Ruben Rabinovitch, psychologue et psychanalyste, a reçu dans son cabinet des jeunes qui allaient passer en jugement ou qui sortaient de prison (pour braquage, violence, viol…). Il tente de percer à jour, avec les outils de la psychologie, les ressorts de la violence.
Le manteau de destructions et de pillages qui a recouvert la France ces dernières semaines a produit un effet de sidération sur la société et l’a laissée en état de choc. Le choc est un état provoqué par la surprise, mais à combien de reprises peut-on être successivement surpris par le même phénomène ? Le traumatisme actuel réside plutôt dans l’impossibilité de continuer à ignorer ce que l’on savait déjà.
Chacun cherche alors des explications comme naguère les sourciers l’eau souterraine à l’aide de leur baguette : la précarité, le manque d’autorité, le racisme, l’absence des pères, les violences policières, l’échec de l’intégration, le capitalisme, le gauchisme, etc. De bonnes causes bien grasses et bien empaquetées qui doivent permettre de prolonger le déni encore un peu.
DEUX YEUX : UN D’AMOUR ET UN DE HAINE
« Pour voir une chose entièrement, écrivait Nietzsche dans Humain, trop humain, il faut avoir deux yeux : un d’amour et un de haine. » La jouissance de détruire n’a pas de cause, mais des occasions dont elle profite. Les êtres humains sont tous frères, certes. Mais ils ne le sont pas moins par la fraternité que par le fratricide.
Ce que j’ai pu apprendre du fonctionnement psychique de ces meutes ultra-violentes, de leurs caves et de leurs clans, de leur jouissance et sa destructivité, de leur organisation familiale et de leurs fantasmes inconscients, je le dois à ma rencontre avec ces individus eux-mêmes, à leurs enfants, aux mères de leurs enfants, et à certaines de leurs sœurs qui les ont fuis comme elles l’ont pu, quand elles l’ont pu, dès qu’elles l’ont pu.
Durant mes premières années d’exercice, je recevais à mon cabinet de psychanalyste des jeunes gens qui allaient passer en jugement ou qui sortaient de prison (braqueurs, tabasseurs, violeurs). Ils ne venaient pas faire une analyse, ils n’en avaient ni l’envie ni les capacités psychiques. Ils venaient récupérer un courrier tamponné de ma main attestant de leur suivi psychologique exigé par le juge comme preuve de leur bonne volonté à se réinsérer. Contre ce précieux sésame, il leur fallait bien me parler un peu. J’ai également reçu, cette fois à leur propre initiative, des réchappées, exclusivement des femmes. Elles avaient grandi auprès d’eux et malgré eux, s’étaient débrouillées pour obtenir les diplômes qu’elles pouvaient et, dès leurs premiers salaires, avaient cessé d’espérer et quitté les « quartiers » pour pouvoir commencer à vivre.
L'ABSENCE DES PÈRES ?
J’ai reçu enfin, adressés par un généraliste d’Aubervilliers, des enfants, des femmes et des ex-femmes des membres de ces groupes ultra-violents. Le premier petit garçon que j’ai reçu devait avoir sept ans. La mère avait amené son fils parce qu’au retour d’un moment avec son père, l’enfant s’était mis à flamber d’hallucinations plus terribles encore qu’à l’habitude. Il faut dire que le père, parti des années auparavant et qui n’en continuait pas moins à terroriser la mère, avait emmené son fils le week-end précédent chez un imam de cave d’immeuble qui avait pratiqué sur l’enfant un effrayant rituel d’exorcisme. Car au risque de gâcher l’enthousiasme actuel, l’absence des pères dans les « quartiers » est souvent moins délétère que leur présence.
Voici, en vrac, quelques constatations que j’ai pu faire depuis le poste d’observation qui est le mien.
La première chose que je puis dire c’est que penser que la pauvreté engendre la violence est une considération de bourgeois. La bourgeoisie se flatte en supposant chez ceux qui ne bénéficient pas des mêmes conditions matérielles qu’elle une détresse qui pousserait légitimement à tous les crimes. La pauvreté aggrave bien des situations, à n’en pas douter, mais elle n’en est pas à l’origine, jamais. Les enjeux de la violence sont plus complexes, plus profonds, plus inquiétants aussi. Rappelons au passage ce que Baldassare Castiglione, écrivain et diplomate italien de la Renaissance, avait consigné dans son Livre du courtisan : « En pardonnant trop à qui a failli, on fait injustice à qui n’a pas failli. »
VIOLENCE
La seconde chose est que les enfants que j’ai pu voir n’étaient pas nécessairement tous battus mais que tous étaient des enfants qui avaient vu leur mère prendre des coups. La violence envers les femmes est pour ainsi dire consubstantielle à la mentalité de ces meutes ultra-violentes. C’est même une condition d’appartenance et de reconnaissance entre pairs. Précisons tout de même que par violence, on ne désigne pas ici celle des « stéréotypes de genre » mais bien celle des insultes, des menaces et des coups. Des menaces qui en restent rarement au stade de la menace et des coups qui sont parfois mortels.
Les pères ensuite, venons-y donc. Ils ne sont pas si absents qu’on veut bien le dire. Les enjeux sont autres. Les pères n’ont souvent pas souhaité l'être. Ils voulaient des relations sexuelles et refusaient de mettre des préservatifs parce que leur plaisir doit toujours l’emporter sur toute autre conséquence. Il leur arrive certes d’être absents, mais il leur arrive plus souvent encore de faire de leurs enfants les complices de leurs activités illégales. Un certain nombre ne s’identifie pas psychiquement comme des pères pour leur fils mais perversement comme les grands frères caïds de leurs petits frères apprentis caïds. Je me souviens d’un autre petit garçon dont le père avait volé devant lui à d’autres enfants leurs jouets pour les lui offrir. Le petit garçon lui avait répondu interdit : « Mais c’est à mon copain ? » En l’insultant, le père lui avait répondu que ce n’était plus à son copain puisqu’il venait de le lui prendre et avait cassé le jouet devant son fils pour ne pas avoir pris immédiatement part à son association de malfaiteurs.
Le petit garçon avait bien reçu le message : à l’avenir, il aurait le choix entre être le complice ou la victime de son père. Les pères ne désirent pas que leurs fils s’en sortent et dévient du chemin de la brutalité et du gangstérisme qui est le leur. À l’inverse, toute émancipation de leur progéniture serait vécue comme un désaveu personnel et une offense faite au groupe auquel ils appartiennent. Ce n’est pas que « l’ascenseur républicain » soit « en panne » mais que l’école, méprisée et haïe, n’est pas un lieu par lequel leurs enfants pourraient s’émanciper, mais l’enclave insupportable d’un clan rival sur leur territoire : le clan de l’État. L’organisation familiale de ceux dont l’impulsivité n’a aucune barrière est montée psychiquement sur le modèle du clan et non sur celui de la famille nucléaire (papa, maman et les bambins). Ne pas prendre la mesure de la différence entre ces univers mentaux serait jeter la discipline anthropologique et le legs de Maurice Godelier aux ordures.
LE GHETTO ET LE CLAN
Ces meutes ne sont pas composées de communautés rassemblant des individus mais de clans dont les membres forment un même corps, un même organisme. Le clan est travaillé par des fantasmes de fusion. Dès lors, comme l’a lumineusement décrit le psychiatre Maurice Berger, ceux qui en font partie ne sont pas libres de s’éloigner physiquement, géographiquement ou intellectuellement. Toute séparation serait vécue pour le membre comme pour le clan lui-même comme une amputation intolérable et une trahison insupportable. J’ai entendu une patiente raconter comment, dans « sa » cité, un jeune homme avait été laissé pour mort par un gang d’une autre cité parce qu’il entretenait une liaison avec une fille de chez eux, une fille à eux. De cela, il faut bien en déduire qu’il ne s’agit pas de « ghettoïsation », mais de séquestration. Dans un ghetto, on est enfermé de l’extérieur. Dans un clan, on est séquestré de l’intérieur.
Cela permet de rendre un peu plus lisible les phénomènes auxquels nous avons récemment assisté. Tout détruire et nuire aveuglément à ceux qui n’ont pas commis de crime ne peut être considéré comme une faute morale que si chaque individu est tenu pour l’unique responsable de ses actes. Puisqu’il n’y a pas d’individus dans la mentalité de ces meutes, ce qui est fait au membre d’un clan est fait à l’ensemble du clan. Réciproquement, ce qui est fait par le membre d’un autre clan (gang rival d’une autre cité, forces de l’ordre, État) l’autre clan en est tout entier responsable, sans discrimination. La haine de la police est une haine a priori et non une haine a posteriori. Ajoutons à cela que la perte d’un de leurs membres n’est pas vécu sous la modalité du deuil, du chagrin et de la tristesse mais sous la modalité de la haine, de la colère et de la vengeance. Ces clans ne sont pas structurés autour de la culpabilité, mais autour de l’honneur et de l’humiliation.
On dit de ces destructions et de ces pillages qu’ils ne sont pas politiques, parce qu’on n’y voit pas de banderoles peinturlurées de revendications sociales. Ces émeutes sont pourtant éminemment politiques. Les gangs ultra-violents savent très bien ce qu’est la République, son modèle d’organisation sociale, son projet et sa substance. Sans doute même mieux que le camp républicain lui-même, empêtré dans sa tétanie, sa lâcheté et son hébétude. Ils ont d’ailleurs très bien su identifier tous les symboles et les postes avancés de la République puisqu’ils ont brûlé ceux qui se trouvaient sur leur territoire à eux. L’école, le commissariat, le centre des impôts, la mairie, les policiers et la famille du maire : tout cela est ou appartient au clan d’en face qui a tué un des leurs.
Les « solutions », comme on dit, sont aussi simples qu’irreprésentables actuellement. Car ces gangs ne sont pas forts, ils sont seulement ultra-violents. Ils n’ont de puissance que celle qui leur est concédée et de pouvoir de nuisance que celui que la République jouit d’essuyer. Ces gangs ne sont pas la cause mais le symptôme de la désintégration républicaine. Pourtant, le pessimisme est un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir. Le philosophe russe Nicolas Berdiaev écrivait dans un article paru en 1936 : « La liberté n’est pas un droit, c’est un devoir. »
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