La fugue de Mina
C’en était trop, cette fois on ne l’y reprendrait plus ! Ha, ils croyaient vraiment que ça se passerait comme ça !? Mina fulminait au summum de la rage, ses parents étaient allés bien trop loin ! Ce n’était plus une gamine après tout et elle ne permettait pas qu’on lui parle ainsi. À neuf ans, la jeune fille avait toujours été première de la classe. Même quand ses parents la drapaient de petites robes roses et de collants blancs, même s’ils lui tressaient ses petites couettes blondes, leur fille conservait un air sévère. On avait beau la pomponner au mieux, son regard buté intimidait tous ses camarades de classe. D’ailleurs, la maîtresse ne tarissait pas d’éloges à son égard. Malgré son jeune âge, elle impressionnait les adultes qui préféraient éviter de débattre avec elle. Ils avaient beau parler d’elle comme on parle d’une enfant, ils avaient peur de son regard perçant…
La fillette avait tout d’une forte tête. Précoce, elle avait dévoré toute la série des Rougon-Macquart et s’attaquait à la comédie humaine. Sans avoir rien expérimenté de la vie, ou presque, elle connaissait des adultes certaines facettes décrites dans les romans. Sûre d’elle, elle se pensait au moins leur égale et n’accordait pas son intention à n’importe qui. Quand ses camarades jouaient à la poupée ou au football, elle tenait avec les grandes personnes des conversations tout à fait soutenues. Les « Ho, quel avenir pour cette petite !», ou encore « Quelle enfant brillante ! », accompagnaient partout son passage. Jamais on ne disait : « Comme elle est mignonne » ou « Quelle enfant pleine de vie ! ». Rien de surprenant donc dans le fait qu’elle aimait jouer les adultes, ce qui pouvait agacer. Comme par exemple, quand elle étalait ses références littéraires à des aînés qui, au même titre que la plupart des mortels, n’avaient pas autant lu qu’elle. Bien sûr, ils refusaient souvent de l’admettre, afin de ne pas perdre la face. Elle prenait alors plaisir à les humilier, à les prendre de haut. Disons les choses franchement, trop accoutumée aux compliments, la petite avait développé un égo digne d’un Napoléon en culotte courte. Elle était prétentieuse et hautaine. En grandissant, elle ferait mieux que tout le monde, et d’ailleurs, à l’entendre elle savait déjà comment. Un bulldozer auquel rien ne pouvait résister. Quand elle parlait, le monde devait se taire.
Un jour, son père fut impatienté par ce caractère cavalier. Il se leva et toisa sa fille du haut de son bon mètre quatre-vingt. « Écoute jeune fille, tu as beau lire, tu as beau utiliser des mots compliqués, tu restes une gamine et tu vas respecter les adultes. » Comme on pouvait s’en douter, Mina n’accepta pas les remontrances de son père. Pire, au moyen de cris, elle tenta de couvrir sa voix. Il fallait voir la scène… Le grand salon était rempli d’invités qui avaient encensé Mina pendant tout l’après-midi. En parfaite enfant gâtée, Mina tenait à son droit d’imposer ses visions sur tous sujets, son père n’avait qu’à se taire. Or ce dernier était lui aussi plutôt borné. La fierté qu’il ressentait pour sa fille virait à la honte quand elle le rabaissait face aux convives. Le grand salon était empli de cris. Les interjections, et insultes du père et de la fille emplissaient la salle, ricochaient sur les murs. Une sacrée pagaille qui poussa le père à prendre Mina par le poignet pour la traîner dans la pièce d’à côté. Ce fut le début d’une bonne correction. Il l’allongea sur ses genoux et avec vigueur, lui assena une fessée bien méritée. Pour elle, ce fut une première. Au premier claquement, les larmes montèrent à ses yeux qui s’écarquillèrent de surprise et de honte. À la fin du châtiment, elle chouinait comme une enfant de son âge. Les invités qui entendirent la scène firent comme si de rien, mais beaucoup furent rassurés de voir qu’il s’agissait bien d’une petite fille. Ils approuvèrent silencieusement, car aussi intelligente fût-elle… diable : quelle était peste ! Toute groggy, Mina fut envoyée dans sa chambre.
Elle avait les yeux rouges et la morve au nez. Ils étaient loin, Balzac, Zola et les autres… Mina n’était plus qu’une petite fille humiliée. Voyant son visage dans la glace, une nouvelle colère l’envahit… Plus froide, la rage contenue plantait ses racines jusqu’aux tripes de Mina. Comment avait-il osé ?! Elle qui serait sans doute ministre, ou cosmonaute… La voilà battue, agressée… et par son propre père ! S’il croyait qu’elle allait se laisser faire, il se trompait ! Oh oui, il se trompait. Toute la nuit, elle rumina sa haine, au point d’oublier de dormir. Tout n’était pas perdu pour lui… Il allait probablement passer pour demander des excuses, c’était sûr. Elle voudrait bien le pardonner, à condition qu’il se mette à genoux, qu’il rampe pour son pardon. Alors peut-être se montrerait-elle magnanime. Après tout, elle l’aimait quand même bien … Seulement, il devait comprendre qu’il y a des manières de traiter une femme de sa trempe. La nuit passa, mais aucune trace du papa.
Au potron-minet, sa maman vint la convier au petit déjeuner. La mère semblait confiante, presque froide. Aucune trace de pénitence ne soulignait son regard. Elle se crut même généreuse, faisant part à sa fille que la punition était levée. Sortie du lit, Mina alla dans la cuisine et prit place à table. En stratège, elle s’assit en face de son père et le fusilla du regard. Sentant le défi, il la regarda d’un œil amusé, l’air de dire : pas la peine de me regarder comme ça, je ne regrette rien. Il se permit même de prendre un air narquois en disant : « Et bien jeune fille, la nuit porte conseil ? J’espère que tu as compris ta place, il y a des manières de s’adresser aux adultes ». Oh oui, il y avait des manières de se comporter pensa Mina. Elle était folle de rage, mais elle décida de ne rien laisser paraître. Ainsi se croyait-il plus malin ? Très bien, il verrait qui sait mieux faire preuve de finesse. Toute la journée, elle fomenta sa vengeance. Comment rendre aux « adultes » la monnaie de leur pièce ? Il fallait les toucher en plein cœur. Et le cœur de tout parent, Mina le savait, c’est leur enfant. Elle les fera ramper à ses pieds, mais pour cela, il fallait taper où ça fait mal : ce soir, elle partira. Ho, comme ils seraient inquiets le lendemain matin… Bien fait pour eux ! Elle les fera attendre quelques jours, peut-être un mois ou même un an. On eût pu la trouver rancunière, mais elle préférait se dire déterminée. Napoléon ne pardonnait pas ! Telle une petite Machiavel, elle anéantirait son ennemi, au point de ne plus jamais devoir le craindre. Ce soir. Elle partait ce soir…
Pour garantir un départ flamboyant, elle concocta une lettre bien salée, du genre à provoquer une bonne dose de larme. Elle avait lu, donc elle se croyait bonne manipulatrice. Comme on peut être naïf, quand on a neuf ans… Comme on peut être cruel aussi ! Elle se délectait à la délicieuse idée de la souffrance qu’elle pouvait affliger. Pas qu’elle ne les aimait pas, bien au contraire, c’est parce qu’elle les adorait qu’elle pourrait jouir de leur peine. Rien ne vaut une preuve d’amour obtenue dans les larmes. Neuf ans, et déjà tordue par la passion … Il faut dire qu’elle avait lu… Maintenant, elle voulait expérimenter. Sa lettre s’articulait comme ceci :
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Cher Papa, Chère Maman,
Tout d’abord, sachez que je suis reconnaissante des services que vous m’avez rendus jusque-là. Grâce à vous, j’ai pu parvenir à mon éducation et grandir comme une personne saine. Vous m’avez donné tout ce dont j’avais besoin, si bien que j’aurai pu rester un peu plus longtemps parmi vous avec grand plaisir.
Seulement, il est certaines humiliations qu’une femme ne peut accepter impunément. La fessée rustique qui me fut administrée est d’un tel manque de goût, d’une telle laideur, qu’elle me pousse à partir voir la vie ailleurs. Oh bien sûr, j’eus pu pardonner, mais encore eût-il fallu que je trouve dans vos yeux la trace d’un repentir. Or je n’y ai vu qu’une flagornerie idiote. Peut-être y repenserez-vous ce matin, ou les jours à venir, en prenant votre petit déjeuner seuls.
Père, vous comprendrez être coupable de ma décision. Mère, ne lui en voulez pas trop. Vous avez vous-même tant brillé par votre absence au cours de cette crise, que vous faites tous deux un couple bien assorti.
Peut-être dans quelque temps, serez-vous grandis par cette affaire. Il ne me reste plus qu’à vous dire adieu.
Bien cordialement,
Mina.
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Elle relut sa lettre plusieurs fois, plutôt fière de l’effet général. Elle se sentait comme une comtesse défendant sa vertu. Bien contente, elle fit silencieusement sa valise. Un manteau de pluie, un pull pour le froid et une petite robe, puisqu’il était important de garder bonne allure. Pour le reste, elle ne pouvait malheureusement pas prendre autant de livres qu’elle le souhaitait … Elle choisit donc un volume du père Goriot et un gros livre de Kant qui traînait dans la bibliothèque. Elle ne comprenait pas bien le titre, mais elle aimait les noms compliqués. En prévision des intempéries, elle rangea dans son imperméable jaune le petit couteau et la lampe torche inoxydable, qu’elle avait reçus pour son anniversaire. L’un pour manger, l’autre pour mettre en déroute d’éventuels animaux sauvages. Elle trouverait bien du travail en chemin, mais tout de même, elle vola un peu d’argent dans le sac de sa mère. Avant de partir, elle se dit qu’elle avait mérité une petite pause lecture. Livre à la main, elle s’allongea sur le lit et s’assoupit quelques minutes plus tard.
À son réveil le lendemain matin, elle fut embarrassée par son manque de rigueur physique. Heureusement qu’il était tôt. Elle brandit son sac à dos et courut vers la porte. En chemin, elle fit un crochet par la cuisine, où elle prit quelques barres de chocolat. Quelle tête de linotte … elle avait failli oublier d’emporter des provisions ! Une fois dehors, un vent frais souffla sur son visage. Devant elle, s’étendait une petite rue résidentielle. Cette allée, elle la connaissait par cœur avec ses petites maisons et ses grands portails. La brise qui frappait son visage avait un goût délicieux : celui de la liberté. Gonflée à bloc, elle s’élança en sautillant sur le chemin qui mène vers l’inconnue. Elle était fière, elle était forte et surtout, elle était indépendante. Elle courut jusqu’au bout de son souffle, prit alors le parti de marcher. Le village était connu, trop connu. Sa disparition serait bientôt annoncée et elle se ferait attraper. C’était une petite célébrité dans le patelin. Aucun doute qu’au moment où sa mère lirait la lettre, tout le monde se mettrait à sa recherche. Si on la rattrapait si tôt, la fugue de Mina perdrait toute crédibilité. En plus, elle risquait une autre fessée. Elle se rappela Machiavel : un ennemi blessé est dangereux… Pour triompher de son père, elle devait l’anéantir. Elle sauta donc dans le premier bus de passage.
Assise à l’arrière, elle eut le loisir de contempler les paysages défilant par la fenêtre. D’abord, il y eut le centre-ville, la mairie et les petits magasins où sa mère allait faire les courses. Puis elle dépassa la ville voisine, où elle était allée au cinéma avec ses parents. Enfin, champs et forêts prirent le contrôle du panorama qui devint complètement inconnu. Aventure, me voici ! pensait-elle. Avec cet état d’esprit, elle pourrait aller n’importe où sans jamais se croire perdue, elle serait en voyage, voilà tout. Ho, comme c’était excitant ! Rousseau se sentait sûrement comme ça lui aussi, quand il parcourait la France ! Les champs se succédaient derrière la vitre du bus, comme c’était charmant ! Au bout de quelques heures, elle descendit à un arrêt de bus perdu dans une route de campagne. Elle passa là une demi-heure à regarder les champs de coquelicots, attendant un autre transport. Elle grimpa dans la première navette venue qu’elle paya avec l’argent de sa mère. Engagée sur la pente glissante de la découverte, elle ne vit pas passer les heures… Partie de chez elle aux aurores, elle ne descendit du troisième bus que quand sa montre indiquait treize heures. Dieu sait où d’ailleurs …
L’arrêt de bus était perdu au milieu d’une route terreuse cernée par des champs de maïs. Hypnotisée par la féerie du voyage, Mina ne revint à des considérations terrestres que par les gargouillis parcourant son ventre. Malheureusement, pas âme qui vive aux alentours. Un panneau indiquait tout de même le nom d’un patelin cinq kilomètres plus loin. Sacrée distance, mais la fugueuse n’avait pas froid aux yeux. Elle avait un peu froid aux pieds … C’était le mois de novembre, et le vent frais du matin était devenu plus virulent. Qu’importe, Mina, qui était prête pour l’apocalypse, brandit pull et manteau. Elle savait ne rien avoir à craindre, car marcher écarte le froid. Quant à la faim, elle se sustenterait au village. Sans doute un brave paysan lui laisserait une place dans sa grange. Elle lui rappellerait sa fille perdue et il la gâterait. Peut-être même pourrait-elle rester chez lui un moment ! Sinon, il restait les barres de chocolat. Malgré la marche et le pull, Mina sentit ses doigts de pied se raidir sous l'action du froid. Pleine de ressources, elle prit le parti de sautiller, ce qui la fit transpirer allègrement sous son imperméable. Le soleil de la matinée avait disparu et le ciel se couvrait de nuage. Tout cela prenait une bien sale tournure.
Mina regarda sa montre : treize heures trente-sept. Mince ! Ça ne faisait même pas une heure qu’elle marchait… Pour garder le moral, elle pensa aux personnes imaginaires qui lui offriraient sûrement le gîte une fois au village. Ça ne l’empêcha pas de grelotter de tout son corps au bout de deux heures. Il ne pleuvait pas, mais le vent s’était encore intensifié, il poussait si fort contre la face de Mina qu’elle était parfois obligée de fléchir les jambes pour résister à sa pression. Elle ne voulait pas pleurer, et y arrivait tant bien que mal en pensant à la tristesse de ses parents. Ils la cherchaient sans doute en ce moment. Pas qu’elle voulait être retrouvée, mais s'ils y arrivaient, elle les pardonnerait sans hésiter. Il faudrait bien récompenser leurs efforts. Certes, elle serait punie, mais tout de même, sans doute aurait-elle assez fait comprendre l’importance de sa prise de position. Les épis de maïs se suivaient et se ressemblaient, si bien que Mina n’avait aucune idée de son avancement. Peut-être avait-elle été prise dans un loop ? Comme un genre de sortilège magique ? Bien sûr, ça n’existe pas les sorcières, les malédictions et tout ça … Le sac de Mina tirait sur ses épaules, personne n’en parlait dans les livres de ça ! Il faut dire que les livres d’aventure, c’était enfantin, et Mina n’avait jamais pris le temps de s’intéresser à ce genre de bêtises. Aurait-elle dû ? Ses jambes lui faisaient mal et son estomac criait famine. Elle n’aurait pas la patience d’atteindre le village, tant pis … Elle s’assit en tailleur aux abords d’une noue et ouvrit une barre de chocolat. L’herbe humide mouilla sa robe, et Mina constata avec horreur des traces de boue s’imprégnant sur sa robe. Oh non ! De quoi aurait-elle l’air en arrivant au village ? Mina pensa qu’elle ressemblerait à une petite souillonne, et donc que personne ne voudrait plus l’accueillir. À cette idée, sa gorge se noua, capturant le sentiment désagréable qui parcourait son corps. Pour la deuxième fois cette semaine, les larmes vinrent remplir ses yeux. Elle était seule, sa robe était sale et elle avait froid. Oh… mais que faisaient ses parents ?
Elle resta plantée sur sa noue pendant une bonne heure en proie à une atmosphère glacée, quand la fraîcheur de l’air était devenue insupportable, elle se leva. L’après-midi touchait à sa fin, obscurcissant le ciel hivernal. Les alentours étaient de plus en plus sombres et le vent s’infiltrait jusque dans l’imperméable de la jeune fille, caressant son cou d’une bise glacée. Elle pensa couper à travers champs, mais n’y voyait pas assez. Drapés dans les mystères naissant de la nuit, les épis semblaient la contempler d’un œil sombre. Bientôt, par l’imagination d’une jeune fille aveuglée, ils prendront l’air de monstres à l’affût, prêts à la saisir pour l’entraîner en des lieux invisibles. Mina rassembla ses esprits, comme une grande, elle amena ses réflexions vers un objet plus réaliste. Et s’il y avait des vipères ? pensa-t-elle. Il y en avait beaucoup à la campagne, comme celle qui avait mordu le chien des Marengo … La pauvre bête avait été sauvée, puisque le vieux couple avait toujours une trousse de soins sur eux. Ils racontaient l’histoire à chaque fois que quelqu’un se moquait de leur prudence excessive. Ha, mais si elle se faisait mordre Mina ? Elle aurait dû penser à une trousse de secours … Si seulement quelqu’un pouvait passer par là, la déposer au village … Elle n’avait vu passer presque aucune voiture ! Et celles qu’elle voyait se fondaient vite dans la nuit pour disparaître à jamais. Pourquoi ne s’arrêtaient-elles pas ? Une enfant seule dans les champs, ils pourraient quand même se douter que quelque chose n’allait pas… Oh, que faisaient les parents de Mina ?
Il ne manquait plus que ça, et ça finit par arriver : alors que le chemin devenait de plus en plus noir, Mina sentit une petite goutte frôler son nez. Elle était jeune, mais elle connaissait la suite : dans quelques secondes, ça serait la douche froide. Elle pressa donc le pas. C’était insuffisant : bientôt, des trombes d’eau s’abattaient sur elle. Un clapotement intense emplissait les oreilles de Mina, la pluie envahissait tout, tapait sur sa tête et ses épaules, glissait sous ses pas et entrait dans ses yeux. Elle peinait à regarder droit devant, il n’y avait aucun réverbère. Les gouttes d’eau lui piquaient la face. Elle eut du mal à ouvrir la fermeture éclair de son manteau pour chercher sa torche … Les bouts de ses doigts étaient glacés, elle avait du mal à les bouger. Le jet lumineux de la lampe transformait les gouttes d’eau en une armée de lucioles froides tombant misérablement sur le sol. Sans voir ses ballerines, Mina les devinait noires de boue… Comme ses collants ! Elle trimballait des bassines aux pieds : à chaque pas, on entendait mentalement les flocs des pieds s’enfonçant dans des semelles spongieuses. La petite fille voulut se réfugier en elle-même, elle pensa à des salles aux parquets lumineux chauffés par de grands radiateurs, sur lesquels elle poserait ses chaussettes et son pull. Si ses parents arrivaient maintenant, ils l’emmèneraient bien au sec, dans leur voiture, elle pourrait se mettre pied nu et… Prise dans ses pensées, la petite dériva de la route et son pied glissa dans un petit fossé. Le corps suivit, comme entraîné dans un petit toboggan terreux. Une belle chute. En tombant, le profil de Mina rappa sur la paroi de la noue, traînant la moitié de son corps et de son visage dans la boue. La terre humide s’était infiltrée sous son imperméable. Pauvre Mina, le contact gluant de la terre infiltrée remplissait son pull, ses chaussures, son cou et la moitié de sa tête. On eût dit qu’elle avait deux visages : l’un enseveli, l’autre pleurant. Elle n’avait plus le cœur à rêvasser, la littérature avait abandonné son esprit. Dégoulinante, elle se leva et reprit la marche. La pluie martelait le sol, résonnait dessus, comme si le ciel martelait la route. Mina marchait poisseuse, jambes et bras écartés. Enfin, elle vit la pancarte du village. Elle courut vers la civilisation. Il était vingt heures, et elle avait perdu son sac.
C’était l’heure du dîner et les entrailles de Mina réclamaient leur dû. Avoir le ventre vide, c’était une première à ne jamais reproduire, la bohème ce n’était vraiment pas son truc. Elle venait d’une bonne famille où l’on mange trois bons repas par jour. La jeune fille travaillait bien à l’école et la pauvreté n’avait jamais été dans ses prérogatives. Elle, elle voulait devenir riche, avoir plein de livres et les lire devant sa cheminée. Pourtant, elle marchait le ventre vide sous une pluie battante. Le mirage du brave paysan avait disparu… Pour se réconforter, elle se disait que n’importe qui ferait l’affaire. Il ou elle accueillerait Mina, on aurait une bonne soupe au bord de la cheminée… C’était possible ! À travers le filet d’eau, on distinguait enfin de très vieilles maisons, types chaumières, avec leurs murs de brique et leurs toits de paille. Le sol était pavé comme une vieille route parisienne. Loin d’être pittoresque, ce dallage noir donnait l’impression de marcher sur la peau d’un crocodile géant. Les ruissellements et les claquements de l’eau glissaient et tambourinaient sur la peau du monstre, ils lui donnaient presque vie. On eût dit que la bête respirait, mouvant le sol au gonflement de son immense poitrine. Sous le parterre, on devinait terrée une gargantuesque machine ténébreuse et l’écrasement des gouttes sur le sol rappelait des craquements mécaniques. Mina tremblait, elle avait l’impression d’avancer dans le ventre d’une baleine. Mais elle n’était pas dans un conte et que son père ne l’attendait pas ici. Aucune lumière n’éclairait les vitres des maisons, le village semblait désert ! Les jeunes étaient sans doute partis depuis longtemps. Quant aux vieux… ils étaient morts. Ce n’était pas un bourg, mais plutôt un cimetière, l’empreinte d’une vie passée qui eut jadis empli ces lieux. S’accrochant au peu d’espoir qui lui restait, la jeune fille se précipitait aux portes des maisons qu’elle martelait de toutes ses forces. Une fois. Deux fois. Puis elle changeait de porte et recommençait. L’absence de bruits humains à l’heure du dîner avait quelque chose d’oppressant, au point d’oublier le froid, le vent et la pluie. La ville était minuscule, trois rues parsemées de chaumières vides et au milieu du village, un préau qui abritait de grandes machines abandonnées. À croire qu’un jour, il y avait eu des récoltes. En faisant le tour, Mina ne vit aucune église. La ville était vide, abandonnée des hommes et de Dieu. En son cœur, devant les tracteurs hors d’usage, se trouvait un puits de brique qui en avalant des trombes d’eau, exaltait un râle profond.
Réfugiée sous les tôles d’une construction, recroquevillée comme un animal esseulé, Mina sanglotait dans le noir. Elle avait été méchante … Sûrement que ses parents ne la retrouveraient jamais, d’ailleurs, peut-être n’en avaient-ils même pas envie ! Il fallait dire qu’elle n’y était pas allée de main morte avec sa lettre. Vilaine fille, bien fait pour toi ! sanglotait Mina. « Pardon Papa, Pardon Maman, dépêchez-vous… S’il vous plaît… Au secours ! Quelqu’un ! ». Ses cris embués se perdaient entre les nuées.
Vers minuit, la pluie se calma, laissant place à la solitude. Seul le vent défiait le règne du silence. Il s’engouffrait dans chaque espace, faisait frémir les brins d’herbe et longeait les murs en un incessant murmure. Soudain, un râle sortit du puits. C’était un genre de gargouillis, le type qui sort d’un estomac. Ça venait de l’intérieur, ça capturait les fantasmes et les craintes de Mina. Combattant la boule qui obstruait sa gorge, elle finit par rassembler ses forces pour bredouiller :
« Y’a quelqu’un ? »
Le bruit se tut, pour reprendre quelques secondes plus tard. Les yeux écarquillés, Mina fixait dans sa direction, se rappelant les avertissements de son père. « Surtout, ne t’approche jamais des puits ! C’est très dangereux ». Les puits sont les croquemitaines des villages, sauf qu’ils tuent vraiment. Paralysée, Mina pensait à tous ces enfants morts noyés. Quelle fin atroce, pensa-t-elle. Alors qu’il faisait noir, elle pensa qu’il n’y avait rien de pire que de mourir seule et sans aucune lumière. Elle, elle voudrait finir sa vie en haut d’une montagne, avoir un beau paysage à emmener dans sa chute. Mina n’était pas stupide, loin de là. Elle avait peur du puits, ne voulait pas s’en approcher. On eût presque pu flatter son instinct de survie. Malgré tout, l’inconnu avait lui aussi un aspect terrifiant, c’est pourquoi par un réflexe saugrenu, elle cria encore :
« - Est-ce qu’il y a quelqu’un ?»
- Est-ce qu’il y a quelqu’un ? » répondit une voix sortie des profondeurs.
Entendant ces mots, le cœur de Mina se mit à sauter dans tous les sens, comme s’il voulait briser sa cage thoracique, partir loin, montrer le chemin à ce corps incompétent qui restait immobile, comme suspendu au-dessus du vide, avec les étoiles sous les pieds. Il y a quelqu’un… pensa-t-elle. Dans le puits ? On eût dit une voix d’enfant, en plus caverneuse. Sûrement était-il tombé ?
« -Tu es tombé ? lança-t-elle de loin.
- Tombé ?
- Ça va ? »
Aucune réponse.
« - Qui es-tu ?
- To… es-tu ?
- Mina, et toi ?
- Mi…Na… »
Le pauvre… Mince, il fallait peut-être l’aider !
« - Tu as besoin d’aide ?
- Aide ! »
Mina réfléchit.
« - Il y a une échelle ou une corde quelque part ? »
Aucune réponse.
« Tu es toujours là ? » demanda-t-elle.
Mais le silence demeurait.
Il se noyait, c’était sûr… Mina devait faire quelque chose ! Mue par une sincère abnégation, elle s’approcha du muret. Elle se déplaça vite, mais resta prudente… Elle avait déjà assez glissé pour aujourd’hui. Et puis les pavés lui inspiraient quelque chose de pas net, comme s'ils étaient coupants, ou foncièrement mal intentionnés. Quand elle fut à quelques centimètres du trou :
« - Je suis là… Tu es bloqué ?
- En bas … »
C’était la seule réponse qu’elle obtint, et elle ne lui plaisait pas. Il fallait regarder se pencher au-dessus du trou. Mince la paroi était encore toute mouillée. Prenant ce qui lui restait de courage, la petite fille posa ses mains sur le petit muret circulaire. Pour se sécuriser, elle posa les genoux à terre. Enfin, elle pencha la tête par-dessus le gouffre.
« Je suis là-là-là-là… » Les mots de Mina se réverbéraient en direction des profondeurs.
« Au secours », répondit une voix montante.
C’était différent de tout à l’heure, il y avait des pleurs dans cette tonalité. Même si elle ne voyait pas le fond, Mina était désormais sûre de ce qu’elle avait entendu.
« Qui êtes-vous ?» Lança-t-elle vers l’écho profond.
Encore une fois, Mina n’entendit pas de réponse. Elle passa la tête dans le gouffre pour un contempler les profondeurs. Même si elle ne voyait rien, elle entendait comme des remous issus du gouffre obscur. Ses genoux tremblaient, tout son corps lui criait de faire demi-tour. Tant pis, elle ne pouvait rien faire de toute façon. Mina prit appui sur la paroi et se leva. Elle faisait attention à bien encrer ses pieds sur le sol. Dans son dos, même le vent semblait mal attentionné. Dans sa tête, elle se répétait qu’elle ne glisserait pas, que le vent n’était pas assez fort pour la faire plier.
« Mi…Na » hurla la voix des profondeurs.
Sursautant, la petite poussa sur les parois du puits. Sous son poids, les pierres se déboulonnèrent pour s’écraser vers le gouffre. Elle fut entraînée dans l’éboulement.
La chute sembla durer une éternité, jusqu’à ce que Mina sente un choc violent tandis que son corps rencontrait l’eau du bassin. C’était glacial, comme si un millier de lames la transperçaient en même temps. Son corps s’enfonça jusqu’à toucher le fond. C’était vaseux et informe. Elle eut beau ouvrir les yeux, tout était noir. Elle ne voyait même pas la surface, pas un petit rond de lumière pour lui indiquer la sortie. Son cœur battait vite, elle sentit ses forces décuplées tandis qu’elle nageait vers la surface. La tête hors de l’eau, elle prit une grande aspiration.
« A l’aide » cria-t-elle dès qu’elle eut récupéré son souffle.
Mais personne ne lui répondit, si ce n’est l’écho incessant de sa propre voix.
« Y a quelqu’un ? » hasarda-t-elle encore. Mina eut beau tendre les bras, impossible de toucher les parois du puits. Elle nagea quelques mètres. Rien. Juste de l’eau. L’échelle… Il fallait trouver l’échelle… Mais comment faire, si les murs avaient disparu ? Alors que les questions s’enchaînaient dans la tête de la pauvre enfant, elle sentit quelque chose effleurer la plante de son pied. En proie à la surprise et au dégoût, la seule réaction qu’elle trouva fut de se mettre en boule, plongeant ainsi malencontreusement la tête sous la surface. Ainsi émergée elle se sentit proche d’un corps inconnu. C’était juste à côté et elle en supposait les mouvements grâce aux remous de l’eau. Avec toute sa fougue, elle hissa sa tête vers l'extérieur. Encerclée par le fluide glacial, elle gesticulait de manière chaotique. Elle cherchait un mur, n’importe quoi pour s’accrocher. L’anarchie dans ses mouvements lui faisait dépenser une énergie phénoménale … Elle fatiguait la petite, ce n’était pas une experte du sauvetage en mer, ou même une grande sportive. Elle ne savait nager que depuis deux ans. Ce matin, elle s’était levée dans un lit chaud, et là, elle pataugeait dans une mare noire comme la mort, entourée de choses qu’elle ne pouvait qu’imaginer, qu’elle ne voulait pas imaginer. À force de se débattre contre son poids, elle atteignit finalement la terre ferme. Toujours pas de mur, juste un genre de plage boueuse.
Une voix retentit, la même que celle de tout à l’heure :
« Mi…Na »
Vite ! Elle mit la main dans la poche de son impaire, en sortit sa lampe. Tic ! Un jet de lumière fendit l’obscurité ! C’était tout bonnement immense. À l’aide de sa torche, elle cherchait l’origine de cette voix. Pas facile, puisqu’elle se répercutait partout, s’amplifiant dans le sombre écho. Par endroit, elle discernait quelques stalagmites et…
« Mi…Na »
Ses pieds nus étaient posés sur une plage vaseuse. Le sable semblait immense et gorgé d’eau. Existait-il des puits donnant directement sur la nappe phréatique ? Cet endroit ressemblait à la nappe phréatique.
« Mi…Na »
« Mi…Na »
Derrière elle, une paroi rocheuse avec une petite entaille, que pouvait-elle donc bien abriter ? « Papa… Maman… Quelqu’un… ». À ce stade, c’était plus une prière qu’un appel à l’aide. Même elle se figurait qu’elle n’avait pas été une gentille fille. Mais il devait bien y avoir une fin heureuse dans cette histoire, un héros pour venir la sauver, ou…
« Mi…Na »
« Mi…Na »
« Mi…Na »
C’était comme si la voix ricochait dans sa tête. La caverne se moquait d’elle ! La surface de l’eau était plate, mais opaque. Par moment, des remous agitaient le bassin. Elle ne voulait pas penser à ce qu’il y avait dessous, elle n’osait même pas regarder son pied. Bien que faisant partie de son corps, ce membre la dégoûtait, comme s'il avait été corrompu. Elle aurait pu éclairer ses pieds qu’elle n’aurait rien vu de toute manière. La vase recouvrait la quasi-totalité de son corps. On aurait pu croire à une deuxième peau.
« Mi…Na » « Mi…Na » « Mi…Na » « Mi…Na » « Mi…Na » « Mi…Na » « Mi…Na »
« Mi…Na » « Mi…Na » « Mi…Na » « Mi…Na »
« Mi…Na » « Mi…Na »
Toujours la même voix, elle s’intensifiait, modulait sur les murs, quand soudain, elle se tut. Une autre voix, plus maternelle, prononça distinctement ces mots :
« Mina… Comme tu as changé. »
La petite fille se mit à toucher son visage, ses épaules, ses bras… Ses cils avaient-ils toujours étés si longs ? Et cette boule au niveau du coude, c’était normal ? Elle eut beau retourner le problème plusieurs fois dans sa tête, elle n’arrivait pas à dépatouiller la moindre réponse à ses questions. Et pendant qu’elle était aux prises avec son esprit, les voix se multipliaient.
« Hmmm Elle est pas mal »
« Je la préférais avant »
« Tu penses qu’on peut la manger ? »
« Comme elle est sale »
« Bah, qui l’a invitée ici »
« ksssskssss »
« Hahahahaha »
« ARRETEZ »
« Hoo laissez-la donc »
« Pas encore… »
« HIhihihHIHi »
C’était une vraie cacophonie de voix, des jeunes, des vieilles, des belles, des laides. Mina ne comprenait plus ce qu’elles disaient, les mots avaient laissé place à un vacarme assourdissant … C’est alors qu’un jet d’eau lui arriva en plein visage. Mue par son cerveau reptilien, elle pointa sa lampe vers l’origine du tir. C’est alors qu’elle aperçut une silhouette, dont la peau grise comme celle d’un dauphin brillait presque avant de s’enfoncer dans l’eau. Ce fut si bref, que Mina ne fut pas sûre de discerner clairement ce qu’elle avait vu, pourtant cela suffisait à lui glacer le sang. Elle en vint à regretter le froid, la boue et la solitude. Elle sentait sa glotte trembler sans qu’aucun son ne s’en extraie. Au comble de la terreur, elle les entendit de nouveau : les voix. Cette fois, un rire tonitruant éclata dans la caverne :
« HAHAHahAHAHAhahaHAhHAhHAhHAhahAHHahhaaHAHAHahAHAHAhahaHAhHAhHAhHAhahAHHahhaaHAHAHahA »
« Regardez là !!!! »
« Regardez là !!!! »
« Regardez là !!!! »
« Hihihihi, Ça du kzzzzzzz c’est tout craché »
« Il l’a bien eu »
« HAHAhahaHAhHAhHAhHAhahAHHahhaaHAHAHahAHAHAhahaHAhHAhHAhHAhahAHHah !!!!haaHAHAHahAHAHAhahaHAhHAhHAhHAhahAHHahhaaHAHAHahAHAHAhahaHAhHAhHAhHAhahAHHahhaaHAHAHa «
« Qui C’EST qui Y eSt AlLé? »
« hAHAHAhahaHAhHAhHAhHAhahAHHahhaaHAHAHahAHAHAh !!!!ahaHAhHAhHAhHAhahAHHahhaaHAHAHahAHAHAhahaHAhHAhHAhHAhahAHHahhaaHAHAHahAHAHAhahaHAhHAhHAhHAhahAHHahhaa !!!! »
« Aucune chance celle-là, aucune chance ! »
« N’aie pas peur, viens avec nous tout ira bien »
« HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi HIHIhihihiHIHIHihihiHi »
Les voix se mélangeaient de plus en plus, certaines semblaient bienveillante, d’autres tristes. Hommes, femmes, enfants… Toutes s’enchaînaient… elles conversaient ensemble. Puis une autre se leva, si forte que le temps d’une phrase, toutes les autres se turent :
« À mon tour. Finit les blagues »
La voix était grave et calme. Après un silence, les autres se firent entendre de nouveau :
« olalalala, ça craint pour toi petite !! »
« Laissez là ! »
« Viens jouer avec nous Mina… »
Un grand jet d’eau s’éleva vers le sommet de la caverne. On eût d’abord dit le souffle d’une baleine, puis le jet s’intensifia au point de ressembler à un véritable geyser qui vint se heurter au plafond caverneux. Une pluie de poussière tomba partout, obscurcissant jusqu’au rayon de la lampe de torche.
« MI-NA »
Paralysée, la petite sentait la poussière ensevelir sa peau, s’infiltrer sous ses paupières à lui en brûler la rétine. Ses genoux tremblaient comme ceux d’un hérisson pris dans les phares d’une voiture. Mais il n’y avait aucun phare, juste un nuage gris et étouffant qui lui provoquait le début d’une toux grasse.
« FUIS ! DANS LA BRÈCHE VITE !!! » Hurla une voix féminine.
Mina eut à peine le temps d’obéir. Derrière le trou, le sol était incliné, comme dans un toboggan naturel qui entraîna la pauvre fille dans les profondeurs de la terre. La dernière chose qu’elle entendit en entamant sa glissade fut un caverneux « MI-NA ? ».
Une fumée minérale d’une autre nature s’infiltrait dans son nez et ses yeux pendant qu’elle dévalait la pente. Son corps s’enfonçait à vive allure dans les entrailles rocheuses. La température montait et l’air se raréfiait. La pauvre Mina avait peine à respirer tant la chute était rapide. Soudain, elle sentit un choc net, comme si elle avait heurté un matelas. Sa nuque lui faisait mal. Elle reprit doucement sa respiration. L’air était poisseux, comme chargé de particules collantes. Comme il faisait chaud… Trempée, boueuse et fatiguée, la petite se sentait écrasée par l’atmosphère humide et étouffante, comme dans un hammam. Brandissant sa lampe torche, elle se mit à scanner les alentours.
Devant elle s’étendait un paysage vert et mousseux. Mina voyait des plantes à perte de vue. Chaque seconde, elle sentait son corps s’alourdir. Elle sentit une présence envahissante sous ses pieds, comme si quelque chose voulait les ensevelir. La mousse, elle montait sur elle ! Dégoûtée par cette présence spongieuse, Mina se leva d’un bond. Elle aurait aimé sautiller dans tous les sens, mais l’environnement suffocant l’en empêchait. Elle se contenta donc de bouger mollement pour chasser les herbes parasites lui grimpant dessus. Elles tombaient facilement, mais dès que Mina posait le pied, de nouvelles herbes partaient à l’assaut. Un ennemi faible, mais déterminé qui ensevelit la vie sous une masse d’assauts incessants. Les paupières de Mina étaient lourdes, pourtant, elle n’avait pas le choix, il fallait marcher, rester en mouvement … Là-haut, c’était pour échapper aux monstres, ici, c’étaient les plantes qui voulaient la prendre, coloniser sa peau, empoisonner son âme. La terreur vive laissa place à une amertume profonde. Les plantes dégageaient des spores nauséabondes, comme une viande qu’on aurait laissé pourrir pendant des mois. C’était parfaitement immonde … Pourtant, Mina s’y habituait petit à petit. Elle voulait s’asseoir. Se coucher… Qu’importe les herbes, la puanteur, la chaleur… Ça ne faisait plus rien. Ici, personne ne se moquait. Les plantes avaient l’air gentilles, elles… Après tout elles l’avaient sauvée ! C’était comme si elles l’invitaient à rester bien au chaud avec elle. Et puis, Mina n’avait plus faim ici, elle se sentait juste groggy.
Malgré ses pensées, elle continua d’avancer, peut-être dans l’espoir de retrouver ses parents, ou simplement pour revoir la lumière du jour … En marchant, elle se promit que plus jamais de sa vie elle n’approcherait un puits… « Papa… Maman… » Elle soupira ces mots sans conviction. Les parents ne vont pas chercher leurs enfants tombés dans le puits. Elle était seule, elle était partie trop loin. Le monde était un endroit effrayant et elle avait pris trop de bus. En pensant aux paysages qui défilaient par la vitre des transports en commun, elle réalisa que les collines et forêts qu’elle avait appréciées des yeux étaient autant de pièges mortels, des émanations malfaisantes qui en voulaient à son intégrité. Elle voulait rétrécir, retourner dans le ventre de sa mère. Oh, dire qu’elle se croyait adulte… Mais non, elle était un bébé, elle était perdue, il fallait la retrouver… À ce genre de pensées, elle ralentissait le pas. Submergée de sentiments, elle voulait s’effondrer, pleurer un bon coup pour recharger les batteries. Mais alors qu’elle stoppait sa marche, la mousse visqueuse gagnait sa cheville. La moisissure s’amoncelait sur elle, grimpait jusqu’à sa taille. Il serait si facile de s’asseoir. Posant les fesses sur un rocher, elle sentit la mousse grimper sur elle. Pourquoi pas ? Alors qu’elle commençait à fermer les yeux, elle vit une forme saugrenue. Un visage vert se trouvait face à elle, comme sculpté dans la mousse d’un rocher. Il semblait paisible, reposé. On n’en discernait pas grand-chose, ça n’avait pas d’importance, car à ce moment, Mina comprit le sort qui l’attendait si elle s’endormait.
Qui voudrait de ce genre de repos ? Non ! Elle se reposerait quand elle serait morte. Elle pourrait pleurer, sangloter tout son corps… Mais avant, il fallait sortir. Trouver une échelle, une voie, une radio, un timbre, une bouteille, un stylo, une cuillère… N’importe quoi qui l’aiderait à sortir, à fuir cette puanteur lascive. Elle marcherait jusqu’à en crever, ça n’avait plus d’importance, elle n’était pas une plante et ne mourrait pas comme un champignon. Elle avait peur, l’angoisse ne la quitterait jamais. Mais quitte à craindre le moindre bruit, quitte à affronter la nuit, elle voulait que ce soit dans de grands espaces ! L’obscurité ne l’aurait pas, elle chercherait la lumière jusqu’au bout. Si un jour, elle devait s’écraser dans les rapides de la vie, elle ne se noierait pas tant qu’une goutte d’oxygène subsisterait dans un atome de ses muscles. Ainsi, elle prit le goût du combat et l’inconnu devint son allier. Partout serait mieux qu’ici. Qu’ils arrivent les monstres à la peau écailleuse, elle ne finirait pas comme un légume. Bien que la force lui manqua, elle voulut crier, extraire d’elle-même un râle guerrier qui aurait ricoché dans la caverne, effrayant ainsi les mousses invasives et les créatures tapies. Par ses battements, le cœur de Mina donnait le rythme d'une marche forcée. Qu’importait la victoire, une seule idée l’absorbait : mettre un pas devant l’autre.
Bientôt, la mousse se fit de plus en plus rare. Les parois grises se découvraient autour de Mina. Cheminant parmi les stalagmites, elle avait oublié la fatigue et le froid ne l’importait plus.
À force d’avancer, elle sentit une brise fraîche lui chatouiller le menton. Du vent… Qui dit vent, dit air ! Encore de l’espoir… Mina s’était déjà fait avoir plus tôt dans la journée, et elle en redemandait ! Elle en voulait plus, « Donnez-moi des mirages ! » eût-elle crié si quelqu’un avait pu l’entendre. De l’air, sur son visage, c’était inespéré ! Un cadeau de Dieu… Oui, il avait sûrement entendu ses prières. Des larmes d’émotion mouillaient les joues grises de Mina. C’était la troisième fois cette semaine, sauf que pour la première fois, elle était contente de pleurer. Du vent, du vent… De l’air… Elle suivait le filon. Malgré la chaleur, elle se sentait presque légère. Ses jambes se délièrent, elles avançaient toutes seules. Mina se contentait de laisser son poids tomber vers l’avant, et ses pieds la rattrapaient, l’empêchant ainsi de s’écrouler. Les bras de la jeune fille ballottaient le long du corps … Une marche forcée où le cœur tenait les rênes. Elle se dirigeait quelque part, n’importe où lui allait, tant qu’il y avait de l’air. Elle tenait sa lampe torche en direction du souffle… La mousse diminuait, la roche petit à petit se découvrait à nue. Un bruit, un ruissellement, de l’eau, mais surtout… De la lumière !
La paroi caverneuse était ouverte, il y avait une sortie. À travers des trombes d’eau, le petit jour perçait jusque dans la grotte. Les larmes aux yeux, Mina courut vers l’extérieur et s’arrêta devant le rideau aqueux qu’un débit puissant rendait opaque. Une cascade… pensa Mina. Passant la tête sous l’eau gelée, elle fut prise de vertige. Il faisait jour et à peu près vingt mètres sous les pieds de Mina, se trouvait un immense bassin naturel. De retour au sec, elle fut gagnée par l’excitation. La lumière du jour ! Elle avait donc eu raison de s’accrocher, elle l’avait bien vu ! Comme c’était beau dehors, comme c’était grand ! L’horizon à perte de vue ! Bon, bien sûr, il fallait descendre… Pas le choix, piégeant son cerveau, elle courut vers la brèche et sauta de toutes ses forces. Alors que ses pieds se décollaient du sol, une ribambelle de questions lui vinrent à l’esprit. Quelle hauteur ? Quel fond dans le bassin ? Allait-elle mourir ? Autant d’interrogations qui s’effacèrent sous l’adrénaline de la chute. Au bout d’un long cri mental et physique, il y eut un grand Splach. Encore une fois, Mina s’enfonçait dans l’eau, mais cette fois, le lac était ouvert, translucide… Et à travers, elle voyait les rayons du soleil qui coloraient la surface.
Elle nagea quelques secondes pour rejoindre la surface. Autour d’elle, l’herbe était verte et l’eau claire s’obscurcissait autour d’elle, ou plutôt, elle absorbait un peu de sa saleté, la lavait. Elle mit la tête sous l’eau et tourbillonna un peu. Les yeux ouverts, elle pouvait voir le fond : de la vase, des rochers et quelques poissons. Ressortant la tête, elle inspira une énorme bouffée d’air frais. Devant elle, à perte de vue se dégageait l’horizon. À sa droite, elle pouvait voir le début d’une forêt, à sa gauche, elle observait des collines de plus en plus vastes allant vers une montagne où l’on discernait quelques neiges éternelles. Nageant vers la rive, Mina contemplait les sommets d’un air rêveur, comme on devait être bien là-haut, comme le panorama devait être splendide. Derrière elle, la cascade battait la surface du lac. Arrivée sur la terre ferme, elle prit quelques minutes pour regarder en arrière. La chute d’eau était trop opaque, impossible de voir à travers. Elle resta un moment puis tourna les talons. Jamais elle ne se retourna. Un village se trouvait non loin.
Aux abords du lac, on trouvait maisons, églises et tous les éléments caractéristiques d’un charmant hameau de campagne. Les habitations étaient d’un beau bois, ce qui leur donnait un aspect chic, bien que modeste. Comme Mina avait perdu ses chaussures et était vêtue de loques, les habitants la regardaient avec dédain. Cela ne suffit pas à la décourager, elle alla vers les passants pour leur demander un téléphone. À son approche, les braves gens contractaient les narines et détournaient le regard, faisaient semblant de fixer un point vague au-dessus d’elle. Alors voilà, c’était comme ça le rejet, pensa-t-elle simplement. La peur est souvent quelque chose de diffus. On craint de se retrouver dans une situation, mais quand on y est confronté, rien ne reste que la fatalité. Il suffit alors de faire au mieux pour s’en sortir. Elle tenta donc plusieurs tactiques pour imposer son existence, sans trop se forcer, elle se mit à faire du bruit : elle eut beau crier, pleurer et s’énerver, rien à faire, ils l’ignoraient inlassablement. Ils la séquestraient dans un monde invisible, un univers parallèle où elle ne pourrait les importuner avec sa misère. Si elle courait vers eux, cherchant à imposer le contact, leur indifférence se mutait en haine. Elle se sentait traitée comme une pestiférée. Mais enfin, ils ne vont tout de même pas devenir pauvres en me parlant ! pensa-t-elle. Puis elle comprit qu’elle faisait fausse route. Au-delà de l’odeur qu’elle dégageait, c’est la honte qui faisait fuir les passants. Comment regarder ceux qui sont au plus bas ? Comment affronter son reflet quand par égoïsme, on refuse la tribune à ceux qui en ont le plus besoin ? Ils ne la détestaient pas, seulement ils n’avaient aucune raison de l’aimer. Un fossé immense les séparait, au point de casser leur empathie. Élevés dans des traditions morales faisant l’apologie de la générosité, ils ne savaient comment voir en elle autre chose qu’un monstre … Après tout, elle marchait vêtue de loque.
Peut-être les brusquer n’était pas la bonne approche, il fallait simplement leur rappeler qu’elle était humaine, les rassurer quant à eux même. Elle repensa à ses lectures, les inconnus ne sont pas foncièrement généreux, ils ont besoin d’une connexion émotionnelle, besoin de se projeter dans l’autre ! C’était justement pour ça qu’ils l’évitaient, qui aurait envie de se projeter dans sa situation ? Elle tenta alors de sourire, ce qui lui valut quelques regards amicaux et pleins de pitié. C’était déjà mieux, les inconnus osaient la regarder, peut-être se sentaient ils généreux en rendant son sourire. Maintenant, il fallait se faire respecter, au moins un peu. Cela se fit plutôt naturellement, car, bien qu’épuisée, Mina gardait une certaine dignité… Son regard ressemblait à celui des vétérans faisant route vers chez eux après une dure bataille. Sûre d’elle, vaillante à sa manière, elle en avait trop vu pour avoir peur de ces gens. Depuis son départ de la grotte, sa situation ne faisait que s’améliorer. De plus, elle se sentait en contrôle des rênes de son malheur, ce qui lui donnait une assurance certaine dans sa capacité à s’en sortir. Le mépris présentait un moindre mal en comparaison des choses tapies dans le puits. Elle finit par attirer l’attention d’une vieille dame charitable qui, malgré les murmures réprobateurs de la foule, accepta de prêter son téléphone. Mina avait bonne mémoire, aussi ce fut de tête qu’elle composa le numéro de sa maison. Le téléphone sonna deux fois. À chaque bip, son cœur faisait un bon. Elle misait tant sur cet appel, qu’elle respirait avec difficulté, comme si son souffle était prisonnier d’un étau.
« - Allo ?
- Papa !? »
De longues secondes silencieuses passèrent. On pouvait sentir comme un tremblement de l’univers passant dans le combiné du téléphone. Le soleil et la douceur des après-midi en famille caressaient l’oreille de Mina.
« - C’est bien toi ma fille ? Nous t’avons cherché partout, nous… »
La voix s’était enrouée en prononçant ses mots. On y sentait un mélange de regret, d’excuses et de soulagement.
« - Pardon Papa … j’ai été vilaine, je ne recommencerai plus, c’est promis ! »
Toutes traces de fierté s’étaient volatilisées dans la voix de Mina, elle avait littéralement chouiné cette phrase, comme l’enfant qu’elle n’avait pas voulu être en partant. À ses sanglots, répondirent ceux de son père, mais aussi ceux de sa mère qui accourut bientôt derrière le combiné. Malgré la distance, Mina pouvait sentir la chaleur se réanimer au sein de ce foyer, et cette réalisation lui donnait du baume au cœur. À l’autre bout du fil, ses parents jubilaient, chantaient, dansaient … une fête improvisée de la plus pure espèce ! La fille aussi dansait, entraînée par le rythme du bonheur. Autour d’elle, certains passants eurent même un air attendri en voyant la petite souillonne gesticuler pleine de joie. Qui sait, peut-être assistaient-ils à une belle histoire, le genre qu’on lit dans la bible, le retour du fils prodigue. La bonne humeur est contagieuse, si bien que le patron d’une petite auberge au bord de l’eau lui offrit de se débarbouiller dans l’attente de ses parents. Il la fit passer par la porte de derrière. Le bâtiment était en bois laqué et les fondations étaient apparentes de l’intérieur. Bien que rustique, on ne pouvait qu’admirer la finesse de l’ouvrage. Mina aurait voulu serrer les poutres dans ses bras pour s’imprégner de leur texture. Une douce odeur de pin embaumait la pièce. Le directeur la guida jusqu’en haut d’un escalier luisant et la laissa face à une porte, celle de la salle de bain.
Entrant dans la petite pièce rose, Mina évita soigneusement de se regarder dans le miroir. Elle se rendit tout de même compte qu’elle avait la peau colorée, sûrement par un masque de terre. Elle se verrait dans la glace quand elle serait propre. Elle ne se sentait d’ailleurs pas sale, mais grandie, et son reflet devait lui montrer l’image d’une belle jeune fille, pas d’une souillonne. L’eau du pommeau était tiède, elle avait quelque chose de réconfortant. Le jet clair de la douche faisait couler un liquide noir de crasse jusqu’aux pieds de Mina. La vapeur de la douche cacha bientôt le flux boueux coulant à ses pieds. La peau de Mina reprenait peu à peu sa couleur naturelle. Elle prit un petit savon violet qui sentait la lavande et se mit à frotter énergiquement son corps. Passant sur ses seins, elle sentit une vive douleur. Ils étaient comme bombés… Affolée, elle se mit à tâter son corps. Son ventre avait pris de l’embonpoint et ses hanches étaient dessinées. Ses cuisses aussi semblaient plus lourdes. Sous ses bras, et en place de son sexe, des touffes de poils blonds s’étaient installées. Le cœur battant, elle sortit de la douche, et pour la première fois, fit face au miroir dont elle épongea la buée avec sa main. À travers lui, une jeune femme blonde aux cernes dessinées observait Mina. Le monde s’effondra alors une nouvelle fois sous ses pieds. Combien de temps était-elle partie ? Tombant à genoux elle sanglota à grosses goûtes… Elle n’avait tenu que par l’espoir, mais à cette nouvelle épreuve, la fatigue reprenait ses droits. Elle avait mal à la tête et resta ainsi de longues minutes, nue sur le carrelage couleur saumon… Jusqu’à ce que quelqu’un toque à la porte.
« Mina ? » demanda timidement le patron de l’auberge.
Elle regarda la poignée, et mit sa main dessus. La froideur de l’inox lui fit une impression particulière sur laquelle elle se concentra pendant quelques minutes. C’était un peu froid, et plutôt agréable en même temps. Elle sentait comme une fumée de poussière lui remplir le plexus. Les années perdues de l’enfance ne se rattraperaient jamais, pensa-t-elle tristement. Pourtant, tout irait bien, ses parents seraient bientôt là, à ses côtés. En attendant, elle sécha ses larmes. Bientôt, elle pourrait rouvrir les vannes. D’ici une heure ou deux, elle aura des bras pour l’étreindre, et des épaules sur lesquelles pleurer. Elle sentit comme une chaleur dans sa gorge qui monta jusqu’à ses tempes… elle souriait ! La solitude était passée, le pire resterait derrière elle.
Merci à Catherine Martinier, Marina Tsarkova et Frédéric Dupuy pour l’aide à la relecture.
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