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elia-lo · 6 months ago
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« La couleur parle toutes les langues » Joseph Addison
Le lundi 9 décembre 2024, je me suis rendue à l'Hôtel de la Marine afin de visiter l'exposition La couleur parle toutes les langues. Œuvres choisies de la Collection Al Thani. Puisque je bénéficie de la gratuité, j'ai également profité d'être sur place pour parcourir les collections permanentes.
Les collections de l'Hôtel de la Marine sont très tournées vers le mobilier et les arts décoratifs des 17ème et 18ème siècles, ce qui n'est guère une surprise car le 2, place de la Concorde abritait le Garde-Meuble de la Couronne jusqu'à la fin du 18ème siècle. C'est seulement en 1799 que la Marine s'y installe, et elle y restera jusqu'en 2015.
Au premier coup d'œil, on a l'impression de visiter davantage un musée d'arts décoratifs qu'un musée de la Marine. Néanmoins, la médiation numérique permet au visiteur de ne pas s'éparpiller.
Comme les visiteurs m'ayant précédé, je me suis vue confier un casque à mon entrée dans le musée. Une agente d'accueil m'explique brièvement son fonctionnement : le volume se règle à droite mais, à part ça, il ne faut toucher à rien ! L'audioguide se déclenche automatiquement lorsqu'un changement de salle est détecté.
Très vite, j'ai eu le plaisir de découvrir un outil de médiation très réussi. L'audioguide de l'Hôtel de la Marine - aussi appelé "le Confident" - est un casque connecté utilisant le son binaural. Aussi appelée "son 3D", cette technologie offre une immersion presque totale et se conjugue à merveille avec la narration proposée par l'audioguide. Le son binaural reconstitue notre perception auditive naturelle (en trois dimensions) et s'adapte à nos mouvements de tête. J'ai été très surprise en arrivant à dans la salle à manger reconstituée : les bruits de pas, le crépitement du feu et l'agitation des fourneaux sonnent plus réels que jamais. On pourrait presque sentir de bonnes odeurs de cuisine !
Afin de développer leur Confident, le CMN a réuni une équipe de spécialistes de la narration immersive et du son binaural. Le RSF, spécialiste de l'audiovisuel muséographique, a ainsi travaillé avec le Studio Radio France et les équipes de Noise Makers pour concevoir ce casque de nouvelle génération.
Bien que conçu pour animer les visites des collections permanentes, le Confident étend aussi sa médiation aux expositions temporaires de la collection Al Thani.
Présente à l'Hôtel de la Marine depuis novembre 2021, la Al Thani Collection Foundation est une organisation à but non lucratif chargée de conserver et d'exposer les collections personnelles du prince du Qatar Hamad Ben Abdullah al-Thani. Derrière cette collaboration étonnante se trouve un accord très lucratif pour la France. Pendant vingt ans, le CMN touchera 83 333 euros de loyer mensuel de la part du Qatar pour la location d'un espace de 400 mètres carrés, destiné à accueillir la collection Al Thani.
Les pièces de la collection sont choisies et exposées tour à tour à l'occasion d'expositions temporaires, comme celles que j'ai pu visiter lundi dernier. Dès que l'on pénètre dans la première salle, la scénographie pensée par l'architecte Tsuyoshi Tane nous saute aux yeux. Une pluie d'or composée de guirlandes suspendues de feuilles d'acanthe dorées habille la pièce. Aux murs, les miroirs reflètent astucieusement ce décor, lui donnant une impression d'infini.
Les salles 1, 2 et 4 sont consacrées à l'exposition Trésors de la Renaissance. Collection Al Thani à l’Hôtel de la Marine. Les œuvres choisies pour cette exposition suivent la thématique des collections permanentes de l'Hôtel de la Marine. On y retrouve des bijoux, mais également des petits objets d'ornement, des couverts et de la vaisselle. Les arts décoratifs sont, encore une fois, placés au cœur de la muséographie.
Les cartels mettent en avant les nouvelles techniques utilisées à la Renaissance, ainsi que les nouveaux matériaux dont les artistes disposent grâce au commerce en expansion. De très belles pièces peuvent être admirées dans ces espaces, comme par exemple cette bouteille aux portraits de Clément VII et d'Alexandre de Médicis datant de la première moitié du 16ème siècle.
L'exposition qui m'intéressait se trouve dans la troisième salle de la collection Al Thani. La couleur parle toutes les langues. Œuvres choisies de la Collection Al Thani propose une approche pluriculturelle de cinq couleurs : le noir, le blanc, le jaune/or, le bleu et le vert. J'ai beaucoup apprécié la vision d'ensemble qu'offrait cette exposition. Hélène de Givry, commissaire d'exposition, a choisi pour illustrer son propos une variété d'œuvres d'origines géographiques, d'époques, de cultures et de techniques très différentes. Nous pouvons par exemple voir se côtoyer une couverture Inuit en duvet de canard, un tableau de Francisco de Goya et une cloche rituelle de la dynastie Qing.
Le thème central est celui de la perception située. Pour chaque couleur, les cartels et l'audioguide soulignent qu'il existe des associations et significations différentes selon les cultures. Par exemple, le blanc est dans notre culture occidentale associé à la pureté et à la joie, alors que dans plusieurs pays d'Asie il s'agit de la couleur du deuil. D'un autre côté, nous associons le noir aux ténèbres et à la mort, alors qu'en Egypte ancienne le noir évoquait la divinité.
L'exposition est assez courte : elle tient en une seule pièce et est divisée en seulement cinq sections, plus une section introductive. Néanmoins, j'ai trouvé qu'elle offrait des pistes de réflexion très intéressantes. Je suis une grande adepte des approches pluridisciplinaires et pluriculturelles, alors j'ai beaucoup aimé retrouver cette démarche ici ! J'espère que la Collection Al Thani continuera à être mise en valeur par d'autres expositions de ce genre au cours de son séjour en France.
Pour terminer ma visite j'ai rejoint la salle 4, elle aussi consacrée à l'exposition Trésors de la Renaissance. Collection Al Thani à l’Hôtel de la Marine. J'ai pu y retrouver une nouvelle déclinaison de petits objets décoratifs, notamment une magnifique nef de table en coquillage, argent doré et émail. Les nefs de table sont des pièces d'orfèvrerie en forme de navire. Elles trône souvent au centre des tables et peuvent contenir des condiments, ou dissimuler des paires de couverts. J'ai aimé le choix de cette œuvre, qui rappelle - pour une fois - le nom du lieu. C'est vrai que l'univers marin est tout de même très absent de ce bel Hôtel de la Marine.
Ainsi, nous pourrions envisager une prochaine sortie au Musée National de la Marine de Paris, un lieu qui est lui entièrement consacré à la mer, ses représentations à travers les siècles ainsi que ses enjeux contemporains. Pour ça, je vous donne rendez-vous au 17, rue du Trocadéro de 11h à 19h tous les jours (sauf le mardi, jour de fermeture !), et même jusqu’à 22h le jeudi pour les nocturnes.
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elia-lo · 6 months ago
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« Il n’y a que ce garçon. Et ce loup au pelage bleu. “Tu veux me regarder ? D’accord ! Moi aussi, je vais te regarder ! On verra bien…” Mais quelque chose gêne le loup. Un détail stupide. Il n’a qu’un œil et le garçon en a deux. Du coup, le loup ne sait pas dans quel œil du garçon planter son propre regard. Il hésite. Son œil unique saute : droite-gauche, gauche-droite. Les yeux du garçon, eux, ne bronchent pas. Pas un battement de cils. Le loup est affreusement mal à l’aise. Pour rien au monde, il ne détournerait la tête. Pas question de se remettre à marcher. Résultat, son œil s’affole de plus en plus. Et bientôt, à travers la cicatrice de son œil mort, apparaît une larme. Ce n’est pas du chagrin, c’est de l’impuissance, et de la colère. Alors le garçon fait une chose bizarre. Qui calme le loup, qui le met en confiance. Le garçon ferme un œil. Et les voilà maintenant qui se regardent, œil dans l’œil, dans le jardin zoologique désert et silencieux, avec tout le temps devant eux. »
Dans L’œil du loup, Daniel Pennac écrit la rencontre entre un petit garçon, Afrique, et un loup, Loup Bleu. Ces deux personnages partagent leurs vécus, leurs histoires, et les circonstances qui les ont menées à se retrouver ici, dans ce jardin zoologique. De leurs récits respectifs se dégagent des thématiques communes comme la solitude et le deuil, mais aussi les migrations forcées et l’impact des hommes sur la nature. Malgré sa parution initiale en 1984, il y a maintenant 40 ans, les sujets abordés par Pennac (comme les migrations et l’environnement) sont toujours d’actualité. Ce roman fait converger les problématiques liées aux enfants et aux animaux, et met en lumière le rapport de domination que ces deux groupes subissent de la part des adultes humains. Puisque animaux et enfants semblent avoir des problématiques et intérêts convergents sur le plan social et politique, serait-il intéressant d’envisager conjointement les réflexions autour de l’enfantisme et de l’antispécisme ? L’enfantisme est un courant de pensée et mouvement social souhaitant faire reconnaître les violences spécifiques subies par les enfants et lutter contre la domination totale des adultes. La vision enfantiste s’oppose à l’adultisme, le schéma social de domination actuel plaçant les adultes en position de supériorité. Ainsi, l’enfantisme vise à considérer les enfants comme des individus à part entière (et non uniquement comme des « adultes en devenir ») faisant partie intégrante de la société au même titre que les adultes. Quant à l’antispécisme, il s’agit d’un mouvement politique et philosophique considérant que l’espèce à laquelle appartient un animal ne devrait pas être un critère discriminant. Ce mouvement dénonce la domination de l’espèce humaine sur toutes les autres et leur exploitation. Il vise à une reconnaissance des droits des animaux, de leur sensibilité et de leur agentivité. Dans cet essai, nous analyserons les liens et convergences entre les mouvements enfantistes et animalistes, en nous basant sur la littérature jeunesse, plus particulièrement sur le roman L’œil du loup de Daniel Pennac. Notre problématique principale sera la suivante : pourquoi faire dialoguer enfantisme et antispécisme, et comment Daniel Pennac s’y prend-t-il dans L’œil du loup ? Nous aborderons premièrement les liens avec les animaux dans la littérature jeunesse et dans la vie des enfants, avant de nous questionner sur les places occupées par les enfants et les animaux dans la société.
Écrire les rapports entre enfants humains et animaux
1. Pourquoi créer des personnages animaux ?
L’inclusion de personnages animaux en littérature n’est pas une chose rare. Certain.e.s auteur.trice.s utilisent les animaux afin de dresser une réalité parallèle à la nôtre, qu’ils peuvent commenter et critiquer tout en conservant une certaine distance. Dans La Ferme des Animaux (1945), George Orwell met en scène l’instauration et l’évolution d’une société totalitariste : les animaux d’une ferme se soulèvent contre leur maître, le renversent, et décident de prendre le pouvoir. Ici, la figure animal permet à Orwell de prendre de la distance et autorise le public à ne pas réellement se confronter à la réalité du totalitarisme. 
Cependant, cette distance entre la figure fictive de l’animal et la réalité de l’individu humain peut également nuire aux intentions de l’auteur. Maus: A Survivor's Tale (1980-1991) est une bande dessinée d’Art Spiegelman racontant l’histoire de la Shoah, illustrée par des animaux. Puisqu’il évoque à travers ses dessins la douleur et l’horreur du génocide, il crée chez le lecteur et la lectrice un sentiment de compassion. Mais la distance émotionnelle associée aux personnages animaux subsiste et son travail est considéré comme fictionnel. 
Peut-on appliquer ces notions - basées sur un public de lecteurs et lectrices adultes - aux enfants ? Dans la littérature jeunesse, les personnages d’animaux sont souvent utilisés comme des métaphores pour les enfants. Ils permettent une identification du lecteur et de la lectrice tout en lui autorisant là aussi une certaine distance. « Les personnages d’animaux tels que figurés dans la littérature jeunesse étayent le développement des enfants, notamment en leur permettant de s’identifier sans se mettre en jeu totalement. » dit Françoise Armengaud dans son article Enfants et animaux dans la littérature jeunesse (2017). 
À travers ces personnages, les auteurs s’adressent directement aux enfants et leur inculquent des leçons et conseils.Les Fables de Jean de La Fontaine ont elles aussi un but éducatif. En effet, le premier recueil des Fables est dédié au Dauphin, le jeune prince Louis de France, et le poète y inclut diverses leçons de morales seyant l’éducation d’un prince. 
Si l’utilisation d’animaux anthropomorphes est commune, son efficacité n’est pas prouvée. Une étude sociologique de 2016 a démontré que les enfants étaient bien plus enclins à adopter la morale d’un livre lorsque celui-ci était illustré par des personnages humains, par rapport à des enfants ayant lu un livre illustré par des personnages animaux anthropomorphes (Larsen, 2017).Plutôt que de lui accorder une forme humaine, Pennac donne à son loup une personnalité. Dans L’œil du loup, Loup Bleu parle de ses parents, d’un de ses cousins, de ses frères et de sa sœur. Il évoque également son amie louve, rencontrée au zoo. Ces figures de l’entourage sont également présentes dans la vie des enfants lecteur.trice.s, et ces parallèles renforcent le processus d’identification.
2. Les relations avec les animaux au cœur de la construction sentimentale des enfants
Depuis 2020 le chiffre reste constant : en France, plus de la moitié des foyers héberge un animal domestique (61% des français selon le Baromètre Facco-Odoxa 2024). Ainsi, les animaux font partie intégrante du quotidien des enfants qui les considèrent d'ailleurs comme de véritables compagnons de jeu. 
Selon une étude de 1996 menée en Écosse sur un groupe de 69 enfants de 9 à 12 ans (Melson, 2011), la relation la plus importante pour eux - en dehors de leurs parents - était majoritairement celle avec l’un de leurs animaux de compagnie, plutôt qu’un grand-parent, professeur ou voisin. De plus, lorsqu’ils évoquent leurs compagnons et compagnes de jeu, les enfants de 7 à 10 ans utilisent le même vocabulaire pour parler des animaux de compagnie et de leurs frères et sœurs (Melson, 2001). 
La place émotionnelle et affective qu’occupent les animaux dans la vie des enfants est loin d’être négligeable. Le psychologue William Corsaro nomme cela la « culture et sociabilité enfantine » (Corsaro, 1997). Les animaux peuvent être source d’amour, de réconfort et de lien social pour les enfants, au même titre qu’un parent ou grand-parent. Ils peuvent également être des compagnons de jeu et garder des secrets, comme un frère, une sœur, ou un.e ami.e (Melson, 2001). 
Nous retrouvons cette dimension presque thérapeutique dans le livre de Pennac : à la fin du récit, Afrique a développé tellement d’empathie pour Loup Bleu qu’il décide de ne plus rouvrir son œil. En conséquence, son œil finit par s’infecter. En voyant ça, le loup, dont l’œil est en fait guéri depuis longtemps, trouve la confiance et l’envie nécessaire pour ouvrir ses deux yeux.
« “Évidemment, pense Loup Bleu, évidemment, c’est tentant, ça mérite d’être vu avec les deux yeux.” “Clic !” fait la paupière du loup en s’ouvrant. “Clic !” fait la paupière du garçon. — Je n’y comprends rien, dira le vétérinaire. — Moi non plus, dira le docteur. »  Pennac, L'œil du loup, 1984 (p. 93).
3. L’œil du loup de Daniel Pennac : récit d’un lien précieux et bienfaiteur 
Au début du roman, les deux personnages principaux viennent à peine de se rencontrer. Le garçon, Afrique, observe Loup Bleu dans son enclos. Un jour, Loup Bleu en a marre et finit par se confronter au garçon et à son regard. Cependant, Loup Bleu n’a qu’un œil, il a été éborgné par des chasseurs lors de sa capture. Face aux deux yeux de l’enfant, il se sent inconfortable et se trouve dépourvu. Afrique sent son inconfort et décide de fermer un oeil afin de se mettre sur un pied d’égalité avec le loup. Cette considération touche Loup Bleu et le met en confiance. Là, en tant qu’égaux, ils commencent à dialoguer et à partager leurs histoires respectives. Le récit passe par le regard, c’est en plongeant tour à tour dans l'œil de l’autre, dans son intériorité, que les deux protagonistes vont faire connaissance.
Dans l’univers de Pennac, les enfants ont un lieu privilégié avec les animaux, ils peuvent les comprendre et discuter avec eux (« Il interrogeait les enfants de son âge : / — Vous n’auriez pas vu un droma qui rêve ? / Les enfants riaient : / — Tous les dromas rêvent ! » p. 58). Ce lien perdure à l’âge adulte chez certaines personnes ayant conservé une forte empathie pour les animaux, comme M’ma Bia et P’pa Bia, les parents adoptifs d’Afrique. 
Jusqu’à sa rencontre avec Afrique, Loup Bleu a eu des relations interespèces très compliquées. Si une solidarité entre les renards et les loups est évoquée (« Le soir, on se couchait dans des terriers de renards. (Les renards prêtent volontiers leurs terriers aux loups. Contre un peu de nourriture. Ils n’aiment guère chasser, les renards, trop paresseux.) » pp. 23-24), le principal des interactions avec d’autres espèces se fait avec des humains antagonistes (un groupe de chasseurs ayant tué son père et traquant sa sœur, Paillette). Loup Bleu est éborgné et capturé par ces chasseurs avant d’être vendu à un propriétaire de zoo. Il est alors seul, sans famille, et ne se lie pas non plus aux autres animaux (« Tout seul. Parmi des animaux inconnus, eux aussi dans des cages… » p. 38). 
Afrique, lui, a toujours entretenu de plus fortes relations avec d’autres espèces qu’avec les humains. Jeune orphelin, il est d’abord élevé par un marchand qui l’exploite et ne l’apprécie guère. Ensuite, il est vendu à un éleveur et devient son berger, avant d’être à nouveau abandonné. Il doit se débrouiller tout seul, marchandant ses talents de conteur pour survivre. Enfin, il finit par rencontrer M’ma Bia et P’pa Bia qui le traitent avec bienveillance et finissent par l’adopter.
Pour chaque adulte l’ayant maltraité, Afrique avait également pour compagnon et ami un animal. Tout d’abord, il y avait Casseroles, le dromadaire du marchand. Puis, alors qu’il est berger, Afrique se lie d’amitié avec un guépard.
« — Tu es un bon chasseur, Guépard. Tu cours plus vite que tous les animaux et tu vois plus loin. Ce sont aussi des qualités de berger. [...] — Guépard, si tu faisais le berger avec moi ? — Qu’est-ce que j’y gagnerais ? Afrique regarda longuement le Guépard. Deux larmes anciennes avaient laissé des traces noires jusqu’aux coins de ses lèvres. — Tu as besoin d’un ami, Guépard, et moi aussi. Voilà, c’est ainsi que cela s’était passé avec le Guépard. Afrique et lui étaient devenus inséparables. » Pennac, L’œil du loup, 1984, (p. 62). 
Enfin, lorsqu’il arrive chez M’ma Bia et P’pa Bia, il rencontre également un gorille et un perroquet qui font tous deux partie de la famille. 
Ces liens forts, présents dans l’enfance, disparaissent cependant au passage vers l’adolescence puis l’âge adulte, dans la plupart des cas. La conception du monde des humains adultes évolue pour passer d’une considération des autres espèces comme étant égales à l’espèce humaine, à une vision hiérarchique des espèces, avec l’humain au sommet. Mais cette idée de supériorité des adultes humains ne s’applique pas uniquement en relation aux autres espèces, car elle se retrouve également dans la domination exercée par les adultes sur les enfants.
« All animals are equals but some animals are more equals than others » (Orwell, 1945) : Le « contrat de capacité » à la source de la marginalisation des enfants et des animaux au sein d’une société d’adultes humains
1. Qui a le droit d’exister en tant qu’individu à part entière dans la société ?
Dans son article « The Capacity Contract: Locke, Disability, and the Political Exclusion of “Idiots” » (2014), Stacy Clifford Simplican propose une nouvelle lecture de la théorie du contrat social de John Locke. La théorie du contrat social - ou contractualisme - est un courant de pensée philosophique et politique visant à expliquer et légitimer l’autorité exercée par le gouvernement sur l’individu. Les philosophes contractualistes - comme Rousseau, Locke ou encore Hobbes - soutiennent l’idée qu’il existerait un contrat social implicite à la base de toute société. Selon les termes de ce contrat, l’individu consent tacitement à renoncer à certaines libertés et à se soumettre au gouvernement (ou aux figures possédant l’autorité), en échange d’une protection de ses droits restants ou du corps social, et d’une place dans la vie politique et sociétale.
Clifford Simplican met en évidence une clause sous-jacente du « contrat social » de Locke avec ce qu’elle nomme le « contrat de capacité ». Le résumé de son article commence ainsi : « Le contrat social de Locke repose sur un contrat de capacité basant la légitimité politique d’un individu sur ses capacités rationnelles ». 
Bien que les travaux de Clifford Simplican soient principalement tournés vers les discriminations validistes et psychophobes, ses conclusions s’appliquent également à l’adultisme et au spécisme. L’autrice le mentionne d’ailleurs brièvement, en soulignant que l’exclusion de certains individus est justifiée par une proximité avec l’animal : « La place donnée aux idiots - et aux autres qui sont similairement dénués de pensée rationnelle - oscille de façon imprécise entre les humains et les animaux ». Il se crée donc un rapport de domination entre les personnes autonomes (sous entendu, qui ont la capacité de penser rationnellement) et celles qui seraient « naturellement gouvernées » (qui ne sont pas capables de penser par elles-même). Cette catégorie d’individus dominés comprend plusieurs groupes marginalisés, dont les enfants et les animaux. 
La remise en cause du contrat de capacité est au cœur des discours enfantistes, accompagnée de propositions de modèles de citoyenneté inclusive. Les enfants font partie de la société, ils entretiennent des liens étroits et complexes avec ses membres et suivent ses normes. Donc, en tant que membres à part entière de la société, il semblerait logique que les enfants aient eux aussi leur mot à dire dans l’élaboration des politiques, normes et responsabilités qui régissent cette société. Pour bâtir une société inclusive, il est essentiel que toutes les personnes concernées soient prises en compte.
2. L’hybridation enfant-animal et la figure de l’« enfant sauvage »
Le rapprochement entre enfants et animaux culmine avec les « enfants sauvages », des êtres hybrides faisant office de lien entre les marges de la société humaine et les animaux. Dans la littérature jeunesse, les caractéristiques physiques de ces enfants sauvages sont décrites comme (trop) proches de l’animal, et les personnages enfants peuvent être comparés directement à des animaux.
« On eût dit un chat sauvage. Rudi n’eut que le temps de noter une tignasse noire qui retombait sur la figure et l’éclat de deux yeux effrayés – et déjà l’apparition s’était évanouie entre les arbres et les rochers. » Kristink, Heidi et l’enfant sauvage, 1967 (p. 36).
Ce lien fait entre l’aspect physique d’un individu et sa personnalité peut être rapproché à la physiognomonie, la « science » du décryptage des formes du visage et des expressions de la face, très populaire aux XVIIème et XVIIIème siècles. Dans son Essai sur la physiognomonie destiné à faire connaître l'homme et à le faire aimer (1781), le philosophe Lavater soutient qu’il existe une correspondance réelle entre le moral et le physique. Ainsi, une analyse des formes du visage d’un individu équivaudrait à une analyse de sa morale, et s’il ressemble physiquement à un animal cela voudrait dire que sa personnalité serait celle d’une bête.
Chez les enfants sauvages, cette proximité physique et morale avec la bête est vue comme quelque chose à corriger. Le vocabulaire employé pour parler de ces enfants est similaire à celui utilisé pour des animaux sauvages : « Le pauvre enfant ! Il devait avoir besoin d’affection autant que de bonne soupe. Il ne lui serait pas difficile de l’apprivoiser ! » (Kristink, Heidi et l’enfant sauvage, p. 51, 1967). Les caractéristiques de l'enfant sauvage - agressivité, sauvagerie, indépendance et rébellion - sont également celles du mauvais enfant, celui qui a besoin d'être éduqué, corrigé, apprivoisé, voire dompté. 
3. « La double nécessité convergente et paradoxale de protéger et contrôler » (Sistach, 2011) 
Dominique Sistach, docteur en droit du travail, s’est retrouvé confronté à la réalité spatiale de l’adultisme en se promenant en ville avec sa famille. Dans son article « “Interdit aux enfants et aux chiens” Le silence des discriminations infantiles » (2011), il présente les observations qu’il a pu réaliser : « C’est un soir, en tête à tête avec ma compagne, dans un restaurant du centre-ville de Perpignan que la réalité nous a rattrapés et que la sociologie m’est réapparue comme nécessaire : dans un lieu vide, les personnels refusaient toutes les familles nombreuses avec de jeunes enfants et surtout les couples accompagnés d’enfants en bas âge, pour quelques instants après accepter quiconque se présentant pour souper. » (p. 48).
Comme nous l’avons vu dans notre première partie, le monde social des enfants est un monde interespèce. Enfants et animaux partagent cet univers social commun, mais ils se voient également tous deux exclus du monde politique des humains adultes (donc de l’espace public), au nom du contrat de capacité. Cette absence d’accès au monde extérieur et à la vie publique est souvent justifiée par des motifs paternalistes, invoquant un désir de protection. La sphère familiale est par défaut l’espace attitré des enfants car l'extérieur est vu comme dangereux. Cependant, le domaine privé est loin d’être une protection efficace et plusieurs études ont prouvé que l'absence ou la réduction des contacts avec l'extérieur est propice aux abus. Selon la CIIVISE, les sphères privées et intimes sont davantage propices aux violences sur les enfants car, dans 90 % des cas, celles-ci sont perpétrées par des adultes de proximité, comme les membres de la famille, des voisins, des amis, des parents, des moniteurs de sport, des animateurs de centres de loisirs, ou des éducateurs dans les institutions (chiffres de 2024). 
« Pourtant, quand Toa revint, il était seul. — J’ai vendu le chameau ! [...] D’ailleurs, je t’ai vendu, toi aussi. » Pennac, L'œil du loup, 1984 (p. 57).
Le dernier rapport de la commission a également insisté sur le fait que 10% de la population est ou a été victime d'inceste, soit environ 3 enfants pour une classe de 30. Donc non, les enfants ne sont pas forcément plus en sécurité auprès de leurs parents, de leurs frères et sœurs ou de leurs grands-parents. C’est au contraire en encourageant l’ouverture des enfants au monde extérieur et aux autres individus que nous pouvons les aider à créer un réseau de soutien et à rencontrer des personnes ressources.
Conclusion
« Tous. Afrique les retrouva tous dans le jardin zoologique de l’Autre Monde. [...] Oui, Afrique les connaissait tous, les habitants du jardin zoologique. Tous sauf un. » Pennac, L'œil du loup, 1984 (pp. 89-90).
Enfants et animaux sont deux groupes exclus de la vie politique de la société, ils subissent la domination des adultes humains et la ségrégation spatiale. À partir de ce constat, comment pouvons-nous aller au-delà du contrat de capacité afin d’imaginer une société interespèce inclusive ?
À la fin du récit, le jardin zoologique de L'œil du loup fait office de microcosme, de micro-société construite sur des rapports interespèces. Les différents animaux du zoo ont pu développer une certaine empathie mutuelle grâce à l’exemple d’Afrique qui a d’abord fait un premier pas vers eux et leur a offert son amitié. Le dernier chapitre met en scène une épiphanie de Loup Bleu qui saisit enfin la beauté qu’apportent l’amitié et le rêve dans sa vie. 
La construction d’une société inclusive passe impérativement par la considération totale et inconditionnelle de tous les individus évoluant au sein de ladite société. Cela implique par exemple une nouvelle considération des espaces publics - comme notre environnement naturel - pour qu’ils conviennent à tou.te.s et une valorisation des liens sociaux existant en dehors du modèle familial nucléaire.Pour sortir du contrat de capacité, nous pouvons par exemple nous tourner vers une éthique du care (aussi appelée « éthique de la sollicitude »), basée sur l’empathie, l’entraide et le lien social. Pour approfondir sur ce sujet, nous proposons de consulter les travaux de certain.e.s universitaires ayant écrit sur l’éthique du care, comme Agathe Delanoë qui soulignait notamment l’importance de lieux « [...] où les enfants, en se sentant autorisés et capables de s’exprimer dans un cadre sécurisant, s’éprouvent comme sujets capables de penser. » (Bérard, 2021, p. 8).
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Liste des ouvrages cités
BÉRARD Marion, COASNE-KHAWRIN Marie, DELANOË Agathe, DUFOURT Pénélope (sous la dir. de), « Care et philosophie pour enfants : au-delà du caring thinking, un projet éthique et politique », Nouveaux cahiers de la recherche en éducation, vol. 23, n°3, 2021, éd. de l’Université de Sherbrooke, diffusion numérique : 4 octobre 2022 (https://www.erudit.org/fr/revues/ncre/2021-v23-n3-ncre07355/). 
Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles Faites aux Enfants (CIIVISE), Violences sexuelles faites aux enfants : « On vous croit » [rapport public de 2023], 2023, publication en ligne (https://www.ciivise.fr/le-rapport-public-de-2023). 
CORSARO William A. , The Sociology of Childhood, 1997, presses Pine Forge, Thousands Oaks (CA), États-Unis.
KRISTINK Nelly, Heidi et l'enfant sauvage, 1967, éd. Hemma, Paris, France.
LARSEN Nicole E., LEE Kang, GANEA Patricia A., « Do storybooks with anthropomorphized animal characters promote prosocial behaviors in young children? », Developmental Science, vol. 21, n°3, 2017, éd. Wiley, publication en ligne (https://doi.org/10.1111/desc.12590). 
LAVATER Kaspar Johann, Essai sur la physiognomonie destiné à faire connaître l'homme et à le faire aimer, 1781, éd. Jacques Van Karnebeek, La Haye, Pays-Bas.
ORWELL George, La Ferme des Animaux. Un conte de fées, 1945, traduit de l’anglais par VIGIER Romain, 2021, éd. Renard Rebelle, Paris, France (https://www.renardrebelle.fr/livres/george-orwell-la-ferme-des-animaux/). 
SPIEGELMAN Art, « Maus: A Survivor's Tale », Raw, vol. 1 n°2 - vol. 2 n°3, 1981-1991, éd. Pantheon Books, New York City, États-Unis.
Bibliographie sélective
ARMENGAUD Françoise, « Enfants et animaux dans la littérature jeunesse », L’école des parents, n°623, pp. 187-208, 2017, éd. érès et le FNEPE, Paris, France (https://doi.org/10.3917/epar.s623.0187). 
CLIFFORD SIMPLICAN Stacy, « The capacity contract: Locke, disability, and the political exclusion of “Idiots” », Politics, Groups, and Identities, vol. 2, n°1, pp. 90-103, 2014, éd. Taylor & Francis.
KYMLICKA Will, DONALDSON Sue, « Children and Animals », dans GHEAUS Anca, CALDER Gideon, DE WISPELAERE Jurgen (sous la dir. de), The Routledge Handbook on the Philosophy of Childhood and Children, 2019, éd. Routledge, Abingdon, Royaume-Uni (traduit de l’anglais par L’Amorce, 2024 : https://lamorce.co/les-enfants-et-les-animaux/).
LÉVÊQUE Mathilde, « L’“ombre portée” de l’enfant sauvage dans la littérature de jeunesse des années 1830 aux années 1960 », dans LÉVÊQUE Mathilde, LÉVY-BERTHERAT Déborah (sous la dir. de), Enfants sauvages. Représentations et savoirs, pp. 233-247, 2017, éd. Hermann, Paris, France (https://doi.org/10.3917/herm.leveq.2017.01.0231). 
MELSON Gail F., « Principles for Human-Animal Interaction Research », dans MCCARDLE Peggy, MCCUNE Sandra, GRIFFIN James A., MAHOLMES Valerie (sous la dir. de), How Animals Affect Us. Examining the Influence of Human–Animal Interaction on Child Development and Human Health, pp. 13-33, 2011, American Psychological Association, Washington, DC, États-Unis. 
MELSON Gail F., Why The Wild Things Are. Animals in the Lives of Children, 2001, Presses Universitaires de Harvard, Cambridge (Massachusetts), États-Unis.
PENNAC Daniel, L'œil du loup, 1994, éd. Pocket Jeunesse, Paris, France.
SISTACH Dominique, « “Interdit aux enfants et aux chiens” Le silence des discriminations infantiles », Le sociographe, n°34, pp. 45-58, 2011, éd. Champ Social, Nîmes, France (https://doi.org/10.3917/graph.034.0045).
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elia-lo · 7 months ago
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« Quelqu’un avait tourné le bouton du volume à zéro. L’atmosphère se vidait, Inès elle-même se vidait : elle sentait ses cris, ses battements de cœur être un à un aspirés à l’intérieur du monstre ; c’était une impression vertigineuse, celle de retourner dans le ventre du monde… Dé-naître. Puis le voile s’obscurcit, la lumière vacilla à son tour, et –»
Inès et Tristan sont deux jeunes ados qui, alors qu'iels sont en vacances au camping avec leur famille, basculent par mégarde dans le monde de Bordeterre. Dans cet univers parallèle au leur, iels découvrent des créatures aux trois yeux effrayants, des gens plus ou moins transparents et des chants qui ont le pouvoir de modifier la réalité. Et bien sûr, le mystérieux et terrifiant lac Zéro, un morceau du néant qui sépare les deux mondes...
Peu après leur arrivée, Inès et Tristan prennent chacun.e des chemins très différents : Inès prend le nom d'Ignace Dulac et devient l'apprenti d'un aristocrate, tandis que Tristan devient le bras droit d'une jeune femme aux idéaux révolutionnaires. Mais, chose étrange, le frère et la sœur commencent petit à petit à oublier leur vie d'avant, leur famille, et, surtout, à s'oublier mutuellement.
Bordeterre est le premier roman de Julia Thévenot. Paru aux éditions Sarbacane en 2020, ce livre s'adresse à un public jeunesse/young adult, à partir de 14 ans. Julia Thévenot déroule son univers avec une plume poétique - où l'on reconnaît certaines influences, notamment Christelle Dabos - et pleine de musicalité. C'est là, de mon point de vue, le point fort du roman : un univers original et bien ficelé. Le worldbuilding est très pointu, mais laisse tout de même la place à la rêverie et au mystère. Le système de magie basé sur le chant (ses paroles, mais aussi sa musique), le quartz et les étranges esprits aux trois yeux permet au roman de se démarquer parmi les nombreux titres de littérature imaginaire destinés aux adolescent.e.s.
Si j'ai eu un peu de mal à rentrer dans la narration au début, dès que l'intrigue bascule en Bordeterre (dès que l'intrigue "déborde"), je me suis tout de suite vue accrochée à l'histoire. J'ai beaucoup aimé la place importante de la musique et du chant dans l'univers.
Le rythme est assez intense, surtout dans la deuxième partie du roman. J'ai tout de même été déçue par la fin qui présente une conclusion trop rapide et facile à mon goût. Mais, puisqu'il s'agit d'un premier roman et que nous sommes dans le domaine de la littérature young adult, je peux passer sur cela.
Néanmoins, quelques points m'ont gêné au cours de ma lecture et ont quelque peu terni le plaisir que j'ai pu prendre pendant la lecture.
Premièrement, Tristan a été pensé comme autiste par l'autrice. Une caractérisation bienvenue sur le papier mais qui a du mal à s'exprimer correctement. Le personnage de Tristan tombe facilement dans la caricature, ce qui fait de lui - en quelque sorte - le diagnostic parfait, comme s'il cochait toutes les cases. (Ce n'est pas pour dire que de telles personnes n'existe pas : l'autisme est un spectre et il y a autant de formes d'autisme qu'il y a de personnes autistes. Cependant, il est un peu triste de constater qu'il s'agit toujours des mêmes types de personnages qui sont mis en lumière.) Sa neurodivergence et les particularités qui l'accompagnent sont vues comme des obstacles à "dépasser", notamment son bégaiement qui finit par disparaître grâce au pouvoir de ~l'amour~. J'ai trouvé cela dommage, c'est assez rare d'avoir des personnages principaux qui bégaient. Mais dès que Tristan commence à avoir des responsabilités et est pris au sérieux, son élocution devient parfaite.
Deuxième point qui m'a posé problème : la caractérisation d'Inès est très inconsistante. Le personnage est tantôt présenté comme une enfant insouciante, une femme mature et réfléchie, et une ado rebelle, sans qu'une réelle cohérence ne soit nouée entre ces aspects de sa personnalité.
Ensuite, un petit point qui m'a fait tiquer à plusieurs reprises. La différence d'âge entre Aïssa et ses "love interests" n'est jamais abordée. Du haut de ses vingt deux ans, elle a quatre ans d'écart avec Adelphe et six avec Tristan (les deux garçons ayant respectivement dix-huit et seize ans). À ces âges là (surtout dans le cas de Tristan), cet écart est loin d'être négligeable. Cependant, le sujet n'est jamais réellement amené, encore moins questionné.
Pour continuer sur le sujet d'Aïssa, il est regrettable que l'autrice se laisse facilement tomber dans des "tropes" racistes. Pour le cas d'Aïssa, une femme noire, on retrouve le stéréotype de la "angry black woman" : Aïssa est en colère, assoiffée de vengeance et ne cherche pas à s'en cacher. Parfois, elle est décrite comme se rapprochant d'un animal.
« Aïssa, comme une panthère, bondissait sur lui, presque les yeux fermés. » partie III, chapitre 56.
Au delà de cet aspect ensauvageant, le problème de la sexualisation excessive des femmes racisées est également présent. Parmi les différents personnages féminins, Aïssa et Alma sont les deux seules à être décrites comme racisées. Ce sont également les deux seules dont la sexualité est mentionnée. Ces deux femmes sont sans cesse ramenées à leurs corps, dans une vision sexualisée à outrance, avec un arrière goût d'orientalisme et d'exotisme. C'est encore plus le cas pour Alma.
Alma est grosse, ce qui est un point positif car on a assez peu de personnages gros. Cependant, Alma est constamment caractérisée par son poids. Le livre nous balance au visage de la grossophobie gratuite. On comprend bien que nous ne sommes pas censé.e.s adhérer à ces propos, mais rien n'est jamais dit de positif sur l'apparence physique d'Alma, ou alors il s'agit de compliments en demi-teinte.
« Elle est très jolie. Pourtant elle est grosse. Mais c’est son visage qui est joli. » partie II, chapitre 29.
« Celle-là a un beau visage, mais elle est vraiment trop grosse. » partie III, chapitre 35.
Enfin, j'ai trouvé l'acte final bien trop précipité et la résolution de l'intrigue trop "simple". Encore une fois, nous sommes en littérature jeunesse, donc je laisse passer ce genre de défauts. J'ai trouvé au cours de ma lecture que le récit avait quelques problèmes de rythmes, donc cette fin que j'ai trouvé un peu bâclée n'a pas été une surprise.
Pour conclure ce petit compte rendu, j'ai tout de même aimé Bordeterre. L'univers est riche et intéressant, il est prenant. Malgré les points faibles cités plus haut, ce premier roman jeunesse sait se faire apprécier. Si comme moi vous arrivez à passer outre ces petits impairs, vous trouverez en Bordeterre une lecture agréable et entraînante.
Retrouvez Bordeterre sur le site des éditions Sarbacane :
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elia-lo · 7 months ago
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« ça y est. je vais abolir ma tristesse. »
Le 15 octobre 2024, Héloïse Brézillon était l'invitée du service culturel de l'Université Sorbonne Paris Nord dans le cadre du cycle de rencontres TexTo. Bien qu'alternant entre plusieurs casquettes (chercheuse, podcasteuse et artiste) c'est en tant que poétesse qu'Héloïse Brézillon est venue se présenter devant le public de la Chaufferie. Quelques jours plus tôt, le premier recueil de poésie de l'artiste paraissait en librairies. Publié aux éditions du Commun, T3M mêle récits de science-fiction et passages poétiques. À travers les pages de ce recueil, l'autrice nous accompagne sur les chemins de sa mémoire guidée par T3M, une IA conçue pour guérir la tristesse.
Puisque pour Héloïse Brézillon la poésie est un art oral, cette rencontre TexTo s'est tout d'abord ouverte sur une performance. L'artiste se tient seule devant un micro, accompagnée de part et d'autre par les deux membres du collectif "Broohaha", Alex.ia Charoud et Franck Weber, en charge de l'ambiance sonore.
Une voix-off passe. Héloïse Brézillon tient T3M en main. Les lumières tamisées et bruits de fonds électroniques construisent une atmosphère à la fois intimiste et angoissante. Héloïse Brézillon débute sa lecture. Sa voix est monotone, sa prononciation parfois hachurée. La cadence semble aléatoire et les changements de rythmes contribuent au paysage sonore inquiétant.
Nous sommes en 2039, le personnage de l'autrice se rend dans une clinique avec un seul but : "abolir (sa) tristesse." Les médecins, nommés les "blouses", lui présentent T3M, une IA permettant de spatialiser la mémoire et, ainsi, d'identifier des événements-lieux à l'origine de la tristesse. Il nous faut pour cela traverser plusieurs maisons-métropoles à la recherche de la capitale, le lieu autour duquel toute la carte s'est construite. "les maisons sont des métropoles, souvenez-vous vos maisons."
Nous quittons la science-fiction afin de pénétrer dans le premier espace poétique, celui des maisons-métropoles. Au début de chaque portrait de maison/souvenir, Héloïse Brézillon répète "la maison". Le rythme devient tout de suite plus saccadé, la voix alterne entre accélérations et ralentissements.
"au moins il se coupe les ongles c'est supportable"
Le tempo est irrégulier, presque chaotique. L'ambiance sonore ajoute elle-aussi à cette sensation de chaos : nous pouvons entendre des bruits de fonds aléatoires, des bruits de pas et battements, "tic tac". La voix se double d'un effet robotique et d'un écho, le rythme gagne en intensité.
"j'ai collectionné les peaux des autres comme / des couvertures / pour cacher ma guenille"
Chaque maison possède des coordonnés GPS propres et contient un ensemble de descriptions et de souvenirs. La narration abrite des yeux d'enfants qui retracent un chemin de mémoire violent, désordonné et caché sous les métaphores.
"le haut des spaghettis flamme je savais pas moi qu'il fallait les aider à fondre pour pas qu'ils brûlent / comme ma maman"
Cet espace composé de portraits est nommé "la maison trou".
Héloïse Brézillon nous ramène à la clinique T3M, son personnage a un nouveau rendez-vous. La cartographie de sa mémoire avance bien, lui disent les cortégraphes (cortex + cartographe). Le retour des bruits électroniques nous replacent immédiatement dans une ambiance sonore de laboratoire futuriste. Les "blouses" entament une explication poétique des procédés de fonctionnement de la mémoire traumatique. L'IA T3M permet de cartographier la mémoire à la recherche d'un fossile, un événement traumatique. Le but de cette séance est de briser la pierre du fossile afin de collecter les informations sensorielles du souvenir traumatique. Les "blouses" la préviennent : cette fin forcée de l'amnésie provoque une saturation des sens.
Le deuxième espace poétique correspond à une approche sensorielle du fossile. Il est nommé avec une rigueur presque scientifique : "la BMW E12 520 modèle 1980 carrosserie vert olive". Dans cette partie, Héloïse Brézillon procède à la description d'un événement sous plusieurs angles et par le biais de plusieurs sens. Nous débutons avec la mémoire tactile et une description de la banquette en cuir de la voiture. La voix accélère, et chancelle. Viennent ensuite la mémoire olfactive, thermo-réceptive et auditive. Le rythme est marqué par les "bzzz" répétitifs d'un frelon et Héloïse Brézillon décrit des bruits avec une prononciation saccadée. En cinquième et sixième parties, la mémoire gustative et la mémoire équilibroceptive. La voix gagne encore en intensité et un effet d'écho lui est ajouté. Enfin, la mémoire proprioseptive constitue une description d'un état dissociatif.
La performance d'Héloïse Brézillon se termine ainsi :
"la petite fille sait son corps / mais ne sent rien".
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Après une salve d'applaudissement pour l'autrice et ses deux collègues du collectif "Broohaha", un temps de pause s'installe afin de préparer la section "questions-réponses". Christèle Couleau, maîtresse de conférences en littérature française à l'Université Sorbonne Paris Nord, rejoint les artistes sur scène afin d'animer la rencontre.
La première question porte sur le processus d'écriture d'Héloïse Brézillon. Étant donnée que cette dernière évolue dans le milieu de la poésie orale, Christèle Couleau lui demande si elle écrit également "à voix haute". Pour Héloïse Brézillon, l'écrit et l'oral fonctionnent ensemble dans le processus créatif. Les parties poétiques étaient avant tout des performances et il a donc fallu les poser à l'écrit. Cependant, il y a eu une réécriture des parties science-fiction pour passer de l'écrit à l'oral.
La discussion évolue ensuite sur l'organisation de la performance et c'est cette fois-ci les membres du collectif "Broohaha" qui répondent. Avec l'autrice, ils ont dû notamment travailler le silence, créer une communication entre les mondes de l'écrit et du son. Cette création a, selon eux, nécessité "beaucoup d'écoute". Ce travail réalisé à trois est celui d'une recréation abstraite de l'espace du récit par le son.
Lorsque Christèle Couleau s'interroge sur les raisons qui ont poussées Héloïse Brézillon à aborder le traumatisme par la science-fiction et l'utopie, celle-ci nous apprend qu'elle était intéressée par une étude des composantes de la violence systémique et de l'impact de cette violence sur le cerveau. Même si exprimer ses souvenirs douloureux à travers la poésie a pu être source de soulagement, Héloïse Brézillon souhaite maintenant dépasser la parole individuelle pour repenser le système global, dans un but de prévention. Les coordonnés GPS de la partie que j'ai nommée "maisons-métropoles" sont évoqués. Héloïse Brézillon avoue ne pas s'être trop questionnée sur leur présence, mais exprime un besoin de retracer les lieux liés aux souvenirs. Quitter l'espace de la mémoire permet de replacer ces lieux et souvenirs dans le réel.
Lorsque l'on navigue sur les sites internet des librairies, T3M est présenté comme un ouvrage abordant les violences domestiques "à hauteur d'enfant". Héloïse Brézillon souligne que c'est elle qui a insisté auprès de son éditeur pour que cette précision soit ajoutée. L'autrice affirme qu'il y a un réel besoin de libération de la parole des enfants. Écrire "à hauteur d'enfant" lui a permis de mettre en lumière l'adultisme qui agit souvent dans ces situations. L'adultisme, selon la définition qu'en donne le professeur Barry Checkoway de l’université d'Ann Arbor (Michigan), correspond à "tous les comportements et les attitudes qui partent du postulat que les adultes sont meilleurs que les jeunes, et qu'ils sont autorisés à se comporter avec eux de n’importe quelle manière, sans leur demander leur avis." En résumé, il s'agit d'un procédé de discrimination plaçant l'adulte comme modèle à suivre et au centre des préoccupations, au détriment des enfants. Le choix d'Héloïse Brézillon de partir de souvenirs personnel faisait aussi partie de sa démarche artistique et politique. Elle répète alors qu'elle souhaite passer d'un chemin de guérison d'une tristesse personnelle à une véritable évolution et prise de conscience collective. Avec T3M, elle veut expliquer et rendre compte du fonctionnement de l'écriture de la mémoire traumatique, par le biais d'une mémoire personnelle.
Enfin, sur la question du positionnement politique de la poésie, Héloïse Brézillon est claire : chaque personne est située. Il est impossible de faire de la poésie sans faire de politique, car se revendiquer "apolitique" est en fait déjà un positionnement très politique. Dans son podcast Mange tes mots, créé en 2018 avec Margot Ferrera, elle aborde notamment des sujets intimes et politiques, toujours dans une atmosphère poétique.
Cette rencontre se termine sur le constat d'un renouveau actuel de la scène poétique française, dont Héloïse Brézillon est l'une des grandes actrices. Certaines pistes sont évoquées par l'artiste afin d'essayer d'expliquer ce phénomène, notamment la facilité d'appréhension de la poésie (par rapport au roman, par exemple) et la variété de scènes ouvertes qui permettent de partager ses créations. Christèle Couleau termine cette conclusion en mentionnant les "Stand-up poétique", des scènes d'arts oratoires organisées par le service culturel de l'Université Sorbonne Paris Nord sur le campus de Bobigny, et en invitant les étudiant.e.s présent.e.s à y assister.
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elia-lo · 2 years ago
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Everything I Wanted (cover by elia.)
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elia-lo · 3 years ago
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elia-lo · 3 years ago
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