein fouet. Reine absente, leur mère les laissait aux mains de la femme de ménage qui leur préparait le dîner, chaque soir, avant de les abandonner pour de longues nuits silencieuses et lugubres. Et Émilie, pauvre Émilie, qui n'avait pas encore la pudeur nécessaire pour ressentir des gênes aussi profondes que celles de Sacha, ne se privait pas pour pleurer de douleur quand la faim venait à bout de ses forces. Il gardait l'image d'une nuit de printemps où, désespérée et malade de ce qui se rapprochait le plus de la malnutrition, elle avait pleuré pendant des heures, seule au milieu du corridor du premier étage, son ventre encore rond et sensible dépassant de son débardeur rose, et ses couettes défaites collant à son visage humide. La faim d'amour quand il devait faire face à une énième déception en voyant le visage de sa grande sœur à la sortie de l'école, et qu'il devait serrer la main d'Émilie pour ne pas qu'elle pleure ou demande où était leur mère – et quand tous ses copains se jetaient dans les bras de leur père ou leur mère, qui les attendait, un sourire aux lèvres et un goûter à la main, de l'autre côté du portail. Et puis la faim, la vraie, quand son corps s'était décharné, quelques mois après que sa mère soit définitivement partie, et que des bracelets s'accumulaient autour de ses petites tiges de poignets pour cacher son indicible maigreur, le genre de maigreur qui faisait mal aux yeux et au cœur. Sacha avait maintenant dix-sept ans, et un nombre incalculable de disputes avec sa petite sœur derrière lui, quand elle oubliait de manger le matin.
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amodestmuse · 8 years
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d. ; un
Depuis qu'elle avait quatorze ans, Delphine s'occupait non-officiellement de son frère et de sa sœur comme une mère l'aurait fait. C'était rare, dans le milieu dans lequel ils évoluaient, de voir deux gamins élevés par leur grande sœur. En général, les riches payaient des femmes à peine plus âgées que leurs aînés pour faire le sale boulot. Les parents des trois adolescents n'avaient pas pris cette peine. Delphine avait donc très tôt appris à se contenter de six heures de sommeil et trois heures de temps libre par semaine, à faire la cuisine sans se contenter de faire ingurgiter des pâtes trois fois par semaine à Sacha et Émilie, à imiter la signature de sa mère et sa voix au téléphone, à ne pas se laisser attendrir par des pleurs et des grands yeux larmoyants quand l'un des deux avait une remarque méprisante d'un professeur dans leur carnet ou une note peu satisfaisante, à ne pas avoir le cœur brisé, quand ils se réfugiaient dans son lit quand le monde extérieur devenait trop dur à affronter sans parents. Et Delphine avait beau être adulte, et tutrice illégale de deux enfants de plus de quinze ans, elle ne pouvait échapper aux aléas que son jeune âge impliquait ; notamment être nulle en marketing et oublier son livre en amphithéâtre à deux jours d'un examen – un samedi, qui plus est. Les couloirs étaient vides, tous les étudiants étant sûrement en train de réviser à la bibliothèque universitaire, ou juste en train de profiter de leur jeunesse comme toutes personnes de dix-huit à vingt-cinq ans à peu près normales... Delphine soupira, ses talons claquant sur le sol en lino au rythme de ses pas dynamiques. Elle n'avait définitivement pas de temps à perdre sur ce genre de conneries, et évidemment c'était ce qu'elle faisait, comme toujours – perdre du temps. Elle poussa la porte de l'amphi 6, trouvant presque immédiatement son bouquin, gisant sous la chaise qu'elle occupait habituellement, au dernier rang. Elle était sur le point de sortir quand une tâche verte crapaud attira son attention ; quelqu'un avait oublié son bonnet quatre rang plus bas. Elle descendit précautionneusement les marches usées de la salle, avec le sentiment de faire quelque chose de mal (Delphine était ce que l'on appelait communément une gentille fille. Bonnes notes, pas de piercings ou de tatouages à l'horizon, jamais soûle ou autres, une gentille fille, un bon parti). Elle prit le bonnet de laine entre ses mains, et le fourra dans son sac avant de s'éclipser.
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amodestmuse · 8 years
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f. ; deux
Vingt-trois heures dans cinq minutes, rue Stendhal. Les couloirs tapissés de moquette beige et éclairés par des néons trop cheaps pour le prix que les étudiants payaient pour vivre ici étaient vides – normal, un vendredi soir. Tout le monde était sorti. Seuls s'échappaient un nuage de fumée de cigarette et une musique sourde d'une chambre, au bout du couloir du dernier étage. La chambre tout au bout était fermée, comme toujours. Un rayon bleu rasait de sol, de dessous la porte. C'était l'Heure. Il avait tourné sa chaise de bureau au plus près de sa fenêtre, et éteint la lumière. Sauf celle de son ordinateur, qui diffusait un château médiéval Minecraft, mit sur pause. Ses jumelles s'enfonçaient presque dans ses yeux, tant l'attente le rongeait. Soudain, deux silhouettes bruyantes survinrent dans son champ de vision. Tout son corps se tendit. La masse de cheveux blonds de la fille se balançait dans son dos, baigné de la lumière artificielle et usée des lampadaires. Les deux adolescents rentrèrent dans le pavillon (que l'on pouvait plutôt qualifier d'hôtel particulier) et ils disparurent quelques secondes, qu'il utilisa pour centrer sa vision sur la fenêtre de la cuisine. Là, c'était là. Elle était là. Il précisa la proximité des jumelles, et c'était son visage. Une peau blanche, des joues rosées, des paupières lourdes qui semblaient bleutées de loin, un rang de cils noirs qui jetaient une ombre sur ses pommettes, et une bouche en bouton de rose ; un visage de poupée quand elle était concentrée. Il poussa un soupir, la mâchoire serrée. Il savait exactement quand et comment déplacer ses jumelles pour la voir dans sa chambre, affalée sur son lit à manger son dîner, avant d'aller dans la salle de bain une vingtaine de minutes, et dès qu'elle revenait, il fermait ses volets en même temps qu'elle. C'était une routine, un art qu'il avait mit longtemps à maîtriser. Il évitait de se poser trop de questions sur ce que c'était, ce que ça signifiait, quand il s'allongeait, la main sur le ventre avant de s'endormir en pensant à elle. L'Heure c'était l'Heure. C'était tout.
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amodestmuse · 8 years
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d., e., s., ; deux
Vingt-trois heures dans cinq minutes. La rue Stendhal, baignée dans le halo orangé des lampadaires. Les haies s'enchaînaient d'un côté de la rue – parsemées de roses au numéro 12, et de petites fleurs jaunes au numéro 14, et longées d'une clôture verte au 18 –, hautes et touffues, et plus courtes et espacées tout le long de l'autre côté. Des résidences imposantes, luxueuses, faisaient face à une résidence étudiante huppée. Toutes les fenêtres étaient éteintes, dans la rue Stendhal, ce qui était plutôt commun pour un vendredi soir. Toutes, sauf celle de la cuisine du numéro quatorze. Delphine attendait son frère et sa sœur, assise seule devant son ordinateur portable, un vert de Château Blais à portée de main. Elle fixait d'un regard vide son cours de marketing – elle avait un partiel le lundi. Bien entendu, elle n'écoutait rien à ce cours, elle en l'avait jamais fait et ne prévoyait pas de le faire. Le professeur était un somnifère vivant, et après avoir passé cinq mois la joue sur la main à regarder vaguement la capuche de la fille devant elle, elle avait décidé de faire de cette heure vide une heure productive : elle attachait ses cheveux et faisait ses comptes et ceux de son frère dans ce cours, à présent, après avoir courageusement demandé à la fille devant elle d'aller boire un verre un samedi soir. Tout roulait, et puis il avait fallu que le stupide système scolaire français veuille que les élèves aient un examen à chaque fin de semestre. Alors, elle se retrouvait au point mort, assise comme une idiote devant son écran, devant des mots qu'elle ne comprenait pas et une année qu'elle était obligée d'obtenir ; obligée. La porte d'entrée s'ouvrit à la volée, et une odeur de cigarette froide, et d'un mélange de gazon et de poivre envahirent le vestibule immédiatement. « Salut ! Dirent de concert Sacha et Émilie en passant leurs têtes dans la cuisine américaine où Delphine s'arrachait presque les cheveux. -Salut. Y a de la pizza pour toi Émilie, et Sacha j'ai prit rendez-vous chez le dentiste pour toi. -Merci ! », chantonnèrent encore les deux. Émilie sortit une assiette en carton d'un paquet qui traînait sur le plan de travail et y posa la pizza, pliée en deux. Elle avait les yeux lourds et d'un rouge attendrissant, comme Sacha, qui l'attendait en piochant de grosses poignées de chips aux crevettes, le regard hagard. Delphine regarda ses cadets, si jeunes et fragiles, si naïfs, et son cœur se serra. Elle les embrassa et leur souhaita une bonne nuit, avant de monter dans sa propre chambre et d'envoyer un message à sa petite copine pour lui dire de venir d'ici une heure. Ce soir-là, elle n'eut pas le cœur de leur dire que leur père leur avait envoyé un message sur le Skype qu'ils partageaient, après huit ans d'absence.
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amodestmuse · 8 years
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e., s., s., ; un
«Qu'il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous. Le perfide triomphe et se rit de ma rage Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ; Il croit que, toujours faible et d'un cœur incertain, Je parerai d'un bras les coups de l'autre main. Il juge encor de moi par mes bontés passées. Mais plutôt le terrible a bien d'autres... -Terrible ? Mais tu te crois où, Émilie, dans Le juste prix ? Et puis c'est quoi tes R ? J'savais pas que t'avais des origines belges. -Le juste prix... ? -C'est pas la question Sulivan. -Samuel, en fait. -Okay Simon. Émilie, le texte était à apprendre pour il y a trois semaines. Je croyais que je pouvais te faire confiance, je me sens baisée là ! » Brunehilde était une bonne prof. Un peu tête en l'air et bipolaire sur les bords, mais une bonne prof quand même. Son vrai problème, c'était qu'elle était vraiment mélodramatique. Une qualité, pour une prof de théâtre, mais quand son côté syndrôme de la Tourette ressortait, des gifles se perdaient. « J'l'ai appris ! Brune, je me suis trompée d'un mot. Un seul !, se défendit Émilie en coinçant ses cheveux derrière ses oreilles un peu décollées. -Et alors ? Tu penses que les Nazis étaient à un Juif près ? Tu penses que les gens ne vont pas remarquer que tu t'es trompée ? On monterait une merde moderne, contemporaine ou que sais-je, je dirais pas, mais Andromaque c'est connu... -Les Allemands... -Cyril, je t'ai dit de te taire. C'est moi l'adulte responsable ici. -Samuel. J'ai dix-huit ans. -C'est super mais mon nom à moi c'est Brune. » Sam lâcha un grognement et se renfonça dans son siège mauve. La salle était à l'image de Brune ; ridicule et familière. Chaque année, les élèves étaient priés de trouver un siège et un objet pour peupler la salle. Brune vérifiait qu'ils ne les avaient pas achetés (elle avait un catalogue Ikéa à portée de main en permanence, elle faisait la collection) et à la fin de l'année, ils étaient priés de récupérer n'importe quel siège ou objet. Chez Émilie, il y avait déjà une chaise rouge, un siège imitation Louis XIV, un demi-canapé beige avec des ressorts de la taille d'un seau à purin du côté arraché, une causeuse rayée, un tabouret à deux pieds, un rang de sièges de cinéma, un banc parisien, un pouf frappé du visage de David Bowie, une chaise d'écolier, et elle rassemblait les chapeaux de chaque année (sauf l'année de ses huit ans où Ophélie avait remporté le bonnet de bain teint en beige parce qu'elle venait de guérir de son cancer du sang). Delphine les stockait dans le garage, là où Sacha travaillait son violon et ses vieux skates. Parfois, Émilie se disait que sa sœur devait vraiment les aimer pour les laisser disposer d'une pièce en réprimant son besoin maladif que tout soit en ordre. « Bon, reprends. Gloria, tu restes en coulisse jusqu'à la fin du monologue. Je sais que tes cheveux ne tiennent pas dans une seule pièce, mais fais gaffe à pas les laisser dépasser du chambranle., dit Brune en pointant du doigt l'afro de Gloria. -Très raciste. -Sherif... -Samuel. -La ferme. On reprend. » Émilie se releva, et revint à sa place initiale, dans le coin côté jardin. Elle prit une grande inspiration, et laissa chacun de ses membres glisser hors de son contrôle. C'était pour ça qu'elle adorait ces deux heures de la semaine : pendant quelques minutes, elle avait le privilège de ne plus être elle-même. Bon, cette année elle était une bipolaire suicidaire pourrie gâtée et reine du caprice, mais ça valait le coup. Elle récita son monologue, finissant sur un tragique « L'assassiner, le perdre ? Ah ! Devant qu'il expire... », avant de se laisser glisser au sol, la robe couleur grenat formant une corolle autour de son corps frêle. Le silence envahit la pièce une demie-seconde, avant que la dernière cloche de la semaine ne sonne et que tous les élèves se lèvent et récupèrent leurs manteaux et leurs chaussures. Émilie se releva, et épousseta la robe qu'elle retira dans la seconde, dévoilant ses jambes nues et sa marinière, toute froissée d'avoir passé deux heures sous un corset. Elle n'était pas pudique avec la petite douzaine d'élèves de son cours, ils se connaissaient tous depuis des années et elle était persuadée d'avoir déjà vu tout le monde nu au moins une fois chacun. Presque chaque humain a une ou plusieurs personne(s) avec qui il peut être totalement naturel, ou dans son état le plus primaire – pour Émilie, il semblait s'agir d'onze adolescents avec les hormones en ébullition. Elle renfila son jean qui sentait le jean porté depuis deux semaines et un jour, les bottes de sa sœur et voltigea hors du cours. « Putain, ça me soûle qu'elle oublie toujours de me ramener mon tutu... », grogna Gloria en lisant un truc sur son portable. Émilie sourit avec compassion, et grimpa les escaliers menant à la sortie quatre à quatre. « Émilie ! Viens me voir deux secondes. », demanda Brunehilde du bas des escaliers. « Ma chérie, je sais que c'est dur pour toi en ce moment, mais il faut que tu te recentres sur toi-même un petit peu. Tu manges assez ? Tu dors assez ?, dit la professeur en caressant les cheveux sales d'Émilie, sa cigarette roulée derrière son oreille. -Ouais, ça va super, franchement tout va bien., opina l'adolescente. -T'es sûre ? Tu sais Émilie, c'est pas parce que tu mets toute ton énergie dans une de tes activités que le reste va disparaître. C'est pas parce que tu fais ton maximum pour aller bien, que ça va bien aller. Parfois, il faut savoir être un peu égoïste et se poser les bonnes questions. Tu es en pleine tulmute et ça transparaît sur ton jeu. -Mais c'est pas justement le but ? Hermione est un personnage super torturé, c'est une bonne chose que je m'investisse. Je te jure que je vais bien. » Brunehilde eut un petit rire, et Émilie crut apercevoir une voile de mélancolie dans ses yeux bruns. Elle referma sa main sur une mèche blonde, et l'enroula autour de son majeur, au-dessus de la chevalière de son père. « T'es surprenante, tu sais. Allez, file. Ton mec est là. » Émilie plissa le nez et fit mine de vomir. « C'est mon frère... » rigola-t'elle avant de courir vers Sacha.
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amodestmuse · 9 years
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d., e., s.; un
« Émilie, t'es pas levée ? Je rêve !
-Si tu vois que je suis pas levée et que tu me casses les couilles pour ça, c'est sûrement que tu rêves pas imbéc... Aïe ! »
L'adolescente frotta l'espace entre ses deux omoplates que sa sœur venait de frapper. Elle roula sur son dos et atterrit sur le sol en douceur (ça faisait déjà plusieurs mois qu'elle n'avait plus de sommier). Delphine donna un coup de pied dans sa porte.
« Tu te lèves !, brailla l'aînée.
-Je suis levée, merde !, rétorqua Émilie et s'accroupissant sur le parquet glacé de sa chambre.
-Si par levée tu entends allongée sur ton sol, retourne en cours de... Retourne en cours ! »
La jeune fille grogna un « la ferme » agrémenté de quelques insultes bien placées et ramassa trois fringues qui traînaient sur le sol. Le jean sentait le pantalon porté tous les jours pendant deux semaines, le t-shirt avait une tâche de dentifrice entre deux rayures et le gilet puait le dojo – elle avait eu sport la veille, d'accord, et dans ce lycée lamentablement riche personne n'était foutu de payer pour du chauffage au gymnase. Daphné continuait à crier parce que les tartines avaient brûlé et Sacha ne savait pas se réveiller et elle avait son premier babysitting avant les cours dans dix minutes.
« Si tu continues à te plaindre tu vas vraiment être en retard., ricana Émilie en enfournant une tartine beurrée à l'arrache, sa brosse à dent à moitié dans la bouche et les vieilles bottes de Daphné aux pieds.
-Enlève mes bottes ! Sacha, réveille-toi gros porc !
-Tu mes les as données ? Je rêve. Et arrête de me hurler dans l'oreille je suis pas sourde !, hurla Émilie deux fois plus fort en secouant les bras au-dessus de la tête.
-Je hurle parce que tu me stresses ! Je veux bien vous déposer tous les matins au lycée mais si vous faites pas un petit Sacha ne me dis pas que tu t'es ouvert la moitié du visage pendant la nuit. On avait dit plus d'hôpital avant six mois, au moins !
-Calme-toi Fidèle Castro, c'est du marqueur..., grommela Sacha, à moitié nu dans la cuisine à quinze degrés. T'as payé le chauffage ?
-Oui, j'ai payé le putain de chauffage, imbécile. Habille-toi maintenant !
-Mais j'ai faim !
-Tu mangeras en route. Émilie, tu lui prends de quoi manger et un chewing-gum et on y va. »
Émilie était encore en train de remplir son sac à dos, ses longs cheveux blonds gênant sa vue. Elle enfonça un bonnet kaki sur son crâne ébourriffé et poussa Sacha (qui était en train de mettre son jean) jusque dans l'entrée de la maison, Delphine déjà au volant de la Smart que leur père lui avait offert pour ses dix-huit ans.
« Sacha si tu pouvais juste éviter de frotter ton visage plein de Velleda sur ma veste toute neuve ce serait sympa., geint Émilie en tentant de ne pas vomir, perchée sur les genoux de son frère, entre deux virages violents de la minuscule voiture.
-Il a quarante ans ton manteau, connasse.
-Eh !
-Bah quoi, c'est vrai !, rigola l'adolescent en continuant à frotter la moitié de son visage traversée par un trait de stylo à ardoise.
-Pas d'insultes., siffla Delphine entre ses dents, concentrée sur les rues tortueuses et l'heure qui tournait.
-Si je suis en retard je vous tue toutes les deux, j'ai un contrôle de trigo dans... Quatre minutes.
-T'avais qu'à te lever imbécile !, s'écrièrent les deux sœurs en cœur.
-On avait dit pas d'insultes, non ?
-La ferme !
-Ok, sortez de là, bonne journée. », dit Delphine, la Smart manquant un dérapage sur la chaussée.
Les deux cadets l'embrassèrent et elle les gratifia d'une main dans les cheveux chacun, avant qu'ils ne courent vers la grille.
« Vingt-deux heures quarante, ce soir, hein ? », dit Émilie quand le chemin de son frère et le sien se séparaient. Il cligna de l'oeil et claqua sa langue sur son palais.
Crétin.
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amodestmuse · 9 years
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f.; un
Une heure
Deux heures du matin. Transformers. Le premier. Shia LaBoeuf braille son amour pour Megan Fox dans un mélange de carambolages et de sang couleur framboise. La pluie tombe doucement au-dehors, à moitié bruine, contre la vitre sale du petit appartement. C'est une nuit de janvier – les vacances pour certains étudiants. La petite ville de banlieue est calme, silencieuse. Plus aucune voiture ne passe plus après minuit, et aucune ne démarre avant cinq heures du matin. Des scooters pétardent de temps en temps, les voisins rentrent leurs vélos tard le samedi, mais en général, la nuit, c'est paisible.
L'appartement baigne dans la lumière bleue de l'ordinateur, l'écran diffusant une lumière trop blanche pour que des yeux sans lunettes puissent y voir quelque chose, et le bouton d'alimentation de l'unité centrale délivrant un éclair bleu presque violent. Le lit, rayures vertes et blanches, est défait et parsemé de bouquins – physique quantique, biologie, géologie – et de fringues vaguement propres, d'emballages de nourriture sous vide, de bouteilles vides de shampooing. La table – deux tréteaux d'acier et une plaque de verre – fait office de bureau, table de salle à manger et plan de travail, et est donc chargé de vaisselle sale, de feuilles de cours et autres choses sympa du genre. La petite (microscopique) cuisine est composée d'un évier, une plaque électrique et un micro-onde – et d'une crasse impressionnante. La salle de bain n'est qu'une douche et des toilettes, on doit se brosser les dents dans la cuisine. C'est une chambre étudiante améliorée, en gros, et elle n'est pas assez grande pour contenir quelqu'un d'autre. Et tant mieux, la personne habitant cet endroit n'en avait pas envie.
Ses omoplates transperçaient presque son t-shirt blanc tant il semblait grand sur lui, et des boucles presque noires et courtes se recourbaient sur sa nuque à peine basanée, vierge de toute pilosité indésirable. Ses yeux bleus étaient concentrés sur l'écran, derrière des lunettes semblant dater de 2005. L'écran happait son attention, toute son attention. Presque en permanence. Il n'existait qu'une heure, chaque jour, où l'écran n'abîmait pas sa rétine. Une seule. Une petite heure.
Il était deux heures.
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amodestmuse · 9 years
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leave me paralyzed
Marthe rentra dans le métro. La rame était vide. Cinq heures moins huit. Les Eagles berçaient ses oreilles, this could be heaven or this could be hell. Le doux crissement des rails se joignait à la guitare aux relents hispaniques. Il était tôt – peut-être un peu trop. Son regard voguait entre ses vieilles Vans slip-on à cerises et le sol crasseux du wagon. Elle se sentait comme enveloppée de coton, encore ankylosée par son lourd sommeil (son préféré), et accompagnée d'une chaleur agréable. C'était l'été. La mi-juillet à Paris. Certains quartiers (le sien, entre autres) étaient vides, habités d'un silence retentissant et d'autres remplis à ras bord, de gens et aussi de cris d'enfants, de chants d'oiseaux, de musique, de pollution, de sourires, de jambes bronzées. Et Marthe n'était pas de ceux qui dormaient, laissant les vacances se faire dévorer par la quiétude de la chaleur écrasante. Elle se levait avec le soleil et dansait avec le jour, flirtait avec la nuit, embrassant pleinement sa nature de fille de l'été. Elle gratta son genou. Le métro s'arrêta. Des pas au fond du wagon. Elle leva les yeux – there he stood in the doorway – pour trouver un canon de revolver si près de ses yeux qu'elle pouvait voir les éraflures du bout de l'arme. « Un geste et je te bute. Lève les mains. », siffla une voix juvénile. Marthe leva lentement les mains, lâchant son portable sur ses genoux, et ses clés sur le sol (elle regarda son porte-clé, une framboise Oasis en plastique que Jonas lui avait offert). Elle serra les paupières. « Regarde-moi. », ordonna la voix. Elle leva son regard, une goutte de sueur tomba sur sa lèvre. Un grand garçon, - ni plus vieux ni plus jeune qu'elle, une masse de cheveux bouclés surplombant un visage d'ange et de longs cils effleurant ses joues, des vêtements usés pour finir cette silhouette vacillante – se tenait d'une main à la barre du métro, de l'autre, comme à sa vie, à un revolver qui semblait trop lourd pour lui. « Il est chargé. » prévint le garçon, et sa voix se brisa sur la dernière syllabe. « D'accord. Okay. », dit doucement Marthe après un lourd silence. « Tu veux... Tu veux que j'enlève mes écouteurs ? » demanda-t'elle ; les Eagles lui souhaitaient encore la bienvenue à l'hôtel California. Il hocha la tête. Avec prudence, elle tira sur ses écouteurs et remit sa paume droite en l'air. « Qu'est-ce que... Pourquoi... », balbutia la jeune fille. Il ne répondit pas d'abord, et elle priait mentalement de toute sa force pour que le métro s'arrête et accueille quelqu'un. Elle n'avait jamais cru en Dieu et méprisait l'obscurantisme par-dessus tout. Mais cette stupide divinité venait de l'agripper en cet instant, et de lui murmurer à l'oreille que le karma existait, finalement. « J'voulais juste me flinguer dans ce putain de métro mais il a fallu que je foire, comme d'habitude., éructa l'adolescent, de gros sanglots sous sa voix divagante. Tout, tout se finit mal, tout rates, putain, même ma mort, tout... -Non, mais non... Je... Pourquoi, pourquoi le métro ?, tenta Marthe. -On m'attend à Bir Hakeim. J'ai cramé tous mes papiers, j'ai disparu depuis un bail ; j'voulais que seuls ceux qui me cherchent me trouvent. », rit-il. Il avait un regard que Marthe ne connaissait que trop bien, pour l'avoir vu des dizaines de fois dans le miroir – un oscillement entre euphorie et désespoir, une folie propre aux lucides – et avoir brisé sa peau sur ce reflet dès qu'il lui apparaissait. Le garçon tremblait de tout son corps. « Assieds-toi, je t'en prie. Je bou... Je bougerais pas. », bégaya Marthe. Elle tendit lentement la main vers lui, et il braqua un peu plus son arme entre les deux yeux baissés de la jeune fille. La tension était si forte qu'elle sentait ses poumons s'assécher et son cœur frapper furieusement ses côtes, les fêlant à chaque seconde. « S'il te plaît... », murmura-t'elle dans le silence assourdissant du wagon. Quel étrange tableau, cette jeune fille aux allures d'enfant en cet instant, sa main droite tendue vers le garçons aux yeux malades, qui tenait entre ses doigts leurs deux vies. A contrecœur, il desserra son poing et plia ses genoux pour s'assoir sur le siège. Il était si tendu que les jointures de ses genoux craquèrent quand il toucha la banquette. Marthe insista, présentant un peu plus sa main tremblante sous le visage de l'adolescent. Il la regarda, elle, et elle sentit ses entrailles se serrer sous ces yeux d'un bleu si perçant qu'il en était inquiétant. C'était comme si elle pouvait toucher sa peur et son horreur, les attrapant à pleines mains quand il lui tendait la sienne. Sa paume était plus humide que celle de Marthe, et recouvrait toute sa main. Il portait une chevalière usée et des bracelets recouvrant tout son avant-bras, dont une gourmette au nom presque effacé, comme si on avait gratté l'argent pour qu'il s'en aille, encore et encore. « Dis-moi ton nom., ordonna le garçon. -Marthe. Et toi ?, dit-elle doucement. -A quoi ça te sert de le savoir ?, agressif. -Je sais pas, je veux pas avoir un inconnu en tête quand je penserais à tout ça., rit-elle nerveusement. -Angelo, alors., sourit-il. -Angelo. » Visage d'ange, il était donc logique que son nom y corresponde. « On va descendre à Bir Hakeim. Tu cours le plus vite possible hors du wagon. Si on te demande si tu m'as vu, tu dis que oui. Je veux qu'ils me trouvent. Si quelqu'un rentre, je le bute. Si t'essayes de sortir, je te bute. Si tu bouges, je te bute. T'as compris ?; ânnona Angelo. -Je... -Compris ?, insista-t'il, tendant son bras pour planter l'arme dans la tempe de Marthe. -Oui. » Le métro continuait à bringuebaler, dans la continuité de ses pensées ; Iris qui allait l'attendre à Cambronne, sa mère qu'elle avait embrassé avant de sortir la veille au soir, ses baskets favorites laissées dans la salle de bain, la ligne de coke de mardi, les bleus sur ses genoux, son frère [« mon petit frère, mort, que d'amour »], les hautes herbes de Vendée, la nuit sous la lune rousse, la lettre de renvoi sur son bureau collant d'Ice Tea, le copain de maman et ses mains poisseuses, Jonas et Jonas, encore lui, toujours lui, elle en revenait encore à lui, elle lui donnait tout comme elle l'avait toujours fait, et si c'était sa dernière (et deuxième) prière alors elle était pour le gaillard au sourire brisé, Jonas et la vie [Jonas est la vie], tout ça courait sous sa peau et elle pensait aux instants, aux rires, aux hurlements des tréfonds de ses entrailles, et Jonas, le soleil, Marthe, la vie – l'arbre aux rayons orangés de soleil, les secondes qu'elle dévorait et Jonas, la vie – le soleil ; Le soleil envahit l'espace cloîtré de la rame, éblouissant Angelo [éblouissant, Angelo], et l'appel du soleil, de la chaleur, de la lumière, et la force des rayons sur sa nuque – et l'appel de l'astre qui était son alter-ego, lumière de ses jours et fantasmes de ses nuits – et le hurlement de ses voix, tués à coup de grands sourires dans le miroir brisé et tâché de sang, le hurlement qui l'implorait de faire face au soleil et - Et Marthe fit volte-face, les yeux dans le rayon blanc du soleil de l'aube, le métro s'arrêta – un pas un cri de surprise, le craquement de la gâchette [but you can never leave]
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