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Nourritures Intellectuelles
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qgdecvs · 5 years ago
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[LECTURE] L’Homme Révolté, A. Camus
Place de cet ouvrage au moment où ces lignes sont rédigées: un ouvrage qui propose de s’élever au delà du nihilisme, proposer une éthique et des lignes de conduites dans un monde où la vérité révélée – la base de la philosophie politique chrétienne – n’a plus sa place. Camus parle depuis 1950, une époque où l’Occident est certain que sa philosophie politique s’est à jamais débarrassée de toute référence au divin. Si l’on parle encore de cosmologie, de Dieu et des croyances, les théocraties semblent définitivement disqualifiées de l’histoire humaine (occidentale).
Il est intéressant de relire cet ouvrage dans notre contexte déboussolé où la lecture du monde, rassurante, proposée par les théologies politique menace de dénaturer la manière dont nous pensons nos institutions sécularisées (cf. Mark Lilla, le Dieu-Mort Né). Dans cet état de déni où nous nous trouvons, il est salvateur de se souvenir des raisons qui ont poussé les Hommes à se révolter, à faire face à Dieu, à affronter cet être aveuglant comme le soleil, et à enfin penser le politique en termes exclusivement humains.
Car si Camus pointe les dangers inhérents à l’attitude du révolté (le nihilisme, la sacralisation de l’histoire, la démesure), jamais sa légitimité n’est remise en cause. Au contraire. La révolte, c’est l’humanité par excellence. Oui, elle est légitime, émouvante et profondément émancipatrice. Camus défend ardemment ce cri porteur de tant d’espoir et de misère, et il ne pardonne pas son dévoiement au nom des révolutions historiques, des humains qui se font dieux, cruels et juges à la fois.
L’Homme Révolté parait en 1951 – et signe le début de la querelle avec les existentialistes. Dans le Mythe de Sisyphe, Camus théorise l’absurde, réfute l’absolu divin, la lecture finaliste du monde. Les existentialistes partent eux aussi de ce postulat. L’ennui, c’est ce que Camus déduit de la révolte: une nature humaine digne car toujours demandeuse de sens face à l’absurde; une nature humaine qu’il faut toujours respecter, d’où son aversion pour toute idéologie – pour se sauver elles-mêmes, elles justifient l’assassinat. La révolte Camusienne consiste à refuser l’injustice et le nihilisme, à affirmer l’homme. Sartre et les existentialistes, s’ils admettaient que la révolution était une notion limite qui ne s’accomplirait peut-être pas, considéraient que l’action devait donner un sens à l’existence, s’inscrire dans l’Histoire. Bref, ils y voyaient une fin et en cela retrouvaient un projet totalisant voire totalitaire. Pour Camus, la valeur de l’insurrection compte. Pour Sartre, c’est sa visée.
Signe la notion de théocratie totalitaire = orthodoxie de la pensée.
Cheminement intellectuel, plus de place aux idées qu’aux dynamiques socio-économiques. Il part du particulier pour arriver au général: accorde de l’importance au Monde, là où Sartre est centré sur le sujet « condamné à être libre ».
L’idée n’est pas de définir le totalitarisme, il ne joue pas dans la même cour que Aron et Arendt à la même période.
Parenté avec les Lettres à un Ami Allemand, publiées dans l’immédiat après-guerre. Le paysage intellectuel qu’il brosse se joue des frontières des états-nations. On retrouve l’idée Camusienne d’une Europe fraternelle, à l’heure où le mot Europe faisait horreur aux intellectuels issus de la Résistance (dont Sartre) puisqu’elle avait été abondamment usitée par la propagande nazie.
S’oppose par exemple à Humanisme et Terreur de Merleau-Ponty, où les assassinats sont justifiés par les l’idéologie (M-P n’était pas Sartrien non plus: opposition explicite dans la préface de Signes, 1960).
Fil directeur: conception « allemande » de la démesure =/= mesure méditéranéenne. (qui est une position fondamentale et radicale, ne pas confondre mesure et mollesse. Poser des limites demande du courage, de l’honneur, de l’intelligence).
Thèses principales:
« La révolution sans autre limite que l’efficacité historique signifie la servitude sans limites. »
Il part d’un constat: c’est le temps du meurtre logique, du crime raisonnable, de l’assassinat justifié. Se refusant à juger son époque – c’est la bannière de l’innocence qui protégeait les crimes qu’il faudrait juger, l’ouvrage est d’abord un effort « pour comprendre » le monde. Le meurtre, dans la révolte, est-il inéluctable?
Si l’on érige le sentiment de l’absurde en règle d’action, alors le meurtre est en tout cas indifférent, l’effet d’un pur hasard. La contingence fait de l’homme un saint ou un assassin. On peut ne pas agir, et si l’on se met en mouvement c’est vers la seule efficacité puisqu’en l’absence de sens, il n’est pas une valeur supérieure qui puisse servir de guide.
Mais l’absurde ne peut pas être autre chose qu’un passage. En effet, il est contradictoire: dans le Mythe de Sisyphe, il a été démontré que la conséquence du raisonnement absurde est le refus du suicide. La fuite consacrerait la fin de confrontation à l’absurde; il ne peut pas se nier lui-même. Dans le raisonnement absurde, il faut refuser la cohérence au meurtre et au suicide, les deux ensemble. La vie est le seul bien; elle permet la confrontation à l’absurde, qui par nature est contradiction. Il n’est, dans l’optique Camusienne, qu’un point de départ en effet. Il rend indifférent au meurtre mais, en refusant la négation absolue, en persistant dans la vie, affirme bien le début d’une valeur suprême. Sur le sentiment absurde:
Il exclut les jugements de valeur en voulant maintenir la vie, alors que vivre est en soi un jugement de valeur. (p21)
Penser l’absurde, tenter de donner une cohérence au temps par le langage, c’est déjà lutter. Vivre, même dans le silence, est un refus de la non-signification. Théoriser l’absence de sens, c’est lutter contre elle. En cela, l’absurde est avant tout une émotion, « un sentiment parmi d’autres » dont on ne peut pas tirer de règles universelles – le sentiment est une expérience individuelle. Dans l’absurde se cache un désespoir, le nihilisme, qui peut être le point de départ d’un raisonnement (comparaison avec le cogito cartésien: il fait table rase mais il doit être envisagé comme une destruction créatrice, pas une fin en soi).
Je crie que je ne crois en rien et que tout est absurde, mais je ne peux douter de mon cri et il me faut au moins croire à ma protestation (p 23)
Devant l’incompréhensible, la révolte est la seule évidence claire. Elle veut transformer le monde chaotique, injecter le sens, agir. Avec tous les dangers que cela comporte: rappelons-le, avec les termes de Camus: « elle ne sait pas si le meurtre est légitime ». Dans l’absurde, ce sentiment qui lui donne vie, elle ne trouve pas à la réponse.
Comment justifier l’action du révolté, alors? Il n’y a pas de transcendance qui puisse éclairer les raisons, pas de mythe auquel se raccrocher. Il n’y a plus rien que la révolte elle-même, qui devient alors sa propre justification.
Ce que propose Camus, c’est de disséquer les révoltes européennes – de trouver, peut-être, une éthique dans cette « histoire de l’orgueil européen », d’éclairer la nature de la révolte, née du refus de l’homme d’être ce qu’il est, de son désir destructeur de transcendance.
La révolte: une évidence humaine.
Définition de la révolte: une négation (« celui qui dit non ») et une affirmation tout à la fois. En refusant de subir un comportement, un état de fait, une domination, le révolté pose une limite et exprime un droit: celui de s’affirmer en tant que conscience refusant l’oppression (ou une expression de l’oppression). Se faisant, l’homme s’apprécie lui-même: on ne peut pas se révolter si l’on n’a pas conscience de soi, que l’on ne pense pas « valoir la peine de ». Dans ce mouvement, cette volte-face, l’homme prend conscience qu’il y a autre chose que l’ordre des choses, il peut se retrouver dans un autre, s’identifier dans une valeur. C’est cette identification à un autre ordre qui permet à la révolte de s’étendre: le révolté s’était retourné contre le coup de fouet de trop, il peut à présent nier la légitimité du régime dans son ensemble. Du refus, il passe à la révolte. L’affirmation d’un tout, reposant sur de nouvelles valeurs, permet à l’esclave de nier non seulement les coups de fouets mais aussi son état tout entier d’esclave.
Définition de la valeur: « passage du fait au droit, du désiré au désirable » (cite Lalande). C’est un bien, pour le révolté, qui dépasse sa propre destiné. Il peut se sacrifier pour ce Tout, si cela permet de faire advenir ce qu’il estime communément désirable. S’il demande le respect, c’est en tant qu’homme; il s’identifie donc à une communauté naturelle qui le dépasse. Au contraire du ressentiment, la révolte « fracture l’être ». L’envie et le ressentiment consistent à demander ce dont on estime être privé. La révolte repose, on l’a vu, sur une conscience de soi et sur l’exigence de la dignité commune à tous les hommes (pour cela, la révolte peut naître chez celui qui est témoin de l’humiliation d’un autre, voire même d’un adversaire)
Le ressentiment est toujours ressentiment contre soi. Le révolté, au contraire, dans son premier mouvement, refuse que l’on touche à ce qu’il est. (p 32)
-> Critique la position de Sheler (l’Homme du Ressentiment) quant à la notion de révolte. Il envisageait celle-ci en pensant à ceux qui ont défendu l’humanité et les idéaux en prétendant se défendre l’homme. Camus précise que le mouvement de révolte ne nait pas d’un idéal abstrait, mais de la partie de l’homme qui ne peut pas être niée, celle qui est envers et contre tout. La révolte n’est généralement pas utilitariste, elle ne crée rien, mais « révèle ce qui, en l’homme, est toujours à défendre ».
-> Jusque là, Camus évoque « la » révolte ce qui pourrait laisser penser qu’elle est universelle. Bien sûr, elle prend des formes différentes selon les cultures et les époques. La révolte en tant qu’elle est définie dans cet essai n’a de sens que dans les cultures occidentales. L’esprit de révolte s’exprime lorsqu’une « égalité théorique recouvre des inégalités de fait », donc difficile de la rapporter à une société de castes hindoue par exemple, où l’inégalité est légitimée. Elle est née, semble-t-il, du fossé entre la conscience de l’homme en tant qu’il fait partie d’une communauté humaine, et la liberté restreinte dont il jouit de fait.
Finalement, il définit l’homme révolté:
L’homme révolté est l’homme situé avant ou après le sacré, et appliqué à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines, c’est à dire raisonnablement formulées.
Dans un monde désacralisé, la révolte devient la réalité historique. C’est pourquoi il est vital de définir une éthique par rapport à elle, sans nier son existence, car à moins de revenir au monde de la grâce, la révolte est inévitable. La révolté nait d’une conscience humaine, elle est fondée sur  « la solidarité des hommes ». De cela, Camus déduit qu’une révolte qui nie la nature de l’homme et l’asservit de nouveau ne peut pas décemment arborer cette bannière. Pervertie ou non, la révolte a toujours ce mérite: faire passer l’Homme d’une souffrance égocentrée (l’absurde) à une libération ou à une misère collective. D’où l’affirmation que la révolte fonctionne comme le cogito: je me révolte, donc nous sommes.
« La logique du révolté (…) est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel » = souci du langage et du dialogue, conditions d’une liberté conquise à plusieurs, par la communauté des hommes. A la Libération, il écrivait le devoir de donner au pays « le langage qui le ferait écouter« . La querelle qui l’oppose aux surréalistes – au premier chef à André Breton, repose sur une simplification de l’Homme Révolté, lu au prisme du mot d’ordre. A la déconstruction, à l’analyse méthodique et mesurée de Camus, on répliqua par la polémique et l’insulte (la marque du XXe siècle, selon Camus: « le XXe siècle est le siècle de la polémique et de l’insulte (…) Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir » in « Le Témoin de la Liberté », Actuelles). Ironie d’être ainsi fustigé, pour celui qui défendait l’art comme le chant de la communauté humaine, du partage, l’oeuvre grande du désespoir universel. Tel est d’ailleurs l’horreur du meurtre nihiliste; au dialogue, il substitue la surdité tragique. Or, « à la scène comme à la ville, le monologue précède la mort ».
La Révolte Métaphysique (idées phares de la première partie).
-> Définition: un mouvement spontané de l’homme contre sa condition. Par essence, elle conteste la création (en cela qu’elle est métaphysique) et Dieu. -> Elle contient nécessairement une valeur; c’est au nom de celle-ci que l’esclave pose une limite à sa condition (cf. introduction). Elle ne nie pas l’homme, ne refuse pas au maître son statut d’homme, seulement son statut de maître. -> Au coeur de la valeur revendiquée par le révolté, on retrouve l’exigence d’unité, de clarté, d’explication propre à l’être humain. Une valeur universelle à tous les hommes est nécessaire pour vivre en paix. -> En se révoltant contre une force supérieure, on ramène celle-ci dans l’histoire des hommes. Dieu, les forces intangibles et intouchables, sont à terre comme les Hommes. On n’admet leur existence que pour les contester. L’athée nie Dieu, mais le révolté se ‘contente’ de le défier (l’athéisme ne se confond pas avec la révolte, il en est une conséquence mais pas l’essence). -> D’abord, la révolte métaphysique est un ‘paraître’, il s’agit de polémiquer avec Dieu d’égal à égal (les Dandys). -> Puis, on condamne ce Dieu à mort – les révolutionnaires.
Alors commencera un effort désespéré pour fonder, au prix du crime s’il le faut, l’empire des hommes (p44)
Exemples de révoltes analysées par Camus:
Prométhée: la « douloureuse et noble image du Rebelle » que n’ignorent pas les Anciens. Ses traits, éloignés de la modestie préconisée par les Grecs, se distinguent toujours aujourd’hui (nb: en 1950): messianisme, philanthropie, lutte contre la mort. Mais la mesure grecque n’échappe pas à ce mythe. Ce n’est pas l’ordre des choses que Prométhée récuse, mais l’autorité du seul Zeus (« qui n’est que l’un des Dieux »). Camus parle de « règlement de compte », car Prométhée n’était pas un humain révolté mais un demi-dieu rebelle et là se loge une différence critique avec nos révoltés. Les semblants de révoltes, chez les Anciens, sont limités, sans conséquences sur l’ordre naturel du monde. Même Antigone se révolte au nom de la tradition, ce n’est pas un cri libérateur, mais « réactionnaire ». Pourquoi cette révolte est-elle impensable pour les Grecs anciens: ils n’opposaient pas les hommes et les dieux, n’avaient pas une vue manichéenne de la divinité. Pour penser la révolte, il faut un Dieu personnel, créateur et responsable.
Epicure: l’angoisse de la mort conduit à espérer les paroles d’un Dieu; cela ne ferait qu’accentuer le malheur de l’Homme. Ils préconisent donc le « silence »: ne plus penser aux dieux. Ascèse qui étouffe la sensibilité (l’espérance), une révolte uniquement défensive, en fait.
Lucrèce: raisonnements similaires mais davantage dans la dénonciation des crimes divins (« cet esprit tremble (…) de l’injustice qui est faite à l’homme »). Pourquoi s’empêcher de faire le mal, si l’innocence ne protège pas de la mort injuste? Chez Lucrèce, donc, le meurtre humain est une réponse mécanique au meurtre divin.
=> prémices de la notion moderne de révolte: un dieu personnel est en train de se former dans les pensées de leurs contemporains.
Caïn: le Dieu de l’Ancien Testament fait naître notre révolte (nos révoltés sont donc des « enfants de Caïn.), qui coïncide puis le début avec le crime. Ce dieu qui préfère, sans motif légitime, Abel à Caïn – ce dieu capricieux, en somme, est l’objet de la haine de Sade.
N.B: le « rôle » du Nouveau Testament serait, alors, de donner à Dieu une forme humaine, celle d’un intercesseurs, afin de répondre aux angoisses des révoltés: le mal et la mort. Dieu souffre comme l’homme, et l’apaise en partageant ses doutes, sa douleur (toutes les douleurs devaient légitimes et supportables alors, pour honorer le sacrifice du Christ car:).
Si tout, sans exception, du ciel à la terre, est livré à la douleur, un étrange bonheur est alors possible (p54)
L’Ancien Testament achève l’histoire du Christ en pleine apogée du désespoir, sur la croix – « ainsi se trouvait maintenue la figure implacable d’un Dieu de haine ». Dostoïevski et Nietzsche les premiers oseront demander des comptes AUSSI à ce Dieu d’amour figuré par le Christ.
Sade: rassemble tous les arguments de la pensée libertine. Révolte absolue car enfermé vingt-sept ans…or, en prison, rien n’arrête la pensée, la réalité devient éloignée, seconde. Son rêve de liberté totale devient fantasme de destruction collective.
Si Dieu tue et nie l’homme, rien ne peut interdire que l’on tue et nie ses semblables. (p59)
Il refuse le crime légal mais sa haine de la peine de mort, note Camus, « n’est que celle d’hommes qui croient assez à leur vertu (…) pour oser punir, et définitivement, alors qu’ils sont eux mêmes criminels ».
Les Dandys: « pour combattre le mal, le révolté, parce qu’il se juge innocent, renonce au bien et enfante à nouveau le mal ». Admiration pour le Satan du Paradis Perdu en témoigne: la fatalité ignorant le bien et le mal, le seul coupable est le créateur, seul responsable de la situation. Ils reprennent à leur compte, provocateurs devant l’éternel, l’idée antique du poète démoniaque. Le héros nostalgique du bien commet le mal parce qu’il n’a pas d’autre choix. C’est le créateur qu’il y a forcé. Ainsi,
Le prince du mal n’a choisi cette voie que parce que le bien est une notion définie et utilisée par Dieu pour les desseins injustes (p72)
La seule cohérence de l’être sera esthétique: « dissipé en tant que personne privée de règle, [le dandy] sera cohérent en tant que personnage. » D’où une certaine dépendance vis à vis des autres, du public, qui fait exister le personnage. Cite ici longuement Baudelaire: il était malgré tout « trop théologien pour être révolté », alors même qu’il est un théoricien profond du dandysme. Leur goût du paraître, en effet, les condamne au conformisme.
Si le révolté romantique exalte l’individu et le mal, il ne prend donc pas le parti des hommes, mais seulement son propre parti (p79)
Dostoïevski: par le biais d’Ivan Karamazov, il prend le parti des hommes contre le créateur. Sans nier Dieu, il pointe l’injustice qui pèse sur les hommes innocents, et par-là remet en cause Sa morale. Bien plus que les romantiques, il conteste la place de la divinité (eux ne voulaient qu’être Son égal). Ivan choisit de s’en remettre à la justice, au lieu d’avoir confiance en un dessein mystérieux. Même si Dieu existait, la vérité qu’il promet ne vaut pas la souffrance perpétuelle des innocents. En fait, la vérité ne peut être « qu’inacceptable car elle est injuste ».
Les révoltes romantiques rompaient avec Dieu lui-même, en tant que principe de haine. Ivan refuse explicitement le mystère et, par conséquent, Dieu en tant que principe d’amour (p80)
Mais, au bout du compte, cette révolte métaphysique conduit à la négation de tout. « Tout est permis » si la vertu n’existe pas.
[Ivan] ne se permettra pas d’être bon (…) Le même homme qui prenait si farouchement le parti de l’innocence (…) à partir du moment où il refuse la cohérence divine et tente de trouver sa propre règle, reconnait la légitimité du meurtre. (p82)
Ce sont les mêmes contradictions qui habitait Sade, mais lui s’en accommodait. Dostoïevski introduit davantage d’angoisse existentielle dans la révolte: est-elle supportable pour celui qui veut rester Homme? L’Homme peut-il vivre en Dieu, selon sa propre loi? Ivan, lui, en devient fou…
Nietzsche: « la morale est le dernier visage de Dieu qu’il faut détruire, avant de reconstruire. Dieu alors n’est plus et ne garantit plus notre être; l’homme doit se déterminer à faire, pour être » La révolte passe véritablement du paraître (ou de l’attentisme de Karamazov), au faire. Parallèle avec Stirner qui fréquentait le cercle de la « Société des Affranchis » (jeunes hégéliens de gauche) et était profondément nihiliste – rejetant toutes les idoles nées de « la croyance en des idées éternelles » (Esprit de Hegel, Dieu…) qui ne sont que des moyens autres d’aliéner le moi à un principe supérieur. Rejet de toute « idéalisation » du réel. (« Nos athées, disait-t-il, sont vraiment de pieuses gens »). Ici aussi, la révolte débouchait sur un tout est permis, une négation de tout principe guidant l’action. Le bien, c’est tout ce qui peut me servir. Justifie toutes les puissances de vie, mais par là une « sorte de suicide collectif » des individus absolument libres.
Il n’y a donc qu’une liberté pour Stirner, « ma puissance », et qu’une vérité, « le splendide égoïsme des étoiles » (p89)
Dans ce « désert », fin du raisonnement des nihilistes, Nietzsche élabore la régénération. Si il constate la mort de Dieu et s’en réjouit, Nietzsche ne s’est jamais arrêté là – il pense l’avenir, voit par delà l’apocalypse exaltée par les nihilistes. Dieu est mort, certes, mais il demeure toujours des remplacements médiocres à la divinité disparue. Il s’agit de les détruire pour mieux reconstruire par-dessus, un paradigme entièrement neuf. Il a érigé une méthode de la révolte que Camus examine longuement (commentaire de la Volonté de Puissance).
La vraie morale, pour Nietzsche, ne se sépare pas de la lucidité. Il est sévère pour les « calomniateurs du monde », parce qu’il décèle, dans cette calomnie, le goût honteux de l’évasion. (p94)
La révolte, chez Nietzsche, aboutit encore à l’exaltation du mal. La différence est que le mal n’est plus alors une revanche. Il est accepté comme l’une des faces possibles du bien et (…) comme une fatalité. Il est donc pris pour être dépassé. (…) Il s’agissait seulement du fier consentement de l’âme devant ce qu’elle ne peut éviter. On connait pourtant sa postérité (p102).
Sur le dévoiement de la pensée Nietzschéenne:
On a tourné, en son nom, le courage contre l’intelligence; et cette vertu qui fut véritablement la sienne s’est ainsi transformée en son contraire: la violence aux yeux crevés. (p103)
Mais si l’aboutissement du grand mouvement de révolte du XIXe et XXe fut le national-socialisme, faut-il encore se révolter? se demande alors Camus. Il analyse ce qui, dans l’oeuvre de Nietzsche, nourrit les idéologies meurtrières. Ce n’est pas le refus des idoles, mais ‘l’adhésion forcenée’ car enfin, dire oui à tout suppose « que l’on dise oui au meurtre »…soit à l’esclavage et à la douleur des autres et de soi-même, soit à la domination totale des autres.
Une autre responsabilité de Nietzsche: celle d’avoir sécularisé l’idéal. L’Homme doit trouver le Salut sur terre.
Le grand rebelle crée alors de ses propres mains, et pour s’y enfermer, le règne implacable de la nécessité. Echappé à la prison de Dieu, son premier souci sera de construire la prison de l’histoire et de la raison, achevant ainsi le camouflage et la consécration de ce nihilisme que Nietzsche avait prétendu vaincre (p108)
La poésie révoltée (fin XIXe-début XXe): elle oscille entre les deux pôle du « paraître » (se borne à la négation de ce qui est) et du « faire » (ne conteste rien de la réalité). Cite les exemples de Lautréamont (les Chants de Maldoror) qu’il compare au Rimbaud adolescent des Illuminations.
[Maldoror] est comme Rimbaud, celui qui souffre et qui s’est révolté; mais, reculant mystérieusement à dire qu’il se révolte contre ce qu’il est, il met en avant l’éternel alibi de l’insurgé: l’amour des hommes (p111)
Contradiction: se révolte pour les hommes mais ne voit pas leur bonté (« montre-moi un homme qui soit bon »). L’homme seul ne peut se déclarer innocent, il est donc condamné à se haïr. « On peut au moins déclarer que tous sont innocents, quoique traités en coupables. Dieu, alors, est criminel ».  Il s’agit alors de faire tomber Dieu (qui a « une face de vipère ») et de louer le rebelle Luciférien, le Maudit (sic), le dandy métaphysique, comme le nomme Camus.  (« faire souffrir et, ce faisant, souffrir, tel est le programme »).
Les surréalistes: Rimbaud a la révolte dans ses oeuvres, mais le nihilisme dans sa vie. « Il faut dire que le génie seul suppose une vertu, non le renoncement au génie ». Il préfère donc le suivre « chez ses héritiers », les Surréalistes.
Il trouve ses racines dans le mouvement dada, donc le renoncement à tout, l’humour et l’insoumission. (Jarry était lui-même un « dandy métaphysique »). Cependant, le surréalisme n’abandonne pas toute espérance, toute idée d’ordre (héritage de Rimbaud). Chemin « classique » de la révolte d’abord qui affirme l’innocence des Hommes mais finit par exalter le suicide comme une solution (Crével, Vaché, Rigaut, se donnent la mort). Il a aussi osé dire « que l’acte surréaliste le plus simple consistait à descendre dans la rue (…) et à tirer au hasard dans la foule ». Revendication de liberté absolue, triomphe de l’irrationnel, etc. La société apparait comme ce frein à la sensibilité, au désir (proches ici de Sade). Pour détruire la société, ils s’en remettent donc au marxisme (même si, Camus le note: « on sent bien que ce n’est pas l’étude du marxisme qui les as menés à la révolution », ouch). Au contraire, ils s’efforcent de concilier le marxisme avec leurs propres angoisses.
Mais ces frénétiques voulaient une « révolution quelconque », n’importe quoi qui les sortît du monde de boutiquiers et de compromis où ils étaient forcés de vivre (p125)
La vraie destruction du langage, que le surréalisme a souhaitée avec tant d’obstination, ne réside pas dans l’incohérence ou l’automatisme. Elle réside dans le mot d’ordre. (p125)
Ils prenaient la révolution non pas pour une fin que l’on réalise chaque jour, mais pour « un mythe consolateur ». La plupart, dont Breton, rompent d’ailleurs avec le marxisme.
André Breton voulait, en même temps, la révolution et l’amour, qui sont incompatibles. La révolution consiste à aimer un être qui n’existe pas encore (p126)
La révolte historique: « Dieu mort, restent les hommes, c’est à dire l’histoire qu’il faut comprendre et bâtir.
La révolte invite à soit à écrire l’histoire, soit à faire l’histoire. Unité dans le désordre par l’action révolutionnaire ou la création artistique. Dans tous les cas, Camus considère que le monde finira toujours par vaincre l’histoire – l’art, l’amour, la nature sont a-historiques. Ils font partie de cette ‘part de joie’ que l’histoire oublie. La révolte, posant une valeur, limite le pouvoir de l’histoire. « L’homme n’est pas entièrement coupable, il n’a pas commencé l’histoire; ni tout à fait innocent puisqu’il la continue »
La mort de Dieu: l’homme s’exclut de la grâce et vit par ses propres moyens. On a poussé les frontières du royaume de l’homme. Forteresse contre dieu. Sa liberté était simplement celle de bâtir la prison de ses crimes…Le seul royaume qui s’oppose à celui de la grâce, c’est celui de la liberté (tuer Dieu et bâtir une église: mouvement paradoxal de la révolte)
Tu as pris dans un but sublime, une route hideuse (Lorenzaccio), voici ce que l’on pourrait opposer aux révolutionnaires. Eux rétorqueraient, comme le Caligula de Camus: « Qui oserait me condamner dans ce monde sans juge, où personne n’est innocent? », mais, au moins, le tyran dépeint par Camus n’a pas d’idéologie pour supporter son pouvoir absolu. Il est désespéré, rien de plus, rien de moins.
Définition de la révolution:
(…) une révolution est une tentative pour modeler l’acte sur une idée, pour façonner le monde dans un cadre théorique. C’est pourquoi la révolte tue des hommes, alors que la révolution détruit à la fois des hommes et des principes (…) (p140)
Remonte un fil de la révolte à partir de Spartacus à la fin du monde antique (70 000 insurgés marchant contre l’empire romain) = n’apporte cependant aucun principe nouveau à la société romaine. Elle se déroule et se termine dans le sang.
Les régicides. A partir de 1793, on s’attaque plus seulement à la personne du Roi, mais à son principe. Cela s’explique à partir de la pensée Rousseauiste. Soumis au droit naturel, en prison, la grâce divine qui habitait la personne du Roi de France ne cesse pas d’exister. Si on nie Dieu, il faut tuer son principe, le Roi. Rousseau ne l’aurait pas voulu, souligne Camus, mais c’est bien sa pensée qui précipite les événements, tels qu’ils sont incarnés par Saint-Just. La volonté générale est l’expression de la raison universelle et le seul souverain. Si le souverain l’ordonne, alors il faut consentir à mourir (cela explique, souligne Camus, le silence de Saint-Just en route vers l’échafaud). p 154-171: analyse la pensée des révolutionnaires en rappelant qu’ils ne vont pas encore au bout de la pensée révoltée puisqu’ils érigent en guide transcendant, supérieur des abstractions, des principes éternels que la bourgeoisie dévoiera plus tard…
Les déicides: tout principe transcendant est tué; l’homme ne peut se référer qu’à l’histoire. Camus l’associe à la pensée allemande du XIXe (Hegel).
A la révolution jacobine qui essayait d’instituer la religion de la vertu, afin d’y fonder l’unité, succéderont les révolutions cyniques, qu’elles soient de droite ou de gauche, qui vont tenter de conquérir l’unité du monde pour fonder enfin la religion de l’homme (p171)
Continuent la pensée de la révolution en la débarrassant de ce qui a causé son échec, selon eux: principes jacobins abstraits. A la raison universelle, Hegel préfère un universel concret. La raison n’est plus supérieure aux événements, elle est « incorporée au fleuve » de l’histoire qu’elle « éclaire en même temps qu’ils lui donnent un corps ». En rationalisant l’irrationnel, en donnant un mouvement perpétuel et dynamique à la pensée, la pensée allemande la jette dans un devenir historique. Les valeurs ne sont plus des repères mais des buts; il n’y a donc plus de valeur supérieure pour guider les hommes vers ces nouveaux buts. En ce sens, parce qu’il est un philosophe de l’efficacité, Hegel est « napoléonien ».
De Hegel, en tout cas, les révolutionnaires du XXe siècle ont tiré l’arsenal qui a détruit définitivement les principes formels de la vertu. Ils en ont gardé la vision d’une histoire sans transcendance, résumée à une contestation perpétuelle et à la lutte des volontés de puissance (p176)
La transcendance est vue, en effet, comme un reste du souvenir de Dieu (c’est par elle que l’absolutisme justifiait son arbitraire).
Tout le monde est vertueux pour le Jacobin. Le mouvement qui part de Hegel, et qui triomphe aujourd’hui, suppose au contraire que personne ne l’est, mais que tout le monde le sera. Au commencement, tout est idylle selon Saint-Just, tout est tragédie seon Hegel. Mais à la fin, cela revient au même. Il faut détruire ceux qui détruisent l’idylle ou détruire pour créer l’idylle (p177)
NB: Camus note que la philosophie de Hegel peut être contradictoire et qu’elle ne se résume pas à l’histoire comme lutte des volontés de puissances (idée tirée de la dialectique du maitre et de l’esclave: le vainqueur a toujours raison), mais comme Nietzsche, sa pensée a été plus ou moins dévoyée.
p178-191: commentaire sur la Phénoménologie de l’Esprit.
Le terrorisme individuel russe: à partir des Décembristes de 1820 (Bielinski, Pissarev, Bakounine, Netchaïev) et des « meurtriers délicats », pour lesquels la compassion de Camus transparaît (Kaliayev). Influence de l’idéologie allemande du XIXe via la germanisation de la Russie.
Révolution élevée en valeur absolue pour Bakounine et Netchaïev (Le Catéchisme du révolutionnaire): l’insurgé révolutionnaire a tous les droits. Cynisme politique. Justifie même la violence faite aux compagnons de lutte. Cite les Possédés de Dostoïevki, qui relate la condamnation à mort d’un des membres du groupe de Netchaïev par ce dernier. Au départ, la pensée hégelienne invite au quiétisme social; il suffit de prendre conscience de la rationalité du monde contre l’arbitraire et le hasard. Exemple de Bielinski, qui est prêt à supporter la souffrance dès lors qu’elle ne concerne que lui. S’insurge face à l’injustice faite aux autres:
Si l’on ne peut accepter la souffrance des autres, quelque chose au monde n’est pas justifié et l’histoire (…) ne coïncide plus avec la raison. Mais il faut qu’elle soit tout entière raisonnable ou elle ne l’est pas du tout. (p197)
Vient ainsi la pensée suivante: « l’individu ne peut accepter l’histoire telle qu’elle va. Il doit détruire la réalité pour affirmer ce qu’il est ». Bakounine fut hégélien dans sa jeunesse mais le rejette ardemment pour se tourner vers la révolution. Pour lui, l’histoire n’est régie que par deux principes, « l’Etat et la révolution sociale », qui sont absolument irréconciliables. (« L’état, c’est le crime »). On retrouve les motifs du rebelle Luciférien contre l’autorité divine.
La lutte contre la création sera donc sans merci et sans morale, le seul salut est dans l’extermination (…) En effet pour [Bakounine] comme pour tous les opprimés, la révolution est la fête, au sens sacré du mot. (p204)
Les meurtriers délicats: terrorisme russe inauguré en 1878 par le meurtre du général Trepov par Vera Zassoulitch. Culmine en 1905 par le meurtre du grand-duc Serge par Kaliayev. Camus analyse leurs motifs avec un certain respect – ces « martyrs » ont suivi leurs convictions, mais prouvent que la révolte est aussi créatrice de valeurs (amours qu’ils se portaient les uns les autres, refus de la négation et de la solitude). Kaliayev s’élève par delà le nihilisme: refus de jeter sa bombe lorsque le grand-duc est accompagné d’enfants. Affronte la mort pour son crime avec dignité.
Ces martyrs ont, selon Camus, été l’alibi des « prêtres et des bigots » de la révolution qui, eux, refuseront de sacrifier leur vie. « Ils consentiront au risque de la mort, mais accepteront aussi de se garder le plus possible pour la révolution et son service. Ils accepteront donc (…) la culpabilité totale ».
Le consentement à l’humiliation, telle est la vraie caractéristique des révolutionnaires du XXe siècle, qui placent la révolution et l’église des hommes au dessus deux-mêmes. Kaliayev prouve au contraire que la révolution, moyen nécessaire, n’est pas une fin suffisante. Du même coup, il élève l’homme au lieu de l’abaisser. (p221)
Le terrorisme d’état: la terreur irrationnelle
Exercée par les partis fascistes lorsqu’ils atteignent le pouvoir (surtout le nazisme dont il est question). La nature pour eux est le lieu de l’affrontement des epères, l’histoire celui de l’affrontement des races. C’est un mouvement perpétuel de conquête qu’incarne le nazisme: la culpabilité devient universelle (les victimes deviennent bourreaux dans les camps et le parti implique toutes les sphères de la société dans sa folie meurtrière, personne n’y échappe). Idée du suicide collectif.
Le terrorisme d’état: la terreur rationnelle.
Camus s’étend beaucoup plus, compte tenu de la force, en 1950, des idées communistes. Analyse de la pensée de Marx: nourrie du messianisme de la chrétienté, croyance au progrès typique de la bourgeoisie de la fin du XIXe mais est également révolutionnaire. L’histoire repose sur le le développement des moyens de production qui conditionnent ls institutions et l’existence des classes. L’évolution de ces moyens de production peut donc modifier la superstructure et le rapport des classes; un nouveau paradigme, en somme. Mais Marx se trompait en imaginant que le capitaliste créait un prolétariat de plus en plus nombreux, soumis à des capitalistes de moins en moins nombreux, le mouvement inverse s’est produit.
L’art et la révolte.
L’analyse de Camus semble aboutir à une disqualification de la révolte: trop vertueuse, elle tue, trop cynique, elle tue aussi. Comment définir une ligne de conduite universelle et pérenne dans la révolte? Est-ce seulement possible?
Dans l’art se retrouve le oui et le non de la révolte. Le consentement au monde et à sa beauté; le refus des injustices. L’artiste se dresse, rival du créateur, et stylise le réel. Il le dépeint comme une unité, il donne sa cohérence au chaos (il fait la synthèse de l’hétérogène, dirait Ricoeur). Il fabrique « un univers de remplacement », d’où la méfiance des révolutionnaires idéalistes à son égard. Meilleur exemple selon Camus: le roman.
Mesure et démesure
Maurice WEYEMEBERGH, dans le Dictionnaire Albert Camus: « Camus rappelle que nous vivons au temps des meurtriers, ce qui met le « nous sommes » qui résulte de la révolte en question: la communauté n’existe que si personne n’en est exclu. Qu’il faille tuer pour la réaliser, en supposant que « nous serons » un jour, explique la tristesse de Kaliayev et de Saint-Just. »
Une révolte camusienne doit se faire dans la reconnaissance mutuelle d’êtres qui partagent une condition similaire. Elle invite donc au dialogue (il donne une place très importante au langage, à la communication. Cf. Le Malentendu) et in fine, permet la complicité des Hommes. La révolte ne peut en aucun cas revendiquer la liberté totale – sa liberté connait une limite, celle du pouvoir de révolte inhérent aux Hommes. Elle est, en fait, sa propre limite. Il ne s’agit pas, contrairement à ce que les disciples d’Hegel ont cru, de revendiquer la place du maître (qui veut être roi?) mais d’assurer la liberté respectueuse de tous.
Le problème avec la révolte prise dans l’histoire: elle ne reconnait pas de principe supérieur et se fixe donc des moyens par rapport au moment présent. Les révoltés devenus cynique sont ceux qui ont oublié leurs origines. Si Camus a un certain respect pour Kaliayev, par exemple, c’est pour son refus de la liberté de tuer. Il ne refuse pas de tuer, il s’oppose à l’autodivinisation de son être à laquelle tendent les idéologies totalitaires.
Si la loi devient crime, elle punit la vertu cette arrogante qui « discute la loi » (Juge Casado, L’état de siège). Pour Camus, le droit est une limite au même titre que l’éthique, à la force. Il n’y a pas de justice sans un droit naturel ou civil qui le fonde. Si l’on veut que la justice apparaisse, il faut exprimer ce droit. (figure de Dora dans les Justes). l’institution judiciaire, en simple rouage de l’état, est utilisée contre le plus faible, l’homme seul, et universalise la culpabilité des hommes. (Faut-il rappeler qu’il était viscéralement opposé à la peine de mort, meurtre légal?  Olivier Todd dénombre 150 interventions en faveur de nationalistes Algériens – la vie des hommes est au dessus des querelles d’idées.)
La Peste, les Justes, l’Etat de Siège, puis l’Homme Révolté : ces ouvrages définissent la révolte, qui nait spontanément lorsque l’humain est nié, opprimé. Elle s’élève par exemple contre la tyrannie et la servitude. Pas un principe abstrait. C’est l’action nécessairement limitée d’un individu (cf. la Résistance : tissu de petites actions individuelles). La seule « valeur médiatrice » permettant de dépasser provisoirement l’absurde.
La pensée de Midi
Ce qui piqua Sartre fut certainement cette limite éthique que Camus ‘inflige’ à la liberté – mais n’est-ce pas elle qui précisément permet à la liberté de ne pas se mettre au service de la servitude la plus aliénante?
Qu’est-ce que cette pensée ‘solaire’ tant exaltée? Elle s’oppose à la pensée de minuit, celle de l’idéalisme Allemand. La pensée de midi est celle que chantaient les Antiques, celle des grecs, celle de la Méditerranée. Ce n’est pas, jamais, un renoncement. Camus rejette l’attentisme et le dilettantisme (cf. son indignation face à l’abandon des espagnols au franquisme…) que la négation des valeurs. Il n’aimait pas parler d’engagement de l’intellectuel, lui préférait un terme plus modeste: « l’embarquement ». Car l’intellectuel doit rester modeste, alerte, mais révolté? toujours.
Il y a liberté pour l’homme sans dieu, tel que l’imaginait Nietzsche, c’est-à-dire solitaire. Il y a liberté à midi quand la roue du monde s’arrêt et que l’homme dit oui à ce qui est. Mais ce qui est devient. Il faut dire oui au devenir. »
Le révolté fait d’abord l’expérience de l’obscurité (le temps du « non » de la révolte, solitaire). Puis son mouvement le mène à découvrir les raisons de cette révolte, les valeurs qui le poussent à se retourner contre la servitude, à ouvrir les yeux, enfin. C’est l’affirmation, le « oui » de la révolte, la réalisation que l’on vit là une expérience commune à d’autres Hommes.
Au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant est inévitable que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu’elle soit. Par-delà le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance. Mais peu le savent.
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