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sympldump · 4 years ago
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Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France
Roland Barthes, 1977
Je devrais sans doute m’interroger d’abord sur les raisons qui ont pu incliner le Collège de France à recevoir un sujet incertain, dans lequel chaque attribut est en quelque sorte combattu par son contraire. Car, si ma carrière a été universitaire, je n’ai pourtant pas les titres qui donnent ordinairement accès à cette carrière. Et s’il est vrai que j’ai voulu longtemps inscrire mon travail dans le champ de la science, littéraire, lexicologique et sociologique, il me faut bien reconnaître que je n’ai produit que des essais, genre ambigu où l’écriture le dispute à l’analyse. Et s’il est vrai encore que j’ai lié très tôt ma recherche à la naissance et au développement de la sémiotique, il est vrai aussi que j’ai peu de droits à la représenter, tant j’ai été enclin à en déplacer la définition, à peine me paraissait-elle constituée, et à m’appuyer sur les forces excentriques de la modernité, plus proche de la revue Tel Quel que des nombreuses revues qui, dans le monde, attestent la vigueur de la recherche sémiologique.
C’est donc, manifestement, un sujet impur qui est accueilli dans une maison où règnent la science, le savoir, la rigueur et l’invention disciplinée. Aussi, soit par prudence, soit par cette disposition qui me porte souvent à sortir d’un embarras intellectuel par une interrogation portée à mon plaisir, je me détournerai des raisons qui ont amené le Collège de France à m’accueillir – car elles sont incertaines à mes yeux – pour dire celles qui font pour moi, de mon entrée dans ce lieu, une joie plus qu’un honneur ; car l’honneur peut être immérité, la joie ne l’est jamais. La joie, c’est de retrouver ici le souvenir ou la présence d’auteurs que j’aime et qui ont enseigné ou enseignent au Collège de France : d’abord, bien sûr, Michelet, à qui je dois d’avoir découvert, dès l’origine de ma vie intellectuelle, la place souveraine de l’Histoire au milieu des sciences anthropologiques et la force de l’écriture, dès lors que le savoir accepte de s’y compromettre ; puis, plus près de nous, Jean Baruzi et Paul Valéry, dont j’ai suivi les cours, dans cette salle même, lorsque j’étais adolescent ; puis, plus près encore, Maurice Merleau-Ponty et Emile Benveniste ; et pour le présent, on me permettra d’excepter de la discrétion où l’amitié doit les tenir innommés, Michel Foucault, à qui me lient l’affection, la solidarité intellectuelle et la gratitude, puisque c’est lui qui a bien voulu présenter à l’Assemblée des Professeurs cette chaire et son titulaire.
Une autre joie me vient aujourd’hui, plus grave, parce que plus responsable : celle d’entrer dans un lieu que l’on peut dire rigoureusement : hors-pouvoir. Car s’il m’est permis d’interpréter à mon tour le Collège, je dirai que, dans l’ordre des institutions, il est comme l’une des dernières ruses de l’Histoire ; l’honneur est d’ordinaire un déchet du pouvoir ; ici, il en est la soustraction, la part intouchée : le professeur n’y a d’autre activité que de chercher et de parler – je dirai volontiers : de rêver tout haut sa recherche – non de juger, de choisir, de promouvoir, de s’asservir à un savoir dirigé : privilège énorme, presque injuste, au moment où l’enseignement des lettres est déchiré jusqu’à la fatigue entre les pressions de la demande technocratique et le désir révolutionnaire de ses étudiants. Sans doute, enseigner, parler simplement, hors de toute sanction institutionnelle, ce n’est pas là une activité qui soit, de droit, pure de tout pouvoir : le pouvoir (la libido dominandi) est là, tapi dans tout discours que l’on tient, fût-ce à partir d’un lieu hors-pouvoir. Aussi, plus cet enseignement est-il libre, plus encore est-il nécessaire de se demander sous quelles conditions et selon quelles opérations le discours peut se dégager de tout vouloir-saisir. Cette interrogation constitue à mes yeux le projet profond de l’enseignement qui est aujourd’hui inauguré.
C’est en effet de pouvoir qu’il s’agira ici, indirectement mais obstinément. L’« innocence » moderne parle du pouvoir comme s’il était un : d’un côté ceux qui l’ont, de l’autre ceux qui ne l’ont pas ; nous avons cru que le pouvoir était un objet exemplairement politique ; nous croyons maintenant que c’est aussi un objet idéologique, qu’il se glisse là où on ne l’entend pas du premier coup, dans les institutions, les enseignements, mais en somme qu’il est toujours un. Et pourtant, si le pouvoir était pluriel, comme les démons ? « Mon nom est Légion », pourrait-il dire : partout, de tous côtés, des chefs, des appareils, massifs ou minuscules, des groupes d’oppression ou de pression ; partout des voix « autorisées », qui s’autorisent à faire entendre le discours de tout pouvoir : le discours de l’arrogance. Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l’échange social : non seulement dans l’État, les classes, les groupes, mais encore dans les modes, les opinions courantes, les spectacles, les jeux, les sports, les informations, les relations familiales et privées, et jusque dans les poussées libératrices qui essayent de le contester : j’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité, de celui qui le reçoit. Certains attendent de nous, intellectuels, que nous nous agitions à toute occasion contre le Pouvoir ; mais notre vraie guerre est ailleurs ; elle est contre les pouvoirs, et ce n’est pas là un combat facile : car, pluriel dans l’espace social, le pouvoir est, symétriquement, perpétuel dans le temps historique : chassé, exténué ici, il reparaît là ; il ne dépérit jamais : faites une révolution pour le détruire, il va aussitôt revivre, rebourgeonner dans le nouvel état des choses. La raison de cette endurance et de cette ubiquité, c’est que le pouvoir est le parasite d’un organisme trans-social, lié à l’histoire entière de l’homme, et non pas seulement à son histoire politique, historique. Cet objet en quoi s’inscrit le pouvoir, de toute éternité humaine, c’est : le langage – ou pour être plus précis, son expression obligée : la langue.
Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée.
Je vais citer un mot de Renan : « Le français, Mesdames et Messieurs, disait-il dans une conférence, ne sera jamais la langue de l’absurde ; ce ne sera jamais non plus une langue réactionnaire. Je ne peux pas imaginer une sérieuse réaction ayant pour organe le français. » Eh bien, à sa manière, Renan était perspicace ; il devinait que la langue n’est pas épuisée par le message qu’elle engendre ; qu’elle peut survivre à ce message et faire entendre en lui, dans une résonance souvent terrible, autre chose que ce qu’il dit, surimprimant à la voix consciente, raisonnable du sujet, la voix dominatrice, têtue, implacable de la structure, c’est-à-dire de l’espèce en tant qu’elle parle ; l’erreur de Renan était historique, non structurale ; il croyait que la langue française, formée, pensait-il, par la raison, obligeait à l’expression d’une raison politique qui, dans son esprit, ne pouvait être que démocratique. Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.
Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part, la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est-à-dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. On ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorsqu’il définit le sacrifice d’Abraham comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nietzschéen, qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature.
J’entends par littérature, non un corps ou une suite d’œuvres, ni même un secteur de commerce ou d’enseignement, mais le graphe complexe des traces d’une pratique : la pratique d’écrire. Je vise donc en elle, essentiellement, le texte, c’est-à-dire le tissu des signifiants qui constitue l’œuvre, parce que le texte est l’affleurement même de la langue, et que c’est à l’intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée : non par le message dont elle est l’instrument, mais par le jeu des mots dont elle est le théâtre. Je puis donc dire indifféremment : littérature, écriture ou texte. Les forces de liberté qui sont dans la littérature ne dépendent pas de la personne civile, de l’engagement politique de l’écrivain, qui, après tout, n’est qu’un « monsieur » parmi d’autres, ni même du contenu doctrinal de son œuvre, mais du travail de déplacement qu’il exerce sur la langue : de ce point de vue, Céline est tout aussi important que Hugo, Chateaubriand que Zola. Ce que j’essaye de viser ici, c’est une responsabilité de la forme ; mais cette responsabilité ne peut s’évaluer en termes idéologiques – ce pour quoi les sciences de l’idéologie ont toujours eu si peu de prise sur elle. Ces forces de la littérature, je veux en indiquer trois, que je rangerai sous trois concepts grecs : Mathésis, Mimésis, Sémiosis.
La littérature prend en charge beaucoup de savoirs. Dans un roman comme Robinson Crusoé, il y a un savoir historique, géographique, social (colonial), technique, botanique, anthropologique (Robinson passe de la nature à la culture). Si, par je ne sais quel excès de socialisme ou de barbarie, toutes nos disciplines devaient être expulsées de l’enseignement sauf une, c’est la discipline littéraire qui devrait être sauvée, car toutes les sciences sont présentes dans le monument littéraire. C’est en cela que l’on peut dire que la littérature, quelles que soient les écoles au nom desquelles elle se déclare, est absolument, catégoriquement, réaliste : elle est la réalité, c’est-à-dire la lueur même du réel. Cependant, en cela véritablement encyclopédique, la littérature fait tourner les savoirs, elle n’en fixe, elle n’en fétichise aucun ; elle leur donne une place indirecte, et cet indirect est précieux. D’une part, il permet de désigner des savoirs possibles – insoupçonnés, inaccomplis : la littérature travaille dans les interstices de la science : elle est toujours en retard ou en avance sur elle, semblable à la pierre de Bologne, qui irradie la nuit ce qu’elle a emmagasiné pendant la journée, et par cette lueur indirecte illumine le jour nouveau qui vient. La science est grossière, la vie est subtile, et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe. D’autre part, le savoir qu’elle mobilise n’est jamais ni entier ni dernier ; la littérature ne dit pas qu’elle sait quelque chose, mais qu’elle sait de quelque chose ; ou mieux : qu’elle en sait quelque chose – qu’elle en sait long sur les hommes. Ce qu’elle connaît des hommes, c’est ce qu’on pourrait appeler le grand gâchis du langage, qu’ils travaillent et qui les travaille, soit qu’elle reproduise la diversité des sociolectes, soit qu’à partir de cette diversité, dont elle ressent le déchirement, elle imagine et cherche à élaborer un langage-limite qui en serait le degré zéro. Parce qu’elle met en scène le langage, au lieu, simplement, de l’utiliser, elle engrène le savoir dans le rouage de la réflexivité infinie : à travers l’écriture, le savoir réfléchit sans cesse sur le savoir, selon un discours qui n’est plus épistémologique, mais dramatique.
Il est de bon ton, aujourd’hui, de contester l’opposition des sciences et des lettres, dans la mesure où des rapports de plus en plus nombreux, soit de modèle, soit de méthode, relient ces deux régions et en effacent souvent la frontière ; et il est possible que cette opposition apparaisse un jour comme un mythe historique. Mais du point de vue du langage, qui est le nôtre ici, cette opposition est pertinente ; ce qu’elle met en regard n’est d’ailleurs pas forcément le réel et la fantaisie, l’objectivité et la subjectivité, le Vrai et le Beau, mais seulement des lieux différents de parole. Selon le discours de la science – ou selon un certain discours de la science –, le savoir est un énoncé ; dans l’écriture, il est une énonciation. L’énoncé, objet ordinaire de la linguistique, est donné comme le produit d’une absence de l’énonciateur. L’énonciation, elle, en exposant la place et l’énergie du sujet, voire son manque (qui n’est pas son absence), vise le réel même du langage ; elle reconnaît que le langage est un immense halo d’implications, d’effets, de retentissements, de tours, de retours, de redans ; elle assume de faire entendre un sujet à la fois insistant et irrepérable, inconnu et cependant reconnu selon une inquiétante familiarité : les mots ne sont plus conçus illusoirement comme de simples instruments, ils sont lancés comme des projections, des explosions, des vibrations, des machineries, des saveurs : l’écriture fait du savoir une fête.
Le paradigme que je propose ici ne suit pas le partage des fonctions ; il ne vise pas à mettre d’un côté les savants, les chercheurs, et de l’autre les écrivains, les essayistes ; il suggère au contraire que l’écriture se retrouve partout où les mots ont de la saveur (savoir et saveur ont en latin la même étymologie). Curnonsky disait qu’en cuisine il faut que « les choses aient le goût de ce qu’elles sont ». Dans l’ordre du savoir, pour que les choses deviennent ce qu’elles sont, ce qu’elles ont été, il y faut cet ingrédient, le sel des mots. C’est ce goût des mots qui fait le savoir profond, fécond. Je sais par exemple que beaucoup des propositions de Michelet sont récusées par la science historique ; il n’empêche que Michelet a fondé quelque chose comme l’ethnologie de la France, et que chaque fois qu’un historien déplace le savoir historique, au sens le plus large du terme et quel qu’en soit l’objet, nous trouvons en lui, tout simplement : une écriture.
La seconde force de la littérature, c’est sa force de représentation. Depuis les temps anciens jusqu’aux tentatives de l’avant-garde, la littérature s’affaire à représenter quelque chose. Quoi ? Je dirai brutalement : le réel. Le réel n’est pas représentable, et c’est parce que les hommes veulent sans cesse le représenter par des mots, qu’il y a une histoire de la littérature. Que le réel ne soit pas représentable – mais seulement démontrable – peut être dit de plusieurs façons : soit qu’avec Lacan on le définisse comme l’impossible, ce qui ne peut s’atteindre et échappe au discours, soit qu’en termes topologiques, on constate qu’on ne peut faire coïncider un ordre pluridimensionnel (le réel) et un ordre unidimensionnel (le langage). Or, c’est précisément cette impossibilité topologique à quoi la littérature ne veut pas, ne veut jamais se rendre. De ce qu’il n’y a point de parallélisme entre le réel et le langage, les hommes ne prennent pas leur parti, et c’est ce refus, peut-être aussi vieux que le langage lui-même, qui produit, dans un affairement incessant, la littérature. On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l’inadéquation fondamentale du langage et du réel. Je disais à l’instant, à propos du savoir, que la littérature est catégoriquement réaliste, en ce qu’elle n’a jamais que le réel pour objet de désir ; et je dirai maintenant, sans me contredire parce que j’emploie ici le mot dans son acception familière, qu’elle est tout aussi obstinément : irréaliste ; elle croit sensé le désir de l’impossible.
Cette fonction, peut-être perverse, donc heureuse, a un nom : c’est la fonction utopique. Nous retrouvons ici l’Histoire. Car c’est dans la seconde moitié du XIXème siècle, à l’une des périodes les plus désolées du malheur capitaliste, que la littérature a trouvé, du moins pour nous, Français, avec Mallarmé, sa figure exacte : la modernité – notre modernité, qui commence alors – peut se définir par ce fait nouveau : qu’on y conçoit des utopies de langage. Nulle « histoire de la littérature » (s’il doit s’en écrire encore) ne saurait être juste, qui se contenterait comme par le passé d’enchaîner des écoles sans marquer la coupure qui met alors à nu un nouveau prophétisme : celui de l’écriture. « Changer la langue », mot mallarméen, est concomitant de « Changer le monde », mot marxien : il y a une écoute politique de Mallarmé, de ceux qui l’ont suivi et le suivent encore.
Il suit de là une certaine éthique du langage littéraire, qui doit être affirmée, parce qu’elle est contestée. On reproche souvent à l’écrivain, à l’intellectuel, de ne pas écrire la langue de « tout le monde ». Mais il est bon que les hommes, à l’intérieur d’un même idiome – pour nous, le français –, aient plusieurs langues. Si j’étais législateur – supposition aberrante pour quelqu’un qui, étymologiquement parlant, est « an-archiste » – loin d’imposer une unification du français, qu’elle soit bourgeoise ou populaire, j’encouragerais au contraire l’apprentissage simultané de plusieurs langues françaises, de fonctions diverses, promues à égalité. Dante discute très sérieusement pour décider en quelle langue il écrira le Convivio : en latin ou en toscan ? Ce n’est nullement pour des raisons politiques ou polémiques qu’il choisit la langue vulgaire : c’est en considérant l’appropriation de l’une et l’autre langue à son sujet : les deux langues – comme pour nous le français classique et le français moderne, le français écrit et le français parlé – forment ainsi une réserve dans laquelle il se sent libre de puiser, selon la vérité du désir. Cette liberté est un luxe que toute société devrait procurer à ses citoyens : autant de langages qu’il y a de désirs : proposition utopique en ceci qu’aucune société n’est encore prête à admettre qu’il y a plusieurs désirs. Qu’une langue, quelle qu’elle soit, n’en réprime pas une autre ; que le sujet à venir connaisse sans remords, sans refoulement, la jouissance d’avoir à sa disposition deux instances de langage, qu’il parle ceci ou cela, selon les perversions, non selon la Loi.
L’utopie, bien entendu, ne préserve pas du pouvoir : l’utopie de la langue est récupérée comme langue de l’utopie – qui est un genre comme un autre. On peut dire qu’aucun des écrivains qui sont partis d’un combat assez solitaire contre le pouvoir de la langue n’a pu ou ne peut éviter d’être récupéré par lui, soit sous la forme posthume d’une inscription dans la culture officielle, soit sous la forme présente d’une mode qui impose son image et lui prescrit d’être conforme à ce qu’on attend de lui. Pas d’autre issue pour cet auteur que de se déplacer – ou de s’entêter – ou les deux à la fois.
S’entêter veut dire affirmer l’Irréductible de la littérature : ce qui, en elle, résiste et survit aux discours typés qui l’entourent : les philosophies, les sciences, les psychologies ; agir comme si elle était incomparable et immortelle. Un écrivain – j’entends par là, non le tenant d’une fonction ou le servant d’un art, mais le sujet d’une pratique – doit avoir l’entêtement du guetteur qui est à la croisée de tous les autres discours, en position triviale par rapport à la pureté des doctrines (trivialis, c’est l’attribut étymologique de la prostituée qui attend à l’intersection de trois voies). S’entêter veut dire en somme maintenir envers et contre tout la force d’une dérive et d’une attente. Et c’est précisément parce qu’elle s’entête que l’écriture est entraînée à se déplacer. Car le pouvoir s’empare de la jouissance d’écrire comme il s’empare de toute jouissance, pour la manipuler et en faire un produit grégaire, non pervers, de la même façon qu’il s’empare du produit génétique de la jouissance d’amour pour en faire, à son profit, des soldats et des militants. Se déplacer peut donc vouloir dire : se porter là où l’on ne vous attend pas, ou encore et plus radicalement, abjurer ce qu’on a écrit (mais non forcément ce qu’on a pensé), lorsque le pouvoir grégaire l’utilise et l’asservit. Pasolini a été ainsi amené à « abjurer » (le mot est de lui) ses trois films de la Trilogie de la vie, parce qu’il a constaté que le pouvoir les utilisait – sans cependant regretter de les avoir écrits : « Je pense, dit-il dans un texte posthume, qu’avant l’action, on ne doit jamais, en aucun cas, craindre une annexion de la part du pouvoir et de sa culture. Il faut se comporter comme si cette dangereuse éventualité n’existait pas... Mais je pense aussi qu’après, il faut savoir se rendre compte à quel point on a été utilisé, éventuellement, par le pouvoir. Et alors, si notre sincérité ou notre nécessité ont été asservies ou manipulées, je pense qu’il faut absolument avoir le courage d’abjurer. »
Tout à la fois s’entêter et se déplacer relève en somme d’une méthode de jeu. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, à l’horizon impossible de l’anarchie langagière – là où la langue tente d’échapper à son propre pouvoir, à sa propre servilité –, on trouve quelque chose qui a rapport au théâtre. Pour désigner l’impossible de la langue, j’ai cité deux auteurs : Kierkegaard et Nietzsche. Cependant, l’un et l’autre ont écrit ; mais ce fut, pour l’un et l’autre, au revers même de l’identité, dans le jeu, dans le risque éperdu du nom propre : l’un par un recours incessant à la pseudonymie, l’autre en se portant, à la fin de sa vie d’écriture, comme l’a montré Klossowski, aux limites de l’histrionisme. On peut dire que la troisième force de la littérature, sa force proprement sémiotique, c’est de jouer les signes plutôt que de les détruire, c’est de les mettre dans une machinerie de langage, dont les crans d’arrêt et les verrous de sûreté ont sauté, bref c’est instituer, au sein même de la langue servile, une véritable hétéronymie des choses.
Nous voici en face de la sémiologie.
Il faut d’abord redire que les sciences (du moins celles dont j’ai quelque lecture) ne sont pas éternelles : ce sont des valeurs qui montent et descendent à une Bourse, la Bourse de l’Histoire : il suffirait à cet égard de rappeler le sort boursier de la Théologie, discours aujourd’hui exigu et cependant autrefois science souveraine au point qu’on la plaçait en dehors et au-dessus du Septenium. La fragilité des sciences dites humaines tient peut-être à ceci : ce sont des sciences de l’imprévision (d’où les déboires et le malaise taxinomique de l’Economie) – ce qui altère immédiatement l’idée de science : la science même du désir, la psychanalyse, ne peut manquer de mourir un jour, bien que nous lui devions beaucoup, comme nous devons beaucoup à la Théologie : car le désir est plus fort que son interprétation.
Par ses concepts opératoires, la sémiologie, que l’on peut définir canoniquement comme la science des signes, de tous les signes, est issue de la linguistique. Mais la linguistique elle-même, un peu comme l’économie (et la comparaison n’est peut-être pas insignifiante), est en train, me semble-t-il, d’éclater, par déchirement : d’une part, elle est attirée vers un pôle formel, et suivant cette pente, comme l’économétrie, elle se formalise de plus en plus ; d’autre part, elle se saisit de contenus de plus en plus nombreux et de plus en plus éloignés de son champ originel ; de même que l’objet de l’économie est aujourd’hui partout, dans le politique, le social, le culturel, de même l’objet de la linguistique est sans limites : la langue, selon une intuition de Benveniste, c’est le social même. Bref, soit excès d’ascèse, soit excès de faim, fluète ou replète, la linguistique se déconstruit. C’est cette déconstruction de la linguistique que j’appelle, pour ma part, sémiologie.
Vous avez pu voir que, tout au long de ma présentation, je suis passé subrepticement de la langue au discours, pour revenir, parfois, sans prévenir, du discours à la langue, comme s’il s’agissait du même objet. Je crois en effet aujourd’hui que, sous la pertinence qui est ici choisie, langue et discours sont indivis, car ils glissent selon le même axe de pouvoir. Pourtant, à ses débuts, cette distinction, d’origine saussurienne (sous les espèces du couple Langue/Parole), a rendu de grands services ; elle a donné à la sémiologie le courage de commencer ; par cette opposition, je pouvais réduire le discours, le miniaturiser en exemple de grammaire, et de la sorte je pouvais espérer tenir toute la communication humaine sous mon filet, tels Wotan et Loge arrimant Alberich métamorphosé en petit crapaud. Mais l’exemple n’est pas « la chose même », et la chose langagière ne peut se tenir, se contenir dans les limites de la phrase. Ce ne sont pas seulement les phonèmes, les mots et les articulations syntaxiques qui sont soumis à un régime de liberté surveillée, puisqu’on ne peut les combiner n’importe comment ; c’est toute la nappe du discours qui est fixée par un réseau de règles, de contraintes, d’oppressions, de répressions, massives et floues au niveau rhétorique, subtiles et aiguës au niveau grammatical : la langue afflue dans le discours, le discours reflue dans la langue, ils persistent l’un sous l’autre, comme au jeu de la main chaude. La distinction entre langue et discours n’apparaît plus alors que comme une opération transitoire – quelque chose, en somme, à « abjurer ». Il est venu un temps où, comme atteint d’une surdité progressive, je n’ai plus entendu qu’un seul son, celui de la langue et du discours mêlés. La linguistique m’a paru, alors, travailler sur un immense leurre, sur un objet qu’elle rendait abusivement propre et pur, en s’essuyant les doigts à l’écheveau du discours, comme Trimalcion aux cheveux de ses esclaves. La sémiologie serait dès lors ce travail qui recueille l’impur de la langue, le rebut de la linguistique, la corruption immédiate du message : rien de moins que les désirs, les craintes, les mines, les intimidations, les avances, les tendresses, les protestations, les excuses, les agressions, les musiques, dont est faite la langue active.
Je sais ce qu’une telle définition a de personnel. Je sais ce qu’elle m’oblige à taire : en un sens, et bien paradoxalement, toute la sémiologie, celle qui se cherche et s’impose déjà comme science positive des signes, et qui se développe dans des revues, des associations, des universités et des centres d’études. Il me semble cependant que l’institution d’une chaire au Collège de France entend moins consacrer une discipline que permettre à un certain travail individuel, à l’aventure d’un certain sujet, de se poursuivre. Or, la sémiologie, en ce qui me concerne, est partie d’un mouvement proprement passionnel : il m’a semblé (alentour 1954) qu’une science des signes pouvait activer la critique sociale, et que Sartre, Brecht et Saussure pouvaient se rejoindre dans ce projet ; il s’agissait en somme de comprendre (ou de décrire) comment une société produit des stéréotypes, c’est-à-dire des combles d’artifice, qu’elle consomme ensuite comme des sens innés, c’est-à-dire des combles de nature. La sémiologie (ma sémiologie, du moins) est née d’une intolérance à ce mélange de mauvaise foi et de bonne conscience qui caractérise la moralité générale, et que Brecht a appelé, en s’y attaquant, le Grand Usage. La langue travaillée par le pouvoir : tel a été l’objet de cette première sémiologie.
La sémiologie s’est ensuite déplacée, elle s’est colorée différemment, tout en gardant le même objet, politique – car il n’y en a pas d’autre. Ce déplacement s’est fait parce que la société intellectuelle a changé, ne serait-ce qu’à travers la rupture de mai 68. D’une part, des travaux contemporains ont modifié et modifient l’image critique du sujet social et du sujet parlant. D’autre part, il est apparu que, dans la mesure où les appareils de contestation se multipliaient, le pouvoir lui-même, comme catégorie discursive, se divisait, s’étendait comme une eau qui court partout, chaque groupe oppositionnel devenant à son tour et à sa manière un groupe de pression et entonnant en son propre nom le discours même du pouvoir, le discours universel : une sorte d’excitation morale a saisi les corps politiques, et, lors même que l’on revendiquait en faveur de la jouissance, c’était sur un ton comminatoire. On a vu ainsi la plupart des libérations postulées, celles de la société, de la culture, de l’art, de la sexualité, s’énoncer sous les espèces d’un discours de pouvoir : on se glorifiait de faire apparaître ce qui avait été écrasé, sans voir ce que, par là, on écrasait ailleurs.
Si la sémiologie dont je parle est alors revenue au Texte, c’est que, dans ce concert de petites dominations, le Texte lui est apparu comme l’index même du dépouvoir. Le Texte contient en lui la force de fuir infiniment la parole grégaire (celle qui s’agrège), quand bien même elle cherche à se reconstituer en lui ; il repousse toujours plus loin – et c’est ce mouvement de mirage que j’ai essayé de décrire et de justifier tout à l’heure, en parlant de la littérature –, il repousse ailleurs, vers un lieu inclassé, atopique, si l’on peut dire, loin des topoi de la culture politisée, « cette contrainte à former des concepts, des espèces, des formes, des fins, des lois... ce monde des cas identiques », dont parle Nietzsche ; il soulève faiblement, transitoirement, cette chape de généralité, de moralité, d’in-différence (séparons bien le préfixe du radical), qui pèse sur notre discours collectif. La littérature et la sémiologie en viennent ainsi à se conjuguer pour se corriger l’une l’autre. D’un côté, le retour incessant au texte, ancien ou moderne, la plongée régulière dans la plus complexe des pratiques signifiantes, à savoir l’écriture (puisqu’elle s’opère à partir de signes tout faits), obligent la sémiologie à travailler sur des différences, et la retiennent de dogmatiser, de « prendre » – de se prendre pour le discours universel qu’elle n’est pas. Et de son côté, le regard sémiotique, posé sur le texte, oblige à refuser le mythe auquel on recourt ordinairement pour sauver la littérature de la parole grégaire dont elle est entourée, pressée, et qui est le mythe de la créativité pure : le signe doit être pensé – ou repensé – pour être mieux déçu.
La sémiologie dont je parle est à la fois négative et active. Quelqu’un en qui s’est débattue, toute sa vie, pour le meilleur et pour le pire, cette diablerie, le langage, ne peut qu’être fasciné par les formes de son vide – qui est tout le contraire de son creux. La sémiologie proposée ici est donc négative – ou mieux encore, quelle que soit la lourdeur du terme : apophatique : non en ce qu’elle nie le signe, mais en ce qu’elle nie qu’il soit possible de lui attribuer des caractères positifs, fixes, anhistoriques, acorporels, bref : scientifiques. Cet apophatisme emporte au moins deux conséquences, qui intéressent directement l’enseignement de la sémiologie.
La première est que la sémiologie, bien qu’à l’origine tout l’y prédisposât, puisqu’elle est langage sur les langages, ne peut être elle-même un métalangage. C’est précisément en réfléchissant sur le signe qu’elle découvre que toute relation d’extériorité d’un langage à un autre est, à la longue, insoutenable : le temps use mon pouvoir de distance, le mortifie, fait de cette distance une sclérose : je ne puis être à vie hors du langage, le traitant comme une cible, et dans le langage, le traitant comme une arme. S’il est vrai que le sujet de la science est ce sujet-là qui ne se donne pas à voir, et que c’est en somme cette rétention du spectacle que nous appelons « métalangage », alors, ce que je suis amené à assumer, en parlant des signes avec des signes, c’est le spectacle même de cette bizarre coïncidence, de ce strabisme étrange qui m’apparente aux faiseurs d’ombres chinoises, lorsqu’ils montrent à la fois leurs mains et le lapin, le canard, le loup, dont ils simulent la silhouette. Et si certains profitent de cette condition pour dénier à la sémiologie active, celle qui écrit, tout rapport avec la science, il faut leur suggérer que c’est par un abus épistémologique, qui commence précisément à s’effriter, que nous identifions le métalangage et la science, comme si l’un était la condition obligée de l’autre, alors qu’il n’en est que le signe historique, donc récusable ; il est peut-être temps de distinguer le métalinguistique, qui est une marque comme une autre, du scientifique, dont les critères sont ailleurs (peut-être que, soit dit en passant, ce qui est proprement scientifique, c’est de détruire la science qui précède).
La sémiologie a un rapport avec la science, mais ce n’est pas une discipline (c’est la seconde conséquence de son apophatisme). Quel rapport ? Un rapport ancillaire : elle peut aider certaines sciences, en être un temps la compagne de route, leur proposer un protocole opératoire, à partir duquel chaque science doit spécifier la différence de son corpus. Ainsi, la partie de la sémiologie qui s’est le mieux développée, à savoir l’analyse des récits, peut rendre des services à l’Histoire, à l’ethnologie, à la critique des textes, à l’exégèse, à l’iconologie (toute image est, d’une certaine façon, un récit). Autrement dit, la sémiologie n’est pas une grille, elle ne permet pas d’appréhender directement le réel, en lui imposant un transparent général qui le rendrait intelligible ; le réel, elle cherche plutôt à le soulever, par endroits et par moments, et elle dit que ces effets de soulèvement du réel sont possibles sans grille : c’est même précisément lorsque la sémiologie veut être une grille qu’elle ne soulève rien du tout. De là vient que la sémiologie n’est dans un rôle de substitution à l’égard d’aucune discipline : j’aurais souhaité que la sémiologie ne prît ici la place d’aucune autre recherche, mais au contraire les aidât toutes, qu’elle eût pour siège une sorte de chaire mobile, joker du savoir d’aujourd’hui, comme le signe lui-même l’est de tout discours.
Cette sémiologie négative est une sémiologie active : elle se déploie hors de la mort. J’entends par là qu’elle ne repose pas sur une « sémiophysis », une naturalité inerte du signe, et qu’elle n’est pas non plus une « sémioclastie », une destruction du signe. Elle serait plutôt, pour continuer le paradigme grec : une semiotropie : tournée vers le signe, elle en est captivée et le reçoit, le traite et au besoin l’imite, comme un spectacle imaginaire. Le sémiologue serait en somme un artiste (ce mot n’est ici ni glorieux ni dédaigneux : il se réfère seulement à une typologie) : il joue des signes comme d’un leurre conscient, dont il savoure, veut faire savourer et comprendre la fascination. Le signe – du moins le signe qu’il voit – est toujours immédiat, réglé par une sorte d’évidence qui lui saute au visage, comme un déclic de l’Imaginaire – et c’est pour cela que la sémiologie (devrais-je préciser de nouveau : la sémiologie de celui qui parle ici) n’est pas une herméneutique : elle peint, plutôt qu’elle ne fouille, via di porre plutôt que via di levare. Ses objets de prédilection, ce sont les textes de l’Imaginaire : les récits, les images, les portraits, les expressions, les idiolectes, les passions, les structures qui jouent à la fois d’une apparence de vraisemblable et d’une incertitude de vérité. J’appellerais volontiers « sémiologie » le cours des opérations le long duquel il est possible – voire escompté – de jouer du signe comme d’un voile peint, ou encore : d’une fiction.
Cette jouissance du signe imaginaire est aujourd’hui concevable en raison de certaines mutations récentes, qui affectent plus la culture que la société elle-même : une situation nouvelle modifie l’usage que nous pouvons faire des forces de la littérature dont j’ai parlé. D’une part et tout d’abord, depuis la Libération, le mythe du grand écrivain français, dépositaire sacré de toutes les valeurs supérieures, s’effrite, s’exténue et meurt peu à peu avec chacun des derniers survivants de l’entre-deux-guerres ; c’est un nouveau type qui entre sur la scène, dont on ne sait plus – ou pas encore – comment l’appeler : écrivain ? intellectuel ? scripteur ? De toute façon, la maîtrise littéraire disparaît, l’écrivain ne peut plus faire parade. D’autre part et ensuite, mai 68 a manifesté la crise de l’enseignement : les valeurs anciennes ne se transmettent plus, ne circulent plus, n’impressionnent plus ; la littérature est désacralisée, les institutions sont impuissantes à la protéger et à l’imposer comme le modèle implicite de l’humain. Ce n’est pas, si l’on veut, que la littérature soit détruite ; c’est qu’elle n’est plus gardée : c’est donc le moment d’y aller. La sémiologie littéraire serait ce voyage qui permet de débarquer dans un paysage libre par déshérence : ni anges ni dragons ne sont plus là pour le défendre ; le regard peut alors se porter, non sans perversité, sur des choses anciennes et belles, dont le signifié est abstrait, périmé : moment à la fois décadent et prophétique, moment d’apocalypse douce, moment historique de la plus grande jouissance.
Si donc, dans cet enseignement que, par son lieu même, rien n’est appelé à sanctionner, sinon la fidélité de ses auditeurs, si donc la méthode intervient à titre de démarche systématique, ce ne peut être une méthode heuristique, qui viserait à produire des déchiffrements, à poser des résultats. La méthode ne peut porter ici que sur le langage lui-même, en tant qu’il lutte pour déjouer tout discours qui prend : ce pour quoi il est juste de dire que cette méthode est, elle aussi, une Fiction : proposition déjà avancée par Mallarmé lorsqu’il songeait à préparer une thèse de linguistique : « Toute méthode est une fiction. Le langage lui est apparu l’instrument de la fiction : il suivra la méthode du langage : le langage se réfléchissant. » Ce que je souhaiterais pouvoir renouveler, chacune des années qu’il me sera donné d’enseigner ici, c’est la manière de présenter le cours ou le séminaire, bref de « tenir » un discours sans l’imposer : ce sera là l’enjeu méthodique, la quaestio, le point à débattre. Car ce qui peut être oppressif dans un enseignement, ce n’est pas finalement le savoir ou la culture qu’il véhicule, ce sont les formes discursives à travers lesquelles on les propose. Puisque cet enseignement a pour objet, comme j’ai essayé de le suggérer, le discours pris dans la fatalité de son pouvoir, la méthode ne peut réellement porter que sur les moyens propres à déjouer, à déprendre, ou tout au moins à alléger ce pouvoir. Et je me persuade de plus en plus, soit en écrivant, soit en enseignant, que l’opération fondamentale de cette méthode de déprise, c’est, si l’on écrit, la fragmentation, et, si l’on expose, la digression, ou, pour le dire d’un mot précieusement ambigu : l’excursion. J’aimerais donc que la parole et l’écoute qui se tresseront ici soient semblables aux allées et venues d’un enfant qui joue autour de sa mère, qui s’en éloigne, puis retourne vers elle pour lui rapporter un caillou, un brin de laine, dessinant de la sorte autour d’un centre paisible toute une aire de jeu, à l’intérieur de laquelle le caillou, la laine importent finalement moins que le don plein de zèle qui en est fait.
Lorsque l’enfant agit ainsi, il ne fait rien d’autre que de dérouler les allées et venues d’un désir, qu’il présente et représente sans fin. Je crois sincèrement qu’à l’origine d’un enseignement comme celui-ci, il faut accepter de toujours placer un fantasme, qui peut varier d’année en année. Ceci, je le sens, peut paraître provocant : comment oser parler, dans le cadre d’une institution, si libre soit-elle, d’un enseignement fantasmatique ? Cependant, si l’on considère un instant la plus sûre des sciences humaines, à savoir l’Histoire, comment ne pas reconnaître qu’elle a un rapport continu avec le fantasme ? C’est ce que Michelet avait compris : l’Histoire, c’est en fin de compte l’histoire du lieu fantasmatique par excellence, à savoir le corps humain ; c’est en partant de ce fantasme, lié chez lui à la résurrection lyrique des corps passés, que Michelet a pu faire de l’Histoire une immense anthropologie. La science peut donc naître du fantasme. C’est à un fantasme, dit ou non dit, que le professeur doit annuellement revenir, au moment de décider du sens de son voyage ; de la sorte il dévie de la place où on l’attend, qui est la place du Père, toujours mort, comme on le sait ; car seul le fils a des fantasmes, seul le fils est vivant.
L’autre jour, j’ai relu le roman de Thomas Mann, La Montagne magique. Ce livre met en scène une maladie que j’ai bien connue, la tuberculose ; par la lecture, je tenais rassemblés dans ma conscience trois moments de cette maladie : le moment de l’anecdote, qui se passe avant la guerre de 1914, le moment de ma propre maladie, alentour 1942, et le moment actuel, où ce mal, vaincu par la chimiothérapie, n’a plus du tout le même visage qu’autrefois. Or, la tuberculose que j’ai vécue est, à très peu de chose près, la tuberculose de La Montagne magique : les deux moments se confondaient, également éloignés de mon propre présent. Je me suis alors aperçu avec stupéfaction (seules les évidences peuvent stupéfier) que mon propre corps était historique. En un sens, mon corps est contemporain de Hans Castorp, le héros de La Montagne magique ; mon corps, qui n’était pas encore né, avait déjà vingt ans en 1907, année où Hans pénétra et s’installa dans « le pays d’en haut », mon corps est bien plus vieux que moi, comme si nous gardions toujours l’âge des peurs sociales auxquelles, par le hasard de la vie, nous avons touché. Si donc je veux vivre, je dois oublier que mon corps est historique, je dois me jeter dans l’illusion que je suis contemporain des jeunes corps présents, et non de mon propre corps, passé. Bref, périodiquement, je dois renaître, me faire plus jeune que je ne suis. À cinquante et un ans, Michelet commençait sa vita nuova : nouvelle œuvre, nouvel amour. Plus âgé que lui (on comprend que ce parallèle est d’affection), j’entre moi aussi dans une vita nuova, marquée aujourd’hui par ce lieu nouveau, cette hospitalité nouvelle. J’entreprends donc de me laisser porter par la force de toute vie vivante : l’oubli. Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversés. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : Sapientia : nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible.
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sympldump · 8 years ago
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Alain Rey : « Faire changer une langue, c’est un sacré travail ! »
Linguiste et lexicographe, Alain Rey a longtemps présidé aux destinées du dictionnaire Le Robert. Cet amoureux des mots, qui a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages, revient sur les controverses consacrées à la féminisation de la langue française : faut-il, pour rendre les femmes plus visibles, adopter la féminisation des noms de métiers, l’accord de proximité et le point médian (comme dans « député·e·s ») ? Mercredi 22 novembre, le premier ministre, Edouard Philippe, a banni l’écriture dite inclusive des textes destinés à être publiés au Journal officiel. « Outre le respect du formalisme propre aux actes de nature juridique, les administrations relevant de l’Etat doivent se conformer aux règles grammaticales et syntaxiques, notamment pour des raisons d’intelligibilité et de clarté de la norme », argue le chef du gouvernement. Le débat sur l’écriture inclusive provoque de véritables guerres idéologiques : l’Académie française estime qu’elle représente un « péril mortel » pour la langue française. Comment expliquer la violence de ces controverses ? Le caractère belliqueux du débat sur la langue est normal, mais il est particulièrement aigu en France, car, dans ce pays, l’unité linguistique ne s’est pas faite toute seule : elle est le fruit d’une volonté politique qui, au fil des siècles, a toujours engendré de violentes bagarres. Aujourd’hui, le français est à peu près unifié, mais la crainte de la diversité linguistique est encore très vivante dans les esprits : un simple changement de panneau de signalisation – un nom de lieu inscrit en flamand à Lille, en breton dans le Finistère ou en basque près d’Hendaye – suscite de vraies batailles rangées, comme si l’unité du français était menacée. Si l’on veut comprendre ces querelles autour de la langue, il faut se souvenir que la France est un domaine linguistique qui réunit trois familles différentes : la langue d’oïl, qui est devenue le français général, l’occitan, comme le gascon, le béarnais ou le provençal, et des langues qui ne viennent pas du latin comme le breton, le flamand ou le basque. En France, le passage à ce que, depuis Dante, on appelle la langue « vulgaire », c’est-à-dire, et sans aucune péjoration, la langue naturelle et spontanée, a été très tardif. C’est en partie pour cette raison que Richelieu, au XVIIe siècle, a créé l’Académie française. Au Haut Moyen Age, il y avait sur le territoire un mélange extraordinaire de langues. Le latin a fini par prendre le dessus, mais le mouvement qui a ensuite consisté à se débarrasser du latin a été une très longue affaire : quand Descartes a publié le Discours de la méthode en français, au XVIIe siècle, c’était une petite révolution ! Au XIXe siècle et au XXe siècle, l’école laïque, publique et obligatoire a joué un rôle important dans ce mouvement d’unification, qui a été très lent : avant la première guerre mondiale, plus de 50 % des habitants ne parlaient pas le français. Quand la guerre a éclaté, en 1914, la moitié des soldats ne comprenaient pas les ordres des officiers. La première guerre mondiale a été la plus grande et la plus efficace des écoles de langue française – une école exclusivement masculine, je le fais remarquer au passage ! Sommes-nous arrivés au bout de cette unification linguistique ? La langue est aujourd’hui unifiée, notamment grâce à l’école et à la puissance des médias : quand la télévision apparaît, une certaine forme de langue s’impose peu à peu. Cette unité est cependant un peu artificielle ; on sait très bien que les Français n’ont pas exactement la même phonétique, la même syntaxe et surtout le même vocabulaire à Nice, à Marseille, à Strasbourg ou à Brest. Quand les Occitans disent qu’ils « espèrent à voir » quelqu’un pour signifier « attendre », certains peuvent y voir une faute de français, mais c’est une tournure tout à fait normale en espagnol et en occitan, et donc en français d’Occitanie. Dans la langue française, le féminin est peu visible : les noms de métiers sont longtemps restés au masculin et la grammaire impose que le masculin l’emporte sur le féminin. Est-ce le reflet d’une société qui a longtemps fait peu de place aux femmes ? Oui, bien sûr. En France comme dans les autres pays européens, une idéologie antiféministe massive imprègne la littérature du Moyen Age et reste très sensible jusqu’au XIXe siècle : l’homme est partout. Cette idéologie a laissé son empreinte dans la langue : aujourd’hui encore, elle porte les traces des jugements de valeur du passé, ce qui a engendré des problèmes de syntaxe, des problèmes de vocabulaire et des problèmes d’accord. La langue est une page d’histoire un peu figée qui est souvent racontée par des vieillards gâteux ! Le problème, c’est qu’il est très difficile de se débarrasser des vieux réflexes. Réinsuffler de la créativité dans un système aussi contraignant et aussi normalisé que la langue, c’est compliqué : on se heurte à la structure profonde du français. Une langue comme le français, c’est 1 000 ans de pensée et d’expression collective qui inscrivent dans les gènes une manière de s’exprimer. On me rétorquera sans doute que l’ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier, en 1539, a imposé le français dans les documents publics, mais je répondrai que ce texte n’a pas transformé les usages : il a simplement constaté qu’ils avaient déjà changé. A cette époque, les magistrats de Toulouse et de Marseille rédigeaient déjà leurs jugements en français du roi pour éviter des divergences d’interprétation entre les Occitans et les Bretons. La première des controverses de ces dernières années concerne la féminisation des noms de métiers. En 1998, une circulaire de Lionel Jospin a demandé aux administrations et aux établissements publics de l’Etat de l’appliquer – ce texte reprenait une circulaire de Laurent Fabius de 1986 restée lettre morte. Le mouvement est lent, mais on a le sentiment que les choses changent. C’est votre avis ? Si les noms de métiers sont longtemps restés masculins, c’est tout simplement parce qu’ils étaient occupés, depuis le Moyen Age, par des hommes. Aujourd’hui, les choses ont changé : il faut donc inventer de nouvelles formes. Le lexique, c’est la partie visible de l’iceberg – et la partie la plus facile à changer ! Les Québécois, qui sont les plus hardis, féminisent les noms de métiers sans problème : là-bas, la réforme a parfaitement réussi. En France, chaque fois que la morphologie du français permet une forme féminine, il faut l’utiliser – dire, par exemple, une avocate, une députée ou une ministre. J’ai toujours intégré ces nouvelles formes dans les dictionnaires Robert. Il y a cependant des difficultés. Parfois, les formes féminisées ont déjà été employées à d’autres fins – pour les femmes qui exercent le métier de plombier, il faut sans doute trouver autre chose que plombière. Il y a en outre des femmes qui refusent que l’on féminise leur fonction : c’est le cas d’Hélène Carrère ­d’Encausse, qui veut absolument être « le » secrétaire « perpétuel » de l’Académie française. Enfin, certains des mots qui ont été féminisés ces dernières années constituent, aux yeux des linguistes, des barbarismes : le féminin logique de docteur et auteur, c’est doctoresse et autrice, mais c’est « docteure » et « auteure » qui sont entrées dans les mœurs. En 1986, afin que l’égalité entre les hommes et les femmes trouve « sa traduction dans le vocabulaire », une circulaire du premier ministre, Laurent Fabius, encourage la féminisation des noms de métiers dans les textes réglementaires et les documents officiels. Le mouvement est cependant si lent que, en 1998, le premier ministre, Lionel Jospin, doit publier une seconde circulaire demandant aux administrations de « recourir aux appellations féminines pour les noms de métier, de fonction, de grade ou de titre ». Le mouvement s’impose peu à peu malgré la vigoureuse opposition de l’Académie française. Dans un texte publié en 2014, elle proteste contre un « esprit de système qui tend à imposer, parfois contre le vœu des intéressées, des formes telles que professeure, recteure, sapeuse-pompière, auteure, ingénieure, procureure, etc., pour ne rien dire de chercheure, qui sont contraires aux règles ordinaires de dérivation et constituent de véritables barbarismes ». Cela fait sans doute de la peine aux professeurs de français et aux agrégés de grammaire mais tant pis : c’est l’usage qui prime, c’est lui qui a raison ! Le système signifiant qu’est la langue doit être en accord avec le système auquel il renvoie. Si la réalité sociale évolue, il faut changer le système de représentation qu’est la langue – et ce quoi qu’en dise l’Académie française, qui est violemment opposée à la féminisation des noms de métiers. C’est peut-être malheureux, mais il n’y a plus de place pour une organisation de ce type dans le monde contemporain. Les Etats sont impuissants à modifier la langue, on ne voit pas très bien comment une assemblée, aussi valeureuse qu’elle soit, pourrait y parvenir. C’est une trace du passé.
La langue conserve-t-elle d’autres traces de la domination masculine ? Le fait que 99 femmes et un homme deviennent « ils » au pluriel, c’est évidemment scandaleux. Cette situation est aggravée par le fait que la langue française a la malchance de ne pas avoir de neutre : l’accord au masculin est clairement antiféministe. Le latin, en revanche, a un neutre, et il a aussi, ce qui est une bonne chose, deux mots pour désigner l’homme : le mot « homo », qui désigne toute l’espèce, et le mot « vir », qui désigne uniquement l’espèce au masculin. En français, on confond les deux mots et, finalement, l’idée du mâle qu’exprime le mot « vir » prend toute la place – ce qui permet à Simone de Beauvoir de dire que la moitié des hommes sont des femmes… Le 7 novembre 2017, 314 enseignants déclarent, dans une pétition publiée sur Slate.fr, qu’ils ont cessé d’enseigner la règle de grammaire qui prévoit que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Ils lui préfèrent la règle de proximité, qui accorde l’adjectif avec le nom le plus proche. Présente en grec ancien et en latin, cette règle était appliquée, en France, jusqu’au XVIIIe siècle : le grammairien Claude Favre de Vaugelas (1585-1650) recommandait ainsi, dans ses Remarques sur la langue française, d’écrire « le cœur et la bouche ouverte » ou « des travaux et des chaleurs excessives ». Si le masculin a fini par l’emporter sur le féminin, c’est parce qu’à cette époque la supériorité masculine allait de soi. « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte », affirme le père Bouhours en 1675 en analysant cette règl. « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle », précise en 1767 le grammairien Nicolas Beauzée. Dans le système des pronoms, la première et la deuxième personne, « je » et « tu », sont parfaitement inclusives : elles peuvent désigner indifféremment un homme ou une femme. Mais avec la troisième personne, « il » et « elle », cela ne marche plus : si on voulait y remédier, il faudrait avoir recours à une invention bizarroïde, comme « iel », qui voudrait dire à la fois « il » et « elle ». Une inclusion forcée de ce type est cependant vouée à l’échec. Certaines féministes proposent de revenir à l’accord de proximité, qui était utilisé jusqu’au XVIIe siècle : il permet d’accorder l’adjectif avec le dernier nom (comme dans « les hommes et les femmes sont belles »). Qu’en pensez-vous ? On cite toujours, à l’appui de cette réforme, un ver d’Athalie où Racine écrit « ces trois jours et ces trois nuits entières ». Dans ce cas, l’accord de proximité est élégant, car Racine parle de choses : le féminin et le masculin sont donc très arbitraires – la nuit n’est pas plus féminine que le jour ! Quand on parle du règne humain, c’est une autre affaire. C’est donc une réforme qu’il faut envisager calmement, en faisant des expérimentations dans des classes afin de voir si ce système d’accord est plus naturel que celui d’aujourd’hui. La dernière réforme est la plus controversée : c’est le projet de point médian, qui permet de rendre visible la présence des femmes en écrivant, par exemple, les agricult·eurs·rices. Cela vous paraît-il justifié ? Cette réforme est beaucoup moins dramatique qu’on ne le dit, car elle se réduit à un jeu d’écriture : elle n’est pas oralisable. Elle peut en outre coexister avec d’autres formes de féminisation : chacun a le choix entre le fameux point médian ou la répétition des deux formes – « Françaises, Français », comme disait Valéry Giscard d’Estaing. Mais je suis réservé, car cette réforme est inutilement compliquée. Il faut en outre être prudent : les enfants ont déjà du mal à apprendre l’orthographe française, qui est souvent très arbitraire, ce n’est peut-être pas une priorité de passer à l’écriture inclusive ! Cette réforme est un peu une tempête dans un verre d’eau. A la rentrée, les éditions Hatier ont publié un manuel scolaire incluant pour la première fois des signes graphiques qui permettent de visualiser la présence des femmes. Destiné au cours élémentaire (CE2), l’ouvrage Questionner le monde écrit ainsi les « député·e·s », les « agricult·eurs·rices » et les ­ « savant·e·s ». Le philosophe Raphaël Enthoven a dénoncé une « agression de la syntaxe par l’égalitarisme » et l’Académie française a estimé qu’avec cette « aberration » la langue française se trouvait désormais « en péril mortel ». « La démultiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu’elle induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité. On voit mal quel est l’objectif poursuivi et comment il pourrait surmonter les obstacles pratiques d’écriture, de lecture – visuelle ou à voix haute – et de prononciation. Cela alourdirait la tâche des pédagogues. Cela compliquerait plus encore celle des lecteurs. » N’est-il pas difficile, au fond, de bousculer la langue ? Faire changer une langue, c’est un sacré travail ! Il est malaisé de modifier la langue par décret, car l’usage est doté d’une force incroyable. De même qu’on ne pourra pas remettre en usage l’imparfait du subjonctif, il sera difficile de dépasser les règles d’accord, même si elles comportent une bonne part d’arbitraire et d’idéologie, car beaucoup s’y opposeront par paresse, par ignorance ou par refus. Regardez l’espéranto : c’est une bonne idée, c’est idéologiquement sympathique, cela pourrait remplacer ce qu’était le latin au Moyen Age, et, pourtant, cela ne marche pas.
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sympldump · 9 years ago
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La cause des mères
Marie Desplechin, Le Monde, 2014
La cause des mères (1/7)
On est la mère d’un enfant qui n’y arrive pas, ou qui n’y arrive plus. Il va falloir s’en débrouiller. Avec l’école, le collège, le lycée. Avec les experts, les éducs, les psys, les orthos, les neuros. Trouver des solutions. Qui marchent un temps. Qui ne marchent plus. On se transforme en flic, en coach, en lobby. L’enfant résiste, ou renonce, on le voit malheureux.
Des souvenirs proches ou lointains reviennent, qui offrent mille raisons de se faire des reproches. Qu’est-ce qu’on a raté ? Où ? Quand ? Et comment faire maintenant pour que le fruit de nos erreurs trouve une place dans un monde qui ne veut plus des faibles, des lents, des étourdis ? On se débat, convaincue d’être à la fois le problème et la solution. Pour la solution, on n’a pas tort : le plus souvent, on finit par la trouver, la place. Le cirque aura duré dix, quinze ou vingt ans. C’est long dans une vie.
« On est la mère… , écrit Daniel Pennac dans Chagrin d’école (Gallimard, 2007. « On est seule, la main sur le téléphone, on hésite. Expliquer pour la énième fois le cas du fils, faire une fois de plus l’historique de ses échecs, cette fatigue, mon Dieu… » En dressant une typologie des mères éplorées, le romancier pointe une situation invisible à force d’être commune : le temps et l’énergie investis par les femmes pour élever des enfants qui ne satisfont que très moyennement aux normes requises par le système scolaire et le corps social.
Il y a une geste de la mère, qui tient tour à tour de l’épopée et du cahier de doléances, et que recense malicieusement Pennac. Nous en connaissons le propos pour l’avoir entendu (quand ce n’est pas pour l’avoir tenu), dans l’entourage amical, familial ou professionnel. Récit toujours singulier, il combine à sa manière des éléments qui sont les mêmes, parmi lesquels l’institution scolaire et l’expertise éducative ou médicale tiennent les premiers rôles. C’est lui que j’ai voulu écouter, transcrire et donner à lire. Pour souligner combien il se ressemble et se répond d’une voix à l’autre. Pour secouer à mon tour l’indifférence qui affecte l’émiétté, le banal, le privé, et masque opportunément le social et le politique. Par sympathie aussi pour cet héroïsme quotidien, tenace et minuscule, dont chacun peut être le témoin compatissant et médusé.
Les mères ? Pourquoi pas les pères ? « De fait, rarement le père, répond Pennac, le père vient après, quand il vient, mais à l’origine, le premier coup de téléphone, c’est toujours la mère (…). » De fait. Rarement. Alors oui, chacun connaît, de réputation au moins, des pères exemplaires, dont l’exemplarité même devrait susciter la circonspection.
Parce que voilà, il y a les chiffres, et les chiffres sont cruels. D’autant qu’ils ont le mérite de ne pas bouger, ou si peu, à travers les années. Sur les 60 milliards d’heures de travail domestique effectué en France en 2010 (invisibles dans les indicateurs économiques), les deux tiers étaient réalisées par les femmes (Insee, 2010). Elles lui consacrent deux tiers de leur temps de travail. Encore faut-il préciser que ce « travail domestique » regroupe des activités disparates dont la répartition se fait très majoritairement par genre. Aux hommes, le jardinage, le bricolage et les animaux familiers. Aux femmes, le ménage, les courses, la cuisine, le linge. Et les enfants, à tout âge, des couches au travail scolaire, relations avec les enseignants, participation aux jeux, promenades et sorties.
Certes, selon le milieu socioculturel, cette répartition est plus ou moins affirmée. Chez les indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants, chefs d’entreprise, professions libérales), 1 % des hommes prendront en charge les tâches « féminines ». Ils seront 5,8 % chez les cadres supérieurs. Notable, mais pas assez pour faire passer une question de genre pour une question de classe. A quelques pour cent près, la pratique reste partout inégalitaire. L’enfant, statistiquement, tous milieux confondus, c’est d’abord la mère. Un constat que l’augmentation du nombre des familles monoparentales (une famille sur cinq aujourd’hui) ne fait que conforter : dans 85 % des cas, c’est la mère qui se retrouve chef de famille.
Elle en a fait pourtant, du chemin, la mère, ces cinquante dernières années. Pas seulement grâce à l’entrée dans les foyers d’un lave-linge et d’un lave-vaisselle. Pour les sociologues Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, « le développement de la scolarisation des filles, l’entrée massive des femmes dans l’activité professionnelle et la maîtrise de la fécondité » ont réellement changé la condition féminine en l’espace de trois générations. Les femmes sont éduquées, elles travaillent, elles choisissent d’avoir des enfants. C’est plus tard que les choses se gâtent. Parce que les enfants, après, elles s’en occupent.
« On peut repérer deux points forts de résistance de la domination masculine », poursuivent Bihr et Pfefferkorn, dans leur étude « Définir les inégalités », datée de 2000, qui n’a rien perdu de son actualité : « L’espace public, où les hommes continuent d’accaparer l’essentiel des positions de pouvoir », et « l’espace privé, dont les tâches continuent à être assurées prioritairement par les femmes ».
Pour le premier, on peut toujours essayer de légiférer (la parité) ou de s’organiser (les structures d’accueil pour les enfants). Pour le second, c’est plus délicat. Il suppose un changement des mentalités, et les prurits suscités dernièrement par le concept de genre n’incitent pas à l’optimisme. Autant dire qu’on n’y est pas. Et pourtant… « La division sexuelle du travail domestique est bien le centre de toutes les inégalités entre hommes et femmes », surtout « couplée avec la maternité, dont elle renforce considérablement le poids ». « Dès lors que l’on cherche les raisons de la perpétuation du statut d’infériorité de la femme, c’est toujours à cet obstacle que l’on se heurte. »
On aurait tort de stigmatiser les hommes comme seuls responsables de la persistance des « inégalités d’habitude ». Une étude déjà ancienne (2002, Programme international d’enquêtes sociales) relevait que les hommes français étaient 78 % à penser « qu’ils devraient mieux partager les tâches domestiques ». Comme le constate le sociologue François Dubet, cité par Marie-Caroline Missir et Louise Tourret (Mères, libérez-vous !, sorti en mai chez Plon) : « Quand une situation perdure, c’est que tout le monde y gagne. D’une certaine manière, les femmes ont intériorisé l’idée que pour les enfants, c’était mieux. »
A trop vouloir bien faire, les mères participeraient de leur mieux à serrer le corset dans lequel elles se sont fourrées. Que s’est-il passé pour que les filles et les petites-filles des militantes radicales des années 1970 aient à ce point cédé au « backlash » (« réaction »), titre de l’essai de l’Américaine Susan Faludi (éd. Des femmes, 1993), qui a suivi ? Qu’elles aient, et avec tant de bonne volonté, « consenti », selon le mot disséqué par Geneviève Fraisse (Du consentement, Seuil 2007) ?
On ne saurait trop conseiller d’aller chercher des réponses dans l’essai de Sandrine Garcia (Mères sous influence, La Découverte, 2011). La sociologue voit dans les soixante dernières années un déplacement de la « cause des femmes » vers la « cause des enfants » : « L’enfant comme personne dès sa conception est ce qui s’oppose toujours sans jamais le dire à la “femme comme personne”. » Responsables : les influences familialistes conjuguées des fondatrices du Mouvement français pour le planning familial et celles d’une orthodoxie psychanalytique « naturaliste » vulgarisée par Françoise Dolto. Influences d’autant plus puissantes qu’elles étaient par ailleurs – ou se faisaient passer pour telles – progressistes.
Au terme de ce qui apparaît comme un tour de passe-passe très réussi, les normes médicales, psychanalytiques, éducatives, sociales, également moralisantes, se sont imposées. Des générations spontanées d’experts sont apparues pour seconder des mères qui, comptables de la « réussite » de leur progéniture, se sont retrouvées, au premier hoquet, en situation de profanes incapables, sinon pathogènes. « L’importance de la scolarité dans la réussite des trajectoires sociales », intériorisée du haut en bas de l’échelle sociale, a donné un dernier tour de vis.
Et voilà comment M Tout-le-Monde se retrouve catéchisée au « partage psychique des tâches », convaincue simultanément de sa puissance et de son incompétence, pressée par l’interminable exigence scolaire, et responsable du devenir de son enfant devant une société qui ne sait trop quoi faire de sa jeunesse. Sourde aux rappels d’Elisabeth Badinter (Le Conflit, la femme et la mère, Flammarion, 2010), elle est prise au miroir trompeur de la bonne mère, au mépris de sa propre liberté, et de la cause commune à laquelle elle est indissolublement liée.
Chaque fois uniques, ces récits de mères forment un récit commun. Ils dessinent, en creux de l’histoire individuelle, le portrait d’une société qui gagnerait à s’interroger sur la place qu’elle fait à chacun d’entre nous, femme, enfant, homme. « La société ne peut pas continuer comme cela, avertit Claude Thélot, ancien directeur de l’évaluation et de la prospective au ministère de l’éducation nationale, cité dans Mères, libérez-vous ! La rupture viendra du sentiment d’injustice. Du coup, soit les hommes contribueront plus aux tâches domestiques et familiales, soit les enfants bénéficieront de moins de soins. » Le privé n’a pas cessé d’être politique avec les années 1980. Il n’est pas mauvais de se le rappeler.
La cause d'Awa, grandie par ses fils (2/7)
Elle arrive en France le jour de ses 20 ans, pour retrouver un mari épousé au Sénégal. Son fils naît dix mois plus tard. « J’étais toute seule avec mon bébé. » Son mari la frappe. A 18 mois, leur petit Abdou montre des signes d’hyperactivité. « Il a baigné dans la violence de son père. » Il entre en maternelle à 3 ans. Elle rêvait de suivre une formation dans la petite enfance, elle travaille comme aide à domicile. 9 heures-15 heures, c’est pratique : « Chez moi, je faisais tout, le ménage, l’enfant, la cuisine, tout. Je rentrais, je n’avais pas le temps de me déchausser. » Son mari, à qui elle demande de l’aide, lui fait la leçon : « Ici, en France, ce sont les femmes qui font l’éducation des enfants. » Lui s’occupe à l’extérieur. « C’était : je dors, je travaille, je me repose. » Son argument massue : « Si les parents ne travaillent pas, le fils pensera qu’ils sont des fainéants. » Elle ne juge pas, elle commente : « C’était sa façon de faire, son caractère. » Ce qu’elle veut alors, elle, plus que tout, c’est « réussir mon mariage. Ce n’est pas que j’étais amoureuse, mais je voulais que tout soit stable. J’étais partie de chez moi, j’avais quitté mon pays, je voulais tout faire pour éviter le divorce ». Elle l’évitera pendant vingt-deux ans.
Elle a connu, enfant, un père « qui faisait tout à la maison. » Enseignant, il emmène ses enfants à l’école, prépare les repas, remplit les seaux d’eau, tresse les cheveux de ses filles… « Un homme parfait. » Elle est allée jusqu’en 1ère au lycée. Elle n’a jamais vu ses parents « se chamailler ». Elle parle « d’estime et de respect mutuel dans le couple », d’une société où « les gens s’aident les uns les autres », où « tout le monde éduque les enfants ». Aucune de ces règles ne s’applique plus dans sa nouvelle vie. Alors elle ramène ses objectifs au premier d’entre eux : « Vivre en paix. » Aujourd’hui, elle dit : « J’ai délaissé mon enfant. »
En deuxième année de maternelle, « la maîtresse m’a invitée dans la classe. Elle m’a dit : “Il est ingérable.” C’était vrai. Je suis sortie effondrée. » L’école la dirige vers le centre médicopsycho-pédagogique (CMPP). Mère et fils s’y rendront ensemble pendant de nombreuses années. « Lui ne parlait pas. Il tapait dans un ballon. C’est moi qui parlais de notre vie. Je ne pouvais pas parler sans pleurer. » Des années de pleurs. « Rien ne s’est arrangé, rien du tout. Pour eux, c’était mon fils la priorité. Mais vraiment, c’est moi qui avais besoin d’aide. »
Un redoublement en CP : « Il a fini par savoir lire. » Et le souvenir d’une année presque magique : « Un enseignant avait compris qu’il était en souffrance. Avec lui, ça allait vraiment. » Sinon, c’est difficile. « Personne ne m’a jamais appelée. Ils étaient moins professionnels qu’aujourd’hui. »
Elle tente de l’aider à faire son travail de classe, « avec beaucoup de mal. Pour moi, les leçons, ça s’apprend par coeur ». Et elle continue d’aller à heures fixes pleurer au CMPP. Son fils passe au collège… dont il est exclu en 5ème après des altercations avec les surveillants. Un nouveau collège, éloigné du quartier, fait figure de havre. « Il était poussé par les autres qui visaient vraiment haut. » Elle l’accompagne le jour de son admission, puis n’y remet plus les pieds. « A l’époque, je n’avais pas compris que c’est aux parents d’imposer leur présence. »
En fin de 3ème, on ne demande d’avis ni à l’élève ni aux parents. Il est orienté en 2nde électro-technique. En 1ère, ça se gâte : « Il a commencé à fumer du shit. Quand les enfants y touchent, d’abord on ne veut rien voir, ensuite on ne peut plus rien faire. C’est là qu’il a commencé les bêtises. » Fidèle à sa ligne de conduite, le père n’intervient pas. « Quand mon fils me parlait mal, mon mari rigolait. Il disait : “C’est parce que tu ne me respectes pas.” Et moi, je pensais que c’était normal, c’était la vie. » Quand elle se rend au tribunal pour l’aîné, c’est avec le petit frère sous le bras.
Elle a attendu dix ans pour avoir un deuxième enfant. « Des enfants, dans ces conditions, je n’en voulais plus, non. » Et puis est arrivé Sekou, le cadet, et deux ans plus tard le benjamin, Djibril. Les deux petits subissent la violence du père et la dérive de l’aîné. Elle trouve pourtant deux balises dans la tempête : l’éducatrice de l’Aide éducative en milieu ouvert (AEMO), affectée par le juge des enfants. « Elle était vraiment bien. Elle avait beaucoup d’influence sur mon fils. Grâce à elle, il a pu retourner au lycée qui l’avait exclu, et avoir son CAP. » La famille qui l’emploie est son second repère. La mère de son employeuse l’envoie consulter une association d’aide aux femmes battues. « Un jour, je me suis dit : “Je ne mérite pas ça.” J’ai demandé le divorce. Je ne pouvais pas décevoir mes enfants ni les gens qui m’aidaient. » Le mari met des mois à quitter le domicile conjugal. Le grand fils, lui, ne fait plus rien. Il dort le jour, sort la nuit. Elle vit dans une inquiétude permanente, l’appelle la nuit, le supplie de rentrer, perd le sommeil.
Et puis, quelques jours après le départ du père, la situation explose. « Un jour, il se lève, il s’énerve, il renverse les meubles, il fait un trou dans le mur. » Elle appelle la police, qui diagnostique « des histoires de famille ». Il faut qu’il aille « faire une crise de violence » à son ancienne école primaire, pour être emmené aux urgences. Il est hospitalisé quatre mois. A sa sortie, sa mère l’envoie dans sa famille au Sénégal. « Il était très content. » Mais son père meurt une semaine après son départ… Il rentre. « Six jours après, il était à nouveau hospitalisé, il était allé refaire une crise dans un lycée. Toujours les établissements scolaires. »
Durant les mois qu’il passe à l’hôpital, sa mère lui rend visite. Se passe cet événement déchirant : ils se parlent. « Pour la première fois, il a pu me dire : “Je t’aime.” Il m’a raconté combien il avait souffert à l’école, puis au collège. Je n’avais rien vu. Je pensais que les adultes avaient toujours raison, que les professeurs étaient comme les pères et les mères de famille. Mais il n’a trouvé personne pour lui tendre la main. » Elle entre dans la douleur de ce petit garçon qui a si mal grandi. « Il me disait : “Maman, j’ai peur des Blancs. Tu n’as pas peur, toi ?” Il disait aussi : “Maman, tu as réussi à t’intégrer. Tu as trouvé la place que je n’ai pas trouvée.” » Confrontée à ce malheur qui dépasse le sien, elle se range de son côté : « Je sais qu’il n’est pas mauvais. Il joue au caïd, mais dans le fond, il est bon. » Pour autant, elle ne veut pas que son fils souffrant déstabilise les deux petits. Elle a sa stratégie. Elle le renvoie au Sénégal. « L’ambiance est différente. Ses oncles lui parlent et lui transmettent ce que je voudrais qu’on lui transmette. Là-bas, je sais qu’il sera heureux. »
De son côté, elle a beaucoup à reconstruire. « Les problèmes de famille finissent par tout casser. » Après une dépression, elle s’est séparée de son employeuse, affectée elle aussi par la tourmente. « Demandeuse d’emploi », elle s’occupe de ses deux garçons de 13 ans et 9 ans. Si le plus grand est « tout à l’intérieur, et sait s’exprimer », le plus jeune est hyperactif. « Je lui ai dit : “Tu n’es pas comme ton grand frère, tu es très intelligent.” A la limite, c’est un enfant surdoué. » Avec l’expérience, elle a compris certaines règles du jeu… et refusé le redoublement du CP. « Ça ne servait à rien. Il était le premier à savoir lire ! J’ai dit : “Si c’est comme ça, je l’enlève de l’école.” » Le CMPP l’appuie dans son refus. Parce qu’il va au CMPP, trois fois par semaine. Les temps ont changé : « Ce n’est pas moi qui fais la thérapie à sa place. » Le directeur promet qu’il peut être le premier de sa classe, le prof de karaté qu’il sera champion de France… à condition qu’il se calme. Lui répond : « Maître, j’aimerais bien, mais c’est comme quelqu’un qui me pousse. » Pour canaliser l’énergie qui le dévore, elle l’a inscrit au hip-hop, à la capoeira et au théâtre où il excelle en clown. « Tout le monde le soutient. Je suis entourée de bras solides. Ces gens m’aident. Sans eux, est-ce que je pourrais tenir ? »
Elle a toujours un peu de mal à comprendre son dernier fils, Djibril, « même si on s’aime beaucoup ». Sekou remarque devant elle : « Il nous épuise. Je l’aime bien quand il dort. »
Pour lui, pour eux, elle voudrait qu’Abdou s’inspire de ses oncles : « J’aimerais qu’il fasse sa vie là-bas. » Celui qui n’est plus là ne la quitte jamais vraiment : « Grâce à lui, j’ai grandi. Je fais attention aux autres, j’écoute, j’observe. » Sur l’avenir, elle a des rêves de bonheur communs et doux : « J’espère que mes enfants avanceront. J’espère que toutes les plaies vont se cicatriser. J’espère qu’on vivra un jour comme une famille normale. » Elle dit enfin : « Je regarde mes enfants et ils me touchent. Ils sont tellement pleins de ressources. »
Judith, le parcours de combattante d'une mère face à la dyslexie (3/7)
« J’ai bassiné mes amis », reconnaît Judith dont le grand fils aura bientôt 20 ans. Avec des succès d’auditoire variables : « Les gens qui n’ont pas vécu ces situations jugent facilement : “Si j’étais toi…” “Tu y es bien pour quelque chose…” “Tu exagères…” Mais il existe une communauté secrète des mères d’enfants fragiles. Elles partagent le “comment faire” et le “on s’y met”. »
C’est qu’elles connaissent les étapes du récit pour les avoir franchies. Voici donc un petit garçon né un peu trop tôt et qui a parlé un peu trop tard. Il est en maternelle, gaucher indifférencié. L’enfant bute sur les phrases longues. L’apprentissage de la lecture est difficile. Très vite, il est suivi par une psychomotricienne à l’hôpital, par une orthophoniste libérale chez qui son père l’accompagne. Et par sa mère. « Si j’avais écouté, il aurait fallu qu’il redouble toutes ses classes depuis la maternelle. Pas question. S’il devait redoubler, je voulais que ce soit le plus tard possible. »
Judith a fait des études littéraires, elle s’occupe d’une petite maison d’édition qu’elle a contribué à créer. Elle revendique une double ascendance pied-noir et arménienne qui lui donne, pense-t-elle, l’énergie de se battre. « Tout ça demande de résister au système. J’ai puisé dans mes racines. » Son mari travaille « à la maison ». Il écrit. Mais c’est elle qui, au début, s’investit dans le suivi scolaire. « Les devoirs, c’était affreux. Son stress le paralysait. Ça me rendait agressive – je ne comprenais pas. Dès qu’il a eu 7-8 ans, j’ai délégué. Les gens qui l’ont soutenu avaient une patience que je n’avais plus. »
Elle aurait pu avoir la tentation du privé. Mais non. « J’ai toujours voulu qu’il reste dans le public. Un lycée privé hors contrat m’aurait pourtant coûté moins cher. »
En CE2, l’école dirige la famille vers la case CMPP (Centre médico-psycho-pédagogique). « On tombe sur un psy qui me dit : “Il garde les mots parce que vous ne l’avez pas allaité au sein. Il a besoin d’un téton dans la bouche”. »
Cet allaitement au sein, elle a dû y renoncer à cause de l’ictère du bébé : « Je me revois en larmes à la pharmacie en train de dire : “Je l’empoisonne.” » Mais elle se souvient aussi de la dernière remarque du spécialiste : « On sent que vous vous aimez dans cette famille. » Elle la conserve comme une balise. Le psy quitte le centre. Il est remplacé par « une femme mutique. Elle ne s’adressait qu’à mon fils : “Bonjour, comment ça va aujourd’hui ?” Quand il rentrait, il disait : “Elle n’a rien dit, on n’a rien fait” ». La personne qui rencontre l’enfant ne parle jamais aux parents. C’est la directrice du centre qui les reçoit. « Tout s’est terminé quand elle m’a dit devant mon mari que tout était de ma faute. Je crois que je lui ai lancé une boîte de Kleenex à la tête et voilà, la thérapie, c’était fini. »
A l’école, on mobilise le Rased (Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté). « J’ai appris incidemment son existence. Il n’y avait pas beaucoup d’échanges avec les parents. » Bon an mal an, l’écolier progresse. Le grand bras de fer a lieu au début du collège.
Judith s’entête à faire inscrire son fils dans l’établissement sur lequel la famille est sectorisée, un collège de quartier, certes, mais accolé à un lycée d’« excellence ». « Dès la 6ème, ils cherchaient à se débarrasser de lui. » Elle tient bon. « La seule fois où j’ai assisté à une réunion de parents d’enfants dyslexiques, tous ceux qui avaient laissé aller leur gosse en Segpa [Section d’enseignement général et professionnel adapté] le regrettaient. Ça avait fait des ravages chez les gosses et les parents qui s’étaient soumis. » Les années qui suivent ne sont pas « des années faciles ». « Je sortais des réunions de parents humiliée, la tête pleine de “il ne peut pas rester, il n’écoute pas…” Je me souviens de l’air dégoûté de conseillères d’orientation compulsant leurs brochures : “Ça va être difficile de continuer des études.” J’ai essuyé tous les “c’est pas possible”, les “oubliez ça tout de suite”. »
Au sein de la famille, l’ambiance est parfois difficile. « Je cristallisais les angoisses. Mon mari disait que j’étais excessive, que je mettais la pression. » Elle l’admet. Mais y voit un constat plus qu’un reproche. « Je n’ai pas été une maman doudou. C’est plutôt son père qui a rempli ce rôle. J’ai été la maman sociale qui essayait de contourner les règles, de lui trouver une place. »
Les reproches, elle se les administre très bien, selon le schéma qui veut que l’histoire de l’enfant se confonde avec celle de la mère avant même sa venue au monde. « J’ai continué à travailler comme une brute pendant la grossesse. A cinq mois, il a fallu qu’on m’allonge avec une perfusion dans le bras. » Bébé prématuré, ictère, allaitement interrompu. « Je me souviens de mon impuissance. Et du sentiment d’une très grande solitude. »
S’il ne reposait que sur elle, l’attelage mère-fils pourrait se renverser dans la traversée du collège. Mais elle s’aperçoit que son enfant a pris les rênes, et que la voiture s’est engagée dans une direction inattendue. « Il s’est acoquiné avec d’autres gosses fragiles scolairement, moins bobos que les autres. » Les garçons se suivent d’année en année, restent amis, déjouant finalement les pronostics des orientateurs. Aujourd’hui, l’un fait médecine, d’autres rentrent en BTS. D’eux, Judith dit : « Ce sont des enfants réglo. Ils ne le prenaient pas de haut. Ils l’ont protégé. » D’elle, elle remarque : « Je me suis rendu compte que mon fils était jugé par des gens qui me ressemblaient. Moi-même, je le jugeais souvent à l’aune d’une culture qui n’est pas la sienne et dans laquelle il ne se reconnaît pas. Il m’a obligée à sortir de mon monde. »
La grande excursion ne fait que commencer. Le collège se termine, on se retrouve dans l’embouteillage géant, sur le grand échangeur. Il faut trouver, sinon choisir, une voie. Judith emmène son fils à la Cité de l’orientation à La Villette. Les tests indiquent qu’il montre des dispositions pour « le service à l’autre ». « Je me suis dit : “Son père aime la bouffe, le vin. Pourquoi pas la restauration et l’hôtellerie ?” » Aussitôt pensé, aussitôt fait. Elle l’invite dans une brasserie toute proche. « Un maître d’hôtel au sommet de la classe nous a accueillis. Une personne magnifique, très chic. » Il est convaincu, elle prépare les dossiers d’admission pour des lycées pro. « On s’est fait jeter de partout. Son dossier était trop mauvais. J’étais ravagée. » Elle se souvient du directeur d’établissement qui l’accueille et lui demande : « “Votre fils est dyslexique ? – Oui. – Ma fille aussi.” Je me suis mise à pleurer. “Si vous savez ce que c’est, pourquoi vous ne le prenez pas ? – Je sais, madame. Ce n’est pas moi. Ce sont les règles.” »
Un dernier établissement apporte enfin une réponse favorable. A la première réunion, les enseignants se présentent, et « là, révélation : ce lycée, dont je n’avais jamais entendu parler, aux portes de Paris, c’est la meilleure chose qui nous soit arrivée. Les profs ont bousculé mon fils, ils l’ont soutenu et responsabilisé ». Il obtient son BEP en trois ans. « Et là, rebelote : ce n’est peut-être pas la peine qu’il aille jusqu’au bac… J’ai répondu : “Si, il faut.” » De son côté, le petit gars qui sait se faire des amis se trouve une nouvelle bande chez ses camarades. « Des garçons géniaux, francs, droits, débrouillards. »
Le fils est en terminale aujourd’hui. Un jeune homme vient parfois l’aider à faire ses devoirs et à s’organiser. « Il a pris le soutien de mon fils comme une affaire personnelle. » De son côté, elle potasse les accords mets-vins et l’art de découper la volaille. Certains matins, elle bondit hors du lit à 5 h 30 : « Il y a une connerie dans le rapport de stage… » A 6 heures, elle est devant l’ordinateur. « La facture moyenne, elle est bien à 46,50 euros ? » Son mari dit qu’elle le rend fou. Elle rétorque qu’elle le trouve parfois un peu foutraque. « Mais bon, il a avec son fils une capacité d’empathie que je n’ai pas. Il le met dans les bonnes dispositions. Moi, je le mets dans les bonnes directions. »
Son fils aura bientôt 20 ans. Avec l’âge, il l’envoie balader. Elle affirme : « Je suis très contente. » Elle prépare « une descente en douceur, par paliers, avec l’espoir qu’il n’aura bientôt plus besoin de nous. »
Elle n’a jamais cessé de travailler. Son couple ne s’est pas séparé. « Nous avons retrouvé de quoi être très fiers, de lui, de nous, et pas en surface. » Au moment de finir son récit, elle a un repentir : « Je suis dans la toute-puissance de mon récit. Mais je suis certaine qu’il ne raconterait pas son histoire comme je le fais. Il me dirait : “tu abuses de ta capacité à parler”. »
Cette histoire, elle est toute prête à la lui abandonner. Lui rendre les clés, vider la place.« Le lâcher – enfin. »
Pour son enfant hyperactif, Juliette fait front (4/7)
La maison ordonnée, tout en harmonie de blanc et de gris, donne sur un jardin au gazon coupé court. La pluie éparse du début d’été glisse sur les vitres de la véranda. « Les carrelages, c’est moi, remarque Juliette, les parquets aussi, les peintures, la salle de bains. J’ai mon atelier dans le garage. Moi, je suis bien avec ma scie sauteuse. » A son anniversaire, celle que ses amis appellent Picasso « parce que j’ai toujours un pinceau à la main » a reçu un escabeau pour nettoyer les vitres de la véranda. Elle est ravie. « J’aime bricoler. Je rentre du travail, je dépose mes affaires et je m’y mets. Je ne peux pas rester sans rien faire. »
« Ne pas pouvoir rester sans rien faire » aura été pendant des années le souci permanent de Simon, 17 ans. « Bébé, il était très cool. Il est devenu difficile vers 10 ou 11 mois. On a été convoqués par la directrice de la crèche, il mordait les autres enfants. » Chez lui, le bébé de catalogue fait des histoires pour manger, pour dormir. « C’était le genre de gosse qui se levait la nuit et allumait la télé. » Il prend de la place. Les amis, les familles font des réflexions. « On était nuls, de mauvais parents. On se sentait blessés. »
Après la crèche, l’école : « Ça a été la corrida. » Les enseignants convoquent les parents. « Ils nous aimaient bien, on était des parents gentils. Mais ils n’avaient jamais rien de positif à nous dire. » Le petit garçon explique à sa mère : «J’arrive le matin. je m’assieds. Je me dis que je dois me taire. Et je regarde ma montre. Si tu savais ce que c’est long, une journée.» Elle a de la peine. Elle tente de juguler l’énergie qui le dévore. Elle lui donne des cadres, insiste pour qu’il s’y tienne. Elle se décrit comme « un peu psychorigide ». « Avec son père, ce n’était pas pareil. Il a horreur des disputes, du conflit. Il se comportait plus en copain. L’autorité, c’était moi. »
Le petit garçon et ses parents voient des pédopsychiatres – « une dizaine » –, suivent des thérapies familiales, se rendent à des réunions de parents d’enfants difficiles. Juliette refuse de donner de la Ritaline à son fils diagnostiqué hyperactif – « C’était à la mode à l’époque. » Une pédiatre conseille d’attacher l’enfant à son lit la nuit, « pour le rassurer ». « Résultat, il se faisait vomir dans ses draps. » Chapitrés, les parents s’interdisent de le prendre dans leur lit. « Maintenant, je ferais autrement, c’est clair. »
Quand Simon a 4 ans, la famille consulte au Centre médicopsycho-pédagogique (CMPP). L’affaire dure deux ans. « Ils l’observaient comme un singe. Simon démontait tout ce qu’il y avait dans la pièce. Il était en nage. Trois quarts d’heure plus tard, ils lui demandaient : “Tu veux faire un petit dessin ?” Dans l’état d’excitation dans lequel il était… » Juliette attend « des petites ficelles pour mieux comprendre », qui ne viennent jamais. Elle consulte en libéral. « 55 euros pour m’entendre dire qu’en vieillissant tout allait s’arranger. » Quand on en gagne 1 500 par mois : « Moi qui comptais l’argent pour manger… »
L’histoire du sommeil va se régler au beau milieu de l’après-midi, devant la télé que Juliette écoute d’une oreille distraite. Une mère raconte qu’elle a dressé une toile de tente au-dessus du lit de sa fille. « J’ai tout planté et j’ai filé chez Toys’R’Us. J’ai acheté un tipi. Il a dormi dedans une bonne partie de la nuit. Le lendemain, j’ai retourné sa housse de couette. Ça lui faisait une petite maison. » Au matin, Juliette s’inquiète de ne pas avoir été réveillée. « Je suis allée voir dans sa chambre. Il dormait. »
Le petit garçon traverse l’école primaire sans redoubler. C’est tout juste si, quand il a 6 ans, on détecte une dyslexie. Il consulte un orthophoniste. Et il passe les tests de QI. « Il avait entre 130 et 140. Je leur ai dit : “Mais qu’est-ce que vous me proposez à part des écoles privées que je ne peux pas payer ?” » Le fait d’appartenir à ce petit pourcentage (3 %) de la population « exceptionnellement intelligente » ne changera rien à la carrière scolaire de Simon. Sinon pour faire figure de handicap. « J’ai une amie, constate Juliette, qui a une fille extrêmement intelligente et personne ne l’aide. C’est pareil. »
Simon a 10 ans, Juliette et son mari viennent d’acheter une maison quand il lui annonce brutalement qu’il la quitte. La séparation, très douloureuse, s’accompagne d’une catastrophe financière. La maison est revendue à perte. Juliette quitte Melun pour s’installer dans les Hauts-de-Seine, où elle est embauchée dans un service administratif.
Aux difficultés d’argent viennent s’ajouter les galères de logement, de transport et d’école pour Simon. « J’ai essayé le privé, mais quand ils ont vu son dossier, ça a été non. Dans le privé, ils veulent des gosses qui marchent bien. » Il est inscrit au collège public, où il se rend en bus. Redouble sa cinquième. « Une erreur, ça n’a servi à rien. » Isolé, il passe des jours entiers enfermé dans sa chambre. Juliette n’est pas rancunière : « On a repris une psychothérapie. »
Elle n’en veut pas aux enseignants ni au système scolaire. « Je garde mon rôle de parent. Ce sont ses profs qui subissent toute la journée. » Elle consacre toute sa vigilance à « lui donner des fondations pour sa propre vie ». Elle se montre sévère, parfois très sévère. « J’ai gardé sa PlayStation un mois dans le coffre de ma voiture. Un jour, il m’a dit : “Comment tu veux me punir ? Tu m’as déjà tout enlevé.” J’étais mal. »
Quelque temps après son déménagement, elle rencontre un père de deux enfants, séparé, « dévasté » par le divorce. Elle doit quitter sa location, lui dispose d’une grande maison. Il lui propose de l’héberger. Un an plus tard, ils sont ensemble. « J’appréhendais la réaction de Simon. Mais il était apaisé, soulagé. Il a trouvé un frère et une soeur. »
Une vie de famille recomposée se met en place. Le conjoint de Juliette, cadre dans la grande distribution, quitte le domicile à 6 h 45 pour y revenir à 21 heures. Elle assure tout le travail de la maison, ménage, courses, repas. « Il rentrait le soir, les enfants étaient douchés et le repas était prêt. » C’est un problème de société, pas de personne. « Il cuisine souvent le week-end, quand on reçoit. Et comme j’ai horreur du repassage, c’est lui qui le fait. »
Capitaine et soutier du quotidien, elle veille au lien du fils avec son père. Pendant cinq ans, elle a fait trois heures de voiture les vendredi et dimanche pour conduire Simon chez son père. « J’apportais la bouffe, ou alors je laissais un peu d’argent. Disons que je participais au bien-être des week-ends de mon fils. » Père et fils s’aiment pour de bon. « Pendant des années, il l’a appelé trois fois par jour. Il le réveillait tous les matins. » La pension alimentaire est versée régulièrement, même si « elle paie juste la cantine ». Juliette ajoute : « Mais il vit un peu comme un ado, soirées, sorties, spectacles avec ses amis. » Tous les vendredis, aujourd’hui encore, elle lui écrit un mail pour donner des nouvelles de son fils. « J’essaie de lui faire partager le maximum de choses. Je pars du principe que ce n’est pas mon enfant à moi, il a un père et une mère. »
A la fin de la troisième, Simon s’oriente en bac pro. « Pour lui, apprendre un métier, c’était sortir plus vite du système scolaire. L’école a tout de suite approuvé. Il avait péniblement 10 de moyenne. Je ne sais pas si ça lui plaît. Mais il fait des stages, il rencontre des gens, il est plus heureux. »
L’adolescent est devenu un jeune homme entouré d’amis, impulsif, sensible et courageux, toutes qualités qu’il pratique à l’excès. Il peut affronter dans la rue une bande qui harcèle une fille, se battre à un arrêt de bus pour défendre le portable qu’on veut lui voler, ou s’arrêter pour réparer le vélo d’une cycliste désemparée. « Il est bon. L’injustice sociale, il ne tolère pas. De lui-même, il suit les infos, il lit les journaux. Le problème, c’est qu’il ne se contrôle pas. Il a tendance à se prendre pour Zorro. »
Alors qu’il s’apprête à entrer en terminale pour passer son bac pro, Simon se rend à la journée d’appel de l’armée. Juliette le voit revenir rayonnant. Il a trouvé : il va s’engager. Pour elle, c’est d’abord une catastrophe. « Cette journée, je la repoussais depuis un an. Je suis antimilitariste. » Il a choisi l’armée de terre – l’infanterie –, qui le conduira sur le terrain, là où on se bat. Pour lui, le plan est tracé : une année de terminale, des stages de l’armée pendant les vacances, et un premier engagement pour trois ans. Juliette, qui craignait pour lui la drogue ou la délinquance, se raisonne. « Je lui ai expliqué que mon coeur de maman protestait, mais qu’il devait faire sa vie. Je l’ai mis au monde, mais il n’est pas à moi, il est à lui. »
Florence et le piège de la culpabilité (5/7)
« L’institutrice nous a convoqués : votre fille ne sait pas utiliser une paire de ciseaux. » La fille en question, 4 ans, est en grande section de maternelle. Jusque-là, tout va bien. Elle a le profil « chouchoute de la classe », un frère aîné sans souci, deux parents qui travaillent ; lui, dans une start-up numérique, elle, dans la presse spécialisée. L’histoire dérape donc avec des ciseaux. Qui envoient les parents au CMPP (Centre médico-psychopédagogique). La psychomotricienne ne repère pas de problème particulier. « Je me suis dit : c’est la faute des ciseaux. Je suis allée acheter une paire pour gaucher que j’ai laissé traîner sur la table. Elle s’est exercée toute seule et je l’ai entendue crier : “Ça y est !” » Personne n’avait encore détecté qu’elle était gauchère. « Elle est retournée à l’école le lendemain avec ses nouveaux ciseaux… Qu’elle a sortis en douce à la récréation pour couper les cheveux des autres gamins… Au moins, elle savait les utiliser ! »
La petite coiffeuse entre au CP à 5 ans et demi, elle a une bonne maîtrise de la langue et lit plutôt bien. « Mais on a été convoqués à nouveau : elle ne comptait pas du tout. » Cette fois, l’enseignante dirige les parents vers un orthophoniste, que l’enfant consultera tout au long de l’école primaire. « Elle a commencé sa scolarité avec l’étiquette : n’y arrive pas. » Elle redouble son CE1, « l’année du calcul ». L’année suivante, l’enseignante trouve la petite fille « cultivée ». Musées, lectures et cinéma en famille, le milieu fait beaucoup. Mais « elle restait moyenne. Quand les enseignants étaient bienveillants, ça allait. Disons qu’elle était dans la fourchette, mais toujours à la marge ».
L’entrée au collège signe la sortie de la fourchette. L’enfant moyenne ne suit plus. « Elle voyait à peine la différence entre une addition et une division. » Ce n’est pas qu’elle tire au flanc. « Elle était très volontaire. Quand les profs disaient : elle ne travaille pas, c’était une fausse piste. Je me souviens des cahiers de vacances. Il n’y avait pas besoin d’aller la chercher au fond du jardin. Elle voulait y arriver. »
Sa mère rencontre régulièrement les professeurs. Elle suit les devoirs à la maison avec sa collégienne, parfois pour elle. « On sait que les profs sont sensibles à l’implication des parents. Au moins, ils ne pouvaient pas dire qu’on n’était pas là… » Elle qui n’a « jamais été obsédée par les résultats scolaires » s’installe dans une contradiction dont elle n’est pas dupe. Elle ne croit pas « que l’école conditionne la vie à venir ». Elle préfère la voir « comme un bien en soi ». Une lucidité qui n’empêche pas de se retrouver pris dans un triple piège, hérissé de pression sociale (« L’ensemble de la construction tient sur un stress général. »), de souffrance enfantine (« Elle était très malheureuse, je la voyais souffrir d’une tristesse permanente. ») et d’une éthique protestante de la responsabilité individuelle (« Je ne me suis pas révoltée. Je me sentais responsable, d’autant plus que je vivais dans un milieu favorisé. Je n’avais pas d’excuse. »).
A défaut d’excuse, elle cherche des raisons. « A quel moment s’était-il passé quelque chose qu’on n’avait pas vu, pas traité ? Je devais affronter non seulement l’angoisse de l’avenir, mais aussi celle du passé. C’est infini la façon dont on peut se culpabiliser. » Le travail, bien sûr : « J’ai cru, pendant mon congé de maternité, que mon poste allait être supprimé. J’ai accepté tous les boulots qu’on me proposait. Elle était très sage. Je me suis dit qu’elle avait fait attention à ne pas me solliciter. » Ou cette otite séreuse, détectée tardivement : « Il a fallu l’opérer. Elle entendait mal. C’est ce qui explique qu’elle ait parlé tard. Mais, après tout, tard par rapport à quoi ? »
Le parcours scolaire a pris des allures de marche forcée. Ce qui faisait difficulté est devenu souffrance et s’est enkysté. « Tu as l’impression que la société te reproche d’avoir mis au monde un parasite. Et l’école n’a pas de solution pour toi. » Mais quelle autre solution sinon continuer ?
En 5ème, rendez-vous est pris chez une psychopédagogue spécialisée en mathématiques. « Elle en sortait avec une lumière sur le visage : “J’ai compris.”… Elle retournait en cours, et elle avait 2. » On en revient aux tests, qui éliminent la piste de la dyslexie, de la dyscalculie, et concluent à « une efficience intellectuelle normale ». Ce qui devrait être un soulagement se révèle un obstacle. Il faudrait, pour se faire entendre, trouver le mot qui dédouane, négocier le symptôme… « Un copain orthophoniste a fini par lâcher le mot : “dyspraxie”. En gros, c’est un défaut de coordination. On s’est engouffrés là-dedans. » Sur le conseil du collège, mère et fille se présentent donc à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) afin d’obtenir un tiers-temps thérapeutique aux examens du brevet. «Le plus dur, c’est le pouvoir symbolique des mots : “H”, ça veut dire que je suis handicapée ? »
Dans le couple, il est admis que c’est la mère qui assure le suivi de sa fille au quotidien. Le père est moins patient, le ton monte vite. Les rôles se sont répartis d’eux-mêmes. « Nous ne vivions pas les choses de la même façon. Je suis sans doute plus inquiète que lui. Il se disait : elle y arrivera, elle fera bien quelque chose. »
Adolescente, la collégienne découvre la coquetterie. Elle surveille son poids, vernit ses ongles, maquille ses yeux, au mépris de la dyspraxie. « Elle s’est appliquée à être moi, en mieux, dit Florence. C’est le seul moment où elle a eu une envie professionnelle, devenir coach. » Ce qui semble alors anecdotique se révélera déterminant, mais on n’y est pas encore…
A force d’obstination, elle passe au lycée en section générale. « Si elle avait voulu apprendre un métier manuel, nous l’aurions soutenue. Le lycée ne l’a pas poussée non plus. Elle y est entrée au bénéfice du milieu social. » Les résultats de 2 sont trop justes. A nouveau le redoublement est préconisé. « A quoi bon ? Elle aurait été aussi mauvaise. » Les professeurs s’opposant au passage, la proviseure ne peut pas garder l’élève. « Elle a dit : “Trouvez-moi une solution et on s’arrangera”. » Les parents démarchent les établissements privés, et la proviseure tient parole. A l’issue du conseil de classe, elle inscrit l’avis négatif sur le bulletin au crayon à papier. Et le gomme une fois dans son bureau. Passage accepté. « Elle se débarrassait d’une élève moyenne – ils veulent tous des bons résultats au bac –, et elle lui donnait une chance. » Le nouveau lycée connaît le profil de l’élève. En 1ère L, ses résultats sont moyens. Mais ne s’écroulent pas. « Et c’est là qu’est arrivée la tuile. »
Cette fois, la proviseure oppose un refus catégorique au passage en terminale. Motif : résultats catastrophiques en mathématiques. Son niveau en lettres est pourtant passable et les maths sont optionnelles en terminale… Le professeur de lettres intercède. L’orthophoniste écrit une lettre. En vain. Les notes aux épreuves anticipées de français, 9 à l’écrit et 11 à l’oral, n’y changent rien. « Elle a redoublé pour obtenir 7 et 8 au bac français. Elle s’est complètement découragée. L’année suivante, elle échoue au bac. »
Quelques mois de capacité en droit qui s’achèvent sur un abandon. Six mois de baby-sitting à l’étranger. Un retour en France sans perspectives. Un père excédé, une mère épuisée. Et la mauvaise élève, devenue jolie jeune fille, entre, comme par hasard, dans une boutique de vêtements. Parle avec les vendeurs, revient déposer un CV, est appelée pour la période des soldes. « Elle voulait tout bien faire, comme à l’école. J’ai repassé son tee-shirt. On s’est entraînées à dire : “Bonjour monsieur, bonjour madame”, avec naturel. » Les soldes passent, la vendeuse reste. Son chiffre de vente dépasse nettement celui de ses collègues. Elle est embauchée en CDI. Six mois n’ont pas passé qu’on parle d’elle pour un poste de manageur adjoint. « Elle sait convaincre. Elle y met toute l’empathie dont elle est capable. Elle fait pour les autres ce qu’elle a fait pour elle : les gens sortent plus beaux de la boutique. »
L’élève qui ne savait pas compter calcule ses pourcentages de tête et se dit vaguement qu’elle repasserait bien ce bac un jour. Moins pour elle que pour le pays qui croit aux diplômes. De ces années, Florence garde des dossiers (« Je pourrais retrouver tous les papiers, j’ai tout gardé »), et un souvenir amer. « Rien que d’y penser, la souffrance est là, intacte. » Mais ce qui domine, c’est le sentiment joyeux de faire partie des contre-exemples. « On a beaucoup dit à la mère d’Alexandre Malsch (ni bac ni diplôme, créateur de meltyNetwork) que son fils n’arriverait à rien. Elle aussi sortait du lycée en pleurant. » Elle sourit : « Il y a beaucoup de larmes de mères dans ces histoires ».
Sylvie ou la volonté de bien faire (6/7)
« Nous, on n’a pas de métier », remarque Sylvie avec un sourire de gamine. « Ce sont les hommes qui travaillent. » Cette bonne blague, elle la partageait avec ses amies, quand les enfants étaient encore petits et qu’il « fallait toujours avoir un plan A, un plan B, un plan C » en cas de pépin. Aujourd’hui que son fils a 21 ans et sa fille 17, elle se reconnaît dans ses amies qui ont « entre 30 et 50 ans » : « Elles vivent ce que je vivais à l’époque. »
« Pas de métier », pour Sylvie, c’est agent hospitalier, puis aide-soignante, puis infirmière, puis responsable d’un service de soins à domicile dans la région parisienne. Un travail, pour le père de ses enfants, c’est artisan. « J’étais dans le public et lui dans le privé. » Soit des horaires fixes pour elle et pas pour lui. Devinez qui s’organise. « C’était plus simple. »
« Je partais à 6 heures du matin. Mon mari commençait tôt aussi. Pour la crèche, c’était compliqué. Les beaux-parents faisaient le relais. » Sylvie termine sa journée, vers 15 heures. « J’étais toujours là pour la sortie de l’école. Ils n’ont jamais été à la cantine ou à la garderie. » Leur père rentre plus tard. Et il fait de la musique. Il joue dans deux groupes. Ce qui fait deux répétitions par semaine. « Si j’avais voulu sortir un autre soir, nuance Sylvie, j’aurais pu, moi aussi. » Longtemps, elle travaille le week-end, une bonne époque, à tout prendre. Les enfants sont encore tout petits : « Leur père s’en occupait. Avant de partir, je préparais les mesures des biberons, tout était bien expliqué. »
L’avantage, ce sont les lundis et mardis de repos. Elle les appelle « mes petits jours de semaine ». Elle les apprécie (« Je voyais mes copines »), n’en abuse pas : « Je venais chercher ma fille tôt à la crèche. Et j’en profitais pour faire le ménage. Je compensais. » A la maison, la répartition des tâches se fait d’elle-même. Sans surprise. Lui fait les travaux. Elle se charge de l’entretien quotidien. « Il me disait : “Qu’est-ce que je peux te faire ?”, comme si c’était pour rendre service… Quand je rentrais à la fin du week-end, je m’étonnais : “Tu n’as pas fait de machine ? Tu n’as pas étendu le linge ?” Il me répondait : “Mais tu ne me l’as pas dit !” » Elle pense aujourd’hui qu’elle aurait pu lui demander de passer l’aspirateur. « Il l’aurait fait. »
C’est elle qui pare aux imprévus. « Petit, mon fils était souvent malade. Moi, je ne pouvais pas abandonner les patients. Je prenais la voiture et je faisais l’aller-retour en Seine-et-Marne pour le déposer chez mes parents. » Elle qui suit les rendez-vous chez le pédiatre, les scolarités et les loisirs enfantins. « Quand mon fils est entré au CP, j’ai pris le mercredi. On veut qu’ils aient des activités. Mais quand ils sont petits, ça ne dure pas plus d’une heure. Alors on vient, on reste, on attend. »
Le petit garçon fait de l’initiation à la musique, puis du foot, puis du « multisport », puis du judo… Sa mère suit. A la différence de sa soeur qui s’adapte facilement à la vie d’élève, lui peine. « Les devoirs, c’était moi. Je disais à mon mari : “Il faut qu’il revoie sa leçon.” Lui était plutôt pour le laisser autonome. Je vérifiais que tout était fait. Je m’occupais des cahiers de vacances en été. Je l’ai porté jusqu’en seconde. » Le jeune homme a obtenu son BTS : « C’est ma petite fierté avec mon fils : on y est arrivés. » Portée par la volonté de bien faire, elle ne se berce pas d’illusions. « Ça me rassurait d’être derrière lui. Tout ça nous fait nous sentir utiles, voilà. Quand je l’ai lâché, j’ai fini par m’apercevoir qu’il se débrouillait très bien… »
Tout en considérant que son mari n’a jamais été « très carré », elle reconnaît volontiers sa part dans le déséquilibre. « Ce sont les femmes qui induisent ces situations. Je n’en connais pas beaucoup qui arrivent à déléguer, remarque-t-elle. On veut être une mère excellente. On est prête à suivre tous les diktats. » Elle évoque celles qui ronchonnent : « Tu verrais comment il les a habillés… Il n’a rien assorti ! » Qui se plaignent : « Elles sont capables de délires maniaques pour une lessive. Résultat, le type renonce : “Je n’étends plus la lessive, ce n’est jamais bien.” Les femmes sont autoritaires. Elles veulent rester maîtresses chez elles. Bien sûr, on n’en sort plus. »
Les enfants entrent dans l’adolescence quand le couple se sépare. Le divorce ne change pas fondamentalement la donne. Elle reste dans la maison et ne reçoit pas de pension alimentaire : « C’était juste. Je gagnais plus que lui et j’habitais une grande maison avec un jardin. Lui est resté longtemps sans logement. » Les enfants vivent chez elle. « J’ai demandé la garde. Mes horaires étaient plus pratiques que les siens. » Il n’y a ni week-ends ni vacances partagées, du moins les premières années. Horaires, salaire, logement, rien ne s’y prête. Pour les congés, elle s’arrange avec la famille, avec les amis, l’entourage, qui fait « soupape ». Leur père passe voir les enfants chez elle, les invite à manger dehors et garde avec eux « des rapports très proches ».
Mais c’est toujours Sylvie qui mène la barque, qui vit les « mini-conflits » permanents de l’adolescence, qui pose les interdits, et qui convoque le père quand il faut remettre les pendules à l’heure… « Je prends les décisions au quotidien. Je suis dans le rôle de la méchante. Il a du bol. Il a gardé une vie de grand adolescent. » Elle ne lui en fait pas reproche. « Par rapport à d’autres, on s’en sort bien. » Et résume : « Je l’ai toujours materné. »
Le constat est d’autant plus clair qu’elle a noué une nouvelle relation avec un homme un peu plus âgé qu’elle, tout jeune grand-père. Ils n’ont plus d’enfant en commun, et la vie a pris un tour très différent de celui qu’elle connaissait. Pas forcément facile tous les jours : « J’ai encore des ados à la maison et mon compagnon n’a pas forcément les mêmes idées que moi sur l’éducation. » Mais plus équilibré : « Il pense que j’ai oublié comment on faisait les courses… C’est lui qui se charge de remplir les placards et le congélo quand il part en voyage pour son travail : “Tiens, j’ai pensé, pour toi et les enfants”… ». Le nouveau compagnon prépare les repas et Sylvie « ne repasse plus pour personne ». Le sourire enfantin revient : « Là, je fais ma princesse. »
La « princesse », qui semble éprouver plus de fierté que de culpabilité pour son nouveau statut, se retrouve digne héritière de sa propre mère. Mariée et mère très jeune, cette dernière cesse de travailler comme secrétaire pour élever ses deux filles… et constater un jour que la passion avait fait long feu. « Avec le temps, son mari était devenu un ami. »
A la faveur d’un voyage, elle rencontre un homme plus jeune qu’elle, dont elle tombe amoureuse. Elle quitte mari et enfants et déménage pour le rejoindre. « Le divorce était moins facile qu’aujourd’hui. On ne se séparait pas à l’amiable. » Sylvie a alors 8 ans. « Elle m’a envoyé chez ma grand-mère et a laissé ma soeur avec notre père. Aujourd’hui on crierait au scandale. » Le nouveau couple a deux enfants et la mère reprend les deux fillettes au sein de la famille. Quand Sylvie fait le bilan de la séparation et des retrouvailles, elle dit simplement : « Ça s’est bien passé. »
On ne perçoit ni ressentiment ni jugement dans le regard que la fille porte sur la mère. « Si elle avait attendu qu’on grandisse, elle n’aurait jamais refait sa vie. » Cette femme qui choisit de « vivre sa vie » « aura été plus femme que mère ». « Elle aimait sortir. Elle ne jouait pas avec nous, elle ne nous lisait pas d’histoires. C’était une autre époque. Les mentalités étaient différentes. Il n’y avait pas de parents d’élèves, on ne faisait pas tous ces goûters d’anniversaire… » Sylvie compare : « J’aurai été plus mère qu’elle. Et moins femme. Jusqu’à mon divorce. »
Les deux filles de la jeune mère rebelle n’ont pas suivi tout à fait le même chemin. « Quand il a eu un fils, le mari de ma soeur a arrêté de travailler. Il est resté deux ans à la maison. Les gens les traitaient de soixante-huitards, de Bisounours. Le seul regret qu’il a jamais eu, c’est quand il a calculé ses points de retraite… » Viennent ensuite deux filles, pour lesquelles, même s’il a repris le travail, leur père est un « père poule ». « Ma soeur dit qu’elle ressemble à maman, qu’elle n’est pas seulement maternelle. »
« Je me demande quel modèle auront mes enfants. » Pas un modèle unique, certainement.
Virginie, trois vies en une (7/7)
Dans la vie d’une seule Virginie, on mettrait facilement trois existences ordinaires. Elle a tout fait très vite, en grand, sans compter l’amour ni les peines. Premier travail à 17 ans, premier fils à 20, une tribu de neuf pour ses 40. Leurs portraits, à l’école, en vacances, tapissent les murs de l’appartement, du couloir au séjour où ils voisinent avec les portraits de Nelson Mandela et de Che Guevara. C’est à peine si on la voit sur une photo, elle, sa taille (majestueuse), sa beauté (ses parents sont mauriciens). Elle n’a pas besoin d’apparaître pour être partout, dans les visages de ses enfants, dans leur présence autour d’elle à l’appartement. Martin, bientôt 3 ans, cavalcade sur le canapé, tandis qu’assise au sol, Nana, bientôt 2, contemple le visiteur d’un regard placide. « Elle n’était pas trop prévue dans le programme. Mais j’étais super-contente d’attendre une fille. Des filles, je n’en ai que trois. »
Si elle avait pu, elle aurait étudié le droit ou la puériculture. Elle n’a pas eu le choix. Un CAP en poche, elle a travaillé dans la vente, l’accueil, le soin aux personnes, au gré de ce qui se présentait, et sans répit. « J’ai travaillé vingt-cinq ans sans prendre de vacances. Je n’ai jamais eu de pension alimentaire, rien du tout. » Un divorce, trois séparations. Les pères des sept premiers forment un catalogue assez complet des calamités conjugales : un premier compagnon connu trop jeune, un homme violent avec les femmes et les enfants (« Il a passé plus de temps en prison qu’avec moi »), un « trompeur » qui s’est éclipsé à l’annonce de la grossesse des jumeaux (« Un homme marié, je l’ai su trop tard »), un collègue de travail qui s’est révélé profiteur (« Il gardait tout son salaire pour lui »). Elle n’en regrette aucun : « Il fallait que je reste à ma place et que je ferme ma bouche. Même si, pour le travail, je faisais le bonhomme à la maison. »
Ses enfants, elle ne les a pas tous prévus mais elle a adoré les accueillir. « Je ne suis pas contre l’IVG. Mais on a assez de moyens de contraception. La vie, c’est trop précieux. » Quand elle a dû y consentir, c’est qu’elle risquait sa vie. Elle s’en souvient comme d’une humiliation institutionnelle et d’une désolation personnelle.
Les hommes partis, elle a gardé les belles-familles. L’une a accueilli trois des grands en Guadeloupe, pour un séjour de trois ans dont ils gardent un souvenir heureux. Un grand-père africain a demandé à une petite-fille qui n’est pas de son sang d’écrire avec lui l’histoire de sa vie… Virginie, qui n’a pas toujours été très forte en maris, excelle en famille : « On est de bons épicuriens. On se retrouve autour de la table, pour des bons gros repas, on rit beaucoup. » D’avoir connu dans sa jeunesse « des rapports compliqués » entre une mère malade, une soeur handicapée, un frère qu’elle ne voit plus, a sans doute alimenté son talent pour les « familles de coeur ». Son père, qui vit désormais à Maurice, lui a donné le goût du travail : « Il travaillait la nuit comme chef de la sécurité dans un ministère, le jour dans une brûlerie de café, et en plus dans un restaurant à Passy. »
Ce sens de l’effort, elle l’a transmis à son tour. « Chez moi, on a joué la parité. Personne n’est le boy de personne. Ils savent tous repasser, faire à manger, s’occuper des petits, changer les couches… » Il a bien fallu. Parce qu’elle travaillait tellement : « Je commençais le matin à 6 heures et je finissais à 21 heures, j’enchaînais deux journées, parfois je faisais des nuits. Et des intérims le week-end. Quand je rentrais chez moi, je nettoyais et je préparais les repas pour le lendemain. » Et puis parce que son septième enfant, un garçon, souffre du coeur depuis qu’il est bébé. « Ce n’était pas sûr qu’il survive. J’ai navigué entre Le Plessis-Robinson et l’hôpital Robert-Debré à Paris. J’y passais en sortant du boulot, on me laissait dans la chambre jusqu’à minuit. A la maison, les grands s’occupaient des petits. » Aujourd’hui le petit garçon a 10 ans, attend un nouveau pontage, et rêve de faire carrière dans le sport professionnel. « Sa cardiologue lui a dit que ce ne serait pas possible. »
Lui, dit-elle, « est très intelligent mais il fait partie de la catégorie des fainéants. Chacun a son caractère, j’en tiens compte. Il y a des enfants scolaires et d’autres portés sur le manuel. » Au milieu de la tourmente, elle n’a jamais perdu les scolarités de vue. Quand sa fille aînée, alors âgée de 10 ans, menace de se défenestrer parce que l’instituteur lui répète qu’elle est nulle, elle porte plainte, contre lui et contre l’école. « J’étais déléguée des parents d’élèves à l’époque. Je prenais un congé ou mes RTT pour aller aux réunions. » Et elle envoie toute la troupe dans l’enseignement privé. « Je voyais bien que je ne m’en sortais pas. Un homme, c’était important. J’ai demandé une AEMO administrative [Action éducative en milieu ouvert]. Ils m’ont aidée à trouver des écoles que l’ASE [Aide sociale à l’enfance] a accepté de financer. Je ne sais pas si ce serait encore possible aujourd’hui. » Le génie de Virginie, c’est de savoir se faire accompagner. « J’étais entourée de bons potes qui étaient là en cas de coups durs. » Elle trouve des étudiantes pour suivre les devoirs du soir. « Et pendant toute cette période, je suis allée au CMPP [centre médico-psycho-pédagogique]. C’est nécessaire quand il y a des difficultés. Ce n’était pas évident avec les enfants. Je craquais, je pleurais… »
Si les choses sont ce qu’elles sont (« C’est dur, une vie d’adulte »), elle ne laisse pas les pleurs prendre la place des mots. Elle parle : « Je n’ai jamais menti à mes enfants. C’est déjà difficile à vivre, alors, si on leur cache des choses… ». Cette vie qui est la sienne, elle n’en a pas fait un exemple. Elle s’interroge : « Quel modèle donner quand on est une famille monoparentale ? » « Je n’ai jamais menti à mes enfants. C’est déjà difficile à vivre, alors, si on leur cache des choses… »
Modèle ou pas, les enfants tracent leur chemin. Son grand fils a un CAP vente commerciale et travaille. Le suivant prépare un bac pro en restauration. Sa fille aînée, orientée vers une formation à la petite enfance, a laissé tomber en cours d’année. Après des années passées à s’occuper des plus jeunes, elle n’a sans doute pas tort de cultiver ce qui lui plaît, le théâtre et la danse. Sa soeur, enfant précoce, parle trois langues dont le chinois et l’allemand, se lance dans le russe, et prévoit une carrière dans le marketing international. Elle est la seule qui soit restée dans l’enseignement privé, où « ils prennent le temps. » « L’objectif, c’est qu’elle quitte la France. Le travail est tellement compliqué ici, trop mal reconnu. » Elle a de la famille en Angleterre, en Australie. En attendant, elle craint que sa fille « tombe de haut. Je ne sais pas si j’aurai les moyens des études. » Les jumeaux sont au collège. Et le petit garçon intelligent qui voulait devenir sportif termine la primaire.
Pour en arriver là, il a fallu tenir. Jusqu’à la catastrophe. En 2009, Virginie fait un AVC (accident vasculaire cérébral). Se retrouve paralysée du côté droit. Ne peut plus articuler. « Je n’ai pas tout à fait récupéré. Il me reste un peu de raideur dans la main droite. » Si elle ne faisait pas partie des super-vivantes, elle pourrait se refermer sur son statut d’invalide et laisser filer. C’est l’inverse qui se produit. Puisqu’elle a un peu de temps devant elle, elle accompagne en bénévole les familles en difficulté. « Il y a beaucoup de parents monoparentaux dans le quartier. Je les aide à comprendre que le psy, l’ASE ne sont pas des sanctions. » Et puis, chez sa meilleure amie, elle a rencontré le père de ses deux derniers, Martin et Nana. Ils vivent ensemble depuis quatre ans. De onze ans son cadet, « il partage tout » avec elle, les principes et les goûts, le travail à la maison et l’éducation des enfants. « Il est amoureux, dit-elle, ou il est fou. On ne sait pas. »
Elle prépare aujourd’hui une reconversion dans l’aide sociale, et projette de s’installer à la campagne (« Les villes, c’est bien quand on est jeune »), où, elle en est sûre, son « côté social » va pouvoir « ressortir ».
Elle a suivi il y a quelques mois une formation d’agent d’accueil administratif. « Ils m’ont refusé la qualification. J’avais dû m’absenter, et ça a fait toute une histoire. » Elle s’interrompt. « Mais c’était la première année de Nana et j’avais beaucoup de rendez-vous avec elle. D’autant qu’elle a une trisomie 21. » Depuis, elle a dû refuser des propositions en Bretagne, en Auvergne, faute d’une « formation qui valide les acquis et du permis de conduire. » Elle n’a pas renoncé, elle peut être utile aux autres, elle en est sûre : « Quand on aime la famille, on a cette fibre. » Pour me raccompagner vers la porte, elle prend la petite Nana dans ses bras. Elle la serre doucement contre elle et murmure à l’oreille de l’enfant : « Celle-là, c’est mon petit amour. »
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sympldump · 10 years ago
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Fumeur, social-traître : comment peut-on être de gauche et fumer ?
Charb, 2002
Comment peut-on être de gauche et imposer à son entourage la fumée polluante de sa cigarette ? Comment celui qui agresse physiquement l'autre en lui ramonant les poumons avec sa fumée peut-il prétendre être écolo, non violent ou humaniste ? Ce fumeur là dira qu'il peut faire preuve de tolérance, qu'il est ouvert au dialogue, qu'on peut discuter, si ça gêne, il peut éteindre sa clope, ou bien retarder le moment de l'allumer, ou bien ouvrir une fenêtre... Et si on n'a pas envie de passer sa vie à négocier sa liberté avec des emmerdeurs à bout-filtre, on fait quoi ? On toussote et on leur mollarde dans l'œil ? Bonne idée, mais tout le monde n'a pas le loisir de le faire. Le mois dernier, l'Etat de Californie a interdit de fumer dans les bars. Pour faire chier les fumeurs ? Non, pour protéger les barmen d'un cancer assuré. L'employé d'un bar n'a aucun moyen de limiter la tabagie sur son lieu de travail. S'il fait une remarque à un consommateur, il perd son boulot. Alors il se tait et subit la cigarette de la clientèle. On s'émeut à juste titre du mineur qui finit sa vie d'exploité avec un cancer du poumon, il faut savoir que le barmen a encore plus de chance de s'en choper un. La fumée émanant d'une cigarette qui se consume toute seule dans un cendrier pendant que son propriétaire vide sa bière dégage vingt fois plus d'éléments cancérogènes que celle qu'un fumeur inhale(1). Ami fumeur, tu as raison, continue de cloper dans ton bar préféré, si l'esclave qui te sert n'est pas content, il peut toujours aller pointer au chômage.
Comment peut-on être de gauche et contribuer à empoisonner les populations du tiers-monde ? En quarante ans, la consommation de tabac a baissé de moitié dans le Nord tandis qu'elle a plus que doublé dans le Sud. La consommation de tabac diminue en Europe occidentale et en Amérique du Nord, mais trop lentement pour ruiner les industriels qui compte sur toi, camarade fumeur. Reste-leur fidèle le temps qu'ils aient conquis de nouveaux marchés. Leurs nouveaux marchés, ce sont les jeunes des pays pauvres sous-informés sur les risques du tabac (90% des fumeurs deviennent accros avant dix-huit ans). En Afrique, des paquets de cigarettes sont distribués gratuitement à la sortie de magasins populaires, aucune indication concernant les teneurs en goudrons et en nicotine ne figurant dessus(2). Partout où la législation anti-tabac est pauvre ou inexistante, les grandes marques distribuent des jouets portant leur logo, sponsorisent des concerts, organisent des manifestations sportives... Plus les gamins fument tôt, plus ils seront sûrement dépendant de la cigarette qui aura leur peau. David Kessler, commissaire de la FDA (Food and Drug Administration), l'a rappelé : "il est prouvé que la nicotine engendre une dépendance et que les fabricants sont capables de contrôler les taux(3)". Et, évidemment, les cigarettes destinées aux pays du Sud contiennent plus de nicotine que celles en vente dans les pays du Nord. Financer sciemment la pose de mines antipersonnel dans le tiers-monde ne viendrait à l'idée que d'un fumier. Mais un type qui finance la mort de populations civiles par le tabac, on l'appelle sobrement un "fumeur".
Comment peut-on être de gauche et financer la droite la plus extrême ? Le lobby du tabac a besoin d'hommes politiques pour défendre et promouvoir la cigarette. Aux Etats-Unis, le plus zélé d'entre eux est sans doute le sénateur républicain ultra-réactionnaire et raciste Jesse Helms. Oui, celui qui a fait passer la loi renforçant le blocus qui affame Cuba. En achetant des cigarettes produites par R. J. Reynolds et Philip Morris (Winston, Camel et Marlboro, L&M, Bond Street...), vous payez le papier peint du Jess Helms Center en Caroline du Nord. De 1986 à 1995, l'industrie du tabac a versé 20,6 millions de dollars aux élus américains à sa solde(4). Combien d'ordures parmi ces hommes de paille ? Et la mise en plis de la mère Thatcher, qui c'est qui la paie, si ce n'est toi, le shooté aux Philip Morris ? La brave femme empoche 750 000 F par an comme conseillère du groupe(5). Elle a en outre touché 2 millions de dollars pour avoir aidé sa marque préférée à s'implanter au Kazakhstan.
On peut se passer de rien sauf de fumer. Nous sommes tous des consommateurs et, à ce titre, nous sommes tous les complices involontaires des distributeurs d'eau, des marchands de bouffe, de fringues, des fabricants de capotes. Il faut bien se nourrir, se fringuer... A chacun de faire gaffe à ce qu'il achète et à qui ils l'achète. Au consommateur de redevenir un citoyen. Le tabac, produit de consommation bourgeois, cher, inutile, dangereux pour l'autre, avilissant pour l'être humain qui en est dépendant, le tabac, produit contrôlé par des pollueurs cyniques, défendu par des fascistes, est l'un des plus parfaits symboles de la société imbécile que nous rêvons de transformer. Comment peut-on être de gauche et fumeur ? 1- Le Figaro, premier janvier 1998 2- Alternatives économiques, septembre 1997 3- Le Monde, 19 avril 1997 4- Le Monde diplomatique, mai 1997 5- L'Express, 29 juin 1995
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sympldump · 10 years ago
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Inventaire
Jacques Ninio, introduction de “La Science des Illusions”, 1998
L’illusion d’avoir toujours raison.
Le bruit de la mer dans les coquillages. Le rayon vert : quand le soleil se couche en mer, après une belle journée où l’horizon est d’une grande pureté, et le ciel d’une extrême limpidité, « dans l’instant qui suit immédiatement la disparition du bord supérieur du disque, on voit parfois un rayon absolument vert, d’une grande beauté, succéder aux derniers rayons rouges projetés sur les eaux et dans l’atmosphère » (Trève). En mer, les vagues semblent se déplacer, poussées par le vent, alors que l’eau ne fait que monter et descendre. « Lorsqu’on se tient immobile au bord de la mer à l’endroit où viennent mourir les vagues, il semble parfois qu’on glisse avec le sol vers la mer quand la vague se retire » (Bourdon).
« Mais lorsque le soleil fut enfin sur le point de disparaître à l’horizon, lorsque ses rayons très adoucis par les vapeurs du soir recouvrirent du plus beau pourpre le monde alentour, l’ombre changea de couleur et parut d’un vert qui, par sa limpidité, pouvait être comparé à celui de la mer, et par sa beauté à celui de l’émeraude » (Goethe, décrivant les ombres colorées). La gerbe lumineuse d’un feu d’artifice, après l’explosion, part dans toutes les directions. Mais tous les éclats semblent rejaillir vers nous. « L’étoile est vue plus grande que la pointe d’une aiguille » (de Gramont).
Embouteillages : l’illusion d’être dans la file la plus lente. Quand deux objets se déplacent à la même vitesse, le plus éloigné semble aller le plus lentement (Euclide). Assis dans un train à l’arrêt, avoir le sentiment de démarrer, alors que c’est le train sur le quai voisin qui s‘ébranle. Variante ascensionnelle : « […] un jour, en hiver, par un temps calme et une très forte chute de neige, ma fille se trouvait près de la fenêtre, elle cria subitement qu’elle montait avec toute la maison vers le ciel » (Ernst Mach). Quand je viens d’immobiliser ma voiture au feu rouge, j’ai parfois le sentiment – très inquiétant – de partir en arrière, mouvement qui persiste malgré mon freinage vigoureux. L’illusion de rouler en direction du soleil, alors que la terre nous emmène à folle vitesse, dans une direction transversale.
Se sentir chatouillé avant d’avoir été touché. Sensation d’avoir les mains mouillées en faisant la vaisselle, quand on fait couler de l’eau sur ses gants imperméables. Lorsqu’on a une lèvre gonflée par un bouton, le verre dans lequel on boit paraît avoir des bords déformés. Sensation de marcher sur un sol instable, après une longue promenade en vélo. Penser, au moment du réveil, qu’on a les bras dans une position, et les retrouver dans une autre. La sensation d’apesanteur quand on est en chute libre. L’illusion des décapité : flotter en dehors de son corps, et le voir étendu en-dessous.
« Quand on se promène par le brouillard, un homme qu’on rencontre paraît un géant, parce qu’on le voit confusément, et comme très éloigné, et qu’étant néanmoins très près, il envoie une très grande image dans notre œil […] » (Le Cat). Illusions arctiques : « Les surfaces monotones de l’Arctiques créent de fréquents problèmes de perception de taille et de distance, surtout quand le temps est couvert […]. Un explorateur suédois avait presque fini de considérer dans son carnet la description d’une montagne escarpée avec deux curieux glaciers symétriques encaissés, le tout dominant une grande île, quand il découvrit qu’il observait un morse ! » (B.Lopez).
Pathologie : « M. le Dr Lépine a eu récemment dans son service une femme de 30 ans […] qui entendait sans cesse une série de mots, au nombre de 25, se succédant uniformément et régulièrement, sans aucun sens apparent. Cette femme sentait parfaitement que ces mots n’étaient pas prononcés et cependant elle les entendait, et, fait bizarre, elle les entendait non dans l’oreille mais dans la joue gauche. »
Les personnages sur le quai, vus du train qui arrive en gare, paraissent petits. A poids égal, l’objet le plus petit paraît être le plus lourd. Le froid humide paraît plus froid que le froid sec. Un thaler placé sur la peau du front paraît plus lourd quand il est froid que quand il est chaud (loi de Weber). Vingt pour cent de remise sur une paire de chaussettes d’occasion font plus plaisir que un pour cent sur une rivière de diamants (loi de Fechner).
Le cracheur de feu : voir le feu sortir de sa bouche, alors qu’il projette de l’essence qui s’enflamme au-dehors. Entendre la chanson sortir de la bouche du chanteur alors qu’elle est hurlée par des haut-parleurs derrière nos oreilles. Illusion que le présentateur de télévision nous regarde droit dans les yeux, alors qu’il lit le texte qui défile sur un écran associé à la caméra. Le portrait expressif qui nous suit des yeux.
Les visions du demi-sommeil ou rêves hypnagogiques : « Je lisais à haute voix le Voyage dans la Russie méridionale, de Hommaire de Hell. A peine avais-je fini un alinéa, que je fermais les yeux instinctivement. Dans un de ces courts instants de somnolence, je vis hypnagogiquement, mais avec la rapidité de l’éclair, l’image d’un homme vêtu d’une robe brune et coiffé d’un capuchon comme un moine des tableaux de Zurbaran. Cette image me rappela aussitôt que j’avais fermé les yeux et cessé de lire ; je rouvris subitement les paupières, et je repris le cours de ma lecture. L’interruption fut de si courte durée, que la personne à laquelle je lisais ne s’en aperçut pas » (Alfred Maury).
Le tic-tac d’une montre bruyante : l’intervalle de temps entre tic et tac paraît plus court que celui entre tac et tic. Un téléphone à touches paraît lancer l’appel du correspondant avant qu’on ait fini le numéro. Et l’on croit entendre sonner au bout du fil, alors que la sonnerie renvoyée est sans rapport avec celle qui alerte le correspondant.
Les moulins à vent de Don Quichotte, les taches de sang de Lady Macbeth, les habits neuf de l’empereur, le malade imaginaire, l’homme invisible, le voyage dans le temps, l’invalide à la tête de bois. Le Yéti, les soucoupes volantes, le monstre du Loch Ness, les canaux sur la planète Mars. Les tables tournantes, la lévitation. La pierre philosophale, la martingale infaillible.
Le mouvement perpétuel, la quadrature du cercle. Les avions renifleurs, les rayons N, la méthode infaillible pour maigrir, la crème de beauté à l’ADN. Le gène de la longévité humaine, le gène de l’intelligence. Le vaccin contre le cancer (entendu à la télévision), la thérapie génique propre. La physiognomonie, pseudo-science qui prétendait évaluer le caractère d’un individu à son faciès. Le sérum de longévité de Dr Bogomoletz, la lobotomie préfrontale, pseudo-traitement de maladies mentales provoquant de véritables lésions cérébrales (prix Nobel de médecine 1949).
L’enfant qui tend ses mains vers la lune pour l’attraper. La cour de récréation : de l’autre côté du mur, on n’entend qu’un intense cri collectif suraigu, qui fluctue comme du vent qui souffle dans les branches d’arbre. Les jeunes ne se font pas d’illusions sur la politique (titre de journal). Une montagne, vue d’un point élevé, par-delà une vallée paraît plus haute et escarpée que vue d’en bas. Avec l’âge, on voit les pentes et les escaliers devenir de plus en plus raides. Le jardin où on s’est promené enfant s’est rétréci. Une pièce vidée de ses meubles paraît plus petite. L’illusion d’être opaque et compact. Comprimée comme dans une étoile à neutrons, tout l’humanité tiendrait dans deux centimètre cubes.
Te lire, avoir l’impression que tu me parles : quand je lis la lettre d’une personne que je connais bien, je l’entends prononcer, avec l’intonation de sa voix, les mots que je suis en train de lire, et qu’elle n’a peut-être jamais dits en ma présence. L’illusion de réciprocité : croire que je dois lui plaire, parce qu’elle m’attire, croire que ce qui me paraît génial doit, au minimum, l’intéresser ; croire qu’elle me sourit parce que je lui plais, alors qu’elle sourit parce qu’elle sait qu’elle me tient. L’illusion que tu donnes de m’écouter et me comprendre alors que tu as l’esprit ailleurs, et celle que je donne d’être profondément endormi alors que je résous des problèmes de géométrie.
L’illusion d’être le seul à pouvoir te rendre heureuse.
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sympldump · 11 years ago
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Comment on raconte l'histoire aux Européens : carnets de route à travers le Vieux Continent
Christian de Brie, le Monde Diplomatique, août 2003 http://www.monde-diplomatique.fr/2003/08/DE_BRIE/10341
Passée en un demi-siècle de six à vingt-cinq membres, l’Union européenne rencontre des difficultés à exprimer la communauté de destin qui la légitimerait. Les auteurs du préambule de la future Constitution se disent “persuadés que les peuples de l’Europe, tout en restant fiers de leur identité et de leur histoire nationale, sont résolus (…) à forger leur destin commun”. Mais peut-on fonder une union sans référence à une mémoire collective commune ? Chaque pays peut-il garder une vision ethnocentrique du passé et perpétuer le culte de héros qui furent souvent les bourreaux (Napoléon) ou les victimes (Jeanne d’Arc) des peuples voisins ? Comment, à travers l’Europe, dans les lieux de mémoire visités par des millions de personnes, raconte-t-on l’histoire ?
Pour qui, parti y voir, parcourt de ville en ville (Munich, Salzbourg, Vienne, Bratislava, Cracovie, Prague, Berlin, Copenhague, Stockholm, Oslo, Göteborg, Hambourg, Maastricht, Liège, Anvers), en touriste novice, anonyme et curieux, quelques pays de l’Union européenne, la question se pose à chaque étape : comment raconte-t-on l’histoire de l’Europe aux Européens ? Musées, palais, châteaux, églises, monuments, mémoriaux sont si nombreux qu’un choix, arbitraire ou partisan, s’impose. Une fois les musées dédiés à la peinture (il en est d’inoubliables ; Pinacothèques à Munich, Kunsthistorisches et Leopold Museum à Vienne, Gemälde et Nationalgalerie à Berlin, Statens Museum for Kunst à Copenhague, Munch Museet à Oslo, Musée royal des beaux-arts d’Anvers, parmi tant d’autres) écartés, et ceux consacrés aux arts et traditions populaires mis entre parenthèses, il faut aller chercher dans les bas de page des guides. Le résultat peut dérouter.
Rois tyrans, empereurs boursouflés, princes et évêques prédateurs, dictateurs sanglants encombrent l’histoire européenne de leurs perpétuelles guerres territoriales, dynastiques, religieuses, nationales, les peuples payant le lourd tribut de leur volonté de puissance. Ivres de gloire, ils ont laissé dans toute l’Europe les signes d’un langage symbolique du pouvoir qu’ils partagent : statues équestres et arcs de triomphe, lions de marbre, soleils d’or, glaives flamboyants, urnes et vasques monumentales, démons et dieux terrifiants. Il n’empêche. On continue à encenser leur mémoire embaumée, les pires n’étant pas toujours les plus mal servis. On vante leurs exploits guerriers aux dépens de leurs voisins désormais alliés, dans ces châteaux et palais, témoignages de leurs ruineuses mégalomanies, où défilent en processions continues les descendants de leurs victimes.
Deux lieux parmi tant d’autres suffisent à l’illustration : Schönbrunn et Potsdam, aux portes de Vienne et de Berlin. Le premier, résidence d’été des Habsbourg de 1700 à 1918, nous est présenté tout à la fois comme “le symbole de la grandeur de l’Autriche impériale” et “un site de charme au sympathique aspect familial”. Dans ses 1 440 pièces et son immense parc baroque se succédèrent, de Joseph 1er à Charles 1er, en passant par Marie-Thérèse, Joseph II et l’increvable François-Joseph (soixante-huit ans de règne), des lignées de despotes (dont Napoléon, qui y séjourna en 1805 et 1809) dont on ne nous donne en mémoire que leur attachement aux beaux-arts et au jardinage, leur goût pour les fêtes de famille ou la méditation paisible.
Capitale des rois de Prusse, Potsdam fut construite de toutes pièces au XVIIe siècle sur les terrains de chasse des Hohenzollern, terrifiante famille de prédateurs, de Frédéric 1er, le roi-sergent, à Guillaume II, boucher de la guerre 14-18. Ici, on présente à notre admiration une ville “embellie” par le “grand roi” Frédéric II, “protecteur des arts et des lettres” qui y édifia le château de Sans-Souci, “joyau du rococo allemand” où il recevait ses “amis philosophes et savants”. Passant sous silence le prince caractériel, belliqueux et sans scrupules qui saigna son peuple enrôlé de force dans des guerres de rapines.
Paradoxalement, les monarchies scandinaves sont parfois plus lucides sur leur passé royal que les républiques germaniques. On le sait, “la religion, c’est la guerre”. Celle de Trente ans, qui déchira l’Europe de 1618 à 1648, fut un paroxysme de haines et de carnages offerts “à la plus grande gloire de Dieu”. L’un des bourreaux de l’époque, le roi de Suède protestant Gustave Adolphe, en guerre contre son catholique cousin Sigismond de Pologne, au nom de la foi céleste, mais au service d’ambitions bien terrestres, fit construire précipitamment un énorme navire de guerre, le Vasa, qui devait être le fleuron de sa flotte. Ses courtisans en rajoutèrent en hauteur et en canons, tant et si bien qu’il coula corps et biens dès sa première sortie, le 16 û 1628, après avoir parcouru une centaine de mètres.
Dans un pays où, depuis les Vikings, l’attrait et la science maritimes sont comme une seconde nature, l’épisode était peu glorieux. D’aucuns se seraient empressés de l’oublier. Pas les Suédois. Le caprice avait coûté une fortune. Il en coûta une autre pour le sortir de la vase, trois cent trente-trois ans plus tard, le restaurer et tenter de le conserver à l’état d’origine dans le musée de Stockholm qui porte son nom. Non pas seulement pour témoigner des prouesses techniques des sauveteurs ni livrer à la curiosité la magnificence d’un navire unique en son genre. L’occasion fut saisie de raconter l’époque : la responsabilité du monarque et de son entourage incompétents ; la condition de vie des marins comparée à celle de leurs supérieurs, les punitions barbares infligées, les ravages de la guerre quand les deux tiers des combattants ne rentraient pas chez eux, un tiers mourant sur les champs de bataille, un autre de blessures ou de maladie ; le recours aux mercenaires sans foi ni loi, français, écossais, allemands ; la maison de correction pour enfants et mousses déserteurs contraints aux travaux forcés sur l’île de Riddarholmen…
24 juillet 1943 : l’Air Chief Marshal Harris, commandant en chef du Bomber Command de la Royal air force (RAF), surnommé Bomber Harris, protégé de Winston Churchill, lance sur Hambourg, deuxième ville et principal port d’Allemagne, le premier bombardement de terreur systématique. L’opération baptisée “Gomorrhe” (du nom de la ville biblique détruite par le feu du ciel) allait durer dix jours, faire 55 000 victimes civiles dénombrées et raser la moitié de la ville. Par vagues successives de 300 à 1 000 bombardiers, américains de jour, britanniques de nuit, des milliers de tonnes de bombes incendiaires au phosphore, les armes de destruction massive de l’époque, sont lâchées, déclenchant des vents de 300 km/h. Les températures atteignent 1 000 degrés. Un ouragan de feu, le premier de la guerre, enflamme l’asphalte des rues, projette les voitures et les arbres déracinés dans l’air surchauffé, s’engouffre dans les abris, brûlant vifs ceux qui y avaient cherché refuge, ébouillante les kilomètres de canaux de la ville où d’autres avaient cru trouver le salut.
Briser le moral et l’esprit de résistance de la population civile allemande par des bombardements massifs, non ciblés, des 60 principales zones urbaines, était l’objectif avoué des “terroristes” alliés et devait mettre rapidement fin à la guerre. Malgré l’échec patent de cette stratégie, qui produisit plutôt l’effet inverse, elle sera poursuivie avec acharnement jusqu’à la fin, sans que ses protagonistes, traités en héros, aient jamais eu à en rendre compte. A la veille de la capitulation allemande, les 13 et 14 février 1945, Dresde et ses richesses culturelles historiques, dernière ville épargnée, sans intérêt militaire, encombrée de dizaines de milliers de réfugiés, fut anéantie sous un déluge de bombes et un typhon de flammes qui feront plus de cent mille victimes.
Aucun mémorial ne vient rappeler le martyre des habitants de Hambourg, si ce n’est celui de Saint-Nicolas, ignoré des guides, espace restreint enfoui au pied des ruines de la cathédrale, où le drame est timidement évoqué. On s’étonne auprès du gardien des lieux de la persistance de cette autocensure allemande, soixante ans plus tard, sur ses propres victimes de crimes de guerre. Le vieil homme qui, enfant, a vu à quelques kilomètres de distance, brûler la ville où périrent nombre de membres de sa famille, confie : “Voyez-vous, Monsieur, nous ne pouvons pas. Nous sommes collectivement responsables de la mort de 25 millions de Soviétiques, d’un cinquième de la population polonaise, de 6 millions de juifs. Nous ne pouvons pas parler de nos malheurs. Ce serait… indécent.”
Une attitude déjà pressentie à Berlin, où le passionnant musée qui en retrace l’histoire, de sa fondation en 1237 à nos jours, est d’une remarquable discrétion sur les bombardements dévastateurs des Alliés et la prise de la ville par les Soviétiques sous un déluge de feu, qui firent des dizaines de milliers de victimes civiles écrasées sous les ruines. Mémoire sélective, quand, dans la capitale, nombre de lieux témoignent de la volonté des Allemands de ne pas fuir leur passé nazi, du futur mémorial de l’Holocauste à celui, ouvert dès 1961, du camp de concentration de Sachsenhausen, à Oranienburg, où périrent près de cent mille détenus, en passant par le mémorial de l’autodafé, en souvenir de cette nuit de 1933 où furent brûlés 20 000 livres sur Bebelplatz ; celui de la persécution, à Wannsee, sur les lieux de la conférence de janvier 1942 au cours de laquelle fut programmée la “solution finale”, ou encore l’impressionnant Musée juif, récemment ouvert, voire l’exposition permanente sur la Gestapo, prochainement transformée en musée-centre d’information sur la répression nazie.
Verra-t-on un jour, dans les pays européens responsables de la destruction des Indiens des Amériques, de la traite et de l’esclavage des Noirs d’Afrique, des persécutions coloniales - c’est-à-dire presque tous -, s’ériger des mémoriaux de la “terreur blanche” ?
Atmosphère de liesse bon enfant à Cracovie, sur la place du Marché, autour de la halle aux draps : attablés aux terrasses des cafés ou déambulant en famille, petits drapeaux à la main, on suit des yeux le défilé hétéroclite, désordonné et un peu désuet qui traverse les lieux, fanfare en tête. C’est jour de fête nationale : celle de la Constitution. Non pas celle en vigueur, mais la Constitution du 3 mai 1791, la toute première en Europe ; la légalité triomphant enfin de l’arbitraire. Qu’un pays fête la victoire du droit plutôt que celle de ses armées contre ses voisins est déjà une bonne surprise. Que ce soit la Pologne prend une autre signification. Quatre ans plus tard, elle perdait son indépendance, victime d’un nouveau partage, avant d’être dépecée par ses puissants voisins : Autriche, Prusse, Russie. Pour la retrouver, abstraction faite de la période 1918-1939, il lui faudra deux siècles d’insurrection, de lutte armée, de résistance aux occupants, passive et active, au prix de millions de morts (6 millions au cours de la deuxième guerre mondiale). Avant d’adhérer, du bout des lèvres, à l’Union européenne. Un peuple qui a survécu à toutes les tentatives d’anéantissement ne peut être que le bienvenu.
La solennelle grande salle ronde, ouverte sur la Meuse, siège de la Chambre du conseil du gouvernement de la province du Limbourg, où fut signé, le 7 février 1992, le traité de Maastricht, n’attire pas les foules. On parcourt les lieux librement et seul, sans autre information que celle que l’on vous donne bien volontiers… sur le fonctionnement du gouvernement local. Le traité ? Quel traité ? L’une des étapes les plus controversées de la construction européenne n’a pas laissé de traces indélébiles dans la mémoire des résidents. Le centre-ville douillet, restauré comme neuf, tout équipé de bâtiments rénovés et de jardins bien peignés, truffé de boutiques de luxe, attend des visiteurs d’un autre type. Sans trop se pencher sur son passé pourtant chargé d’histoire. Il est vrai qu’après les Espagnols les Français n’y ont pas laissé de bons souvenirs. Assiégée, en 1673, par les armées de Louis XIV et le capitaine gascon d’Artagnan qui y perdit la vie, la ville fut à nouveau prise par celles de Louis XV, en 1748, au terme d’une bataille qui fit 8 000 morts, puis rattachée au royaume, enfin annexée à la République et à l’Empire jusqu’à 1815. Puis vint la visite du président François Mitterrand et la négociation forcée du traité.
Du XVIIIe au XXe siècle, l’Europe a construit sa puissance industrielle sur le charbon, principale source d’énergie, avant qu’elle soit détrônée par le pétrole et que cesse l’exploitation de la plupart des bassins houillers, commencée huit siècles plus tôt pour les plus anciens. C’est le cas de la mine de Blégny, en Belgique, près de Liège, fermée en 1981, transformée en musée d’archéologie industrielle, où d’anciens mineurs guident les visiteurs. Ici, comme partout ailleurs, le charbon n’était pas le seul exploité. Mais d’abord et surtout les “gueules noires”, figures historiques de la condition ouvrière. Exploitation féroce, proche de l’esclavage, pour un travail d’une dureté inimaginable, à des dizaines, voire des centaines de mètres sous terre, dans la pénombre angoissante chargée de poussière irrespirable, la chaleur ou l’humidité, le vacarme terrifiant des wagonnets, des marteaux-piqueurs, des foreuses et des compresseurs, l’exiguïté des veines de taille, les risques permanents d’éboulement, d’inondation, d’asphyxie et de grisou, et une quasi-certitude de mort lente de silicose avant la cinquantaine.
Travail de jour comme de nuit, par équipes de huit heures, mal payé, à la tonne extraite, pour le compte d’un patronat toujours soucieux d’augmenter les cadences et répugnant à prendre des mesures de sécurité préalablement à quelque accident ou catastrophe. Avant que les récents progrès de la mécanisation ne modifient leur condition, des générations de mineurs se sont succédé au cours des siècles à ce travail presque inhumain, avec pour seule dignité la solidarité sans pareil qu’il façonnait. On conçoit ce que fut le sort des plus faibles. A commencer par les enfants, doublement mineurs, longtemps préférés pour leur aptitude à se faufiler tant dans les étroits boyaux que les veines d’abattage contre des salaires à leur taille.
A Blégny, c’est seulement en 1940 qu’on cessa d’employer les enfants de dix ans, l’âge limite étant alors reporté à quatorze ans… On eut également recours aux travailleurs émigrés peu en mesure de défendre leurs intérêts, d’abord polonais, au début du XIXe siècle, puis espagnols, turcs, hongrois, grecs… enfin italiens après 1945. Quarante-cinq mille d’entre eux furent cyniquement vendus par leur gouvernement à l’Etat belge après la guerre, dans un accord de troc “charbon contre chair humaine” : en échange de la livraison de houille à son pays, l’émigré italien signait un contrat de cinq ans de travail obligatoire dans une mine belge, très faiblement rémunéré, mais nourri et logé, dans les sordides baraquements laissés par les prisonniers allemands. Avant la construction de l’Europe sans frontières, les travailleurs émigrés circulaient plus facilement que les capitaux. Depuis, la situation s’est inversée.
Un musée de la classe ouvrière ? Le prolétariat, curiosité historique, aurait donc disparu avant la bourgeoisie, sans qu’on s’en aperçoive ? Rude choc pour le moral des révolutionnaires. Une visite s’impose. C’est à Copenhague. Ce ne pouvait être ailleurs que dans le pays socialement le plus avancé. Un Lénine statufié est à la porte, guidant les rares curieux, le bras tendu vers l’entrée. Suit un parcours pédagogique et pragmatique de l’évolution de la condition des ouvriers danois des origines à nos jours. On y voit tout, jusqu’à l’amélioration progressive des logements, reconstitués grandeur nature. On y apprend beaucoup, sur l’exode rural, la misère physiologique des jeunes travailleurs réformés jusqu’en 1940 pour tuberculose ou rachitisme, les luttes syndicales, les débats conflictuels entre réformistes et révolutionnaires, les conquêtes de la social-démocratie au pouvoir dès 1924.
Une attention particulière est portée à l’évolution des droits des femmes, au travail des dockers embauchés dans les années 1920 par équipes de sept, payés à la tonne (300 sacs de 100 kilogrammes par jour, 50 kilomètres de trajet). Suit la résistance à l’introduction du salaire à la pièce dans l’industrie en 1950 et l’augmentation des accidents du travail qu’accompagne la course à la productivité, le refus de la jeunesse ouvrière des années 1960 du modèle de production américain “toujours mieux et plus vite”, les récentes délocalisations et le recours aux émigrés yougoslaves, turcs, pakistanais, pour s’affranchir des niveaux élevés de salaire et de protection sociale.
Conclusion : si le patronat fait venir les prolétaires d’ailleurs ou part les exploiter sur place, il n’y en a plus de danois. Peut-être, mais pour combien de temps ? Le musée risque d’être obsolète avant que ne s’ouvre celui de la bourgeoisie capitaliste.
Christophe Plantin, Tourangeau calviniste, fuyant les persécutions religieuses, s’installe à Anvers en 1550 et se lance dans l’une des grandes aventures de l’époque : l’imprimerie. Il fonde une maison à l’enseigne du Compas d’or, à la pointe du savoir-faire des meilleurs artisans, avec atelier de fonderie des matrices, caractères et poinçons, pièce de dépôt des casses à lettres pour les compositeurs, salle des presses et galées des typographes, chambre des correcteurs et boutique de libraire où s’affiche la liste des ouvrages scolaires et l’index des livres interdits. L’imprimeur multiplie les réussites typographiques, dont une bible en cinq langues, qui lui assurent fortune et renommée dans toute l’Europe. Ouvert à l’esprit nouveau de la Renaissance, il partage son activité entre ouvrages religieux (époque oblige), scientifiques (botanique, astronomie, médecine…), littéraires (dont Orlando Furioso, d’Arioste) et partitions de musique.
Il sera rattrapé à la fin de sa vie par les foudres du très catholique roi d’Espagne Philippe II, qui charge le duc d’Albe, massacreur psychopathe, de châtier la ville pour son excès de tolérance, avant d’imposer une implacable censure interdisant l’impression de tout livre autre que de piété. Louvoyant et donnant des gages à l’obscurantisme dominant, la maison Plantin échappe à la destruction avant d’être reprise par son gendre, Balthazar Moretus, qui s’employa à reprendre le flambeau de la connaissance, développant, entre autres, l’impression cartographique et utilisant les talents de son ami Rubens comme illustrateur de livres.
L’aventure allait se poursuivre durant trois siècles. Restée intacte, la maison abrite aujourd’hui un musée retraçant la prodigieuse aventure des Plantin-Moretus. Témoignage d’une Europe culturelle, artistique et scientifique qui se voulait sans frontières dynastiques, nationales ou religieuses. Pour nous rappeler que moines enlumineurs, architectes bâtisseurs, peintres, musiciens, écrivains, philosophes et savants sillonnent le continent depuis le Moyen Age.
Ce n’est pas dans les lieux de culte de ceux qui les ont opprimés qu’il faut aller chercher la mémoire commune des peuples d’Europe, mais dans ceux où se raconte l’histoire de leur condition sociale, de leurs souffrances occultées, de leurs luttes pour la liberté et la justice. Est-ce un hasard si les premiers sont beaucoup plus nombreux que les seconds ?
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sympldump · 11 years ago
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La responsabilité est sur nous
Albert Londres, dernier chapitre de "Le Chemin de Buenos Aires - La Traite des Blanches", 1927
Je voudrais que l'on me fit l'honneur de m'écouter encore un peu. Je suis allé au Bagne. J'ai fouillé Biribi. J'ai pénétré dans les maisons de fous. Je reviens de Buenos-Aires. Pourquoi ? Pour vous raconter des histoires ? J'en sais de plus attrayantes. L'homme qui, depuis quinze ans, sans arrêt, roule par le monde n'est pas à court d'histoires. J'ai voulu descendre dans les fosses où la société se débarrasse de ce qui la menace ou de ce qu'elle ne peut nourrir. Regarder ce que personne ne veut plus regarder. Juger la chose jugée. Je n'ai pas cru devoir dormir en paix sur le doux lit de la loi. J'ai pensé qu'il était louable de prêter une voix, si faible fût-elle, à ceux qui n'avaient plus le droit de parler. Suis-je arrivé à les faire entendre ? Pas toujours. Ceux qui vivent sans chaîne, sans contrainte, ceux qui mangent tous les jours font un tel vacarme pour leur propre compte qu'ils ne perçoivent pas les plaintes qui montent d'en bas. Quand on leur demande un peu de silence, ils répondent qu'ils n'en ont pas le loisir. Ils croient même qu'ils n'en ont pas le devoir. Si je me trompe, je préfère me tromper à ma façon que de ne pas me tromper à la leur.
Il s'agit aujourd'hui d'une vieille question qui fait plus souvent sourire que frémir. Ce sourire ne devrait pas être de rigueur. A la base de la prostitution de la femme il y a la faim. Il ne faudrait pas perdre un instant ce point de vue là. S'il n'y avait pas la faim, il y aurait encore des femmes à vendre. Il y aura toujours des femmes à vendre tant qu'il y aura des hommes pour les acheter. Et l'on verra la fin du monde avant de voir la fin du demi-monde. Seulement, il y en aurait quatre-vingts pour cent de moins. Il n'y aurait que celles qui veulent. Il y a celles qui subissent. Depuis trois ans, la Société des Nations mène dans le secret une “vaste enquête” sur la traite des Blanches. Elle a envoyé des commissaires en Extrême-Orient, au Canada, en Amérique du Sud, en Orient. Ces commissaires se sont bien promenés. Ils ont avalé de la poussière, sinon celle de la route, mais celle des dossiers. Ils ont cherché la vérité dans les dossiers ! Ils étaient des hommes beaucoup trop sérieux pour la chercher ailleurs. C'est pourquoi ils l'ont cherchée où elle ne se trouvait pas. Les dossiers n'ont jamais été constitués pour combattre la traite des Blanches, mais pour dégager la responsabilité des fonctionnaires chargés de la combattre. Les commissaires de la Société des Nations veulent organiser la vertu sur la terre. Je les salue bien, non sans un joli petit sourire. Je suis en effet ce que ces messieurs appellent la vertu. La vertu, pour eux, est le vice qui ne se voit pas. Que des pays à mentalité primitive, comme les Etats-Unis d'Amérique, nettoient la façade et ramènent la saleté à l'intérieur, installent l'intolérance en croyant supprimer la tolérance ; tant mieux pour eux s'ils n'ont besoin que d'apparence. Nous avons dépassé ce stade. Le respect humain ne saurait plus nous guider. Les escamoteurs eux-mêmes savent très bien que ce n'est pas faire disparaître l'objet que de jeter un voile dessus. Nous avons tous connu des pays à vertu officielle. La jolie farce ! Si l'on arrête radicalement la culture du pavot, on supprimera l'opium. On peut donner ce moyen, du moins son principe, comme inattaquable. Les vertueux de la planète agissent comme si la femme était une plante. Ils travaillent à la suppression de la culture du sexe féminin ! Ils chassent non pas les causes qui font de la femme une malheureuse, mais la femme elle-même. Ils lavent à grande eau, ils donnent un coup de balai. Là-dessus ils vont se coucher. Le lendemain ils sont tout étonnés de retrouver des femmes sur le trottoir ! Ce sont vraiment des as ! On a pu réglementer la rencontre de la foudre et de la terre. Ce règlement s'appelle un paratonnerre. Aucune loi n'empêchera la rencontre de l'homme et de la femme. Il est vrai que la Société des Nations n'a pas toujours peur de perdre son temps.
Je vous ai montré la traite des Blanches. Les hommes qui en vivent, les femmes qui n'en meurent pas. Jusqu'à ce jour, on n'a voulu voir dans cette question que les cas exceptionnels. Le roman. Le roman de la jeune fille trompée. Cela fait une bien belle histoire à faire pleurer les mères. Ce n'est qu'une histoire. La jeune fille non consentante sait où s'adresser. Regardons plus profondément. Ce n'est pas le roman alors que nous trouvons, c'est le drame. Drame des petites Polaks. Drame des petites Franchuchas. Celles-là baissent la tête. Elles savent le chemin qu'elles prennent. Elles suivent l'homme du milieu comme un malade le chirurgien. Le chirurgien va lui faire du mal mais il le sauvera. Peut-être ! Drame de la misère de la femme. Le ruffian ne crée pas. Il ne fait qu'exploiter ce qu'il trouve. S'il ne trouvait cette marchandise, il ne la vendrait pas. Seulement il sait qui la fabrique. Il connaît l'usine d'où sort cette matière première, la grande usine : la Misère. Il est toujours plus facile de s'en prendre aux apparences sensibles. Quand on parle de la traite des Blanches on dit : Ah ! ces hommes qui emmènent ces femmes ! Personne ne s'écrie : Ah ! la misère qui conseille à ces femmes de se laisser emmener par ces hommes ! La Misère est comme tous les Etats. Seuls la connaissent ceux qui l'habitent. Les autres n'y pensent même pas. Et quand parfois ils en parlent, ils le font comme d'un pays qu'ils n'ont jamais vu, c'est-à-dire qu'ils disent de grosses bêtises. Celles qui ont toujours eu à manger, qui ont toujours su où coucher devraient se coudre les lèvres plutôt que de raconter ce qu'elles auraient fait, ou ce qu'elles n'auraient pas fait dans misère. Elles sont comme ces gens de bien qui parlent de la guerre sans avoir été fantassins. Je ne demande pas des fils de famille pour relever les filles qui sont tombées. Un monsieur Tolstoï… Je dis que quatre-vingts pour cent des petites Françaises qui vont consoler les hommes à travers le monde y ont été conduites par le besoin. On me répondra que je me trompe et que c'est par la paresse. Bien. - Alors comment se fait-il (cri d'une dame) que je ne trouve pas d'ouvrière à la journée ? Bien. Il se fait, madame, que le jour où vous avez eu besoin d'une ouvrière à la journée vous n'avez pas pensé de téléphoner cette bonne nouvelle à la petite inconnue qui, d'ailleurs, ne devait pas avoir le téléphone… Il se fait aussi que vous pouvez attendre huit jours, sans en mourir, une ouvrière à la journée, mais que l'ouvrière à la journée ne peut rester huit jours sans manger. Il se fait que vous parlez du haut de votre sécurité et que nos petites soeurs sont tombées du haut de leur détresse. La Paresse ? Parfaitement ! Elle constitue le second lot : vingt pour cent !
Les missionnaires de la Société des Nations qui sont allés se promener au nom de la traite des Blanches… - Et vous ? - Moi aussi ! … vont conclure au nom de la morale. Ils vont parler comme dans une chaire de ce que l'on doit faire, de ce que l'on ne doit pas faire, du mal et du bien. Ils vont parler de ce qui se voit. Le plus scandaleux, vous l'entendez, ce n'est pas que le mal existe, c'est qu'il se voie ! Ils vont dire : Surveillez les bateaux. Emprisonnez les ruffians. Après ? On a fait tout cela déjà. Ils vont dire : Supprimez les maisons. Et les trottoirs, messieurs ? Sans trottoirs, plus de filles de trottoirs ! Voilà une idée j'espère ! Foin de la belle morale ! Ce ne sont pas les maisons, les ruffians, les moulins qu'il faut combattre. Il s'agit bien d'éteindre des lanternes ! Au contraire, il faut voir clair. Les filles qui d'instinct s'enrôlent dans le régiment de marche s'y enrôleront toujours, quoi que vous fassiez. Tant mieux puisqu'il faut des volontaires pour la bataille. Mais les autres ? Tant qu'il y aura du chômage. Tant que des jeunes filles auront froid, auront faim. Tant qu'elles ne sauront où frapper pour aller dormir. Tant que la femme ne gagnera pas suffisamment pour se permettre d'être malade. Pour se permettre même, voyez jusqu'où va sa prétention, de s'offrir un manteau chaud en hiver. De faire manger, parfois, les siens. Et son enfant. Tant que nous laisserons le ruffian se substituer à nous et lui tendre l'assiette de soupe. Brûlez les maisons, excommuniez leurs cendres. Vous n'aurez fait que du feu et des grands gestes.
La responsabilité est sur nous. Ne nous en déchargeons pas.
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