Quand je ne me sens pas trĂšs en forme, quand jâai mal quelque part ou que jâai le cĆur lourd, je sors et je vais marcher. Parfois, câest un peu difficile au dĂ©part. Mais je ne le regrette jamais. Me mettre en mouvement me redonne de lâĂ©nergie et remet mes idĂ©es en place.
Je dispose dâune autre façon de surmonter mes bleus de lâĂąme, câest dâĂ©crire. Souvent, jâĂ©cris aprĂšs ĂȘtre allĂ©e marcher. Marche et Ă©criture vont bien ensemble, lâune prĂ©pare lâautre. Câest un processus de digestion ou de cicatrisation.
Lâautre jour, pendant la finale de la coupe du monde de football, je suis sortie marcher. Je me trouvais loin de chez moi, dans le nord, pour un week-end en famille. Jâai laissĂ© tout le monde agglutinĂ© sur et autour du canapĂ©, devant lâĂ©cran de la tĂ©lĂ©vision. Le foot Ă la tĂ©lĂ©, non merci, sans façon, mĂȘme quand lâĂ©quipe de France arrive en finale de coupe du monde. Chacun son truc.
Me voilĂ partie Ă la chasse au chemin. Ici, je me trouve tout prĂšs du pays de Jacques Brel : « Avec des cathĂ©drales / Pour uniques montagnes / Et de noirs clochers / Comme mĂąts de cocagne / OĂč des diables en pierre / DĂ©crochent les nuages / Avec le fil des jours / Pour unique voyage / Et des chemins de pluie / Pour unique bonsoir. » Ici, tout est rectiligne et horizontal. Les seuls reliefs notables sont les clochers, comme dans la chanson, et les pylĂŽnes des lignes Ă haute tension.
Jâavance dâun bon pas sous un ciel blafard, en suivant des petites routes. Je ne croise personne, Ă part quelques originaux comme moi. Je laisse mes jambes agir comme un mĂ©tronome. Tout est diamĂ©tralement opposĂ© Ă mes randonnĂ©es dâil y a quelques semaines, sur lâĂźle de la RĂ©union, dans le cirque de Mafate. LĂ -bas, tout Ă©tait en courbe. Les sentiers tortueux et accidentĂ©s alternaient en hauts vertigineux et en bas profonds, sous une lumiĂšre intense.
MalgrĂ© ce contraste saisissant, je ne mâennuie pas. Je ne mâennuie jamais en marchant. Je progresse sans objectif prĂ©cis. Je suis partie vers le nord, vers la Belgique. Sur la carte, jâai repĂ©rĂ© un cours dâeau, un parc, mais je ne pense pas que je pourrai aller jusque lĂ . Je marche le long de routes Ă©troites qui longent des champs couverts de givre.
Je finis par tomber sur une voie ferrĂ©e et â ĂŽ merveille â un chemin qui la longe. Mes pieds sont satisfaits de sentir le contact de la terre sous les semelles : câest tellement moins dur et agressif. Je dĂ©teste le bitume qui recouvre les chemins pour les rendre confortables seulement pour les vĂ©hicules roulants.
VoilĂ un vrai chemin, bordĂ© de haies, avec quelques rares arbres isolĂ©s qui mettent un peu de relief dans le paysage monotone. Je voudrais quâil dure plus longtemps, mais il rejoint trop vite le fond dâune impasse oĂč le bitume est de retour.
Un peu plus loin, sur la droite, une voie ferrĂ©e dĂ©saffectĂ©e semble se poursuivre, partiellement envahie par la vĂ©gĂ©tation. Aucun train nây circule plus depuis bien longtemps. Pourtant, un sentier sây faufile, sĂ»rement tracĂ© par des pieds humains. Si dâautres personnes sont passĂ©es, pourquoi pas moi ?
AprĂšs une hĂ©sitation de courte durĂ©e, je mây engage, curieuse de voir oĂč cela mĂšne. Je marche sur la voie ferrĂ©e en mâappliquant Ă poser mes pieds sur les vieilles traverses en bois. La voie que je suis en rejoint une autre, puis une autre encore. Je dĂ©bouche finalement sur une vaste gare de triage abandonnĂ©e.
Par endroits, la vĂ©gĂ©tation rĂ©ussit Ă gagner sur le ballast : Ă quand remonte la derniĂšre fois oĂč des wagons de marchandises sont venus stationner lĂ Â ? Certainement Ă plusieurs dizaines dâannĂ©es, Ă une Ă©poque dĂ©sormais rĂ©volue, oĂč le nord de la France Ă©tait une rĂ©gion industrielle prospĂšre.
Pour arriver jusque lĂ , je nâai franchi aucune clĂŽture, aucun portail. Pourtant, le vaste espace dĂ©saffectĂ© oĂč je me trouve est entourĂ© dâun haut et solide grillage : impossible de rejoindre les rues environnantes. Une passerelle enjambe la zone, mais les escaliers pour lâemprunter se trouvent de lâautre cĂŽtĂ© de la clĂŽture. Je nâai pourtant pas envie de rebrousser chemin. Je continue donc Ă longer ma voie ferrĂ©e dĂ©saffectĂ©e. Elle se ramifie en encore plus de voies abandonnĂ©es.
Dâabord hĂ©sitante, je traverse dâabord une voie, puis une autre, puis une autre encore⊠Le jour commence Ă dĂ©cliner. Un peu plus loin, je vois quelques lumiĂšres, des quais : câest la gare dâArmentiĂšres. Il ne reste plus que deux voies encore en service. Je finis par atteindre lâun des quais, sans avoir Ă traverser lâune dâentre elles. Ouf !
En sortant de la gare par le hall illuminĂ©, jâai lâimpression de rejoindre le monde rĂ©el aprĂšs une incursion dans un monde parallĂšle. Je croise des gens dans les rues, qui se hĂątent vers leur destination. Jâaimerais bien poursuivre mon exploration, mais lâheure tourne. Comme le match se prolonge, je ne trouverai personne prĂȘt Ă renoncer au suspens du spectacle pour venir me chercher.
La nuit va vite gagner, une petite pluie fine commence Ă tomber : pour revenir Ă pied, plus question de suivre les chemins ou les petites routes. Je prendrai le bitume des trottoirs, le long des avenues bien Ă©clairĂ©es. Les quelques kilomĂštres qui mâattendent ne prendraient que quelques minutes en voiture. Je me prĂ©pare Ă une petite heure de marche : rien dâinsurmontable.
Ce ne sont pas quelques gouttes qui vont mâimpressionner. Lâeau qui tombe nâest pas de la neige. Bien que le sol soit mouillĂ©, elle ne se sent et ne se voit pas. Je suis suffisamment couverte pour ne craindre ni le froid ni lâhumiditĂ©. Jâai dĂ©jĂ affrontĂ© des conditions plus hostiles, je ne me sens pas inquiĂšte.
Je sais parfaitement oĂč je vais ; Ă chaque intersection, le GPS et la cartographie de mon tĂ©lĂ©phone mâindiquent la bonne direction. Je rejoins assez vite un axe principal que je vais suivre jusquâĂ destination : aucun risque de me perdre.
Pourtant, il y a quelque chose qui cloche. Je prends progressivement conscience que mes pieds doivent augmenter leur vigilance. Ils sentent que, quand ils se posent, parfois, ça glisse. Dâabord, de temps en temps, puis peu Ă peu, câest Ă chaque pas que je dois faire attention quand je sens le sol se dĂ©rober.
Mon attention se focalise de plus en plus sur ce quâil se passe sous mes pieds : ça tient ou ça dĂ©rape ? Jâobserve des diffĂ©rences selon la nature du sol. Les trottoirs recouverts dâun dallage en brique sont particuliĂšrement redoutables. Plus le sol est lisse, plus le risque de dĂ©rapage est fort. Plus question dâavancer en « pilote automatique » ; chacun de mes pas requiert toute mon attention.
Instinctivement, mes pas deviennent de plus en plus courts, de plus en plus prĂ©cautionneux. Jâai lâimpression que marcher sur une patinoire serait moins dĂ©licat : le sol serait glacĂ© partout pareil. La moindre distraction risque de me faire chuter. Jâen fais dâailleurs lâexpĂ©rience Ă trois reprises. La vigilance qui baisse un instant, le tonus qui se relĂąche briĂšvement, le regard qui se laisse distraire une fraction de seconde, et zip, je me retrouve au sol.
Jâaurais pu tomber dix fois, vingt fois. Sur les centaines, les milliers de pas que jâai effectuĂ©s, trois dĂ©faillances, câest finalement peu. Je vis ce trajet comme coupĂ©e du monde normal, uniquement concentrĂ©e sur la surface sur laquelle mes pieds se posent, sans comprendre vraiment la situation, sans non plus entendre ou sentir vibrer mon tĂ©lĂ©phone dans ma poche, signalant les appels de celui qui sâinquiĂšte que je tarde Ă rentrer.
Je nâai rĂ©alisĂ© quâaprĂšs coup, dans la soirĂ©e, Ă lâaĂ©roport de Lille, alors que nous attendons notre avion de retour. Tous les vols prĂ©vus sont annulĂ©s tour Ă tour. Motif : conditions mĂ©tĂ©orologiques dĂ©favorables. Il nây a pourtant ni vent violent, ni brouillard, ni neige.
En cherchant sur internet, jâai fini par trouver lâexplication : bruine ou pluie verglaçante, un phĂ©nomĂšne aussi rare quâimprĂ©visible :
« La bruine verglaçante est un type de prĂ©cipitations liquides qui tombent dans une masse dâair sous le point de congĂ©lation et gĂšlent au contact de tout objet pour donner du verglas. »
« La pluie verglaçante est de la pluie qui reste liquide malgrĂ© une tempĂ©rature infĂ©rieure Ă 0 °C. Les gouttelettes sont alors en Ă©tat de surfusion et lorsquâelles rencontrent un objet, elles gĂšlent instantanĂ©ment causant du verglas. »
Merci Wikipédia !
Ăpilogue
Que retiendrai-je de cette microaventure ? En premier lieu, jâai vĂ©rifiĂ© une fois de plus que marcher, cela fait toujours du bien et quâon finit toujours (ou presque) par trouver au moins un bout de chemin sur lequel poser ses pieds directement sur la Terre. Rien de mieux pour une reconnexion et un retour Ă lâessentiel.
Ensuite, jâai expĂ©rimentĂ© les capacitĂ©s dâadaptation dont nous, humains, disposons. Je ne connaissais pas ce phĂ©nomĂšne de gouttes de pluie en surfusion, je ne comprenais donc pas ce qui mâarrivait. Mon cerveau ne disposait pas des connaissances qui lui auraient permis dâapprĂ©hender lâexpĂ©rience. Jâai dĂ» me dĂ©brouiller avec mes perceptions.
Je ne voyais rien non plus : la bruine Ă©tait trĂšs fine et le verglas invisible. Sâil avait neigĂ©, mes yeux auraient pu voir les flocons, la fine couche blanche se former sur le sol. La seule information que je recevais provenait de mes pieds, de mon corps qui me renseignait sur la prĂ©caritĂ© de mon Ă©quilibre en mouvement. Merveilleuse proprioception.
Jâai passĂ© une durĂ©e que jâestime a posteriori Ă environ une heure, de contraction de lâespace et du temps. Plus rien dâautre ne comptait vraiment que lâendroit et le moment oĂč chacun de mes pieds entrait tour Ă tour en contact avec le sol. Une expĂ©rience de la marche rĂ©duite Ă lâextrĂȘme.
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