Tout au milieu des étoiles
(Le musicien fantôme, épisode 7 – parce que quand on commence quelque chose, il faut le finir, même s’il faut tordre les thèmes pour y parvenir.)
On m’arrache aux eaux sombres qui devaient me servir de tombeau. On me dépose lourdement sur un sol de bois. Un pont. Le pont du Musicien fantôme. Des marins inconnus se massent autour de moi et me dévisagent avec curiosité, tandis que je rends l’eau de mer que j’ai avalée. Ils ont quelque chose d’étrange que je ne parviens pas à cerner. Je ne comprends pas ce qui se passe. Désorienté, je cligne des yeux comme un hibou. La tempête rugit encore autour de nous mais elle n'atteint pas le pont, comme si le bateau constituait l’œil d’un cyclone. Mon esprit semble être resté dans les abysses. Je sens qu’une idée capitale m’échappe, jusqu’à ce qu’elle remonte comme une bulle à la surface, accompagnée d’une bouffée de panique. Où sont les autres ? Où est Esteban ?
Je désigne à l’inquiétant équipage les eaux en furie. « Il faut sauver mes amis ! Je vous en prie ! »
« Si nous les sauvons, accepteras-tu de nous aider ? »
Je cherche des yeux l’homme à qui appartient cette voix sépulcrale. Il s’avance, rompant le cercle de mes observateurs muets. La tête me tourne. Je connais ce visage, qui offre une ressemblance troublante avec le mien. C’est impossible. Je sais pertinemment que c’est impossible. Mais je n’ai pas le temps d’y réfléchir pour l’instant.
« Je le promets. » Que puis-je dire d’autre ?
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J’ai été tenu à l’écart le temps du sauvetage. Fermement mais avec courtoisie. J’ai reçu des vêtements secs, une couverture et un verre de rhum. Puis j’ai été autorisé à vérifier, de loin, que tous les hommes avaient été repêchés. Esteban est parmi eux. Je ne sais comment il va, je sais juste qu’il est en vie, et je devrai m’en contenter puisqu’un marin du Musicien fantôme me conduit, avec une opiniâtreté muette à laquelle je n’oserais désobéir, vers une cabine dont il ouvre la porte, m’intimant d’un geste l’ordre d’entrer.
A sa superficie et son luxe, je devine la cabine du capitaine, et je ne suis pas surpris d’y voir l’homme qui m’a arraché plus tôt la promesse de mon aide.
Entre-temps, j’ai remis mes idées en place et je l’interroge avant qu’il ait le temps d’ouvrir la bouche.
- Vous êtes mon grand-père, n’est-ce pas ? Il y a votre portrait sous un drap, dans le grenier du manoir familial.
Il acquiesce.
- Tout s’éclaire maintenant, dit-il. Je percevais ton existence – pardonne-moi, je ne peux l’exprimer plus clairement – mais je ne savais pas qui tu étais. Je me doutais qu’une telle connexion ne pouvait exister qu’avec un membre de ma famille, mais… ces dernières semaines, je t’ai senti approcher, de plus en plus, et quand je t’ai vu sur le pont… la ressemblance est frappante. Comment t’appelles-tu ?
- Giacomo.
- Sans surprise, ton père ne t’a pas donné mon prénom. J’imagine qu’il m’en voulait toujours d’être parti.
- Il ne parlait jamais de vous, en tout cas. Tout ce que j’ai réussi à lui arracher, c’est que vous étiez officier de marine et que vous étiez présumé mort en mer.
- La première partie est fausse, mais je suppose qu’« officier de marine » jette moins l’opprobre sur notre arbre généalogique qu’« aventurier ». Quant à la seconde affirmation, elle est correcte, même si je la nuancerais quelque peu : je ne suis pas « présumé » mort en mer. Je me suis bel et bien noyé il y a dix-sept ans. Tout comme le reste de mon équipage.
Il me toise avec un sourire partagé entre moquerie et amertume.
- Tu es bien pâle, tout à coup. Que t’attendais-tu à trouver sur un navire fantôme, si ce n’est des spectres ?
- Vous n’en avez pas l’air, dis-je en maitrisant tant bien que mal le tremblement de mes mains.
- Nous ne sommes pas les formes éthérées que décrivent les récits mais, comme elles, nos âmes n’aspirent qu’à être libérées de cet état qui n’est ni la vie, ni la mort. Hélas, les sirènes en ont décidé autrement. J’aimerais pouvoir te dire que la punition est imméritée. Mais nous avons tué tant d’entre elles… A l’époque, j’étais aveuglé par l’excitation de la chasse et l’or facile. Sais-tu combien rapporte une écaille de sirène dans les cercles initiés ?
Des fantômes. Des sirènes. C’est trop à assimiler à la fois. Mes jambes se dérobent sous moi et je m’effondre sur un fauteuil. A la stupéfaction se mêle la déception. Voilà donc l’homme qui a incarné, dans mes rêveries d’enfant, le voyage, l’appel du large, la possibilité d’un autre destin…
- « Aventurier » est un terme encore trop flatteur pour vous décrire. Je dirais plutôt « braconnier ».
Il soupire.
- J’ai eu le temps de regretter. Crois-moi si je te dis que je comprends, à présent, le courroux des sirènes. Mais je ne parviens pas à les en convaincre.
Face à mon air interdit, il explique :
- Elles nous libéreront lorsque nous leur présenterons des excuses qu'elles estimeront acceptables.
- Je ne vois pas où est-
- Un chant. Ce sont des sirènes. Elles exigent donc un chant d’excuse, émouvant et exprimant sans le moindre doute la sincérité de nos regrets.
Je ne saisis toujours pas le problème et cela semble irriter mon grand-père, qui écarte les bras en s’exclamant :
- Ai-je l’air d’un musicien ? Cela fait dix-sept ans que j’essaie d’écrire ce foutu chant ! Rien n’est jamais assez bon pour elles. Il y a quelques années, je me suis mis à rêver de mélodies sur lesquelles je tentais laborieusement, à mon réveil, de plaquer des paroles d’excuses et que nous répétions ensuite sans relâche avant les soumettre aux sirènes. Toujours sans succès, hélas.
- Mais… C’étaient les miennes, n’est-ce pas ? C’étaient mes compositions !
- Tu as eu vent de cela ? s’étonne-t-il. Est-ce la raison de ta venue ? Oui. C’était les tiennes. J’ai mis un certain temps avant de comprendre qu’il y avait un lien entre ces airs et la présence que je ressentais dans mes rêves. Il fallait bien qu’ils viennent de quelque part. Je ne suis pas un artiste. Mais toi, oui. Il faut que tu m’aides. Que tu nous aides. Il faut que tu écrives ce chant.
Je sens la colère me monter au nez.
- Et pourquoi donc vous aiderais-je ? Vous avez utilisé ma musique pour attirer et couler d’innocents équipages !
Affichant une mine outrée, mon grand-père élève la voix à son tour :
- Nous n’attirons personne ! Nous ne faisons que répéter nos chants. Si des bateaux ont coulé, c’est parce qu’ils nous ont approchés de trop près. Comme tu as pu t’en rendre compte, mon navire est entouré d’une tempête incessante qui fait partie de la malédiction des sirènes, nous empêchant d’approcher des rivages et de toute embarcation susceptible de nous aider. Ce qui signifie, par ailleurs, que les hommes que tu m’as demandé de repêcher sont coincés sur ce navire avec nous, tout comme toi, jusqu’à ce que la malédiction soit levée.
Comme je m’apprête à répliquer, il m’arrête d’un geste autoritaire et ajoute, sur un ton dont l’apparence conciliante peine à masquer l’acidité :
- Mais je n’ai aucun doute que ma descendance accorde de l’importance à une parole donnée, et que tu tiendras à honorer ta promesse de nous aider, sans avoir besoin d’autre motivation…
&&&
Interrompant mes déambulations sur le pont, je soupire et lève les yeux vers le ciel. A la verticale des deux mâts, entre les circonvolutions instables des nuages qui encerclent le navire, se découpe un espace dégagé où brillent les étoiles. C’est le seul endroit où le regard peut se porter sans rencontrer les murs menaçants de la tempête. C’est comme si nous étions seuls au monde. Je n’ai aucune sympathie pour mon grand-père, mais je songe à ce que lui et son équipage ont dû ressentir pendant dix-sept ans. Et plus j’y pense, plus je ressens le poids de la responsabilité, comme tombé sur mes épaules depuis ce carré de ciel. Les âmes de l’équipage du Musicien fantôme. Les vies de l’équipage de l’Icare. Je ne suis pas sûr que mon art soit à la hauteur des exigences des sirènes.
Quelle ironie que là-haut, tout au milieu des étoiles, je puisse distinguer la constellation d’Orion. L'orgueilleux chasseur. C’est Esteban qui m’a appris à reconnaitre dans le ciel ce repère pour les navigateurs. Peut-être pourrais-je trouver mon inspiration dans ce mythe. Quelques notes me viennent… une ébauche de thème, avec laquelle mon esprit jongle quelques minutes. Ca, ce n’est pas mal. Pas mal du tout, même. Je me mets à la recherche de papier en me retroussant mentalement les manches.
Les sirènes veulent un chef-d’œuvre ? Giacomo Tremonti va leur en donner un !
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J'ai récemment eu 29 ans et je suis de retour chez mes parents en attendant de finir mon Master. Depuis mon anniversaire j'ai envie de tout trier et réorganiser. J'ai même fait le tri dans mes livres en essayant d'être honnête et de me dire "Ça fait dix ans que celui-ci est dans ma PAL, je ne suis plus la personne qui l'a acheté, je ne le lirai pas". Pareil pour les vêtements, il y en a qui ne me correspondent plus du tout et je ne veux plus les garder en me disant "Oh, c'est un souvenir de mon Erasmus en Angleterre...". J'ai aussi envie de réorganiser tout mon matériel de DIY et de travaux d'aiguille (tricot, couture, broderie), séparer mes bouquins d'histoire spécial guidage des bouquins d'histoire que j'ai pour le fun, de recopier toutes les recettes préférées de ma mère sur mon blog de cuisine, trier ma vieille vaisselle prêtée par mes parents en L1 (maintenant j'ai la mienne) et réorganiser tout le grenier. J'ai aussi désencombré ma bibliothèque, je me sentais submergée, j'ai enlevé les cartes postales et je vais les trier et ranger dans des boîtes à souvenirs. J'ai enlevé ma vieille chaîne Hi-Fi que je ne veux pas jeter car elle marche encore, et c'est un cadeau d'un être cher aujourd'hui disparu. J'ai envie de boîtes, plein de boîtes, pour tout ranger, et ensuite de tout étiqueter.
J'en ai parlé à une amie qui a le même âge et vit aussi chez ses parents et elle m'a dit qu'elle aussi avait envie de faire du grand tri.
Que se passe-t-il ? C'est mon cerveau qui me fait un genre de nesting ? Il me prépare pour mes 30 ans ? Est-ce que ça vous a déjà fait ça ? Non parce que je ne ressens pas une obligation de le faire, juste une profonde envie, ça me paraît juste.
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Brouillon
Dans le grenier de mes parents,
J’ai retrouvé quelques brouillons,
Qui trainaient dans un vieux carton
Oublié aussi par le temps.
…
Sur les pages jaunies,
Malgré l’encre effacée
Je reconnus les premiers écrits
De l’enfant que j’étais.
…
Quelques mots gentils
Entrecoupés de ratures et d’erreurs
Parfumaient mes poésies
D’un mignon bleu de fleur.
…
Odes au soleil ou pour des amies.
Je lisais ces pensées qui, en moi vivaient.
Amours perdus, sentiments trahis.
Les mots forts, je les ressentais.
…
Je comprenais la fougue de mes amours.
Au temps où ce mot rimait avec toujours.
J’ai aimé, j’ai rêvé, j’ai pleuré.
Et sur le cahier, des larmes se sont posées.
...
Mais depuis, je ne suis plus cet ado
Qui croyait en la vie comme un cadeau.
Alors, j’ai rendu mes vieux cahiers
A son carton, mais aussi, à mon passé.
Alex@r60 –juillet 2022
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