Les nouvelles expériences d’une vie sans fin (8.3/15)
« … par ce fait, je demande aux troupes Argent et Bronze actuellement disponibles de se tenir prêtes au moindre signalement de la part des éclaireurs. » Conclut Maître Joris, vérifiant la retranscription du scribe à ses côtés. « Et ajoutez également que… » Soupir. « Que s’ils venaient à apercevoir un dragon aux écailles blanches et turquoises, ou un humanoïde semblable à un Osamodas – mêmes couleurs, grande taille – alors qu’ils n’hésitent pas à l’aborder… et qu’ils me contactent immédiatement. »
Après avoir soigneusement relu la missive, il la tendit au maître du Tofulailler royal, qui s’empressa alors de l’attacher à l’un des volatiles. Piaillant de toutes ses forces, ce-dernier décolla à vive allure, ne laissant dans son sillage qu’un souffle ainsi que quelques plumes dorées. On lui avait assuré qu’il s’agissait là du plus rapide que comptait le nid, mais cela n’avait en rien apaisé l’insupportable sentiment de démangeaison qui lui couvrait à présent la nuque. Il savait que ce n’était qu’une impression, une sensation fantôme, tout comme cette idée qu’il aurait pu, dû même, rajouter telle ou telle information à son message. Au fond, tout ça ne changerait rien, car ce n’est pas l’absence de détails de cette foutue lettre ou même la vigueur du Tofu qui le portait qui le hanterait les prochains jours… mais le sentiment d’impuissance.
« Combien de temps avant qu’il n’atteigne votre Cité ? »
L’émissaire observa l’homme de sciences qui se tenait derrière lui. Apparemment, il n’était pas le seul que cette situation mettait à mal.
« Un jour… Peut-être deux si les conditions météorologiques ne s’y prêtent pas.
- C’est beaucoup trop long. » Lança l’autre. « À l’heure qu’il est, Phaéris doit déjà pouvoir apercevoir les côtes de l’île où paissent vos sangliers – s’ils sont encore vivants. »
D’un coup trop sec, l’Éliatrope fit craquer l’ongle qu’il mordillait absentement depuis le début de l’échange. Après réflexion, Joris se dit qu’il n’aurait peut-être pas dû lui autoriser un accès aux herbiers et recueils concernant la faune et flore de Bonta. Trop d’informations.
« Je vous assure qu’il s’agit là du moyen le plus…
- Et les Zaaps ? Vous n’en avez pas à disposition ? » Rétorqua l’autre, imperturbable. « Il me semble me souvenir qu’il y en avait un à l’entrée du village.
- Même en empruntant un Zaap… » Soupira l’émissaire. « … nous serions amenés à la capitale : ceci nous contraindrait à alerter les autorités présentes sur place de notre entreprise, sans compter le temps de voyage jusqu’aux prairies. Et je vous rappelle que si vous êtes lié à Bonta par contrat et au peuple éliatrope par votre sang, vous n’en demeurez pas moins un criminel recherché : en dehors du Royaume Sadida qui constitue un territoire neutre, nous ne pouvons pas vous emmener n’importe où avec nous sans risquer l’incident diplomatique ! À nouveau, il s’agit là de notre meilleur… »
Un nouveau craquement. Le pourtour de l’ongle avait pris une couleur sanguine. D’un geste, il se débarrassa du cadavre teinté, les yeux rivés sur les veinules apparentes du plancher.
« Messire Qilby… ? » C’était le Roi, qui avait tenu à assister l’émissaire dans son courrier, en profitant pour s’informer de la tournure des évènements. « L’antidote que vous étiez en train de concevoir, n’avez-vous pas dit que sa confection en était presque achevée ?
- En théorie, oui. » Presque. Il avait horreur de l’inexactitude. De l’imprévu. « Mais il restait encore à réaliser les tests de contrôle : cette formule n’est pas la même que celle que j’avais pu développer à l’époque ! Tout était à refaire. Il pourrait y avoir un délai d’action à prendre en compte, voire même des effets secondaires ! Je ne suis même pas certain que… ! »
Même pas certain qu’il soit efficace…
« Messire Qilby. » Le ton était plus ferme. Il avait commencé à s’attaquer à l’index. « Je comprends vos inquiétudes, mais je pense aussi que nul en ces lieux ne remette en doute vos qualités de scientifique. De même… » Hochement de tête grave. « … vous n’êtes pas responsable pour ce qui est arrivé aujourd’hui. »
Ses yeux quittèrent le plancher pour se river tout aussi brusquement sur ceux du Sadida. Croyait-il vraiment qu’il… ? Une image vint se dessiner à la périphérie de sa conscience : une petite boule d’écailles, ronronnant sur une couverture de fortune tout en déployant ses ailes dont la membrane était aussi fine que du papier de riz, les griffes encore molles et les dents à peine sorties. Une petite boule d’écailles. Azurée.
Non, rien de tout ça est de ta faute, bien entendu.
Tout ça, c’est encore à cause de son sale caractère et de…
de sa manie à toujours vouloir tout résoudre par la force,
car après tout
« la sagesse et la justice triomphent toujours ! ».
Oui, mais…
Mais…
Mais, c’est moi qui étais responsable de… !
Une main vint se placer sur son épaule. Il se redressa.
« Et je suis certain que Sire Phaéris nous reviendra… Sain et sauf.
- Je… » Vous remercie. « … pense qu’une sécurité renforcée autour du laboratoire est nécessaire. Je vais devoir reprendre la création d’un antidote supplémentaire. »
Au cas où…
« Aurez-vous assez des ingrédients restants ? » Ce Joris était décidément toujours aussi pragmatique.
« O-oui, je crois. J’aurai néanmoins besoin de prélever quelques spécimens de vos serres, votre Majesté.
- Nous n’y voyons pas d’inconvénients, à condition que vous ne préleviez que le nécessaire. »
Il ne répondit pas, hochant simplement la tête. Deux ou trois semaines auparavant, il n’aurait pas hésité un instant à rétorquer son intelligence, à affirmer ses connaissances en botanique et sa perspica-…
Il est parti.
Et je ne l’ai même pas vu venir…
Aujourd’hui, il en était moins sûr.
« Je vais vous laisser… Messieurs. » Avant de sortir, il demanda. « Et si jamais vous veniez à…
- Nous vous tiendrons au courant, bien entendu.
- Hum… Mais le cas échéant, je… je vous serai reconnaissant de faire preuve de bienveillance. » Soupir. « Yugo et Adamaï risquent de ne pas… vivre cette annonce comme les autres. »
Le scientifique reprit le chemin de ses quartiers, flanqué par deux gardes. Son pas était presque aussi lourd que celui des hommes armés.
« Dites-moi, mon Roi… » Reprit l’émissaire lorsque le martellement se fut éloigné. « Qu’en pensez-vous ?
- Ce que j’en pense, Maître Joris… » Lui répondit l’intéressé, les yeux rivés vers le couloir où la coiffe crème venait de disparaître. « … est qu’il est peut-être temps que nous ayons une discussion à propos du Conseil des Nations. »
L’autre leva un sourcil interrogateur de sous sa capuche.
« Accepteriez-vous de m’accompagner pour une tasse de thé, mon cher ? »
Il souriait, mais si ses traits avaient la teinte de la circonstance. Quelque chose d’autre rôdait en-dessous.
« Avec plaisir, votre Majesté… »
Il reposa la paire de ciseaux qu’il tenait adroitement pour admirer son travail : les jeunes pousses rebelles avaient été disciplinées, tandis que les feuilles ayant fait leur temps avaient été débarrassées. Contrairement à la seconde, il semblait qu’il n’avait pas perdu la main pour ce qui était de l’entretien botanique. Cette pensée fit naître une sensation étrange.
Ce qui vit, meurt.
Mais il faut croire que… certaines choses persistent malgré tout.
Un bref coup d’œil à l’horloge de sa cellule le fit toutefois grimacer. L’aiguille venait à peine de battre une heure de l’après-midi. Les plantes offertes par la Princesse Sadida étaient resplendissantes, rayonnantes même, à l’abri derrière leur cage de verre et d’argent ; ce n’était pas son cas. Plus depuis que la fugue de Phaéris avait été révélée. Lui qui pensait parvenir à se distraire avec de nouvelles recherches, il avait finalement dû se résigner : il ne pouvait pas manipuler de l’acide ou du chlore dans son état. Mieux valait éviter de perdre un œil dans une réaction mal contrôlée. Il avait l’esprit ailleurs, ça il ne pouvait pas le nier, mais ce qui l’agaçait le plus c’était que…
Ils pensaient que…
Ils pensaient que c’était moi, n’est-ce pas ?
Que j’étais coupable.
L’encapuchonné lui avait promis qu’il les tiendrait au courant des recherches lancées à travers une nation entière et pour être honnête, Qilby espérait secrètement que cela soit bien de Joris qu’il entendrait parler en premier. Il espérait qu’il n’aurait pas à nouveau à ressentir cette… douleur. Il n’y avait pas de mot pour décrire ce déchirement, cette crevasse, cette éruption. L’intégralité des cataclysmes auxquels la Grande Déesse avait pu un jour donner naissance réunis, condensés en un seul instant.
Tous les Éliatropes possèdent une relation unique les unissant à leur frères et sœurs dragons, certes, mais aucun d’entre eux n’est en mesure d’égaler les liens attachant les Douze Primordiaux. Ils étaient les aînés de leur peuple. Les premiers à avoir foulé leur monde. Les premiers à donner un sens au mot-
Famille…
La disparition de l’un des leurs les affectaient alors, et ce, autant émotionnellement que physiquement. Ils n’avaient pas besoin de constater le départ, de voir leur dofus s’illuminer d’un nouvel éclat, attendant patiemment sa moitié ou son prochain cycle d’éclosion, non… Ils savaient, tout simplement. Ils le sentaient au plus profond de leur être.
Qilby espérait ne pas avoir à ressentir ce vide à nouveau. Phaéris et lui n’étaient plus aussi proches que par le passé, mais… ce n’était pas le cas de Yugo et d’Adamaï. Ils étaient jeunes, et force est de constater que le délai dans leur réincarnation avait visiblement affaibli leur contact, et par ce fait résistance, avec leur nature éliatrope comme dragonne. Il ne savait pas comment Grougaloragran avait achevé sa dernière existence, mais lui et Chibi étaient revenus grâce au Cube ; son absence n’avait pas eu le temps de se faire ressentir. Les vagues n’avaient pas eu le temps d’éroder la falaise. S’il venait à subir le même sort… Cela ne serait pas le cas avec Phaéris.
Mina…
Si seulement tu avais été là,
alors peut-être que-
Soudain, on frappa à la porte.
« H-hey… Qilby ? Tu es là ? » S’enquit une voix timide derrière les lourdes planches de chêne. « Si ce n’est pas le cas, alors-
- On repassera plus tard ? À ton avis, s’il n’y a personne, à quoi ça sert de le préciser, hein ? » Celle-ci était indéniablement plus moqueuse, mais transpirait malgré tout une certaine tension.
« J-je ne sais pas… ? J’essayais simplement d’être… poli ou quelque chose du genre ?
- C’est un peu inutile dans c’cas-là si tu veux mon avis. »
Sans y réfléchir davantage, le scientifique se présenta aux deux frères.
« Eh bien, personnellement… » Rétorqua-t-il, s’appuyant contre l’embrasure. « … je trouve cette initiative plutôt attentionnée. »
Que cela soit avec Chibi, Glip, ou bien Efrim, il n’avait jamais pu résister à l’appel de ces répliques inattendues, de ces phrases, telles des brindilles de paille sèche que vous lanciez sur les braises, de la joute verbale. Ainsi, de la pure expression de surprise du jeune dragon et du jeune Éliatrope à leur léger soubresaut lorsqu’il leur avait ouvert, il ne parvenait pas à décider lequel l’amusait le plus. Le discret mouvement de recul ainsi que les griffes serrées une fraction de seconde en trop n’eurent toutefois pas le même effet… Leur aîné les dévisagea un instant, attendant une pique cinglante en retour, une moue boudeuse, voire même un soupir exaspéré pour ses manières, mais rien ne vint. Ses visiteurs demeuraient plantés sur le seuil, cherchant visiblement à entamer la conversation, sans pour autant y parvenir. C’est alors que le scientifique remarqua ce qu’ils transportaient avec eux, et qu’Adamaï tenait habilement placé derrière son dos, mais que ses ailes de dragonnet ne permettaient pas encore de dissimuler entièrement : un livre. Pas n’importe quel livre…
Serait-ce… ?
Alors comme ça, il aurait survécu au Cata-
Non, impossible.
Peut-être Grougaloragran l’aurait-il retranscrit ?
Il commençait à avoir une ébauche du motif de leur venue. Cependant, tant qu’ils resteraient tous les trois sur le perron de sa cellule, le regard inquisiteur des gardes postés non-loin pesant sur leurs nuques, les chances de vérifier ses hypothèses étaient minces… Prenant quelques pas en arrière, il finit par désigner son humble logement d’un geste qu’il espérait invitant :
« Vous souhaitiez me voir… les garçons ? »
Il faillit se mordre la langue sur les derniers mots. Ceux-ci étaient sortis presque naturellement, un sobriquet parmi tant d’autres qu’il avait par le passé l’habitude d’utiliser envers les versions plus jeunes de ses frères et sœurs.
Par le passé !
« H-hum, à vrai dire…
- Enfin ! C’est pas trop tôt ! Ça va bientôt faire dix minutes qu’on est planté là et c’est seulement maintenant que tu te montres ? » Il avait repris son aplomb encore plus vite qu’il ne l’avait perdu. « Il faut croire que si tu n’perds pas la mémoire avec le temps, peut-être qu’tu devrais vérifier ton audition…
- Ad’ ! » S’exclama son frère, les yeux passant du dragon à la coiffe crème dans l’espoir de capter, si ce n’est diffuser, le premier signe d’hostilité.
« Oh, ne t’en fais donc pas pour cela, Adamaï : je pourrais entendre tes railleries même aux confins du Krosmoz. » Préféra-t-il répondre sur le ton de la plaisanterie. Amère. « Bon, eh bien si vous n’avez pas besoin de moi, je vais-… »
Le bousculant à peine, le dragonnet finit par rentrer dans la pièce, talonné de près par Yugo, dont la moue dépitée essayait tant bien que mal de communiquer un pardon au scientifique.
« Nan, nan… C’est bon. »
Il prit place sur un des coussins dispersés autours de la table basse qui, une fois n’est pas coutume, était chargée de paperasses en tout genre. Adamaï sembla hésiter un instant devant les parchemins recouvert des gribouillis distinctifs constituant l’écriture d’un homme de sciences : la dernière fois qu’il avait contemplé de telles notes c’était… Il secoua brièvement ses petites cornes avant de laisser choir son précieux butin sur le bois. Le mouvement provoqua l’envol de plusieurs feuilles au passage, que Yugo s’empressa de ramasser et de remettre en ordre sur un tabouret non loin de là. Lui-même finit par trouver un siège auprès de son frère. Il avait collé sa jambe contre celle sertie d’écailles et de griffes.
De loin, Qilby les observait. Il savait que quelque chose n’allait pas ; l’air qui les entourait était chargé d’un orage bien trop sombre pour les jeunes têtes qu’il menaçait.
Allez !
Fais quelque chose, imbécile !
« Eh bien… Puisque vous êtes là, puis-je vous offrir une tasse de thé ? »
Sérieusement ?!
T’as rien de mieux à d- ?
« O-oui, ça pourrait être sympa… » Lui répondit néanmoins Yugo, un sourire timide en coin. « Hein, Ad’ ?
- Ouais… Pourquoi pas. »
Et tandis que l’aîné s’investissait pleinement dans la préparation des infusions, profitant de ce cours répit pour inspirer les délicates fragrances fruitées s’échappant avec la vapeur, un parfum qu’il savait au goût des personnes moins amatrices de cette boisson qu’il l’était lui-même, les deux cadets se faisaient étrangement silencieux. Cependant, il ne doutait pas qu’entre les jumeaux, une myriade de sensations, mots et sentiments étaient échangés en ce moment même. Cette connexion intime, il la connaissait bien. Elle lui manquait. Elle lui manquait…
Finalement, alors que les feuilles finissaient de colorer l’eau qui les baignait, Adamaï tenta à nouveau d’amorcer le dialogue entre les deux partis :
« En tous cas, j’pensais pas qu’un vieillard comme toi pouvait courir aussi vite ! J’crois même que tu pourrais battre Ruel si tu l’voulais, et pourtant, je l’ai déjà vu s’élancer après un Kama ! »
Pas forcément de la meilleure des manières…
« Ad’, fais at- ! »
Les remontrances de la coiffe turquoise furent interrompues par le rire franc de l’autre.
« Haha, ha ! Ha… ! Il est vrai qu’il s’agit d’une scène peu courante, n’est-ce pas ? Il faut dire que les Éliatropes sont plus accoutumés à utiliser leurs portails que leurs jambes, hum ? » Une cuillérée de miel, puis une deuxième. Lui préférait le prendre sans. « Si Chibi était là, il vous dirait sans nul doute que si je suis aussi doué pour la course, c’est parce que contrairement au reste de notre fratrie, j’ai toujours été le plus prompt à fuir les combats… ainsi que mes responsabilités… » Hochement d’une épaule. Fatiguée.
« Tu veux dire l’ancien Chibi ? »
C’est comme s’il pouvait sentir les yeux du dragonnet s’enfoncer dans sa nuque tels des crocs. Peut-être aurait-il été plus avisé de ne pas mentionner l’un de leurs frères décédés lors de la Seconde Guerre, que beaucoup des leurs avaient d’ailleurs été amenés à prendre pour la première… Surtout connaissant les rumeurs meurtrières l’entourant, et plus encore avec la récente disparition de Phaéris.
Disparition…
Juste disparition.
« En effet. » Mieux valait ne pas insister. « Tiens, Yugo ? Pourrais-tu… ?
- Ah ! Oui, bien sûr ! »
L’intéressé se leva prestement pour assister son aîné dans le service, qui aurait pu se révéler catastrophique à la seule force d’une main. Ce-dernier se chargea d’une boite de biscuits, celle-là même qu’il avait choisi ce matin dans les cuisines. Il avait l’impression que cela faisait une éternité.
« Mais pour être tout à fait honnête avec toi… » Reprit-il en s’asseyant dans son fauteuil de cuir. « Je pense que cette faculté n’est pas tant un don que le résultat d’un… d’un long entraînement en la matière.
- Comment ça ? » S’enquit alors Yugo, occupé à faire passer les tasses légèrement ébréchées autours de la table.
« Pour reprendre la, disons, « leçon », de l’autre jour… Les Éliatropes que nous sommes sont des êtres d’énergie : ils ne font qu’un avec les flux qui les entourent, tel le Wakfu, mais également qui les composent, à savoir le sang, la lymphe, et j’en passe. »
Comme appelé par les échos du passé, Yugo s’était vu absorbé par la perspective d’en apprendre plus sur lui-même et son peuple. Adamaï, quant à lui, gardaient les yeux rivés sur l’ouvrage qu’il avait amené, mais il n’en demeurait pas moins attentif.
« Chaque Éliatrope naît avec une certaine habileté à maîtriser ces dits flux, une forme de « compatibilité » plus ou moins accrue avec les énergies et la matière. D’autres, en revanche, doivent davantage s’exercer à cet art dans l’espoir d’y trouver leur place… » Soupir. « Cela est notamment mon cas.
- Oui, c’est vrai que tu l’avais mentionné la dernière fois… Mais a-alors ! Comment est-ce que tu t’y es pris pour atteindre un tel niveau ? »
Qilby dut se retenir de sourire. S’il y avait bien une chose qui ne changerait jamais dans ce vaste et absurde univers, c’était bien son petit frère. Le dragon ivoire à ses côtés avait relevé un sourcil de la couverture brunâtre ; ancien adversaire, lui aussi semblait intéressé par la réponse.
« Par de l’entraînement, et avant tout… » Il pointa l’objet métallique qui lui enserrait la gorge. « … grâce à ceci !
- Q-quoi ?! Le c-collier est capable de renforcer notre lien avec le Wakfu ?!
- Hum, pas véritablement, ou du moins pas dans le sens dans lequel tu peux y penser. » Il secoua la tête, grimaçant légèrement à la décharge améthyste que provoquèrent le mouvement et l’émotion qui l’accompagnait. « Il s’agit d’un outil permettant de rompre notre lien avec le Wakfu environnant, tout simplement. Cela peut alors paraître contre-intuitif au premier abord : après tout, comment peut-on améliorer un don en le restreignant ?
- En effet… » Murmura Yugo, toujours aussi perplexe.
« Pourtant, après des centaines de programmes infructueux et presque autant de réflexions sans succès, j’ai finalement été amené à penser que si la base de cette connexion reposait sur le corps, réceptacle en un sens du Wakfu, alors…
- Alors c’est en renforçant notre corps et en ne faisant qu’un avec lui que nous pourrions parvenir à mieux ressentir les flux ! » S’exclama le plus jeune.
Yugo avait presque bondit de sa chaise, des étoiles dans les yeux comme s’il venait à lui seul de dévoiler un secret millénaire. Qilby, cette fois-ci, esquissa un discret rictus.
« Tout à fait : excellente déduction. » Son jeune frère rayonnait presque.
« Donc, tu veux dire que si t’es parvenu à nous battre, Grougal et moi… » Enchaîna Adamaï, demeuré dubitatif. « C’est simplement en faisant de la musculation ? Comme les mouvements de gonflette que fait parfois Tristepin pour impression Éva ?
- Hum, pas tout à fait, non… » La simple image du Iop en pleine parade amoureuse et démonstration de force lui donna presque la nausée.
Comment un esprit aussi fin que celui de Dame Évangéline
a pu s’amouracher d’un crétin comme lui ?
Tout cela me rappelle le cas de Mina et de Chibi.
Décidément, éliatrope ou douzien,
l’amour est un phénomène bien obscur…
« Il s’agit principalement d’exercices de renforcement musculaire, mais également de « pleine conscience » : ceux-ci n’ont pas pour vocation première la performance sportive, mais de permettre au pratiquant de ressentir pleinement son corps. Nos muscles sont une extension de notre système nerveux, et s’y reconnecter permet de mieux en apprécier le potentiel ! » Hochement de tête déductif. « Pour ce qui est de notre race, il en va de même avec le Wakfu.
- Ah ! Un peu comme quand Éva a dû apprendre à faire sans son arc après le coup de rage de Pinpin ! » Appuya le dragonnet, subitement pris dans l’échange.
« Je suppose. » Suppléa l’aîné. « Pour les Crâs -c’est cela ?-, leur arc doit bien être une forme de maîtrise quasi-innée. Toutefois, dans le cas des Éliatropes, le Wakfu est une part intégrante de notre organisme… Il est donc extrêmement difficile d’en faire abstraction, contrairement à une arme que l’on pourrait tenter de remplacer le temps de mieux en apprécier les subtilités une fois réuni avec elle. C’est là que m’est venu l’idée de ce collier, d’ailleurs qualifié « d’entraînement ».
- Et tu l’as donc créé toi-même ?
- Ha, pour ça, le mérite revient plutôt à Chibi et Grougaloragran… » Haussement d’épaules. « Je possède peut-être la connaissance et la théorie, mais quand il vient la question de la technique, ces deux-là sont bien les meilleurs. »
L’aveu de faiblesse sembla plaire au jeune dragon, qui esquissa un rictus moqueur. Bien. Mieux valait ne pas tenter de ruiner ce moment en rentrant des explications trop complexes ou des querelles fraternelles puériles… Même si au fond de lui, il ne transigerait pas sur le fait que sans le mode d’emploi qui allait avec, une machine, aussi sophistiquée soit-elle, ne valait que bien peu de chose.
« M-mais alors… » Se reprit-il toutefois, les yeux teintés d’une certaine inquiétude. « Si les Éliatropes sont faits d’énergie, et que le collier la bloque, même de manière incomplète… N’y-a-t-il pas un risque que… ?
- Et ainsi donc, vous avez réussi à mettre la main sur un exemplaire du Dragonica Doctum ? Je ne pensais pas revoir une de ces vieilles reliques en si bon état. »
La manœuvre était grossière, il le savait, mais si elle lui permettait de se soustraire au sujet, il ne s’en priverait pas. Yugo ne semblait manifestement pas satisfait de la tournure de la conversation, mais fut pris de vitesse par Adamaï, ayant trouvé l’opportunité d’aborder ce pour quoi les deux frères étaient venus en premier lieu :
« Et comment ! Ce n’est pas parce que nous avons des griffes qu’on ne sait pas comment prendre soin des objets qui nous entourent !
- Oh, loin de moi cette idée. » Rétorqua Qilby. « Notre cher Balthazar ne supportait pas l’idée que les encres de couleur différente puissent être rangées dans des flacons identiques, tandis que Shi-… » Il s’arrêta, ravalant sa salive. « …tandis que Shinonomé, ma… sœur… Elle avait horreur de voir ses précieuses casseroles prendre la rouille, o-ou encore ses aiguilles se tordre. » Il finit par secouer la tête. « Après des millénaires passés auprès de dragons, je dirais qu’il y a davantage de risque à les voir devenir possessifs, voire matérialistes, que négligents. Cela en fait, je suppose, de parfaits compagnons pour nous autres Éliatropes, plutôt poussés à suivre le flot du changement comme celui de la vie… »
Aucun des jumeaux ne savaient vraiment comment répondre à une telle déclaration. Yugo, de son côté, se sentait… empli d’un nouvel espoir. D’une part pour son peuple, dont la fresque ne cessait de s’étendre au travers des récits et des découvertes de ces dernières semaines, mais également pour…
C-c’est la première fois qu’il…
Il n’avait jamais parlé de Shinonomé avant.
Du moins… pas aussi spontanément.
Adamaï aussi semblait surpris par l’attitude de celui qu’il avait pourtant affronté il y a moins d’un an de cela, et que tous considéraient comme la seconde menace la plus importante connue par le Monde des Douzes avec Nox. Cette ambiance de fin d’été, ces anecdotes et questions innocentes, ces tasses et ces gâteaux sablés… On aurait presque pu croire à un après-midi en… famille ?
« Ouais, et donc… » Tenta de reprendre le dragon. « Avec Yugo, étant donné que l’on… » Ne veut pas rester tous les deux. Seuls. « … n’a pas grand-chose de prévu pour aujourd’hui, on voulait te poser quelques questions concernant la langue draconique.
- Si tu n’es pas occupé, bien entendu ! » S’empressa de rajouter son frère. « Simplement, comme tu as une, hum, « bonne mémoire », on se demandait si tu accepterais de nous transmettre ce… » Que ceux qui nous quittés trop tôt n’ont pas pu nous enseigner. « … qui nous manque ? »
Il soupira. Il les connaissait par cœur, à tel point qu’il pouvait presque entendre leurs âmes donner les mots que leurs têtes se refusaient d’avouer. Et ce qui le peinait le plus, ce n’était pas tant qu’il ne soit pas encore parvenu à gagner leur confiance, mais que…
Fut un temps,
ils n’auraient pas hésité un instant
à me dire ce qui les chagrinait. En particulier pour
un incident tel que celui-ci…
Quand…
Quand ai-je donc perdu ce privilège, au juste ?
« Eh bien… Je devrais avoir fini mes recherches pour aujourd’hui. » Je ne veux pas y retourner ! Elles me rappellent que… ! « Alors, ma foi, pourquoi pas ? »
Ah ! Donc ce symbole, là… S’il est associé à celui-ci, cela ne veut plus du tout dire la même chose !
Parfaitement, c’est cela Adamaï.
Qui aurait cru que les dragons s’exprimaient de manière aussi alambiquée !
Cela provient de leur façon de percevoir le monde, qui est relativement différente de la nôtre. En effet, leur capacité à voler, cracher du feu, ou même fusionner avec un élément naturel sont autant de particularités pour lesquels ils ont dû trouver des termes appropriés…
Ouais !! Le pouvoir de la roche !
… et il y a aussi le fait qu’ils soient assez fiers, cherchant la moindre opportunité pour paraître supérieurs aux autres…
Hein ?! Répète un peu pour voir, Mr. Je-sais-tout ?
Allons, allons, je suis certain que- !
Non, Yugo, c’est très aimable de ta part, mais je cherchais sincèrement à provoquer ton frère sur celle-ci ~ hé, hé.
Ha ! Tu vois ?!
Tss… Bon tous les deux, on peut reprendre… ?
Les désirs de Sa Majesté sont des ordres.
Pah ! Touché !
Et maintenant tu es de son côté, toi ?
Ce n’est qu’une trêve temporaire pour des raisons d’égalité, n’est-ce pas ?
Égali- ?
Tout à fait. Nous contestons le pouvoir actuellement en place.
Contester le pou- ? Mais de quoi est-ce que vous- ?
Tu t’accapares la boite de biscuits depuis une heure ! Voilà le problème !
J-je ne vois pas ce que v-vous voulez dire…!
Votre Majesté, il semblerait que vos loyaux sujets réclament leur dose de sucre. Puis-je vous suggérer de concéder à leur requête si vous ne voulez pas les voir prendre d’assaut votre trésor sans possibilité de négociations ?
Bon… d’accord. Mais j’en ai pas mangé tant que ça…
Ha, ha ! Victoire du peuple !
Victoire du peuple, en effet.
…
Cependant… Adamaï… ?
Hum, oui l’ancêtre ?
Je te ferai remarquer qu’une trêve est toujours temporaire par définition : c’est un pléo-…
Et c’est reparti…
.
.
.
« Et c’est ainsi que le terme « Ignirrh » peut se décliner sous plusieurs formes selon le sous-texte. Il est alors important de s’assurer de la présence ou non du signe « dom’ah » pour -hé… ?» Ses yeux quittèrent les symboles et enluminures. Il murmura. «Tss… Pour s’assurer que l’on parle bien ici du « feu intérieur » de manière métaphorique, et non pas de « la flamme » physique… »
Devant lui, droits sur leurs coussins respectifs mais avachis l’un sur l’autre dans une pile de bras et d’écailles, les deux plus jeunes frères avaient fini par s’assoupir. Au-dehors, le soleil venait à peine d’entamer sa rencontre avec l’horizon ; il était encore bien tôt pour se laisser aller au sommeil. Cependant, au regard des émotions provoquées par cette journée, le scientifique ne pouvait reprocher à ses cadets leur fatigue.
Au cours des dernières heures de leur leçon, Yugo avait glissé sur les genoux du dragonnet, qui avait également succombé à l’appel de Morphée, sa tête dodelinant au rythme des inspirations de l’autre. Leur souffle était régulier, et malgré la prise presque possessive d’Adamaï sur son frère, comme pour protéger ce corps si frêle d’une attaque quelconque, les deux semblaient en paix. La scène était… familière. Lointaine aussi. Trop lointaine. À quand remontait la dernière fois où il avait eu la chance d’assister à autant d’insouciance de la part de ses frères et sœurs ? Qui plus est… en sa compagnie ?
Ils… Ils se sont endormis.
Il aurait aimé être capable, lui aussi, de fermer les yeux, ne serait-ce qu’un instant.
Mais si tu fermes les yeux ici,
tu les rouvriras… là-bas.
Oui, oui… Je sais.
Prenant soin de ne pas renverser le moindre meuble ou de faire craquer ces planches qu’il avait fini par croire aussi vieilles que lui, Qilby alla prendre l’une des fines couvertures qui traînaient régulièrement contre le dossier de son bureau. Délicatement, priant sa mère pour que les deux petits êtres ne se réveillent pas, il la déposa sur leurs épaules.
Lentement, il se dirigea enfin vers la lucarne de sa cellule, qu’il referma avec précaution, avant d’y installer, en évidence, un carnet relié de cuir rouge. Tesla comprendrait.
Au-dehors, les feuilles de la forêt commençaient à se teindre d’une myriade d’accents métalliques : ocre, or, cuivre… L’écorce du Palais s’était faite plus claire, gorgée de sève pour tenir la saison qui s’annonçait.
Qui aurait crû que l’hiver s’annoncerait aussi rude ?
Mais au fond de lui, ce à quoi le vieil Éliatrope cherchait une réponse, c’était…
Qui aurait crû que je serai toujours ici pour le voir ?
Certainement pas lui.
Que faisait-il encore ici ? Pourquoi n’était-il pas parvenu à partir ?
Quel était le but de tout ceci ?
Pourquoi n’avait-il… ? Pourquoi - ?!
Mais finalement, la question la plus importante de toute, n’était-ce pas…
Est-ce que tu as toujours envie de partir… ?
Il se retourna un instant. Sur l’étagère, que la poussière commençait à recouvrir doucement, trônait une verrière toute de verre et d’argent, où trois petits pots de céramique laissait entrapercevoir des pousses pleines de vie. Les fleurs exotiques, à l’abri derrière des parois immaculées et profitant d’une chaleur constante, n’allaient pas tarder à éclore. Dans la penderie, les draps et tuniques étaient repassés de frais, embaumés d’une délicate odeur de bois de santal. Le bureau portait autant de taches noires que la marque de nuits blanches, qui, si elles étaient regrettées le lendemain, n’en demeurait pas moins de délicieuses épreuves contre l’ennui. La grande table basse avait été débarrassée, mais le tapis sur lequel elle reposait montrait encore de petites griffes, ci-et-là. Celles d’un petit animal, qui ne lâchait jamais d’une semelle son maître et ami, à la voix forte, les mots rudes, mais le cœur vieux et bienveillant. Quant à l’ensemble de coussins et chaises basses, eux qui avaient été entreposés au fond de la pièce dans un premier temps, entouraient désormais constamment le large tronçon de bois verni. Il n’était, après tout, pas nécessaire de ranger constamment quelque chose dont vous aviez besoin quotidiennement. Deux âmes s’y prélassaient d’ailleurs au moment-même sous une douillette masse de laine colorée…
Et enfin, il y avait ce fauteuil. Ce fauteuil de cuir. Inconfortable, étriqué, trop bas et trop profond à son goût… Mais sur lequel il ne rechignait jamais à s’asseoir pour échanger avec un invité. Tel un mirage de brume, la silhouette d’une jeune femme, aux grandes oreilles et à la chevelure blonde se dessina devant lui. Dans ce fauteuil, il avait parlé de longues heures… Il l’avait dit. Il avait dit pourquoi il avait fait tout ça.
Donc, finalement, s’il avait déjà fait ce fameux pourquoi… S’il l’avait déjà exprimé. Déjà enterré. Peut-être que… ?
Il scruta à nouveau le paysage qui s’offrait à lui. Ces vastes branchages à perte de vue, un océan végétal qui s’étendait seulement aussi loin que son imagination ne lui permettait. Car n’était-ce donc pas là, la seule limite que pouvait connaître leur univers… ? Celle que leur esprit leur imposait ?
Et si… Tout ce qu’il nous suffisait pour nous libérer de notre cage… C’était de la repenser autrement ?
Non…
J-je crois que…
.
.
Je crois que j’aimerai rester ici.
.
Juste encore un peu…
Loin, par-delà les murs, les mers et les monts…
« Excellence ! Nous avons pu obtenir des nouvelles de nos hommes postés à Bonta : il semblerait que la cible ait répondu à l’appel ! Votre plan a fonctionné, S- !
- Êtes-vous en train de suggérer que celui-ci pouvait échouer, lieutenant… ?
- N-non, a-absolument pas Votre Généralissime Grand- !
- Suffit ! » Depuis son trône perché sur d’innombrables marches, il agita furieusement son sceptre. « Hors de ma vue, et ne revenez que lorsque vous aurez reçu d’autres informations de la part de nos troupes. » Les yeux bardés de fard blanc se plissèrent sous des traits prédateurs. « Et j’espère pour vous qu’elles seront bonnes… »
Sans plus de cérémonie, le militaire fit claquer ses talons, ce bien entendu sans oublier de saluer une dernière fois son monarque, et s’enfonça dans le long corridor obscur.
« Il semblerait que nous soyons enfin parvenus à séparer ce satané Joris de son dragon ! » S’exclama-t-il. « Comment se prénommait-il déjà ? Fasté.. ? Pharo.. ?
- Phaéris, Mon cher Époux ?
- Oui ! C’est tout à fait cela, Ma Reine ! » Rire aigu. « Cela devrait enfin nous permettre de passer à la vitesse supérieure ! Mais pour ce faire, nous allons avoir besoin d’un petit coup de main… »
Il s’empara alors d’une plaque de verre emprisonnant un parchemin. Sur ce-dernier, l’on pouvait apercevoir le portrait d’un homme aux longs cheveux bruns, le regard vif surmonté de lunettes, et deux larges cornes de part et d’autre de sa tête… le tout accompagné d’un rictus mauvais.
« Et je sais exactement à qui nous devrions « demander » ce service… »
.
.
Ha !
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Il faut croire que le dicton dit vrai, alors…
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On ne fait pas d’omelette sans casser du Dofus, haha, ha !
~ Fin du Chapitre 8
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